Revue musicale - La Flûte enchantée - Polyphème

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Camille Bellaigue
Revue musicale - La Flûte enchantée - Polyphème
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 465-470).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : La Flûte Enchantée. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Polyphème, drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux ; poème d’Albert Samain, musique de M. Jean Cras.


Mozart n’eut jamais de plus fervent adorateur qu’un de ses compatriotes, Grillparzer, le grand poète autrichien. Né l’année même où Mozart mourut, Grillparzer apprit à l’aimer dès son enfance, et sur les genoux de sa bonne. Celle-ci, raconte-t-il, avait « créé » un singe dans la Flûte Enchantée (on n’a pas vu de singe parmi les figurants de l’Opéra). Et cet honneur demeurait le plus cher souvenir de l’humble fille. Elle ne possédait que deux livres : son recueil de prières et le livret de la Flûte Enchantée. L’enfant en connut par elle toutes les merveilles. Quand il passa des paroles à la musique, son enthousiasme redoubla. Plus tard il écrivait : « La musique de ce temps-là n’est pas pour moi de la musique : en elle est ma vie, en elle chante ma jeunesse. C’est tout ce que j’ai pensé, rêvé, senti dans mes meilleures années. C’est pour cela qu’aucune musique venue depuis ne l’a value à mes yeux. »

Une autre fois, plus d’une autre, le poète a parlé de son musicien bien-aimé en des termes qu’on ne saurait assez rappeler, car ils disent l’essentiel : « Il s’est attaché fermement à tes éternelles énigmes, ô toi, l’œil de l’âme, oreille qui sens tout. Ce qui n’entrait point par cette porte lui paraissait un caprice de l’homme et non point la parole divine, et demeurait banni de son cercle de lumière. »

Ceci encore, devant la statue du maître : « Vous le nommez grand ! Il l’est en effet, parce qu’il s’est limité. Ce qu’il a fait et ce qu’il s’est interdit pèse d’un poids égal dans la balance de sa renommée. Parce qu’il n’a jamais voulu plus que ce que doivent vouloir les hommes, l’ordre : « Il le faut » sort de tout ce qu’il a créé. Il a préféré paraître plus petit qu’il n’était, plutôt que de s’enfler jusqu’au monstrueux. Le royaume de l’art est un second monde, mais existant et réel comme le premier et tout ce qui est réel est soumis à la mesure. »

Le critique viennois Hanslick, ayant naguère cité ces maximes, souhaitait qu’elles fussent gravées sur la table de tous les musiciens. Nous souscrivons de grand cœur à ce vœu [1].

Revenons à la Flûte Enchantée. Un autre et non moindre adorateur de Mozart, Gounod, en a dit excellemment : « Cette musique est façonnée par des mains si suaves et si pures, que tous ceux qui la touchent ont l’air de rustres grossiers. Je crois qu’il faut, pour la bien dire, un goût tout à fait supérieur et hors ligne. L’ouvrage n’étant pas une conception dramatique, on ne peut pas là se rejeter sur des effets de passion qui sont toujours plus ou moins à la portée de tout le monde. Ici l’auteur n’a employé que des ressources tellement réservées, tellement placides, d’un ordre tellement en dehors des passions et de la vie réelle, qu’il faut, pour s’y plaire, une très grande habitude, et un très grand amour de l’idéal bien plus que du réel. La seule chose qu’on puisse regretter en entendant la Flûte Enchantée, c’est que le lieu de l’exécution soit un théâtre, la loi du théâtre étant la passion, et par conséquent un développement d’accent et de proportions scéniques que les idées purement contemplatives ne peuvent ni amener ni permettre. »

La représentation que vient de nous donner l’Opéra n’a pas fait éprouver trop vivement ce regret. Parmi les interprètes, il en est une qui possède « un goût tout à fait supérieur et hors ligne. » Sa voix et son chant révèlent également « une très grande habitude » et « un très grand amour de l’idéal. » Que Mme Ritter-Ciampi soit la Comtesse, Fiordiligi, Pamina, c’est merveille de l’ouïr. Et l’on entendit les autres sans déplaisir. On souhaiterait assurément plus de bravoure et d’éclat fulgurant à la Reine de la Nuit. Mais ses deux airs, on le sait, ont de quoi faire peur aux plus intrépides. La dignité ne manque pas à M. Huberty. Sa voix insuffisamment grave descend avec plus de prudence que de majesté, mais descend tout de même jusqu’au dernier les degrés du rôle de Sarastro. Tamino pourrait avoir un peu plus l’air d’un prince. Papageno, l’homme-oiseau, chanteur et comédien, fut très agréable ; aigrelette au contraire, pour ne pas dire acide, sans poésie et sans mystère, la voix des trois « dames. » L’orchestre enfin, élégamment dirigé par M. Reynaldo Hahn, a joué constamment trop bas, je veux dire trop au-dessous de la scène ; on en perd ainsi les détails, et même, par moments, le principal. L’ « abime mystique, » où depuis Wagner il est plongé, ne convient pas à l’orchestre de Mozart.

Il est parfaitement vrai, bien que tout le monde Fait dit, que la Flûte Enchantée diffère des autres opéras de Mozart en ceci, que l’inspiration et la forme en sont plus purement allemandes. Le génie italien y a beaucoup moins de part. Allemande, l’ouverture, et comme pas une ouverture de Mozart ne l’avait encore été. Seule entre toutes elle est fuguée, elle est presque une fugue, et sans doute la moins scolastique, la plus libre au contraire, la plus vive, la plus étincelante, une fugue pourtant. Quelqu’un (M. Julien Tiersot, croyons-nous), observe avec raison que l’introduction, la première phrase de Tamino poursuivi par le serpent, se développe sans répétition ni symétrie. Rien ici qui ressemble à un « air » classique. Au cours de l’opéra, des chansons populaires, d’esprit et de style viennois, fleurissent sur les lèvres de Papageno, l’oiseleur. C’est presque un lied à deux voix que le célèbre duo du même Papageno avec Pamina. Le duo des hommes d’armes, gardiens du temple, a le caractère, tous les caractères, mélodique, rythmique et autres, d’un choral de Sébastien Bach. A la façon dont se pose le chant, dont les basses cheminent, on reconnaît l’influence et comme l’héritage du vieux cantor. Wagner enfin, — et le Wagner de Parsifal même, — n’est-il pas annoncé, promis à sa patrie par une œuvre dont le sujet véritable, et symbolique, consiste dans l’initiation, par des épreuves et des rites qui purifient, aux derniers mystères de l’âme, aux miracles de la lumière et de l’amour ?

National, allemand, ou plutôt, — la distinction n’est pas négligeable, — autrichien par la forme, par le sentiment le chef-d’œuvre de Mozart est universel. On connaît le spirituel album de Tôpffer où, sous la direction de leur instituteur, les jeunes Crépin apprennent à procéder du particulier au général. Ainsi procède le Mozart de la Flûte Enchantée, et nous, en l’écoutant, pour bien l’entendre, nous devons procéder de même. Mais que « le particulier » est donc ici peu de chose ! On a tout dit du livret de la Flûte Enchantée, même du bien, et l’on n’a pas eu tort. Ce qu’on ne saurait trop dire, ou redire, c’est que cette histoire où la féerie, la franc-maçonnerie, la philosophie, la morale, la poésie, voire l’enfantillage et la niaiserie se mêlent, cette histoire atteste mieux que pas une autre la puissance de la musique, puissance vraiment créatrice qui tire de rien tout un monde idéal. Là, contrairement au vers fameux, le plomb vil en or pur s’est changé. Et de ce changement la musique seule est la merveilleuse ouvrière.

Ce n’est rien, moins que rien, que telle ou telle situation, telles ou telles paroles. Par exemple, quoi de plus insignifiant que le duetto de Papageno et de Pamina ! On sait qui le chante : la captive d’un roi nègre, d’une espèce de Guignol appelé Monostatos, avec un preneur d’oiseaux, lui-même habillé de plumes. Sinon sans aimer, du moins sans s’aimer l’un l’autre, sans même se connaître, tous deux échangent des propos, voire des maximes d’amour, qui n’ont rien de rare. « On se réjouit dans l’amour. Par l’amour seul on vit. L’amour adoucit toute épreuve ; à lui sacrifie toute créature. La fin de l’amour est haute ; rien de plus noble qu’un homme et qu’une femme, rien n’approche aussi près de la divinité. » Quelle pauvre poésie ! Mais quel trésor musical ! Quel sens mystérieux, infini, donnent les notes, — et si peu de notes, — aux mots ! « Rien n’approche aussi près de la divinité. » La musique nous le fait croire, elle nous le fait sentir et sa vertu, oui sa vertu, communique à cet éloge de l’amour quelque chose de divin.

On sait que Taine regardait comme les deux signes de l’art véritable, du grand art, la généralité d’abord, ensuite la bienfaisance du caractère. La Flûte Enchantée, entre tous les chefs-d’œuvre de Mozart, porte l’une et l’autre marque. Qui dira de quelle religion, sous les colonnades et sur les parvis d’un sanctuaire soi-disant égyptien, ces prêtres, ces soldats, sont les ministres et les gardiens ? Mais qui niera que leurs sublimes cantiques respirent l’essence même ou l’idéal du sentiment religieux ? Ecoutez bien, entre autres, le chant des deux hommes d’armes. Écoutez-le gravement, pieusement, comme il convient, y compris les paroles, celles-ci, pour une fois, étant graves elles-mêmes et dignes de la musique. « Celui qui chemine sur la route pleine de misères... s’il peut surmonter la crainte de la mort, s’élèvera de la terre au ciel et parviendra à l’état de lumière. » Les Mystères d’Isis ! Autrefois, on nomma de ce nom, dans notre pays, le chef-d’œuvre, alors défiguré, de Mozart. L’hymne des deux chevaliers nous propose, nous découvre de bien autres mystères : non pas ceux d’une erreur ancienne, mais ceux de l’éternelle vérité. Faut-il d’autres exemples de l’étendue, de l’élévation que donne la musique de Mozart à tout ce qu’elle touche ou que seulement elle effleure ? « Au revoir » disent à Tamino et à Papageno les trois « dames » leurs protectrices. Et comme dans Cosi fan tutte, un adorable quintette donne à ce mot seul, à ce petit mot, une grâce, une tendresse infinies.

La bienfaisance d’une telle musique en égale au moins la généralité, si même elle ne la surpasse. Grillparzer encore s’écriait autrefois ; « Quelque chose, hélas ! s’est perdu : le bonheur de l’innocence ; et ce bonheur, Autriche, fut le tien. » Que dirait-il aujourd’hui ! Voilà justement le bonheur que nous donne l’œuvre de Mozart. Elle est une sorte d’évangile musical. Elle annonce la bonne nouvelle et promet le royaume des cieux. Chaque fois que les trois enfants, pareils à de jeunes lévites, commencent ou recommencent à chanter, — et quelles choses exquises ! — je me souviens de la parole divine : « Si vous ne devenez semblables à eux... » Mozart, avec tout son génie, et par ce génie même, leur ressemble. En lui comme en eux tout est simple, tout est clair, tout est pur, tout est heureux. Et pendant que nous l’entendons, si nous savons l’entendre, tout le devient ou le redevient en nous-mêmes. Plus d’obscurité, plus de doute, plus de trouble. Grâce à lui, sans qu’il ait, comme un Wagner, prétendu résoudre l’énigme du monde, nous sommes tentés de dire avec Bossuet : « Il n’y a plus de question. » Plus de haine non plus, ni de colère. Avec les autres, avec nous-mêmes, nous sommes en paix. Enfin et surtout plus de souffrance. La joie qu’à la fin de sa vie, Beethoven, encore et toujours douloureux, demandait poumons tous, Mozart, près de mourir aussi, nous la prodigue avec son dernier sourire.

L’année qui précéda l’apparition de la Flûte Enchantée et la mort de Mozart (1790), Haydn partit de Vienne pour Londres. Mozart, qui l’aimait, se jeta dans ses bras : « O mon cher papa, s’écria-t-il, ce baiser sera le dernier. Nous ne nous reverrons plus. « Moins d’un an après, quand Haydn apprit la mort de Mozart : « O mes amis, dit-il en pleurant, le monde retrouvera-t-il jamais un pareil artiste ! »

Le monde ne l’a jamais retrouvé.

Lire Polyphème, ou l’entendre, n’est pas une petite affaire. Nous regrettons d’avoir été contraint par des exigences d’imprimerie à fixer notre impression, ou seulement à tenter de le faire après un contact unique avec l’œuvre de M. Cras. Impression de longueur, de pesanteur aussi, mais, à certains moments, de noblesse, de puissance et de poésie. Il y a deux de ces moments-là qu’on aimerait pouvoir arrêter, car ils sont beaux. Après vous avoir conté l’histoire, nous tâcherons.

Le Polyphème d’Albert Samain n’est pas celui de l’Odyssée ; plutôt, à la fin, celui de la fontaine de Médicis. Plus vêtu, mais également amoureux et jaloux, au point d’en perdre, sinon la tête, au moins les yeux, qu’il se crève, parce que ses yeux ont vu Acis et Galatée aux bras l’un de l’autre. Le drame, sans péripéties, n’est pas sans passion. Il n’est pas non plus sans poésie. Voilà donc un livret qu’on peut appeler un poème. Il abonde en beaux vers, mais tous alexandrins, et cette métrique uniforme est pour la musique une cause de gêne et de monotonie.

« La mer. » C’est à peu près le premier mot de Polyphème et c’est tout à fait le dernier. Un poème qui commence et finit ainsi ne pouvait manquer de séduire un officier de marine, le second des nôtres, l’autre étant M. Mariotte, qui sont musiciens. Et le début et la fin de Polyphème sont de beaucoup supérieurs au milieu. Non pas seulement la mer, mais la terre, les monts et les bois, toute la nature, est deux fois évoquée, invoquée éloquemment par l’être primitif et farouche qui s’enivre ici de sa vue et là se désespère de ne plus la voir. En outre, dans la dernière scène, la misère d’amour se mêle à l’autre misère. Ce monologue final est vraiment beau, d’une beauté profonde et deux fois émouvante. Sans compter, — ou plutôt cela compte beaucoup, c’est même ce qui compte le plus, — que la musique alors, alors seulement, se dégage et se délivre. Elle brise l’espèce de gangue où partout ailleurs le système, odieux à la longue, du « tout à l’orchestre » l’enferme et l’étouffe. Pour peu que la symphonie, la polyphonie (et lesquelles !) continuent de faire rage, Wagner finira par apparaître aux générations futures comme un mélodiste à l’italienne, comme un roi du bel canto ! Celui-là, oui même celui-là, gardait au fond de son cœur le souvenir, le regret, que dis-je, l’amour de la voix humaine. Mais les wagnériens, les wagnérisants, tous les disciples, asservis, égarés par le maître terrible, l’auront-ils à jamais fait taire, cette voix ! Au commencement de la Flûte Enchantée, les trois « dames » ferment pour un moment, avec un cadenas d’or, la bouche menteuse de Papageno. Mais l’oiseleur, mélodieux comme ses oiseaux, chante encore, même à bouche fermée. Aussi bien sa pénitence est brève. Hélas ! depuis trop longtemps, les lèvres de nos musiciens sont closes, et par une serrure de fer. Qui donc enfin la brisera ? Qui leur rendra le don merveilleux, le don divin de chanter ?


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Sur Grillparzer et Mozart, consulter Hanslick, Grillparzer und die Musik dans Musikalische Stationen), et M. Auguste Ehrard, Le Théâtre en Autriche.