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Revue musicale - La Musique italienne et l’Othello de Verdi

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Revue musicale - La Musique italienne et l’Othello de Verdi
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 211-222).
REVUE MUSICALE

LA MUSIQUE ITALIENNE ET L'OTHELLO DE VERDI

Nous avons dit avec détail, il y a sept ans passés, combien l’œuvre est belle[1]. Comment elle l’est ; quel rang elle vient prendre dans l’histoire de la musique italienne et quelles traditions y reprendre ; quel mal elle y répare et par quelle vertu, nous essaierons de le montrer aujourd’hui.

Cela peut se résumer en deux mots. Au commencement du siècle l’Italie avait rompu le pacte entre l’art et la vérité ; le Verdi d’Othello l’a rétabli. Oui, pendant près de cent ans l’Italie, en musique, n’a guère fait que mentir. Oh ! je le sais, mensonges joyeux, et, comme disait Renan, de pure eutrapélie ; qu’on pardonnait, tant ils avaient de gaité, d’insouciance et d’ironie ; mensonges toujours mélodieux, souvent aimables et rarement grossiers ; mensonges brillans, bruyans, mais enfin des mensonges. Le grand coupable en cette affaire, plus coupable parce qu’il était plus grand, fut Rossini. Grétry disait de Pergolèse : « Il parut et la vérité fut connue. » Rossini n’eut qu’à paraître et elle fut oubliée. Oubliée pour l’apparence agréable et légère, pour le vain plaisir, pour les faciles délices de la sensation et presque de la volupté. Appagare l’orecchio, muovere il cure, ricreare lo spirito. De ces trois devoirs qu’un Marcello jadis imposait à la musique, Rossini trop souvent trahit les deux plus nobles. Il n’enchanta presque jamais que l’oreille. Si par hasard il écrivit le Barbier de Séville et Guillaume Tell, deux chefs-d’œuvre ceux-là, non seulement pour l’oreille, mais pour le cœur et l’esprit, c’est que le Barbier, pour être chef-d’œuvre, n’avait à l’être que par le dehors, par le mouvement et la vie extérieure. Quant à Guillaume Tell, il demeurera toujours une exception, presque une contradiction miraculeuse dans l’œuvre du grand virtuose italien.

Le malentendu qu’avait créé Rossini ne fit que s’accroître après lui. Ses héritiers succédèrent à son génie moins qu’à sa négligence et à ses erreurs, et l’Italie avec eux continua de s’égarer. Mélodistes abondans, chanteurs intarissables, ils chantaient pour chanter, comme les oiseaux, mais comme eux aussi pour ne rien dire. Sur un art tout de convention et tout en formules, la nature ne reprenait plus que de rares et courts avantages. Elle les reprenait pourtant, et l’instinct d’un Bellini, d’un Donizetti, sinon leur volonté, conspirait quelquefois avec elle. C’est ainsi que par endroits, en des œuvres d’ailleurs factices et fausses, la vérité se faisait jour. C’est ainsi que de la Favorite et de Lucie, de Norma, des Puritains ou de la Somnambule, tout n’a pas mérité de périr. Il en reste, et pour toujours, d’admirables fragmens, quelques accens de passion sincère, de touchante mélancolie, une parcelle d’âme enfin et par conséquent d’immortalité. Mais une parcelle et rien de plus. Des arts qui méprisent la vérité, la vérité se venge tôt ou tard. Elle se vengea de la musique italienne. Celle-ci tomba de la convention dans la platitude et l’insignifiance. Elle s’était contentée de flatteries sens ; elle finit par les dégoûter de ses banales caresses, et par elle, même l’oreille ne fut plus charmée. Airs, duos, trios, finales, sous toutes ces formes qu’elle avait créées, si belles jadis et si pleines, le fond peu à peu se déroba, et n’étant plus soutenues, les nobles formes tombèrent, comme tombent, inutiles, les draperies d’où s’est retiré le modèle humain.

Bellini, Donizetti, étaient morts. Rossini gardait le silence. La musique italienne se mourait de langueur. Verdi vint la ranimer, et la vie qu’il lui rendit fut assez puissante pour la soutenir cinquante ans, et après cinquante ans pour la renouveler. Elle éclata d’abord, cette vie, avec une sorte de furie. Il fallait qu’elle s’emportât longtemps au dehors avant de se discipliner et de se distribuer au dedans. De même que chez Rossini tout se changeait en joie, tout chez Verdi se tournait en force, et comme l’un par trop de légèreté, il arriva que l’autre par trop d’énergie dénatura quelquefois la nature et manqua la vérité. Mais quand il la rencontrait, que la rencontre était belle ! Au cours de ses œuvres inégales, dans Rigoletto, la Traviata, le Trovatore, fût-ce dans Ernani, que de jalons plantés, et de quelles robustes mains ! Des sujets qu’il traitait alors, Verdi ne marquait pour ainsi dire que les points culminans ; mais il les marquait d’une flamme. Semblable à l’antique Apollon, il courait sur les sommets. Par malheur, il en retombait souvent dans le vide qu’avaient creusé comme à plaisir ses compatriotes et ses devanciers. C’est ce vide que d’abord Aïda, et puis et surtout Othello et Falstaff sont venus combler. Othello, Falstaff, ne sont les chefs-d’œuvre du maître, que parce qu’ils sont des œuvres plus égales et plus unes. La vérité ne se contente plus d’y jeter des éclairs, d’y frapper des coups violens ; tout en est illuminé, tout en retentit. Ici presque plus de lacunes, de fondrières ; plus de hasard ni d’erreurs. On a, je crois, défini la musique le rapport entre le son et l’âme. Verdi ne devait pas mourir sans avoir saisi ce rapport et l’avoir manifesté dans son infinie grandeur et dans son détail infini.

Du terme enfin touché par le vieux maître, on pourrait jeter les yeux sur l’une des étapes ou des stations de sa route, et pour mieux sentir le miracle suprême, refaire tout le pèlerinage. Mais puisque d’un même sujet (et quel sujet ! ) à quatre-vingts ans d’intervalle, deux fois s’inspira la musique d’Italie, il paraît plus intéressant, plus naturel au moins, d’opposer les deux inspirations, d’Othello de Rossini et celui de Verdi se répondent, ou plutôt se contredisent : l’un, signe d’erreur et de décadence ; l’autre, de relèvement et de vérité.

C’est un mensonge d’abord, et même, comme nous disions plus haut, un mensonge joyeux, que le livret rossinien. Rien ne se peut imaginer d’aussi étonnant, et j’admire qu’on ait su tirer de Shakspeare une pareille ineptie. Drame, caractères, poésie, tout y est abaissé au niveau d’un art sans respect et d’un public sans conviction. Rien ne prouve que l’auteur de cette chose misérable et ridicule ait seulement lu Shakspeare et jamais rien su d’Othello, sinon que c’était un nègre, qui tua sa femme par jalousie. En tout cas le marquis Berio (c’est le nom du poète italien) a pris toute Licence avec son confrère anglais. Cassio, par exemple, lui paraissant inutile, il le supprime. Roderigo lui suffit. C’est de Roderigo qu’il l’ail l’amoureux transi, le don Ottavio de Desdemona. C’est contre lui qu’il déchaîne Othello ; non pas au moins parle moyen fameux et trop familier du mouchoir, mais par la fiction infiniment plus comme il faut d’une lettre surprise. Rien d’aussi dépouillé d’artifice, j’allais dire d’aussi bon enfant que les scènes entre Othello et Iago. La scène plutôt, car il n’y en a qu’une, et sommaire. Ah ! l’on ne s’attardait point alors à la psychologie. « De toutes les niaiseries du libretto, celle-ci est la plus plaisante. Le moindre roman copié de la nature eût appris au littérateur estimable que je prends la liberté de critiquer, que le cœur humain rend plus d’un combat, est agité par plus d’un doute avant de renoncer pour toujours au bonheur suprême et le plus grand qui existe sur cette terre, de ne voir que des perfections dans l’objet aimé. » — C’est Stendhal qui dit cela, et, ma foi ! pour Stendhal critique cela n’est pas mal dit.

Donc Othello provoque Roderigo, et tous deux se battent en duel. Desdemona survient et les sépare. Le père de Desdemona parait à son tour ; elle se déclare l’épouse du More ; il la maudit. Elle, infiniment plus filiale dans l’opéra que dans le drame, pleure, se désespère, et un chœur délicieusement nommé le « chœur des confidens » s’associe à sa douleur.

Puis c’est le dernier acte, celui dont Rossini disait : « Il restera. » En quoi Rossini se trompait, au moins de moitié. Encore ne parlait-il que de la musique. Mais du drame, de ce drame d’après Shakespeare. Il reste moins encore : trois vers, qui sont de Dante. A la vérité, les avoir cités ici, avoir fait soupirer par un pêcheur qui passe sous la fenêtre de l’enfant douloureuse et qui se souvient, ces immortelles paroles de souvenir et de douleur, voilà la seule trouvaille du pauvre marchese ; qu’au moins elle lui soit comptée. Le reste, oh ! le reste malheureusement n’est pas le silence, comme dit Shakspeare encore : c’est jusqu’au bout le contresens et la caricature. C’est Desdemona déliant Othello, présentant sa poitrine au poignard, criant presque le : feri ventrem ! d’Agrippine, pour justifier sans doute par tant d’intrépidité le fameux : « O my fair warrior ! ô ma belle guerrière, » dont le librettiste avait entendu parler. Connaissant aussi, par ouï-dire, un autre mot non moins célèbre, il voulut également le traduire et le placer. C’est pourquoi le More, sentant sa main trembler et se demandant d’où vient qu’elle tremble, regarde le flambeau : Eccone la cagione, dit-il, et il l’éteint. Et voilà ce qu’est devenu l’admirable : « C’est la cause ! la cause ! Chastes étoiles, que je ne la nomme pas devant vous ! »

Si la musique au moins faisait oublier le poème ! Mais, à part deux ou trois pages, elle lui ressemble. Deux fois sublime est la plainte du gondolier ; avec la beauté musicale elle possède la vérité dramatique. Plus convenue déjà, mais belle, très belle encore est la romance du Saule, ainsi que la prière qui suit. Mais ailleurs, partout ailleurs, la musique ne fait qu’ajouter son mensonge à celui de la poésie. Elles s’unissent toutes deux pour trahir Shakspeare, l’âme humaine, et pour les parodier. Pas un personnage, pas un caractère n’est créé par les sons. Ni Desdemona, ni Othello, ni Iago n’existent musicalement. Tous trois chantent de même et chantent en vain ; des notes, toujours des notes, et jamais un accent ; « admirable musique, dit Stendhal, sous tous les autres rapports que celui de l’expression. » Mais non ; cette musique, fût-ce en tant que musique seulement, n’est rien moins qu’admirable. En dehors même du drame, avec lequel elles jurent, et du sentiment, qu’elles outragent, ces formes sonores n’ont point de beauté : ces mélodies sont constamment vulgaires, ces harmonies pauvres, et ces timbres insignifians. Quand Alfred de Musset trouvait tous les motifs d’Othello « tristement frères », il ne croyait pas dire si vrai ; rien de plus triste qu’une telle fraternité de misère. Allegros de bravoure et andantes de langueur ; duos à la tierce avec reprises, strettes, vocalises et fioritures ; accompagnemens syllabiques des chœurs, tout cela se ressemble, et tout cela se vaut. Nul n’ignore que dans le duo final entre Othello et Desdemone, Rossini a fait revenir à l’orchestre, oui revenir du Barbier ! le motif de la Calomnie. Il n’y entendait pas malice, dit-on. On se trompe peut-être. Peut-être ce rappel n’est-il qu’une malice au contraire, et une ironie : le maître, au terme d’un tel ouvrage, se rendait enfin justice, et s’excusait avec un sourire d’avoir été lui-même le grand calomniateur. Mais voici l’autre Othello, celui où tout est véridique et loyal ; où tout est fidélité, respect, amour. Le poète, d’abord, ne s’est permis avec Shakspeare que les retranchemens nécessaires. Forcé de raccourcir, de condenser, de transposer aussi, jamais il n’a dénaturé ni méconnu. Tout Shakspeare ne pouvait entrer dans un scénario d’opéra ; du moins n’y est-il rien entré qui par la pensée ou la parole, par l’une et l’autre quelquefois, ne soit de Shakspeare ; rien qui ne soit lui ou digne de lui. C’est donc l’âme, les âmes shakspeariennes mêmes que M. Boito a livrées à Verdi, et ces âmes déjà vivantes par les mots, les notes les ont fait vivre encore et peut-être davantage. De l’original humain, la musique, après et d’après la poésie, a donné comme une seconde épreuve, et celle-ci n’est pas inégale à l’autre ; comme l’autre elle est ressemblante et elle est belle ; ou plutôt elle est belle parce qu’elle est ressemblante.

Cherchons donc cette beauté dans cette ressemblance, dans la conformité de la musique avec les sentimens et les passions, avec l’âme encore une fois, qui en art comme en tout demeure le terme et le fond. C’est elle qui chez les personnages du drame musical ne cesse de se manifester. Les caractères sont posés dès le début ; jusqu’au bout ils se soutiennent et se développent. Il suffit d’être attentif, mais il faut l’être, pour en suivre l’évolution, en surprendre les variantes rapides et les nuances sans nombre. L’œuvre, allions-nous dire, crie tout entière de vérité. Non, pas tout entière, et la vérité qui sans doute y crie parfois, d’autres fois y gémit, y soupire ; elle y parle même tout bas. Comme (die-chante d’abord dans tout le duo du premier acte ! De la scène shakspearienne du Sénat et du plaidoyer du More, M. Boito a su retenir et reporter ici tout ce qui devait nous être dit sans retard d’Othello, de Desdemone et de leur amour. Othello héroïque, ainsi qu’il sera toujours, mais calme, l’abandonnant, tel qu’il ne sera plus jamais ; Desdemone charmée et compatissante ; leur tendresse née de la souffrance et de la pitié, il fallait que la musique montrât tout cela. Elle l’a montré dans cet admirable duo d’amour, unique page où plane la paix, où sourit l’espérance. Amour chez Othello viril et fort, dont le timbre des violoncelles, dont la première phrase du ténor, en notes graves, expriment d’abord la plénitude et l’intensité ; amour orgueilleux ensuite et guerrier, pour lequel commencent de sonner les clairons à leur tour. Mais Desdemone les interrompt. Alors c’est un autre amour qui s’épanche : l’amour féminin, consolateur, qui se plaît à rappeler moins la gloire que la misère. Pas une phrase de Desdemone qui ne soit exquise : l’une est mollement portée par de pures harmonies, par des sonorités pieuses et qui semblent d’un orgue ; un souffle, un parfum d’Aïda passe sur une autre, qui parle de l’Afrique et des sables ardens où fut captif le sombre époux. Et cette musique pourtant n’est pas tout à fait heureuse : la douceur en est voilée, l’extase inquiète et menacée vaguement. Il monte de l’orchestre des bouffées de mélancolie ; pareilles aux dernières gouttes de l’orage apaisé, des notes de harpes perlent l’une après l’autre, et l’étoile d’amour qui tremble au ciel encore humide, l’étoile que salue Othello d’une voix comme elle tremblante, est vraiment la « triste larme d’argent du manteau de la nuit. »

De la psychologie musicale que nous étudions dans Othello, le second acte peut-être est le chef-d’œuvre, et dans l’histoire de la musique italienne depuis un demi-siècle, chef-d’œuvre sans précédens Verdi lui-même avait rendu souvent avec cette puissance, avec cette vérité, telle situation, tel ou tel côté d’un caractère. Le Miserere du Trovatore, le dernier acte de la Traviata, l’air de Philippe II dans Don Carlos et le duo qui suit, autant de belles choses ; mais belles tout d’une pièce, belles en quelque sorte par un grand parti pris, et sinon par l’immobilité, du moins par l’uniformité d’un sentiment très général. Ici au contraire, et pour la première fois, la beauté naît du détail et de la variété : elle se multiplie, elle circule pour ainsi dire avec la vie. Elle n’est plus dans ce qui demeure et dure, mais dans ce qui passe et ce qui change. Le sujet l’exigeait, la passion de la jalousie n’étant ni de celles qui fixent l’âme et la paralysent, ni de celles qui la précipitent à l’abîme d’un seul coup et sans détours. Demandez plutôt à Shakspeare et relisez les deux scènes capitales entre Othello et Iago ; faites mieux : allez les entendre, mises en musique par Verdi. Là où Rossini se contentait d’un duo concertant, et que ce concert même condamne, Verdi veut un acte entier. Toujours le mot de Stendhal : « Le cœur humain rend plus d’un combat. » Verdi l’a compris, et dans ce second acte admirable d’exactitude et d’abondance, il a lui aussi livré plus d’une bataille. Conflit entre Othello et Iago ; dans le cœur du seul Othello, conflit encore. De cette double mêlée la musique imite les moindres hasards, les vicissitudes sans nombre. Rien n’échappe à son pouvoir subtil de représentation morale. Elle accuse le contraste des deux âmes, elle suit le travail de l’une sur l’autre ; elle compte les gouttes de poison, note le moindre frisson de souffrance, et comme dans le drame le sujet incessamment se renouvelle par les images poétiques, il se renouvelle dans l’opéra par les images sonores.

Iago, porte une vieille édition d’Othello, Iago, « un scélérat ». Tel il se définit et s’analyse lui-même dans le Credo : commentaire musical auquel concourent les mélodies, les harmonies, les rythmes et les timbres. Commentaire admirable de puissance d’abord et de fureur impie, lyriquement jeté à travers la menace des cuivres et l’éclat de rire des trilles ; plus admirable encore lorsque tout ce lyrisme tombe, lorsque l’ode cynique s’achève en cynique méditation, la colère en dégoût, et que toujours plus lentes, plus profondes et plus dédaigneuses, les quelques notes du motif principal s’égrènent et s’évanouissent dans le néant.

Hormis cette explosion, presque tout le rôle d’Iago n’est composé que d’insinuations musicales, de démarches pour ainsi dire aussitôt suspendues que hasardées, de velléités, d’essais et d’amorces. À ce point de vue, le récit du songe de Cassio me semble un chef-d’œuvre d’expression ; chef-d’œuvre par la mélodie insidieuse, par le chromatisme subtil, par l’instrumental ion atténuée, étouffée, sourdement persuasive et tout bas éloquente. Et que ces légers frôlemens que des touches aussi délicates déterminent chez Othello d’aussi effroyables transports, cela crée entre l’effet et la cause, entre l’étincelle et l’explosion, un contraste dont la musique, encore plus vivement que la tragédie, manifeste la force et la beauté. Elle est éminemment du domaine musical, l’atroce réaction (j’entends presque le mot au sens chimique) de l’âme empoisonneuse sur l’âme empoisonnée. Je me souviens que Rossi, jouant Othello, passait constamment, et d’un geste circulaire, sa main sur sa poitrine, comme pour suivre au travers de sa chair l’affreux circuit de la douleur. De même ici je sais tel motif d’orchestre qui tourne sur lui-même, et qui en tournant creuse et déchire. Puis, au moindre mot de Iago, ce sont chez Othello des sursauts, des élancemens de souffrance et de rage ; en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, c’est la voix emportée sur les sommets et replongée aux abîmes ; ce sont les cordes extrêmes frappées coup sur coup ; c’est l’âme en proie à tous les reviremens du doute, à toutes les contradictions de la folie. Et jusqu’à la fin de ce second acte, les deux forces affrontées continuent ainsi d’agir : l’une cachée sous une impassible musique, l’autre lâchée au travers d’une musique en délire ; et comme l’une a trouvé dans le récit du songe de Cassio la dernière atténuation d’elle-même, l’autre va trouver d’elle-même également l’exaltation dernière et le paroxysme, dans les pages magnifiques, poignantes, que termine l’adieu lyrique aux drapeaux. Les voilà, ces brusqueries, ces cassures du sentiment intérieur dont parle Taine, je crois, à propos des héros de Shakspeare. Voilà ce dont il parle aussi, « l’imagination effrayante, la vélocité furieuse des idées multipliées et exubérantes. » Ne nous plaignons pas que ces idées (j’entends les idées musicales) soient trop courtes et trop pressées, qu’elles passent trop vite, ou que cet acte entier soit fait de détails. C’est qu’il déborde de vie, et si, comme on l’a dit, il n’y a de science que du général, il n’y a de vie, surtout dans Shakspeare, que du détail et du particulier.

Après Iago, après Othello, dans la musique de Verdi qui ne reconnaîtra Desdémone ? Son rôle comme son âme a peu de mouvement et peu de passion. C’est une suite de formes sonores également suaves, le plus souvent simples et lentes. Calme dans le bien ainsi que Iago dans le mal, Desdémone diffère de Iago par la lumière et d’Othello par la douceur. À elle moins qu’à toute autre convenaient les chants ornés, brillans, et les vocalises de Rossini. Il lui fallait cette voix unie, blanche d’innocence et de pureté. Il lui fallait ces phrases toujours limpides, au fond desquelles on voit son âme. Oh ! la belle cantilène dans le duo du troisième acte, où le flot mélodique s’étale avec tant d’ampleur et de transparence ; où l’épanouissement d’une modulation, la succession de deux accords suffit à lever tous les voiles et à découvrir en ce cœur de femme des abîmes de pureté ! « Vois, dit-elle, vois les premières larmes qui tombent de mes yeux ! » La phrase parlée finirait ainsi. Plus logique et plus finement vraie, la phrase musicale reprend : « les premières larmes ! » et s’achève sur cette reprise : le détail significatif et touchant n’est point ici que Desdémone pleure, mais qu’elle pleure pour la première fois. Et dans l’analyse de cette âme charmante, voici que la musique pénètre encore plus avant. Seule d’abord à pleurer, Desdémone pardonnait ou ne se plaignait que tout bas. Mais voyant pleurer Othello, elle s’épouvante ; c’est en désespoir que se change la douceur de son reproche, et devant le mal qu’elle fait innocemment souffrir, elle trouve le cri que ne lui put arracher le mal qu’elle a souffert.

Partout ainsi, fut-ce dans les morceaux les plus largement traités, sous les plus vigoureux coups de brosse, on découvre des touches exquises. Elles témoignent d’un art infiniment attentif et sensible à l’infinie variété du cœur humain. Jadis il en était autrement. Une passion en musique ne prenait guère qu’une attitude, une seule, et la gardait. L’âme était massive. Le musicien peignait comme font les enfans : par teintes monochromes, sans modelé, sans ombres. Dans l’Othello de Rossini, par exemple, ne parlons pas d’Othello lui-même : il n’existe pas en tant que personnage, et n’est qu’un ténor de bravoure. Mais Desdémone ! Un instant du moins, au commencement du dernier acte, elle existe, elle a la vie. Ces quelques minutes d’être, elle les doit à la romance du Saule, qui est une chose triste et une chose belle. Mais que cet être encore est incomplet, comme cette tristesse est sommaire, et qu’il entre de convention dans cette beauté ! Le prélude d’abord, andante honorable et froid, ne prépare en rien ce qui va suivre. Les récitatifs, ici même, sont de la dernière insignifiance. Puis le gondolier passe en chantant, et son passage, on ne saurait trop le répéter, est sublime. Mais pourquoi faut-il qu’aussitôt après et jusqu’à la fin le librettiste ait parodié Shakspeare, qu’il ait remplacé par le souvenir de je ne sais quelle amie de Desdémone, hélas ! et par son nom : Isaure ! le souvenir et le nom de Barbara ! « Ma mère avait une pauvre servante », dit Shakspeare. La servante avait vu naître l’enfant, et l’enfant dit : « ma mère », parce que l’enfant va mourir.

Elle est admirable cependant, la romance de Rossini ; elle l’est en dépit de la fameuse harpe, qui décidément la gâte un peu. L’un des « princes de la critique », que dis-je, le seul, M. le prince de Valori, a beau certifier que la harpe était l’instrument favori de l’époque, que celle de Desdémone elle-même, après avoir été conservée pendant quatre siècles au musée Morosini, fut achetée cent mille francs par un collectionneur, tout cela justifie mal en un pareil moment l’exécution d’une pareille ritournelle, de ce morceau de concert où l’on entend le harpiste et non Desdemona. Et puis, de la romance même, la beauté paraît encore trop uniforme. Il y manque cette mobilité, ce quelque chose d’ondoyant et divers où se reconnaît la vie, non seulement la vie de l’âme entière, mais la vie de chacun des sentimens, de chacune des passions de l’âme. D’aimer ou de haïr il y a mille modes divers ; une souffrance, une joie est faite de mille joies et de mille souffrances. Plus que toute autre disposition morale peut-être, la tristesse a ses degrés ainsi que ses nuances. On l’a dit avec autant de poésie que de justesse, elle est « une sorte de crépuscule qui suit la douleur[2]. » Or, de toutes les heures du jour, le crépuscule n’est-il pas la moins arrêtée et la plus changeante ? Ces changement, et dans l’unité constante cette variété, ce scrupule de vérité dans la vérité d’ensemble, voilà tout ce qui fait du Saule de Verdi quelque chose d’exquis et de nouveau. Ce chant n’est pas triste comme l’autre, une fois pour toutes ; il est triste mille fois. Il nous fait respirer avec l’air de cette chambre les impalpables atonies de la nuit, de la peur et de la mort. Et tandis qu’au thème rossinien les couplets successifs n’apportaient guère que des variations de virtuosité vocale, chaque strophe de Verdi s’entoure et se pare, oh ! Ma mélancolique parure, de variantes morales : d’un souvenir, d’un regret, d’une crainte de plus. Cantiamo ! répétait sans cesse le texte italien. Qu’ils chantent ! a-t-on traduit, et l’on ne saurait mieux traduire. Il revient, ce mot si vague, presque aussi souvent que le nom de l’arbre pâle : Saule ! Saule ! Saule ! et chaque fois avec une inflexion, une intention nouvelle. — Qu’ils chantent ! Et qui donc ? Il n’importe, mais qu’un chant se fasse entendre ! Que de l’angoisse, de la mort peut-être, il défende Desdémone ! — Qu’ils chantent ! reprend-elle avec un faible sourire ; qu’ils chantent, ceux qui vivront demain et demain chanteront encore ! — Qu’ils chaulent ! murmure-t-elle enfin, et cette fois l’harmonie se referme, et le dernier accord tombe sur celle qui ne chantera plus.

Ainsi dans l’opéra de Verdi nous avons rencontré partout la vérité. Et puisque nous l’avons rencontrée dans léchant, dans les accords, dans l’instrumentation, en un mot dans chaque élément essentiel et spécifique de l’art, il est permis d’en conclure que cette musique est non seulement plus vraie, mais plus musicale, plus belle enfin que ne l’était depuis longtemps la musique d’Italie. Cela d’ailleurs n’empêche pas Othello d’être une œuvre foncièrement italienne, par laquelle Verdi rend à l’ancien, au pur génie de sa race, en même temps qu’un éclatant service, un témoignage éclatant. Italien, disons latin pour le faire un peu nôtre, le maître l’est d’abord, ici comme dans Falstaff, par le choix du sujet. Sujets humains, vivans, sujets de drame ou de comédie, et non d’épopée mythologique et légendaire ; sujets qu’à l’Italie autrefois Shakspeare avait empruntés pour les lui rendre un jour plus beaux, plus glorieux. Sans compter que nous remontons aujourd’hui si volontiers dans le Nord, et si haut, que Shakspeare nous parait presque méridional ; il fait clair, il fait chaud dans son esprit et dans son cœur.

Italienne, cette musique l’est à plus d’un titre. La mélodie, et la mélodie vocale, non seulement y abonde, mais y prédomine. C’est la mélodie italienne épurée, rajeunie ; mais c’est encore la mélodie italienne. Constamment (dans le duo du premier acte, dans celui du troisième et dans le monologue d’Othello, dans l’Ave Maria), les formes ou plutôt les lignes sonores se développent à l’aise. La voix reprend ici la valeur, l’autorité, l’expression immédiate et véridique, l’accent qui tour à tour s’impose ou s’insinue, toutes les vertus enfin dont l’avaient dotée les maîtres italiens d’autrefois, dont ceux d’hier l’avaient dépouillée. Ce n’est pas seulement pour chanter que chantent les personnages d’Othello, c’est pour parler aussi : mais ils chantent presque toujours. Leur chant tantôt se déploie en toute liberté mélodique, témoin au troisième acte l’admirable élan qui termine le monologue d’Othello ; tantôt, comme dans presque tout le second acte, il alterne et concerte avec un orchestre chantant aussi ; quand par hasard il se réduit à la déclamation, de la voix alors, de la voix découverte, nue, l’effet peut être saisissant. Il l’est, au dernier acte, après le meurtre de Desdémone, dans l’appel d’Emilia derrière la porte close ; il l’est encore et davantage, dans l’âpre altercation d’Emilia et d’Othello près de la morte : « Cassio fut son amant ; demande à Iago. — A Iago ? — A Iago. — Fou ! l’as-tu pu croire ? Au meurtre ! à l’aide ! le More a tué Desdemona ! » Quelques mesures à peine ; une note, une seule, mais redoublée avec tant de précipitation et de furie ; sur la dernière syllabe un si foudroyant éclat d’orchestre, que dans la musique de théâtre je ne sais rien de plus bref ni de plus beau.

Pas plus que la voix, l’orchestre d’Othello n’est traité à l’allemande. Il concourt au drame musical, il ne lui commande pas. Toujours intéressant, toujours expressif par les sonorités, par la psychologie des timbres, il l’est moins souvent par l’élaboration et la combinaison des motifs, par ce qui constitue à proprement parler la symphonie. Mais là ne fut jamais le centre de gravité ou de beauté de la musique italienne ; la nature et la tradition défendront et délieront toujours de l’y transporter.

Enfin si le Verdi d’Othello a brisé les formules factices et passagères, il respecte, que dis-je ? il restaure la forme authentique, éternelle, où le génie de son pays est fait pour se définir et se concentrer. Si mobile et diverse que soit la musique d’Othello, si docile à la passion, à la parole, elle demeure avant tout formelle. Elle n’a rien de commun avec l’art en quelque sorte invertébré qui menace aujourd’hui de devenir le nôtre. Elle est un organisme complexe, mais déterminé. Prenez les pages en apparence les plus libres ; elles sont harmonieuses et constituées, une loi les régit : loi de proportions, d’ordonnance, d’eurythmie, loi nécessaire et fondamentale, à laquelle se soumet de lui-même l’esprit de nos voisins, et le nôtre, dès qu’il agit selon sa nature, dans son indépendance et sa pureté. La chanson du Saule, par exemple, a beau flotter au gré des pressentimens et des souvenirs, il serait aisé d’y surprendre la symétrie de strophes véritables ; de montrer comment chaque modulation, chaque note suspendue aspire à l’unité tonale et la rétablit. Et qu’est-ce autre chose que le monologue d’Othello au troisième acte, sinon un chef-d’œuvre d’opposition et d’équilibre, en deux parties qui se font pendant et contre poids ? Dans la première, tout est atterré ; comme dit Bossuet, tout est abruti ; dans l’autre, tout se ranime et se relève. L’une est presque le néant ; l’autre est le paroxysme de la vie et de la douleur. Le contraste est admirable. On peut ajouter : il est classique, tant il est franc, tant il est logique et tant il est fort.

Oui, classique, et classique italien, tel est bien, sous la nouveauté de la forme, le fond de Falstaff et d’Othello. Le Verdi de d’un et de l’autre est de son temps, mais il reste de son pays. Par-dessus les maîtres qui ont compromis l’art national, il tend la main à ceux qui l’ont créé. Son œuvre est de restauration plus que de révolution. C’est aux arbres du fleuve natal que le glorieux vieillard a suspendu sa harpe, et les arbres ont miraculeusement refleuri. Il a fait en musique ce que font dans les sciences, dans la philosophie, dans tous les ordres de l’entendement humain, ceux qui veulent s’élever plus haut. De son art il a corrigé les imperfections et désavoué les erreurs ; il a supprimé les bornes et les obstacles ; mais l’essence, mais l’être pur, il s’est gardé de l’anéantir. Au contraire il n’a voulu que le dégager, que l’accroître, et c’est ainsi, qu’il s’est rapproché plus qu’il n’avait jamais fait encore, de la vérité absolue et de l’absolue beauté.


M. Saléza dans le rôle d’Othello montre beaucoup d’intelligence, de goût et de chaleur. Il chante et ne crie pas ; malheureusement l’ampleur et la puissance lui font défaut.

Iago, c’est M. Maurel, ou plutôt M. Maurel est Iago. Gestes, airs de visage, d’un visage qu’il a fait affreux et superbe étrangement ; intonations, silences même, c’est de tout cela qu’il compose le personnage, et tout cela est juste, tout cela est profond et quelquefois tout cela est grand.

Mme Caron ne fut jamais plus admirable, admirable plus-complètement que dans le rôle de Desdemone : jamais plus noble, plus chaste, plus lasse d’une plus douloureuse lassitude. Jamais surtout elle ne fut aussi tendre. Elle s’est rappelé que Shakspeare a dit de Desdemone : « Le monde ne contient pas mie plus douce créature. » Et quant au quatrième acte, avant de l’entendre et de le voir chanter ainsi, nous le savions par cœur, et pourtant nous ne le connaissions pas.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1887.
  2. Prevost-Paradol.