Revue musicale - Joseph Haydn, d’après des publications récentes

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Revue musicale - Joseph Haydn, d’après des publications récentes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 216-227).
REVUE MUSICALE

JOSEPH HAYDN
D’APRÈS DES PUBLICATIONS RÉCENTES

Un congrès, un volume, un article de Revue, nous l’ont, presque ensemble, rappelé. Vienne a célébré, au mois de mai dernier, le centenaire de sa mort, suivant l’usage ancien et singulier qui veut que tout pays fête l’anniversaire du jour où il a perdu l’un de ses glorieux enfans. Une biographie du maître, par l’érudite Mlle Brenet, vient d’enrichir la collection des Maîtres de la musique[1]. Ici enfin[2], le « père », ou le « papa » Haydn, a reçu l’éloquent hommage de M. de Wyzewa. Et nous montrerons non pas tout à fait quelle contradiction, mais quelle correction imprévue et quel précieux complément les pages de notre collaborateur apportent au très agréable ouvrage de notre confrère féminin.

Les raisons ne manquaient pas jusqu’à présent d’appeler Haydn « le père. » Le quatuor et la symphonie avaient toujours passé pour ses enfans. Mais de la symphonie au moins il semble qu’on ne puisse plus lui reconnaître la paternité tout entière. Il aurait eu, — si familier que soit le mot, il est juste ici, — des « compères, » voire des précurseurs. Les dernières recherches nous ont appris le nom d’un certain Stamitz, ceux, plus anciens encore, de Richter et de beaucoup d’autres. Mlle Brenet elle-même s’excuse maintenant d’avoir fait naguère, dans son Histoire de la symphonie, trop d’honneur à Haydn en n’honorant que lui. « Toute une petite armée d’artistes, nous dit-elle, reprend place dans le tableau de l’origine des grandes formes instrumentales, où Haydn ne joue plus le rôle miraculeux d’inventeur qu’on lui a longtemps attribué : à peine, en escomptant une faible différence d’années, essayait-on de lui donner Gossec pour devancier ; à peine hésitait-on à admettre que la symphonie, forme par excellence de la musique pure, était issue d’un acte subit du génie, et à peu près tombée du ciel comme un aérolithe. Pas plus dans le champ de la composition musicale que dans celui des autres arts ou des sciences, pareille puissance n’a jamais appartenu à un seul homme. La gloire de Haydn ne se trouvera pas amoindrie par ce que l’on aura recherché et, quelque jour, découvert, les fondations sur lesquelles il a élevé de durables monumens. « 

Avec autant de conscience que de science, Mlle Brenet vérifie les fondations, et passe la revue de la « petite armée. « Ainsi la vérité, — la vérité d’aujourd’hui, — c’est que, « au moment où Haydn commença d’écrire des symphonies, les signes regardés comme caractéristiques du genre apparaissaient déjà, isolés ou réunis, dans une quantité considérable d’ouvrages de toutes provenances. » Mais la vérité aussi, vérité de fait, sinon de droit, vérité reçue, ou convenue, souvent plus forte et plus vraie que l’autre, c’est le vieil adage latin : Pater is est quem nuptiæ demonstrant. Or, que savons-nous, je vous prie, de ces étrangers, de ces nouveaux prétendans ? Le son de leur voix est-il arrivé seulement à nos oreilles ? Haydn, au contraire, nous le connaissons, nous l’aimons, et depuis notre enfance. Voilà pourquoi, longtemps encore, sa gloire sera la plus forte, l’unique même, il continuera d’être l’époux, celui dont nous avons vu les noces avec la musique, les noces joyeuses, et le titre de père de la symphonie, en dépit de l’érudition, ne lui sera pas de sitôt enlevé.

Une autre paternité, qu’on ne lui dispute pas encore, est celle, en quelque sorte, de son propre génie. Haydn, au moins pendant sa jeunesse, n’eut pour maître, ou peu s’en faut, que lui-même, et la vie. Vie humble, de bonne heure errante et surtout populaire, comme la naissance et la famille du grand musicien. Son père, le charron de Rohrau, aimait le chant, ou plutôt les chansons. Quelquefois il s’accompagnait, vaille que vaille, sur une vieille harpe, et, le dimanche, il mêlait volontiers sa voix à celle de sa femme, de ses nombreux enfans et de ses voisins. Le premier signe que donna de sa vocation le petit « Sepperl, » fut, un jour qu’un ménétrier faisait danser la société, d’imiter, avec deux morceaux de bois, le joueur de violon. Ce geste décida de son avenir. Un cousin, magister, — et Kapellmeister, aussi — d’un prochain village, emmena le gamin et lui donna les premières leçons. Peu après, un passant l’entendit et l’emmena encore. Plus loin cette fois, car le passant était un certain Reuter, maître de chapelle de la cathédrale de Vienne. Quelques années de cette maîtrise même n’apprirent guère autre chose à l’enfant de chœur que la pratique du répertoire. Reuter ne remarqua rien en lui. Quand vint l’âge de la mue, il quitta Saint-Etienne. Il en emportait peu de savoir, moins d’argent encore, mais beaucoup de courage et de gaîté. Un brave homme de chantre le recueillit. Alors commença pour Haydn une libre et vagabonde carrière. Hâtons-nous d’ajouter que, pour n’être pas sans aventure, sans péril même, elle fut du moins sans reproche. Assuré de trouver chez son hôte, un pauvre diable aussi, le gîte, sinon le souper tous les soirs, il se mit, écrit son biographe, « à regarder autour de lui vivre la grande ville. » Elle vivait alors en musique et c’est ainsi, lui-même, qu’il vécut.

En musique, et de la musique aussi, fût-ce la plus modeste : celle du théâtre jamais, quelquefois celle des salons, voire des salles à manger, — on aimait alors la « musique de table, » — mais le plus souvent celle des rues. « Se joindre à de petits orchestres de sérénades et battre avec eux chaque soir le pavé de la ville, un violon à l’épaule, était un métier suffisant pour nourrir à peu près son homme. Haydn en vécut l’été, à la manière des cigales, et, l’hiver, il servit par son jeu et par la composition de menuets, le répertoire des « redoutes » et des « tavernes. »

Son génie avec cela, ou malgré cela, se formait, et tout seul. Comme l’ « anarchie spontanée » dans les foules, il arrive que l’ordre spontané se produise dans une créature unique et choisie. A cette plante vivace, il suffisait de peu de soins : l’étude de quelque traité théorique, ou des sonates, récemment parues et achetées à grand’peine, de Philippe-Emmanuel Bach. Le hasard, ou mieux la Providence, à laquelle croyait pieusement le garçon, lui ménageait çà et là d’heureuses fortunes. Un jour, éconduit par le maître de chœur d’un couvent de Styrie, auquel il était allé soumettre ses essais, le jeune pèlerin se glissait dans le chœur même, et la façon dont il y tenait sa partie lui valait aussitôt, avec les avis souhaités, quelques jours d’hospitalité monastique et l’argent qu’il lui fallait pour retourner à Vienne. Peu après, le chantre qui l’avait pris chez lui venant à manquer, un autre de ses amis (un passementier cette fois) lui prêtait quelques écus, assez pour louer une mansarde et pour y mettre une demi-douzaine de cahiers de musique sur un vieux clavecin mangé des vers. Son premier libretto lui tombait du ciel, ou tout au moins d’une fenêtre, où le musicien des rues et sa musique avait attiré je ne sais quel poète-impresario.

Des leçons, Haydn en donnait plutôt que d’en recevoir, et c’est en enseignant qu’il s’instruisait. Par les parens d’une de ses élèves, il entre en relation avec Métastase, qui le présente au vieux Porpora. Et si pour le coup celui-ci fut bien le maître de Haydn, c’est un peu, si ce n’est surtout, parce qu’il l’avait pris comme valet de chambre.

Plus tard encore, beaucoup plus tard, quand il sera, depuis quelque vingt ans, le directeur ou l’intendant de la musique du prince Esterhazy, nous retrouverons dans Haydn l’artiste personnel, indépendant et pour ainsi dire étranger aux productions de ses contemporains. En 1781, il écrivait à l’éditeur Artaria : « Si seulement les Français pouvaient connaître mon opérette l’Isola desabitata et mon dernier opéra la Fedeltà premiata ! Je suis certain que l’on n’a pas encore entendu de pareil travail à Paris et peut-être pas davantage à Vienne. » Que l’on songe au peu que vaut dans l’œuvre de Haydn son répertoire dramatique, et l’on jugera qu’il se connaissait médiocrement lui-même. Surtout on conviendra qu’il ignorait les autres, si l’on se souvient qu’à cette époque Mozart avait donné Idoménée à Munich, qui n’est point aux antipodes de Vienne, et que Paris était familier avec les tragédies de Gluck et la moitié des comédies de Grétry.

Seule, la maturité de Haydn connut de grands exemples et n’eut garde de s’y dérober. La révélation des œuvres de Haendel ne fut sans doute ni le moindre agrément ni le moindre profit que Haydn retira de ses glorieux voyages en Angleterre. On l’entendit s’écrier un jour, a la fin de l’Alléluia du Messie : « Voilà notre maître à tous. » Après de longues études à la bibliothèque de Buckingham-Palace, M. Saint-Saëns nous assurait naguère, contrairement à l’opinion commune, que le sens pittoresque ou descriptif était l’un des traits les plus marqués de la supériorité de Haendel sur ses devanciers. Haydn peut-être eut la même impression, et rien n’empêche qu’on ne trouve ici l’une des causes qui le décidèrent à faire aussi grande, dans la Création et dans les Saisons, la part de la nature.

Enfin, M. de Wyzewa nous apprend que, parmi les douze dernières symphonies, lesquelles passaient pour avoir toutes été composées à Londres, une fut écrite à Vienne, en 1793, par Haydn revenant de son premier voyage, à la mémoire peut-être et sûrement sous l’influence de Mozart. Quelques lignes décisives, expressives aussi, du critique, nous font voir, presque entendre comment cette symphonie (en mi bémol) est, d’un bout à l’autre, « saturée du génie de Mozart. » Au surplus, ce n’est ici que le témoignage suprême d’une longue admiration et d’une paternelle tendresse. On sait les sentimens du maître plus âgé pour le plus jeune. Des propos, des lettres connues en témoignent. Haydn eût volontiers redit à propos de Mozart l’humble parole du Précurseur : « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » On n’ignore pas non plus comment ils se quittèrent l’un l’autre, le jour où Haydn partit de Vienne pour Londres : « O mon cher papa, s’écria Mozart, se jetant tout en pleurs dans les bras de Haydn, ce baiser sera le dernier. Nous ne nous re verrons plus. » Ils ne devaient plus se revoir. Mais une fois du moins, à sa manière, à leur manière à tous deux, dans un chef-d’œuvre en quelque sorte commun, Haydn a revu Mozart. Il l’a fait revoir, et revivre. Devant celui qu’il avait chéri, pleuré comme un fils, le « père » ou le « papa Haydn, » par je ne sais quel retour modeste et touchant, voulut être ou paraître l’enfant.

Aussi bien il eut, toute sa vie, et dans toute sa conduite, la simplicité, la naïveté de l’enfance. Il se maria plutôt à la légère. Les deux filles d’un perruquier prenaient des leçons avec lui. Fort épris de la première, il la demanda. Mais, comme elle avait résolu d’entrer au couvent, on lui donna la seconde . Fâcheux présent et pis aller véritable : la demoiselle était une pécore, « une bête infernale. » Elle eût fait le malheur d’un autre ; mais le malheur de Haydn était difficile à faire. Sa femme elle-même n’en vint pas à bout. Il la supporta vingt ans, avec bonne humeur. Alors seulement il rencontra dans la troupe de son patron, le prince Esterhazy, et dans la personne, dans la très jeune personne (elle avait dix-neuf ans) de la signora Luigia Polzelli, un agrément pour le présent et, pour l’avenir, une espérance. La cantatrice ne tenant pas plus à son mari que le compositeur à sa femme, chacun formait pour le trépas de son conjoint respectif des vœux platoniques et fervens. Le mari les exauça le premier. « Chère Polzelli, » écrit alors Haydn, « peut être arriver a-t-il, ce moment que nous avons si souvent appelé, où quatre yeux seront fermés. En voici deux de clos. Mais les deux autres ?... Qu’il en soit ce que Dieu voudra. » Dieu ne voulut qu’en 1800 fermer les yeux de Mme Haydn. Le veuf avait alors soixante-huit ans, et la veuve quarante. Elle n’exigea point le mariage, mais seulement la promesse de Haydn qu’il ne se marierait jamais avec une autre qu’elle. Le grand enfant promit, par écrit, en ces termes :

« Je soussigné promets à la signora Loisa Polzelli, dans le cas où je penserais à me remarier, de ne prendre pour épouse aucune autre que la dite Loisa Polzelli ; et si je reste veuf, je promets à la dite Polzelli de lui laisser après ma mort une pension annuelle de trois cents florins (300 fl.) en monnaie de Vienne, sa vie durant. En foi de quoi, pour servir devant toute juridiction, j’ai signé Joseph Haydn, maître de chapelle de Son Altesse le prince Esterhazy. — Vienne, le 23 mai 1800. »

« Après quoi, poursuit le biographe, la Polzelli, qui n’avait rien signé, épousa un chanteur, Luigi Franchi. » Haydn est capable d’en avoir éprouvé peu de courroux.

Il y avait de notre La Fontaine en lui. Pourtant, il n’aurait pas souscrit au vers fameux : « Notre ennemi, c’est notre maître. » Ses maîtres, car il en eut plusieurs de suite, les princes Esterhazy, ne furent jamais regardés, encore moins détestés par lui comme des ennemis. Quoi qu’il y eût de subalterne et de presque domestique en leur service, il les servit, durant trente années, sans honte et sans déplaisir. Des liens, peut-être plus étroits que ceux du mariage, lui parurent à peine moins légers. Il portait la livrée, car c’en était une, un peu comme un uniforme. Dans le magnifique domaine d’Esterhazy, où d’autres n’auraient vu qu’une prison, Haydn savait trouver un asile, et dans sa condition même, au lieu d’une atteinte à sa liberté, un secours pour son génie. « Mon prince, disait-il plus tard, était toujours content de mes ouvrages ; non seulement j’avais l’encouragement d’une constante approbation, mais, me trouvant à la tête d’un orchestre entièrement soumis à mes ordres, je pouvais faire des expériences, éprouver des effets : séparé du reste du monde, je n’avais à me tourmenter de rien, et j’étais forcé d’être original. »

Non seulement il ne se tourmentait de rien, mais il jouissait de tout : de la nature et de la campagne, des bois, des plaines et des eaux ; de tout ce que toujours il avait le plus aimé, de tout ce qui jadis avait formé son âme, une âme d’enfant et d’enfant rustique, la sienne maintenant encore et pour jamais.

Parfois sans doute il se prenait à regretter Vienne, surtout après le séjour de quelques semaines qu’il y faisait chaque hiver avec son prince. Des lettres de lui nous apprennent que la cuisine, autant que la musique et la société de la capitale, faisait alors l’objet de ses regrets. Mais le charme de la vie en plein air, de la promenade à pied, de la chasse et de la pêche, ne tardait guère à le reprendre. Une fois de plus, devant le vaste spectacle des choses, il oubliait les petites misères de « sa condition. » Comme celui de l’enfant toujours, son regard et son esprit s’attachait, se plaisait à toutes les formes, fût-ce les plus humbles, de la vie des champs. Ainsi que La Fontaine encore, moins le goût de l’apologue et de la philosophie, ou de la « morale, » Haydn parait avoir aimé le commerce, la familiarité des bêtes. Grand paysagiste de la musique, il en fut aussi l’animalier par excellence, et cela nous explique le côté, — comment dire ? — un peu arche de Noé, ménagerie ou basse-cour, qui, dans les Saisons et la Création même, nous divertit et ne nous choque point.

« Naïf comme l’enfance, » tel était l’artiste chez Haydn, et tel aussi le croyant. Il eut de bonne heure et garda jusqu’à son dernier jour la foi de ces petits à qui Jésus promit les cieux. Les biographes rapportent qu’il disait à l’un de ses confrères : « Je me lève de bonne heure et, sitôt habillé, je me mets à genoux, et je prie Dieu et la Sainte Vierge que tout me réussisse encore aujourd’hui. Après que j’ai pris un petit déjeuner, je m’assieds à mon clavier et je commence à chercher. Si je trouve tout de suite, cela marche vite, sans beaucoup de peine. Mais quand cela n’avance pas, je reconnais que j’ai perdu la grâce par un péché quelconque, et alors je me remets à prier jusqu’à ce que je me sente pardonné. »

Les manuscrits de Haydn, ceux de ses œuvres même profanes, portent souvent en épigraphe une formule d’oraison ou d’action de grâces. Mais avec cela, ou malgré cela, jamais la musique d’église du maître (à l’exception des Sept Paroles) n’offre le moindre signe de l’esprit liturgique ou seulement religieux. Avec le sentiment, avec le texte, Haydn prend toute licence, il y a là, comme on l’a très bien dit, un singulier contraste entre l’impropriété de son art et l’intégrité de sa foi. De cette antinomie. Mlle Brenet a cherché premièrement la solution au dehors, et dans les circonstances, dans le temps ou le « milieu, » voire dans le « fait du prince, » que celui-ci d’ailleurs s’appelât Esterhazy ou Joseph II. Mais la meilleure raison, que le biographe donne ensuite, fut plus personnelle à Haydn, et consiste dans la nature même ou dans la qualité de sa foi. Pour qualifier les messes de Haydn, ou pour les classer, la critique a le droit d’hésiter entre la plus magnifique, la plus brillante et la plus gaie, elle aurait quelque peine à découvrir la plus pieuse et surtout la plus grave. Que si du reste elle s’en étonne, ou s’en effarouche, le bon maître, bonnement, répondra : « Je ne sais pas les écrire autrement. Lorsque je pense à Dieu, mon cœur est tellement plein de joie, que mes notes coulent comme d’une fontaine ; et puisque Dieu m’a donné un cœur joyeux, il me pardonnera de l’avoir servi joyeusement. »

Et le biographe d’ajouter, citant un confrère d’Allemagne : « Il est donc bien vrai de dire qu’au fond Haydn était encore naïf comme un artiste du moyen âge. A moins que ce ne fût comme un enfant des champs. » Des deux comparaisons, la seconde est la meilleure. A l’église comme à la campagne, devant Dieu comme devant la nature, Haydn a le regard et l’âme d’un enfant. « Il n’avait, » poursuit Mlle Brenet, « rien dépouillé de ses inclinations natives et des directions reçues au temps de sa toute première formation intellectuelle. A Rohrau, comme en tous les villages chrétiens, le peuple alliait l’idée de « fête « et de « réjouissance » avec celle du repos dominical et du « jour du Seigneur, » « l’idée de beauté divine » avec celle d’opulence. Et de même que la dévotion des foules habillait d’une robe de brocart très raide et couronnait d’un diadème chargé de fausses pierreries l’image miraculeuse de « l’Enfant Jésus de Prague, » de même Haydn, à l’instar d’un grand nombre de musiciens catholiques, n’aurait jamais cru se montrer, dans une messe, trop prodigue de toutes les prétendues « richesses » de la composition. »

Tout à l’heure, à propos de la Création ou des Saisons, nous évoquions l’image d’une ménagerie ou d’une arche de Noé. Les messes de Haydn feraient plutôt penser à ces autels que les petits, au temps de Noël, disposent encore sur la cheminée de leur chambre, et qu’ils dressaient jusque dans la rue, quand la rue avait encore le droit d’être pieuse, pendant la semaine de la Fête-Dieu. Eux non plus, ils ne les trouvent jamais, leurs chapelles ou leurs « crèches, » assez brillantes, assez magnifiques, assez ornées de lumières et de fleurs. « Prodigue, » écrivait plus haut le biographe d’Haydn. Oui, prodigue, « enfant prodigue, » soit dit en détournant les deux mots de l’Évangile dans le sens innocent, ingénu, tel nous apparaît, autant que le Haydn descriptif ou pittoresque, le Haydn religieux.

N’allons pas trop loin cependant. Gardons-nous surtout, pour la seule naïveté de l’enfance, d’en oublier la pureté, le sérieux, voire la gravité. J’ai toujours aimé cette observation faite par Gounod sur lui-même, du temps qu’il composait Roméo et Juliette : « il me semble que j’entends me parler en dedans quelque chose de très grand, de très clair, de très simple et de très enfant à la fois. Il me semble me retrouver avec ma propre enfance, mais élevée à une puissance toute particulière. » Le génie, et le génie d’un Haydn entre autres, ressemble à cette élévation, à cette transfiguration de l’enfance, où la simplicité s’accorde avec la grandeur et l’accroît peut-être encore. Comme l’écrivait à peu près M. de Wyzewa, sous prétexte que Haydn ne fut jamais ennuyeux, c’est bientôt dit de l’appeler un amuseur, et surtout ce n’est pas assez dire. Plaisant, il l’est sans doute et souvent il se contente de l’être. Il l’est, en maint passage de la Création ou des Saisons, à la manière de Delille. Mais, en tel autre, c’est à la façon de Lamartine que vous le trouverez abondant et magnifique. Lisez plutôt l’épisode des moissonneurs et l’admirable cantique si justement rappelé par le biographe : « O Fleiss, o edler Fleiss, von dir kommt aller Heil. » Les vers de Jocelyn : « O travail, sainte loi du monde, » viendront naturellement à votre mémoire et sur vos lèvres, pour traduire, non pas les paroles, mais les sons. « Io sono un paesano, » répétait volontiers Verdi, faisant allusion à je ne sais quoi de rude et de voisin de la terre qu’au fond de lui-même il sentait. Mais le vrai, le grand paysan de la musique, ce fut autrefois le musicien des Saisons. L’amour de la nature est admirable chez lui de force, d’allégresse et de sérénité. Rien n’y apparaît encore de ce mystère, de ce trouble, en un mot de ce romantisme, que les Weber, les Schubert et les Schumann un jour exprimeront. La vision de ceux-ci pourra bien être plus profonde ou plus intérieure ; elle n’aura jamais plus d’étendue avec plus de splendeur.

Dans l’ordre sacré comme dans l’ordre naturel ou pittoresque, vous plaît-il de voir jusqu’où peut s’élever Haydn, ou plutôt comment il passe d’un ordre à l’autre, ou, mieux encore, comment l’un et l’autre se mêlent, se confondent chez lui ? Voilà ce que le biographe du maître a finement aperçu. Dieu sensible à travers la nature, dans ses œuvres plus que dans ses temples, tel est le Dieu d’Haydn, celui que le musicien de la Création et des Saisons a le mieux compris et le mieux loué. « Ainsi, dit très bien Mlle Brenet, les oratorios de Haydn corrigent l’erreur où pouvait nous conduire l’examen de sa musique religieuse. Ses messes, qui froissent nos sentimens par les formes d’un style si « mondain » ou si léger, ne sont pas l’œuvre d’un « épicurien ; » elles émanent d’un « optimisme » naïf et absolu, que les oratorios développent et précisent. Haydn avait traduit, dans la Création, les versets de la Genèse où il est dit que Dieu, ayant regardé son œuvre, vit que tout était bien, et il en avait fait toute sa philosophie. Par là s’éclaire d’un coup tout son art. La joie, finalité de la musique comme de la vie... « 

Arrêtons la citation à cette formule. Elle résume avec exactitude l’œuvre de Haydn, à condition pourtant qu’on la complète, qu’on ajoute à la joie, pour la tempérer et l’ennoblir, quelque chose de plus calme et de plus auguste qu’elle, un principe de gravité, de sagesse et de raison. Tel est l’esprit et l’âme que respirent en d’innombrables passages les quatuors d’Haydn, ses plus belles symphonies et ses oratorios. Telle est, peut-être encore plus que la joie, la « finalité » supérieure et totale de son génie.

Cela paraît aussi dans l’histoire de sa vieillesse et de sa mort. Le déchu de Haydn, avec beaucoup de mélancolie, eut une insigne grandeur. C’est sur un texte et sur un thème d’adieu qu’il acheva son quatre-vingt-troisième quatuor. Et parmi les traits de ses dernières années, je trouve à celui-ci, que rappelle son biographe, une sorte de majesté patriarcale et sainte. En 1808, peu de mois avant la mort du maître, ses amis voulurent lui procurer un dernier triomphe. « Salieri dirigeait une exécution de la Création. Ils l’amenèrent, sur un fauteuil roulant, dans la salle du concert, où le public le reçut par de chaleureux applaudissemens. Dès le commencement, l’agitation de Haydn fut extrême ; lorsque éclata le splendide fortissimo : « Et la lumière fut, » il se leva, et, montrant la voûte, s’écria : « Elle vient de là-haut ! » A la fin de la première partie, il fallut l’emmener au milieu des démonstrations enthousiastes des assistans, qui l’acclamaient et l’entouraient pour lui baiser les mains. Du seuil, il les remercia par un geste d’adieu et de bénédiction. « 

Son Empereur eut, après son Dieu, ses dernières pensées. Au mois de mai 1809, très malade et déjà mourant, on voulut le soustraire au péril de l’invasion. Il refusa de partir, assurant avec fierté que là où était Haydn il ne pouvait rien arriver de funeste. Un jour, un officier français entra dans sa demeure, s’assit à son clavecin et lui chanta l’air de l’archange Uriel, de la Création. Haydn, gravement et sans parler, embrassa l’ennemi généreux. Peu après, il trouva la force de se lever encore et l’hymne autrichien résonna faiblement sous ses doigts. Puis, le dernier jour de mai, ayant prié pour les vaincus et reçu l’hommage du vainqueur, le grand artiste et le grand patriote acheva de mourir.

Voilà le Haydn classique, celui que nous connaissions tous. Il en existe un autre, plus caché. M. de Wyzewa l’a découvert et nous le révèle : c’est un Haydn passionné, souffrant, et qu’on n’attendait pas. Il est venu pourtant, ou survenu, et il s’impose. Il est venu, quelque vingt ans même avant cette symphonie de 1793, alla Mozart, inspirée peut-être par le souvenir et le regret du grand et jeune mort, dont elle pourrait bien être aussi, nous l’avons vu, l’oraison funèbre et paternelle. Dès l’année 1772, d’après M. de Wyzewa, s’ouvre dans l’œuvre de Haydn beaucoup plus qu’une coupure, une déchirure, un abîme de souffrance. Trois symphonies le remplissent de leurs gémissemens et de leurs sanglots. L’une est la Symphonie funèbre. La seconde s’appelle la Passione. La dernière a pour titre : les Adieux. De celle-ci, la plus connue, on donne communément une interprétation anecdotique et plaisante. Le finale, où tous les instrumens cessent de jouer les uns après les autres, a toujours passé pour figurer une demande de congé successivement adressée à leur maître par les musiciens du prince Esterhazy. Mais l’idée, ou l’intention, d’après M. de Wyzewa, serait singulièrement plus grave. Dans cette requête, ou dans cette plainte, il faudrait entendre l’accent d’un plus impérieux et plus douloureux désir. Un drame, ou plutôt une tragédie encore, se joue, d’après M. de Wyzewa, dans chacune des deux autres symphonies, inopinées autant que pathétiques. Avec un sens à la fois très subtil et très sûr, j’admire comme notre confrère en a su rapporter chaque élément technique, tonalité, mouvement et le reste, au même éthos, au même idéal, imprévu et grandiose, de passion, d’angoisse et de désespoir.

Singulièrement émouvantes, ces œuvres d’exception se peuvent-elles expliquer par une émotion véritable, que Haydn aurait alors éprouvée ? À cette crise, en quelque sorte, de son art, une crise de son âme a-t-elle correspondu ? Les documens à cet égard sont muets. M. de Wyzewa lui-même n’a pu leur arracher un seul fait, un seul nom. Il a cherché vainement, dans l’ordre réel ou personnel, à travers la vie entière d’Haydn, l’inspiration, l’inspiratrice peut-être, de ces chefs-d’œuvre entre tous vivans. Une fois ou deux il a cru l’avoir trouvée. La chronique du temps rapporte qu’une charmante fille, Mlle Delphin, mourut comme l’héroïne du poète ’Elle aimait trop le bal, c’est ce qui l’a tuée), à la suite des fêtes données par le prince Esterhazy pour le prince de Rohan. La tradition assure aussi qu’une des trois symphonies, la Passione, aurait été composée, vingt ans avant la liaison avec la Polzelli, à la mémoire d’une personne aimée. Voilà tout ce qu’on raconte, et de plus, on ne fait que le raconter. Qu’importe ! Une seule chose, un seul trait, mais nouveau, mais décisif, est à retenir. Jusqu’ici la figure d’Haydn avait été peinte le sourire aux lèvres, en pleine lumière. Une ombre désormais s’y ajoute et donne au portrait, qu’elle achève, la seule beauté qui lui manquât, celle de la poésie et du mystère.

La gloire du maître en est accrue. En recevra-t-elle plus souvent notre public hommage ? « En théorie, dit avec beaucoup de raison Mlle Brenet, la place qui appartient à Haydn, entre Bach et Beethoven, dans la généalogie spirituelle des grands musiciens, ne lui est pas contestée ; pratiquement, la rareté relative des exécutions de ses œuvres a limité leur connaissance à ce choix minimum d’anthologie, sur quoi il est convenu qu’on doit « se faire une idée » d’un poète ou d’un artiste. »

Ainsi l’immortalité, pour Haydn, n’est plus guère qu’une immortalité de bibliothèque (le mot est, je crois, de M. Balfour), la seule dont les plus purs chefs-d’œuvre de la musique finissent trop souvent par vivre, silencieux. Nos concerts, qui devraient être des musées, ne sont pour la plupart que des « expositions. » Ils ressemblent au « Salon » plus qu’au Louvre. Les symphonies de Haydn, même les plus grandes, y tiennent une petite place. Haydn a perdu la faveur de la foule, du peuple, de ce peuple dont il était, et qu’il a tant aimé. L’élite aussi le connaît à peine et les princes de notre jeunesse, tout bas, doivent le mépriser. Au surplus, il est bien capable de le leur rendre. Sur le programme d’un concert auquel j’assistais en Italie, cet été, Haydn était le voisin de M. Debussy. J’ai cru qu’il allait l’écraser. Mais au moins, direz-vous, ses quatuors ? Oh ! le quatuor, c’est de la musique de chambre, et dans notre siècle, qui se répand et se disperse de plus en plus au dehors, le seul mot de chambre, de retraite, d’asile, sent terriblement le renfermé. Haydn enfin, au goût du jour, ne semble plus assez jeune et ne paraît pas encore assez vieux. Il n’a pour lui ni les modernistes, ni les archéologues. Victime de notre ignorance, ou de notre ingratitude, il est de ceux dont le poète a dit, avec tristesse :


Qui sait combien de morts à chaque heure on oublie,
Des plus chers, des plus beaux...


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. F. Alcan, éditeur.
  2. Voyez la Revue du 15 juin dernier.