Revue musicale - L'Opéra-Comique et les maîtres français

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Revue musicale - L'Opéra-Comique et les maîtres français
Revue des Deux Mondes (p. 752-768).
REVUE MUSICALE

L’OPÉRA-COMIQUE ET LES MAITRES FRANÇAIS.

Une pièce intéressante, des situations, des caractères, avec cela une musique vraie, dramatique, agréable, de bons chanteurs qui soient en même temps de bons comédiens, c’est ce que dès le principe a exigé le public français. — Que demandons-nous de plus aujourd’hui? Qu’exige de plus notre esthétique? Où sont les réformateurs? De ce que les compositeurs poussent davantage à l’accentuation, au pathétique, au tragique, au transcendantal, il ne s’ensuit peut-être pas que le public ait perdu le goût de ce genre aimable, contenu, qui, mêlant dans une égale mesure l’intérêt dramatique à l’intérêt musical, composait en somme un spectacle fort attrayant. Un bon opéra-comique n’est pas une course au clocher, mais bien une course à l’autel de deux amoureux à travers mille incidens que l’imagination du librettiste invente et multiplie à plaisir. L’anecdote, voilà son fait, sa raison d’être, et ce bien, il le prend où il le trouve, dans Saint-Simon, dans Duclos, chez tous les chroniqueurs et nouvellistes, jusque dans la gazette du matin, à laquelle il empruntera ses racontages pour les travestir à l’italienne, à l’espagnole, au besoin même à la chinoise, et leur donner bon gré, mal gré, les violons, comme on disait sous le grand roi. Du style, il s’en inquiète peu; de la moralité, moins encore. Vous verrez par exemple dans un des chefs-d’œuvre du genre, le Postillon de Lonjumeau, un drôle sans foi ni loi, un garnement de la pire espèce, qui pour prix de son ivrognerie, de son ingratitude et de ses lâchetés, trouve à la fin le parfait bonheur. En revanche, pour nous autres Français, qui au théâtre pensons volontiers, avec Montesquieu, que « la perfection des arts est de nous présenter les choses telles qu’elles nous fassent le plus de plaisir qu’il est possible, » cette contexture de dialogue et de morceaux de musique a son agrément imprescriptible. L’histoire est, à vrai dire, toujours plus ou moins la même; mais l’habileté du métier consiste à savoir varier les effets, tirer d’un fonds qui ne change pas des situations nouvelles qu’on développe avec esprit, qu’on rime tant bien que mal, des scènes qu’on expose, qu’on noue et qu’on dénoue dans des conditions particulières de durée, ni trop longues ni trop courtes, et dont l’action, entremêlée de rires et de larmes, émue, pittoresque, amusante, ne perd jamais de vue ce point principal, qu’elle n’est là que pour faire valoir, dans certains momens déterminés, psychologiques, si je puis ainsi parler, les diverses formes de l’art auquel cette fois elle sert de thème.

En ce qui touche à la musique, de même que pour la pièce, l’opéra-comique a sa poétique. Il ne s’agit pas ici de se donner des airs de symphoniste indépendant, mais de suivre pas à pas le texte auquel on est lié, d’en rendre exactement l’esprit, sinon la lettre, de se mouvoir au milieu des obstacles avec toutes les apparences de la plus complète liberté. Rien d’obscur, de bizarre, point de ces énigmes qui vous forcent de remettre au lendemain votre jugement; il faut être clair sans être banal, original et symétrique à la fois. Voyez M. Auber, tête pratique, talent sûr : accompagnemens, instrumentation, harmonie, modulations, l’emploi de tous les moyens techniques est chez lui si naturel qu’à peine s’en aperçoit-on. Je ne parle pas de l’idée, presque toujours d’invention heureuse, et qui tantôt simple, tantôt s’amalgamant d’autres motifs accessoires, qu’elle passe des voix à l’orchestre ou de l’orchestre aux voix, ne cesse point d’être en parfaite analogie de sentiment et de proportions avec le sujet qui l’encadre. Nommerai-je certains ouvrages auxquels, depuis trente ans, plus ou moins, le public vient dès qu’ils se montrent : la Dame blanche, Fra Diavolo, le Pré aux Clercs ? Dieu sait si les temps ont marché, et cependant il semble qu’en dépit de nos progrès, de nos tendances, cette musique conserve aux yeux des générations nouvelles l’irrésistible attrait de la jeunesse. C’est qu’il n’y a pas que du génie dans ces opéras ; en dehors de leur valeur musicale, ils ont un mérite singulier dont involontairement notre patriotisme leur sait gré : ce ne sont point seulement d’excellens ouvrages, mais aussi des modèles, des modèles parfaits, dans un genre que nous aimons, et qui a ses règles, ses principes, qu’à défaut d’Aristote enseignent les chefs-d’œuvre. Une ouverture d’opéra-comique par exemple n’est point une symphonie. Par le style comme par le mouvement, il faut qu’elle soit en rapport avec l’action qui va suivre, que le sérieux y tienne sa place, qu’un peu de frayeur intervienne; c’est dans l’ordre, pourvu qu’au demeurant cela plaise et vous donne un avant-goût des mélodies qui se succéderont tout à l’heure. Les Allemands, je le sais, attribuent au développement thématique d’une même idée une importance dont en France on fait bon marché. Boieldieu, Hérold, M. Auber, procèdent à cet égard tout autrement que Mozart ou Beethoven. Les phrases vives, légères, pimpantes, coulent de leur plume avec une abondance prestigieuse; il semble qu’ils n’aient qu’à trouver le lien. Morceau charmant qui promet encore plus qu’il ne donne, et, tout en prodiguant les élégances, a l’air de vous dire : «Ce sera bien autre chose tantôt, lorsque dans le mouvement de l’ouvrage, dans le scintillement de l’harmonie, reparaîtront, au milieu d’une pléiade d’astres nouveaux, ces étoiles mélodiques avec lesquelles je m’amuse à jongler en ce moment! » Le défaut de cette ouverture, chacun le connaît, c’est de manquer de plan; mais quand un maître la gouverne, quel délicieux tableau musical! « Curiosité de désœuvré! s’écrie-t-on, passe-temps des esprits frivoles! » Ce sont là propos de pédans ou de niais, attendu qu’il y a plus de musique proprement dite dans tel passage d’un opéra-comique de Grétry ou de Boieldieu que n’en contient telle volumineuse partition, La nature, en créant dans le monde physique une si merveilleuse variété de types, n’a pas voulu se montrer moins prodigue envers le monde de l’intelligence. C’est justement cette variété qui fait le charme, l’intérêt de l’existence. Limiter de parti pris ses facultés de jouissance, prétendre ne les diriger, ne les fixer que sur un point de l’art, j’appelle cela contrevenir aux lois de la nature. Combien d’excellentes choses ne gâtons-nous pas avec cet appareil de philosophisme et d’hypothèses que nous colportons en tous lieux! Le monde est grand, et si impérieux est ce besoin qui nous possède tous de varier nos jouissances, que la moindre œuvre d’art, pourvu qu’elle soit à sa place, ne nous trouve jamais indifférens.

….. A merrier man,
Within the limit of becoming mirth
A never spent an hoiir withal.

Ma raison ne vous demande point quelle partie de l’art vous avez choisie, mais si, dans la partie que vous cultivez, vous atteignez à la perfection. Il y a de ces tendances au faux sublime, au sentimentalisme, qui, bien autrement que l’instinct du banal, du grossier, peuvent altérer et corrompre le goût. Celui-ci va périr par l’égarement de ses sens, celui-là par l’extravagance de ses idées; les fanatiques de religion ne sont pas les seuls auxquels il arrive de passer quelquefois du sanctuaire à la maison des fous; l’idéal et le transcendantal ont aussi leurs dupes, leurs victimes, et les réformateurs et prêcheurs plus ou moins exaltés de la confrérie de l’art pur connaissent aussi le chemin de l’hôpital. Aux jeux de certains esthéticiens, amuser est un crime, l’art qui se contente de procurer du plaisir aux honnêtes gens ne saurait être qu’un art vulgaire et condamnable. J’en ai connu plus d’un de ces farouches hiérophantes qui, lorsqu’ils exerçaient leur sacerdoce, ne manquaient pas, au moindre joli motif de Boieldieu ou d’Auber, de crier à la profanation, et qui s’en allaient ensuite à la dérobée se faire un régal tout particulier de ces choses mignonnes et délicates dont, parlant au public, ils croyaient devoir se scandaliser. « Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler, car je suis l’un et l’autre? » Ainsi peuvent dire les maîtres Jacques de la critique : tantôt cochers lorsqu’il s’agit de monter sur le siège de leur carrosse et de conduire l’opinion à grandes guides, tantôt cuisiniers lorsqu’ils veulent se délecter et offrir à leur gourmandise musicale un de ces petits soupers fins qu’un Aristarque qui respecte la religion du vrai beau doit naturellement réprouver au nom de Palestrina, de Hændel, de Gluck et de Sébastien Bach.

Sans plaisanterie ni paradoxe, on ne se figure pas de combien d’aimables jouissances vous prive souvent cette nécessité de rendre compte aux gens de ses propres sensations. Quels vifs et sévères conflits entre le dilettante ne demandant pas mieux que de prendre son plaisir où il le trouve et le critique forcé de se tenir sur la défensive, d’avoir l’œil aux principes! Comment dire toujours le pourquoi de ce qui nous amuse? Comment mettre d’accord la symphonie avec chœurs et le Postillon de Lonjumeau, le Misanthrope et le Chapeau de paille d’Italie? De ce que cette musique, par sa nature, défie la haute discussion, de ce que cette comédie du théâtre du Palais-Royal n’offre aucune prise à la critique, s’ensuivra-t-il que cette musique et cette comédie ne doivent point me divertir? Et s’il m’arrive, contre les règles, de m’en amuser, faudra-t-il que je me le reproche et m’en accuse par-devant Aristote et Beethoven? Quelques-uns, en petit nombre, ont cette manière de penser, mais en revanche beaucoup veulent s’en donner les airs. Ce sont ceux-là qui font l’opinion, par cette raison très simple qu’ils font plus de bruit que les autres. Quant au public, il se tait, reste indifférent et se contente de penser tantôt d’une façon, tantôt de l’autre. Gardons-nous donc de ces colères ébouriffées, de ces verdicts systématiques. Si l’art a ses hauteurs, il a aussi son terre-à-terre, et si Raphaël et Mozart sont de merveilleux génies, Adrien van Ostade et Cimarosa, j’imagine, comptent bien également pour des artistes. Je me suis maintes fois demandé quelle idée ces grands esprits, exclusivement préoccupés de la sainteté, de la sublimité de l’art, se pouvaient faire de sir John Falstaff, et dans quelle catégorie ils le classaient. Falstaff et l’art divin, l’art sacré, sont deux choses qui ne riment guère ensemble; l’idée de beauté telle que nos esthéticiens la conçoivent, la définissent, ne se présente même pas ici, et pourtant c’est un fameux type que cet incomparable fier-à-bras, une création qui, dans le monde du poète, tient sa place ni plus ni moins que Macbeth, Othello, Cymbeline. Il se montre, et le rire éclate, un rire sain, épanoui, de joyeux avènement, et sa présence si colossalement humoristique dissipe aussitôt comme par magie le harcelant essaim des esprits ténébreux cramponnés au pauvre cœur humain. Admirons, vénérons l’art sacré, et laissons-nous guider par lui vers les cimes dantesques, mais sachons aussi nous prémunir contre les fanatismes ridicules. Mozart et Beethoven, pas plus que Raphaël et Shakspeare, ne veulent des ascètes ; leur religion se peut concilier avec les goûts les plus mondains. Ayons donc une bonne fois le courage de nos sensations, et disons-nous que l’ouverture de Coriolan et les entr’actes d’Egmont ne nous en voudront pas le dimanche d’avoir fêté pendant la semaine la Dame blanche ou le Domino noir, et que ce n’est en aucune façon abdiquer son droit à célébrer Fraschini et la diva Patti, à les critiquer même, que de reconnaître honnêtement qu’à l’Opéra-Comique il y a parfois des ténors qui savent chanter et des comédiennes dignes de remarque.

J’aime l’Opéra-Comique, et je le dis tout haut, sans crainte aucune de disgrâce. Un théâtre qui dans le passé peut évoquer des maîtres tels que Grétry, Méhul, Cherubini, qui dans le présent a pour représentant Boieldieu, Hérold, M. Auber, ne saurait être renié par qui que ce soit, fût-ce au nom des plus grands principes de l’art musical. Les Allemands ne s’y sont jamais trompés. Le plus ou moins d’intérêt que nous inspire à nous autres Français cette idée que nous avons affaire à un genre éminemment national les touchait peu, je suppose, et si de tout temps on a vu figurer sur leurs premières scènes des ouvrages empruntés à ce répertoire, c’est qu’apparemment ces ouvrages s’imposaient à leur estime, à leur admiration par des qualités essentielles. Le Joseph de Méhul, dont un poème d’une phraséologie par trop grotesque rend à Paris la représentation presque impossible, — à Vienne, à Berlin, occupe à chaque instant l’affiche. De même des Deux journées, qu’on retrouve en honneur partout. On sait ce que Beethoven pensait de Cherubini et comment, aux yeux du grand compositeur des symphonies, l’auteur de Mêdée, de Faniska, de Lodoïska, passait non-seulement pour un modèle de correction, de pureté, de clarté, d’élégance dans le style, mais aussi pour un écrivain dramatique sans égal. Cette opinion, je dois le reconnaître, m’avait toujours semblé une boutade, une sorte de pavé lancé par le sublime bourru dans le jardin de Mozart. Et cependant telle est l’influence de la moindre parole d’un homme de génie que je voulus en avoir le cœur net. Maintenant, pourquoi ne le dirais-je pas? cette partition placée si haut par Beethoven, plus haut, s’il vous plaît, que le Don Juan, — cette partition des Deux Journées ou du Porteur d’eau, ainsi qu’on l’appelle de l’autre côté du Rhin, — lorsqu’il m’arriva de l’entendre à Leipzig, me laissa presque froid. J’eus beau me tourmenter l’esprit à chercher le secret d’un pareil enthousiasme, mon effort demeura vain. Toutefois, si je ne devinai point l’énigme, et continuai après comme devant à me demander ce qui faisait qu’un Beethoven pouvait avoir mis là son idéal, cette musique plus admirative que vraiment dramatique et conçue d’ailleurs dans un système qui n’est plus le nôtre, sans m’émouvoir beaucoup, produisit cependant sur moi un certain effet. Le raisonnement, à calcul, me parurent y être bien plus en cause que l’inspiration; mais il n’en reste pas moins vrai que deux des principaux morceaux de cet ouvrage, l’ouverture et le grand finale, portent l’empreinte du lion. Ce que j’en dis n’est pas pour engager le théâtre de l’Opéra-Comique à reprendre une partition dont la pièce, par son sentimentalisme pleurard et sa boursouflure solennelle, ne saurait chez nous désormais prêter qu’à la parodie. J’ai voulu simplement insister sur ce côté sérieux, élevé, d’un genre qu’on s’applique trop souvent à ravaler, et qui, très varié dans ses productions, très capable à la fois de s’étendre et de se restreindre, donnait dès l’origine, dans le Tableau parlant et Joseph, dans l’Irato et dans Médée, des témoignages caractéristiques de sa double tendance.

Un répertoire où l’auteur de Fidelio trouve ainsi du premier coup de quoi se prendre mérite qu’en dépit des mille niaiseries débitées à la gloire du genre dit national, les esprits curieux s’en préoccupent musicalement. Notons que ce qui se passait à l’époque de Beethoven à propos des Deux Journées de Cherubini arrivait encore hier à propos du Zampa d’Hérold. M. Verdi n’est certes point un Beethoven, cela se conçoit sans peine; cependant l’opinion de l’homme qui a écrit le Trovatore et Rigoletto, quand elle s’applique à une œuvre dramatique contemporaine, a bien son intérêt, et si cette opinion, ce sentiment est de l’enthousiasme, on en conclura peut-être qu’il fallait autre chose que des ariettes pour remuer ainsi jusqu’aux moelles un dramaturge de ce tempérament. A l’une des reprises de Zampa, M. Verdi assistait donc, entendant pour la première fois la partition d’Hérold. Ce fut comme une révélation. Dès l’ouverture, cette musique exerça son action sur la nature âpre et violente du célèbre Italien, qui, de plus en plus ému, attendri, passionné, s’écriait presque en larmes et d’une voix qui portait en elle l’accent généreux, sympathique, de la plus sincère, de la plus profonde conviction : « Mais c’est admirable! c’est sublime! quel maître vous avez là! » Oui, vraiment, un maître, mais d’une organisation très complexe, et par cela même très française, un Bellini qui s’entend à l’instrumentation comme Weber s’y entendait, presque un Weber avec moins de naturalisme et plus de sensibilité. Des larmes, des soupirs, des élégies comme dans les Puritains, de la passion, du mouvement, de la terreur comme dans Don Juan, tout cela mêlé, amalgamé, confondu sous le souffle du grand ouragan rossinien, qui à cette époque de l’histoire musicale enveloppe, croise, féconde tout. Hérold adorait Rossini ; ce jour nouveau l’éblouissait. A lui, comme à la plupart des représentans de la jeune école française, tant d’éclat et de lumière semblait quelque chose de merveilleux. Seuls, les vieillards, Berton et autres, protestaient, maugréaient à l’écart, chats-huans effarés qui prenaient l’aurore pour un incendie; mais la sympathique, la vivante jeunesse, comment n’eût-elle pas répondu à cet appel, salué de cris joyeux cette féerie? comment n’eût-elle pas battu des mains à l’illumination de ce palais enchanté du génie tout embrasé de flammes du Bengale, tout fulminant d’irradiations volcaniques, de multicolores phosphorescences répandues dans l’air à profusion par des pots de feu sans nombre, qui s’appelaient Tancredi, le Barbier, la Donna del Lago, la Gazza, la Cenerentola, l’Italiana in Algeri, la Semiramide? À cette influence du rossinisme, aucun n’échappa, bien entendu que je ne parle ici que des compositeurs en communication directe avec le public. Hérold comme Boieldieu, comme Auber, tous la subirent; la Dame blanche et les Deux Nuits, Fra Diavolo, Marie, Zampa, le Pré aux Clercs, abondent en témoignages, mais, Dieu merci, sans qu’on ait rien à regretter.

On raconte que les mères de Sparte, pour faire de beaux enfans, contemplaient les images des dieux. Ainsi procédaient nos maîtres; ils écoutaient, ne se lassaient pas d’écouter ces chefs-d’œuvre d’un attrait puissant, irrésistible, et, sous le charme de cette ivresse, ils composaient les leurs. Qu’importent les formules trop particulières au grand Italien qu’on rencontre çà et là? Que nous font ces abus de la cadence et du crescendo, si la virtualité individuelle maintient ses droits? Ce qui constitue un des traits distinctifs des maîtres de l’école française, c’est qu’à aucune époque ils ne se sont laissé envahir par l’imitation. Le génie les attire, les captive, il ne les absorbe pas. Tout au plus s’agit-il avec eux d’une influence atmosphérique. Sous le ciel très variable où nous vivons, il suffit de l’arrivée d’une comète pour modifier en quelques heures les conditions du climat et faire que le vent, qui était du nord, tourne au sud; mais les comètes disparues, la température reprend son équilibre, et le bon vin qu’on doit à leur passage reste toujours du vin de France. On se tromperait fort d’ailleurs à croire que Rossini soit le seul qui ait exercé sur nos musiciens une action si dominante. Mozart avant lui régna de même, et Grétry se montre incessamment préoccupé de ce style qu’il bégaie, ne le pouvant parler, ce qui semblerait vouloir dire que l’école française ne saurait exister qu’à la condition d’emprunter son bien de part et d’autre. Je n’oserais beaucoup affirmer le contraire, à moins pourtant qu’il ne s’agisse de l’opéra-comique, car sur ce terrain la musique française est chez elle, avec ses traditions, son génie même, capable de rester original en s’appropriant à divers degrés l’esprit d’autrui. Il y a du rossinisme dans la Dame blanche, il y en a dans Fra Diavolo et le Pré aux Clercs, ce qui n’empêchera jamais Boieldieu, Hérold et M. Auber de compter parmi les maîtres. Voulez-vous voir la part d’originalité qui leur revient? Comparez les ouvrages que je viens de citer avec un opéra-comique écrit par un Italien pur, la Fille du régiment par exemple. Ce qui manque ici, ce n’est certes point la mélodie ni l’entrain, mais le trait caractéristique, l’air de famille. Des duos de grand-opéra, des cavatines, des finales, la faconde prolixe du Napolitain, plus de proportion gardée, partant plus de genre, un opéra italien fort agréable au demeurant, la Figlia del regimento, mais un opéra-comique, non pas! Ce ne quid nimis du poète latin ne fut jamais mieux atteint, mieux traduit qu’à ce théâtre, et par M. Auber. À ce titre, le Domino noir restera comme un modèle exquis : ni trop ni trop peu, c’est parfait. L’Opéra-Comique est avec la Comédie-Française le seul théâtre qui possède aujourd’hui un répertoire. Il a son passé, chose considérable et qui oblige. Beaucoup de gens, nous le savons, se moquent de la tradition, et pourtant que serait-on sans elle dans les lettres, dans les arts, dans le monde? La tradition, le convenu, tâchons au contraire de n’en point parler à la légère; car en somme qu’est cela, sinon ce qu’à travers les générations les meilleurs esprits, les plus judicieux, se sont accordés à respecter? De Grétry et de Monsigny à M. Ambroise Thomas, à M. Grisar, du Tableau parlant et du Déserteur à la Double Échelle, à Gilles ravisseur, combien d’années, de révolutions! N’importe, l’idée n’a point menti à son origine. Prenons maintenant le genre par son plus grand aspect, allons de Joseph à Zampa, et nous reconnaîtrons ici encore le témoignage d’une transmission particulière, une sorte de constitution héréditaire qui fait qu’en dehors même des signes du temps la parenté se manifeste. Qu’après cela ce genre, par son caractère essentiellement mixte, complexe, prête à la critique, je n’en disconviens pas. Telle pièce agréable va réussir avec une musique médiocre, tandis qu’on a vu d’excellente musique tomber faute d’un bon poème. Qui ne se souvient des Chaperons blancs, un des chefs-d’œuvre de M. Auber, ainsi condamné sans appel? Faudra-t-il que dans un théâtre de musique la fortune du libretto exerce de la sorte une influence de vie et de mort sur une partition? Le cas n’est que trop vrai, et je le regrette tout en étant forcé de reconnaître que sans ces conditions l’Opéra-Comique ne serait pas ce qu’il est. Au musicien de prendre ses mesures, de s’arranger de manière à composer sur un sujet intéressant, en un mot de mettre de son côté cette force qui en Allemagne, en Italie, peut rester neutre, mais qui chez nous, en France, quand elle n’est pas pour lui est contre lui.

L’empereur Nicolas disait : « Je comprends l’absolutisme, je comprends même la république, mais j’avoue que je ne comprends pas le gouvernement constitutionnel. » Les gens qui n’aiment point l’opéra-comique parlent ainsi. — Nous comprenons l’opéra, disent-ils, le drame, nous comprendrions même au besoin la tragédie, à la condition qu’on ne nous y ferait pas aller; mais que voulez-vous que nous pensions d’un genre bâtard qui entre la parole et le chant n’a jamais su prendre un parti, de telle façon que la musique a l’air d’y venir à contre-temps interrompre le dialogue, lequel à son tour ne reparaît que comme un trouble-fête? Qu’on nous parle en prose, en vers, en musique, nous le voulons bien ; mais si nous admettons la fiction, que ce soit une fois pour toutes, et qu’on n’y vienne pas à chaque instant déroger. Voilà une action qui s’engage, des personnages dont la conversation commence à vous intéresser; tout à coup le chef d’orchestre frappe avec l’archet sur son pupitre, et les violons, les flûtes et les clarinettes d’intervenir le plus sottement du monde. Ces personnages-là parlaient raison, et maintenant ils ne se possèdent plus ; il a suffi d’une ritournelle pour tripler, pour décupler leur ardeur, porter leur geste à l’exagération, et volontiers vous leur crieriez comme Hamlet : « Ne sciez pas trop ainsi l’air avec vos bras, et ne déchirez pas les oreilles de la galerie! » Ce n’est pas tout : la musique, s’emparant de ces voix, en a complètement modifié les conditions; parler un sentiment est une chose, le chanter en est une autre, et lorsque les violons se taisent et que le dialogue se renoue, ces voix mises en haleine, échauffées, entraînées, ne retrouvent plus le diapason de la comédie. Ce sont des chanteurs maintenant qui parlent et non plus des acteurs; laissez-les s’animer à la répartie, prendre feu et flamme pour la pièce, et tout à l’heure, quand il s’agira d’enlever un duo dramatique, un finale, ce ne sera plus, hélas ! qu’à des comédiens essoufflés que vous aurez affaire. Ces déplacemens de registre que les virtuoses italiens, et ceux surtout de notre Académie impériale redoutent tant, — à ce point qu’il leur répugne infiniment de jouer à des distances trop rapprochées des rôles de leur emploi écrits dans des tonalités diverses, — ces déplacemens deviennent à l’Opéra-Comique d’une nécessité si fréquente qu’à peine si l’on s’en occupe. Les oreilles très exercées seules y prennent garde et s’en affectent comme de toute discordance. Un grand maître de nos amis, entrant un soir vers dix heures au Théâtre-Français pendant qu’on y jouait une comédie de Molière, fut surpris de l’élévation du métronome. « Il me semble, nous dit-il en souriant, que ce n’est pas tout à fait juste, peut-être un quart de ton trop haut. » Quelques jours après, je rencontrai un des sociétaires, et comme je lui racontais la chose, « ceci n’a rien qui m’étonne, me répondit-il, et des organisations moins subtiles que les vôtres eussent pu être également impressionnées. Vous arriviez tard dans la soirée, l’acte tirait à sa fin, le ton, qui toujours tend à hausser, touchait donc presque en ce moment à l’extrémité de son échelle, et, venant du dehors, vous étiez brusquement saisis par la sonore intensité d’une atmosphère graduellement échauffée, et dont la perception échappait à ceux qui écoutaient la pièce depuis le commencement, de même qu’à ceux qui la jouaient! » Lorsque dans un milieu tel que le Théâtre-Français, où tant de soin préside aux moindres inflexions de la voix, tant de calcul aux moindres gestes, que la maestria souvent y dégénère en pédantisme, et qu’on a pu dire avec esprit des comédiens qu’ils ne se contentent pas de jouer, mais qu’ils officient — lorsque dans un pareil milieu l’oreille peut être offensée, comment prendre son parti sans quelque peine des transpositions continuelles qui résultent pour l’organe des chanteurs de ce passage immédiat de la musique au dialogue parlé? Et cependant, qui voudrait le nier? c’est un genre charmant que l’opéra-comique, un genre mixte très fécond sous ses deux espèces, capable de susciter à la fois d’agréables comédies et des partitions de maître, des chanteurs tels que M. Roger, M. Faure, et des comédiens tels que M. Couderc, des actrices comme M Faure-Lefebvre. A mon sens, ce n’est pas un médiocre argument en faveur du genre que cette faculté de produire des talens propres à l’interprétation des plus grandes œuvres. L’homme qui a créé le rôle de Jean de Leyde dans le Prophète chanta d’abord la Part du Diable, la Sirène et le Domino noir, et le jeune baryton que le public a pu voir s’exercer galamment dans Joconde chante aujourd’hui Guillaume Tell, Moïse, et passe à bon droit pour le seul chanteur qu’il y ait à l’Académie impériale. Et par contre, lorsque jadis Mme Damoreau, descendant des hauteurs, vint s’établir à l’Opéra-Comique, s’y trouva-t-elle fort dépaysée? L’atmosphère musicale manqua-t-elle à cette voix habituée à se rouler dans les vastes horizons du génie? La même chose se renouvellera demain pour la Patti, s’il est vrai, comme on le raconte, que la jolie reine Mab de Ventadour songe à tenter une escapade du côté de la salle Favart; je dis une escapade, car un pareil oiseau n’est point de ceux qu’on garde en cage bien longtemps, la cage fût-elle d’or et de pierreries. N’importe, le Pardon de Ploërmel chanté en français par la Patti serait un spectacle de rare curiosité pour les délicats et d’immense attraction pour le public. L’idée est de la Patti, tout aussi bien elle aurait pu venir du directeur, assez homme d’esprit pour l’avoir eue; mais, à n’en considérer que la réalisation, mieux vaut qu’elle vienne de la Patti, car de la sorte on peut compter que les exigences de la cantatrice ne dépasseront pas les limites du possible. Quelle bonne fortune pour le monde lorsque dans un de ces tout-puissans cerveaux mignons, où tant de fantaisies se succèdent, il en naît une aussi charmante! Chanter en français à l’Opéra-Comique un chef-d’œuvre de Meyerbeer, voilà certes un caprice de reine qu’il faut savoir gré à Mlle Patti de vouloir se passer, elle qui pourrait tout aussi bien, comme Cléopâtre, s’amuser à faire dissoudre des perles dans du vinaigre.

Ou je me serai mal expliqué, ou l’on aura compris que l’opéra-comique est en somme un genre très sortable et avec lequel, musicalement, on doit compter. De nos jours, Meyerbeer y figure en personne; Rossini, par l’intermédiaire des plus grands maîtres, y marque sa venue, et dans le passé Gluck lui-même, par Méhul, y prend pied. On ignore trop quelle influence profonde exerça l’auteur d’Hyhigénie sur le développement de l’auteur de Joseph et d’Uthal, de Stratonice, d’Une Folie et de l’Irato. « C’est lui, écrit Méhul, c’est ce grand homme qui m’a initié dans la partie philosophique et poétique de l’art musical. » Les braves gens qui s’imaginent que de Richard Wagner date toute idée de l’opéra moderne n’ont qu’à étudier l’œuvre du compositeur de Givet; ils y trouveront en abondance de quoi se renseigner utilement. Jamais en effet nul moins que lui ne mérita le reproche qu’on adresse de notre temps, avec raison, aux spécialistes, de sacrifier à la pompe musicale les conditions les plus élevées du drame, la marche de l’action, la vérité des caractères. Pour donner dans le piège tendu par M. Wagner aux ingénus et aux désœuvrés, il faudrait ne pas connaître une note de Méhul, car de compositeur plus imperturbablement attaché à la pratique du système, je défie qu’on m’en cite un, même parmi les plus tapageurs de l’école de Weimar.

Avez-vous jamais ouï parler d’un opéra-comique en un acte intitulé Uthal? J’en doute fort, et cependant, qui le croirait? ce simple opéra-comique, et en un acte, était déjà gros de toutes les théories que nous avons vues depuis crever sur nous à si grand fracas. Uthal ! cela vous a tout de suite je ne sais quel faux air d’épopée ; il vous semble reconnaître dans ce titre comme un héroïque précurseur des Tannhäuser et des Lohengrin. L’action se passe aux beaux temps d’Ossian, et Méhul, estimant que ce n’était point assez pour sa musique de s’attacher à l’étude des caractères, trouvant, comme César, qu’il n’y a rien de fait, s’il reste quelque chose à faire, Méhul voulut se mettre en frais de couleur historique, mieux encore, de couleur locale. Produire une musique monotone, d’une mélancolie crépusculaire, une sorte de grisaille pareille en son effet à ces mornes vapeurs océaniques qui embrument le littoral calédonien, tel fut son parti-pris dans cet ouvrage imité d’Ossian, ainsi qu’on peut le lire au frontispice de la partition gravée : système chez lui tellement délibéré qu’on le vit, chose de nos jours presque inimaginable, pousser le scrupule de la tempérance jusqu’à s’abstenir de l’emploi des violons, les excluant de son orchestre comme des coloristes par trop vénitiens dans un pareil sujet. «Dans l’exécution de cet ouvrage, les violons doivent être remplacés par des quintes. » Lui-même prend soin d’expliquer sa théorie en manière d’avant-propos. Les flûtes, les hautbois, les clarinettes, les bassons et quatre cors composent, avec les quintes, cet orchestre, inexorablement maintenu dans la gamme du gris. N’oublions pas un coup de tamtam frappé au bon endroit, n’oublions pas surtout les harpes, qui ne peuvent manquer d’intervenir en cette histoire, attendu que dans un opéra imité d’Ossian il y a toujours des bardes! Je ne crois pas qu’on ait jamais, avec plus de conviction et d’austérité, sacrifié à cette vaine idole qu’on appelle la vérité dramatique. L’ouvrage néanmoins tomba; ni les connaisseurs ni le public n’en voulurent. Tout le monde avoua sans peine qu’au point de vue de la vérité de l’expression c’était sublime, mais personne ne revint, tant il est vrai qu’il y a de ces vérités qui ne sont pas meilleures à s’entendre chanter qu’à s’entendre dire. C’est à la première représentation de cet opéra d’Uthal que Grétry fit son fameux mot du louis d’or pour une chanterelle. Mais n’allons pas trop loin, et gardons-nous de confondre cette erreur d’un logicien têtu avec la simplicité souvent admirable et la saine sobriété du style de Méhul. Si cette partition d’Uthal fut l’écart d’un système. Une Folie et Joseph en furent l’honneur et le triomphe. Je cite à dessein ces deux ouvrages, parce que, dans l’un comme dans l’autre, le compositeur, avec cette vertu de tempérance musicale qui caractérise sa nature, me semble avoir fixé le genre et donné à ses contemporains, sous sa double forme aimable et grandiose, le véritable modèle de l’opéra-comique de l’avenir. Après Joseph — Zampa, l’Étoile du Nord, le Pardon de Ploërmel, pourront naître sans risque de faire éclater la tradition, de même qu’avec Une Folie s’ouvre une fenêtre sur tout le galant répertoire de Boieldieu, d’Auber et de leurs satellites. J’ouvre la correspondance de Weber, et j’y trouve un passage d’une application trop directe à nos mœurs actuelles pour ne pas être médité. « Une partition comme celle de Joseph, écrit l’auteur du Freyschutz et d’Euryanthe, n’est plus possible de nos jours, parce qu’il n’existe plus de musicien capable, sans le secours d’un orchestre pompeux, éblouissant, et par la seule intensité du sentiment, par la seule chaleur, la seule vérité de ses idées, de produire sur le public un effet profond et durable. Qui pourrait demeurer insensible à de tels accens tout imprégnés, je ne dirai pas du souffle antique, mais du plus pur esprit de la Bible? Là, point de clinquant, de parasitisme, aucune phrase à chatouiller plus ou moins agréablement l’oreille; la simple vérité toute nue, et, signe distinctif d’une main expérimentée, une instrumentation toujours sage, toujours modérée, sachant, en limitant ses ressources, atteindre aux effets les plus grands! « Dans Une Folie, Méhul n’a affaire qu’à des personnages du moment, des types parisiens. Pour trouver le style et l’expression de sa musique, il lui suffit en quelque sorte de regarder autour de lui. Avec Joseph, c’est autre chose : pour des caractères, des mœurs, des pays qu’il s’agit de peindre, il va sans dire que sa propre observation ne lui fournit plus un seul trait; à l’imagination maintenant d’évoquer l’inconnu, de se représenter des scènes d’un monde antérieur, de traduire des passions qu’on n’a point vécues; au peintre de portraits de devenir un Eustache Lesueur, car c’est une fresque musicale que cette partition de Joseph, la vraie fresque d’un maître français, un peu grise de ton, manquant d’éclat, mais d’un sentiment, d’un pathétique, d’une pureté de dessin et de composition à tout défier.

Lorsque je réfléchis aux conditions d’une telle œuvre et que j’entends le bruit qui se fait autour des théories de Richard Wagner, je crois rêver. Qu’y a-t-il donc de nouveau dans ces systèmes? Quelle loi organique de l’opéra moderne tous ces prétendus prophètes de l’avenir mettent-ils en avant que ce musicien du passé ne se trouve avoir accomplie? Écoutez cet orchestre toujours sobre de parti-pris, où la modulation n’intervient qu’à l’appel de la vérité dramatique, cet accompagnement toujours en rapport avec la nature du sujet, et demandez-vous ensuite s’il est vrai, comme on nous le raconte, que cette simultanéité d’expression soit une découverte de notre temps. De l’instrumentation passons à la peinture des caractères : autre invention qu’on se plaît à s’attribuer. Joseph, Siméon, Benjamin, Jacob, voyons-nous que ce soient là des figures qui manquent de plasticité, des caractères impersonnels, abstraits, des héros de tragédie classique comme en imaginait à la même époque Marie-Joseph Chénier? Qu’ils chantent tous ces personnages, et comme ce philosophe qui pour prouver le mouvement marchait, ils vous convaincront aussitôt de leur individualité musicale. Les souvenirs et les tristesses de Joseph, les remords et le repentir de Siméon, la candeur de Benjamin, la douleur du vieux Jacob, sa colère, sa joie, autant de motifs admirables traités avec l’inspiration et le talent d’un maître que nuls principes de ceux qui vraiment conviennent à son art ne sauraient prendre au dépourvu. « Pour relever tous les mérites de ce magnifique poème musical, continue Weber, il faudrait écrire des volumes. » Oui, certes, mais à quoi bon? La barbarie, bien qu’elle gagne chaque jour du terrain, ne nous a pas encore tellement envahis qu’elle ait chassé de chez nous toute notion du vrai, du beau, et le chef-d’œuvre, quoique disparu de la scène, n’en est pas réduit, grâce à Dieu, à vivre de la seule vie que donnent les commentaires. Quelque mal que prennent certains esprits médiocres à embrouiller les questions, à corrompre le goût, la vérité n’en conserve pas moins son influence sur un bon nombre d’artistes, sur une grande partie du public. « D’ailleurs, s’écrie Weber en terminant, la beauté des œuvres de cet ordre-là ne se prouve point, il suffit d’en appeler au sentiment de ceux qui les entendent! » Les entendre, c’est aujourd’hui le difficile. Heureusement, à défaut du théâtre, l’enceinte du Conservatoire leur reste ouverte, et on les voit de loin en loin passer de la bibliothèque à la salle de concerts, comme ces souverains qui, sans sortir de leur palais, à certains jours solennels, haranguent les multitudes.

Pour voir se continuer un tel passé, l’Opéra-Comique n’a qu’à se laisser vivre. De Méhul à Hérold, la chaîne par Cherubini, Catel, Berton, est ininterrompue. Un seul parmi ces maîtres n’a pas eu, que je sache, de postérité immédiate : c’est Grétry, Grétry, le père du genre, à ce point qu’on se prendrait presque à dire de l’Opéra-Comique la maison de Grétry, comme on dit du Théâtre-Français la maison de Molière. Pas plus Dalayrac que Nicole, pas plus Boieldieu qu’Adam et Auber ne procèdent de l’auteur de Richard et de la Fausse Magie. Monsigny seul, dans le Déserteur, a quelque chose du bonhomme. Bonhomme! entendons-nous, dans le sens du mot quand on l’applique à La Fontaine. Grétry tient en don ce qui en musique ne s’est plus rencontré chez nous, le naturel. Sous ce rapport, Sedaine et lui étaient faits pour s’entendre, comme plus tard, mais en de tout autres conditions. Scribe et Auber. Par le naïf, le pathétique, un je ne sais quoi de profond et de vrai dans le rire ainsi que dans les larmes, de même que par l’incorrection grammaticale, l’absence de style, leurs deux génies se ressemblaient; ni l’un ni l’autre ne savaient écrire, et cependant, soit réunis en collaboration, soit séparés, ils ont su produire des chefs-d’œuvre. Cette tradition de Grétry, longtemps perdue, je la retrouve aujourd’hui chez M. Grisar, mais combien affaiblie, modifiée par toute sorte d’influences climatériques! L’effet ici est cherché, le naturel voulu; c’est la manière du maître, agrémentée des mille curiosités du goût moderne. Gilles ravisseur me rappelle Grétry moins la bonhomie, moins le cœur. Je crois y voir une de ces illustrations à la mode où M. Gustave Doré, du bout de son crayon sceptique, en se jouant, traduit Perrault, Ne plaisantons pas, l’auteur du Tableau parlant a du sang de Molière dans les veines. Son Cassandre, par son désespoir si réel, si humain, vous intéresse, vous émeut à travers les grotesques péripéties de l’aventure. Riez tant qu’il vous plaira lorsqu’il paraît voûté, caduc, ganache, avec sa souquenille, sa calotte et sa canne à corbin ; mais qu’il chante cet air sublime : « Pour tromper un pauvre vieillard, » et je vous jure qu’à moins d’être un imbécile, après avoir vu le personnage se redresser de la sorte, vous ne rirez plus, car ce Cassandre-là vaut un Arnolphe !

Des deux voies qui de tout temps se sont ouvertes devant lui, l’Opéra-Comique semble désormais préférer la plus large, celle qui de Méhul, de Stratonice, de Joseph, d’Euphrosine, va, par Médée et les Deux Journées de Cherubini, jusqu’au Zampa d’Hérold, à l’Haydée d’Auber, à l’Étoile du Nord de Meyerbeer. Si je ne craignais d’assembler deux mots qui hurlent de se rencontrer, je dirais que ce qui prédomine aujourd’hui, c’est l’opéra-comique sérieux. Avec M. Auber, nous aurons vu se clore la période aimable de l’opéra de conversation. Le drame a remplacé la comédie, et nous voilà revenus à ce que l’empereur appelait de son temps le genre tranché. Depuis que la maison de Molière et les autres scènes prétendues littéraires ont pris d’un commun accord ce glorieux parti de ne plus montrer au public que des caractères et des passions en habits noirs, tout ce joli monde bariolé de la fantaisie et de l’histoire, qui faisait si belle figure lorsqu’il y avait des poètes au théâtre, semble s’être réfugié dans la musique. Pour ma part, je ne m’en plains pas, fort au contraire; c’est même, selon moi, un des plus précieux dons de la musique, l’art émancipateur par excellence, de savoir à certains momens distraire nos esprits de cette éternelle histoire des lionnes pauvres et du mauvais notaire enrichi. Lara fut, il y a quelques mois, un retour au système décoratif et dramatique. Le Capitaine Henriot confirme aujourd’hui la tentative. Je doute pourtant qu’elle réussisse aussi bien cette fois. La pièce de M. Sardou en vaut une autre ; je ne lui reproche qu’un défaut, mais très grave dans la circonstance, celui de ne pas être à sa place. L’auteur des Pattes de mouches a l’air de croire que toute invention théâtrale, pourvu qu’elle offre quelque prise à l’intérêt, doit convenir à faire un opéra, comme s’il ne s’agissait que d’éparpiller d’une main distraite les duos et les morceaux d’ensemble sur le premier texte venu, pour qu’à l’instant même ce texte puisse passer indifféremment du Gymnase, du Vaudeville ou du Châtelet à la scène Favart. Il va sans dire qu’une pareille pratique nous ramènerait à l’enfance de l’art, et je m’étonne qu’un esprit aussi avisé ait de ces naïvetés qui vous reportent involontairement aux plus beaux jours de l’Amant jaloux et de la Jeune femme colère, alors que la musique ne figurait en quelque sorte qu’à l’état de hors-d’œuvre dans une comédie dont l’intrigue bien nouée faisait accepter les ariettes. Que dans sa littérature M, Sardou ce plaise à ne tenir aucun compte des genres, qu’il se trompe de porte et donne au Théâtre-Français des vaudevilles du Palais-Royal, c’est là simplement une question de goût dont le public décide en dernier ressort, et si la Papillonne avait réussi comme les Pommes du voisin, Monsieur Garat, ou les Prés Saint-Gervais, je ne vois pas de quel grief la critique pourrait se prévaloir ; mais avec l’opéra les conditions changent du tout au tout. Si les moindres combinaisons n’aboutissent point à la musique, la partie est manquée. Dans le Capitaine Henriot, au lieu d’aider à l’action, la musique à chaque instant y fait obstacle. Ni ces airs ni ces duos ne sont le moins du monde nécessaires. Ils arrivent la plupart du temps pour clore une situation qui ne les commandait pas, et quand les malheureux chanteurs, surmenés par l’intempérance du dialogue, exténués par des efforts inusités de voix et de pantomime, ne demanderaient qu’à reprendre souffle. Il y a au second acte de cet ouvrage une scène dont le pathos mélodramatique semble emprunté à la Tour de Nesle. La vertu qu’on outrage y défend ses droits sur le ton de l’exaltation la plus échevelée. A jurer sur la croix de sa mère, à protester contre les grossières récriminations d’un amant imbécile qu’elle devrait faire chasser par ses laquais, l’héroïne s’escrime, s’égosille, et quand l’actrice touche au terme de cette course à briser une Fargueil, voilà qu’il faut que la cantatrice se redresse pour tenir tête à un duo qui, comme proportions, rappelle celui du quatrième acte des Huguenots.

Avec toute autre que Mme Galli-Marié, le tour de force ne serait pas possible. Quelle organisation vaillante ! quelle fière et indomptable artiste ! Crepanio, ma cantiamo ! On sent qu’elle serait capable, elle aussi, de dire à son ténor ce mot sublime de la Frezzolini à Corsi, un soir que, haletant de fatigue, il hésitait à recommencer la strette du duo de Rigoletto. Avec une voix peu étendue, presque ingrate, Mme Galli-Marié touche parfois au vrai pathétique. Elle a des éclairs, des vibrations ! Je me la représente une manière de Dorval musicienne : de l’inspiration par momens, le diable au corps toujours, toujours aussi l’intelligence, l’aptitude. Qui ne l’a vue dans la Servante maîtresse de Pergolèse, une antiquaille que sa belle humeur, son éclat de rire à la Brohan, remit à la mode, dans les Amours du Diable, où vers la fin elle trouvait des accens d’une émotion, d’une grandeur à évoquer en plein Grisar je ne sais quels souvenirs du trio de Robert, et dernièrement encore dans ce rôle du page de Lara, dont elle fait une de ces figures qu’aimait à dessiner Delacroix d’après Byron ? — Quant à la musique de M. Gevaert, j’en dirai tout le bien qu’on voudra, pourvu qu’on m’accorde qu’elle manque d’une certaine individualité. Dans le Capitaine Henriot pas plus que dans Quentin Durward, je ne surprends le signe d’une vocation particulière : du savoir, du talent, mais en général peu de charme ; un orchestre plein, bien ordonné, et qui pourtant ne vous intéresse presque jamais; du bruit pour peu d’effet, de la sonorité sans coloris : l’école belge. Comme dans cette comédie jugée excellente, et qu’il ne s’agissait plus que de saupoudrer de mots d’esprit, on voudrait par intervalles voir pleuvoir des étoiles sur le tissu solide (trop solide souvent) de cet orchestre. L’ouverture en manière d’introduction a de l’unité, l’allegro militaire du début s’y accuse vigoureusement, quoique sans excès. M. Gevaert s’entend fort bien à pondérer ses masses, et je lui en sais gré pour ma part, dans un ouvrage où presque toujours les instrumens de cuivre sont en relief. A la vérité, ce n’est là en quelque sorte qu’une qualité négative, car s’il est beau de ne point assourdir son monde, il serait mieux encore de le charmer. Or le charme ici n’apparaît guère que dans un rapide nocturne chanté par les deux femmes au commencement du premier acte : fraîche et gracieuse inspiration évanouie aussitôt, et dont la trace ne se montre plus. Comme idée mélodique, c’est exquis, et cependant les couplets du roi au second acte réussissent bien autrement, et ces couplets ne valent guère que par une imitation très adroitement combinée de la musique du temps, une espèce d’expression archaïque rendue plus saisissante par le ton de gaillardise émue, le naturel parfait du comédien qui les débite, je devrais dire du chanteur, car M. Couderc déploie tant d’art dans ce rôle qu’il est parvenu à s’y faire une voix tout comme il s’y est fait un visage. Est-ce un ténor? un baryton? Je l’ignore. C’est la voix du capitaine Henriot. D’ailleurs ces couplets du moins sont en scène, avantage trop rare pour ne pas être à l’instant reconnu du public, car, je le répète, si l’imbroglio de M. Sardou a pour les gens qui goûtent cette littérature son pittoresque et son intérêt mélodramatique, jamais on ne vit pièce ajustée plus à contre-sens de la musique. Le dialogue y prend la place du chant, le chant y fait regretter le dialogue; les situations, quand elles se présentent, y sont éludées, éconduites, ce qui n’empêche pas l’ouvrage de réussir très brillamment, grâce à certaines rencontres du musicien, à l’exécution, à la mise en scène, grâce surtout à cette chance heureuse qui semble s’attacher au théâtre à une période historique dont la couleur attire toujours, sans doute parce qu’on l’a déjà vue dans deux chefs-d’œuvre ; le Pré aux Clercs et les Huguenots.

Aux lendemains du Capitaine Henriot, on joue Zampa, et la partition d’Hérold fait à son tour salle pleine. « Ce que je suis, ce que je sais, a écrit un poète allemand, M. Geibel, je le dois à l’Allemagne raisonnante ; mais pour le secret de la forme, c’est le sud qui me l’a révélé... » Égale chose peut se dire d’Hérold; lui de même, génie rêveur et passionné, talent pétri de compréhension mâle et de sensibilité féminine, procède du nord et du midi. Mozart et Weber l’ont formé, mais Rossini l’attire, le débauche. Il y a dans le Pré aux Clercs et Zampa des passages qui trahissent l’imitation à outrance d’un génie auquel on s’est livré corps et âme, et dont on caresse jusqu’aux défauts; puis, par contre, le troisième acte du Pré aux Clercs, l’admirable duo du troisième acte de Zampa, viennent tout à coup vous montrer ce qu’une insolation pareille peut vraiment produire de fécond chez un artiste prédestiné. Un autre ouvrage du répertoire courant sur lequel cette irradiation rossinienne semble se répandre d’égale façon, c’est le Fra Diavolo d’Auber. Quel entrain, quelle verve, quelle éclosion instantanée de motifs sous vos pas, quelle surabondance d’idées, tout cela néanmoins marqué du caractère individuel, et conservant à travers l’influence régnante le signe particulier d’un talent qui pour vivre n’a besoin de personne! Pour la richesse de la veine mélodique, l’heureuse étoile qui dansait au firmament à l’heure de sa naissance, ce Fra Diavolo occuperait, à mon gré, dans l’œuvre de l’auteur de la Muette la place que tient le Barbier dans l’œuvre de Rossini; mais où n’irait-on pas avec de pareilles analogies! C’est le tort ou le privilège, comme on voudra, de ce répertoire charmant, varié à l’infini, d’appeler la comparaison, de faire chaque jour renaître la querelle des anciens et des nouveaux. Tâchons de ne renier ni les uns ni. les autres. C’est aussi une manière d’instruire son temps que de maintenir le glorieux passé, et cet enseignement-là, bien loin de nuire aux intérêts de l’Opéra-Comique, lui a toujours au contraire assez profité pour qu’il n’y déroge. Laissons les esprits chagrins maugréer, et s’il les fâche de voir les anciens continuer à garder le pas, qu’ils se consolent en lisant Mme de Sévigne. « Hier, M. de Chevreuse, à l’ordre de Saint-Michel, passa devant M. de La Rochefoucauld. Ce dernier lui dit : « Monsieur, vous passez devant moi, vous ne le devez pas. » M. de Chevreuse lui répondit : « Monsieur, je le dois, car je suis duc de Luynes! — Ah! monsieur, par ce côté-là vous avez raison!» Les ducs de Luynes ici, c’est Boieldieu, Hérold, Halévy, Auber : ils ont fait la Dame blanche, Zampa, l’Éclair, Fra Diavolo, et par ce côté-là ils ont raison.


HENRI BLAZE DE BURY.