Revue musicale - La Reine Topaze

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Revue musicale - La Reine Topaze
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 7 (p. 708-720).
REVUE MUSICALE

Si, comme le dit un vieux proverbe, — et tous les proverbes sont vieux, — tout ce qui brille n’est point de l’or, on peut affirmer également que tout ce qui retentit et résonne dans les théâtres lyriques de Paris n’est pas toujours de la musique. Ce mot de musique, sous lequel les Grecs entendaient tant de choses, c’est-à-dire presque l’ensemble des connaissances humaines, a aussi chez les peuples modernes des significations très diverses. Il en est de la musique comme de la poésie, sa sœur ; il y en a pour tous les âges, pour toutes les conditions et pour toutes espèces d’oreilles. Tel qui se délecte aux flons flons d’un pont-neuf restera insensible à une symphonie de Beethoven, et celui qui s’extasie à une représentation du Trovatore de M. Verdi pourra bien n’éprouver qu’un mortel ennui à écouter Guillaume Tell de Rossini, le Freyschütz de Weber, ou mieux encore les beautés suprêmes du plus parfait des chefs-d’œuvre, nous avons nommé le Don Juan de Mozart. Et pourtant, sous la diversité de ces goûts mobiles, il y a un goût permanent ; sous ces sensations transitoires de la nature humaine, il existe une loi du beau qui ne vit pas, comme la rose, seulement l’espace d’un matin. C’est donc avec raison, dit La Bruyère, qu’on dispute des goûts, car il ne peut pas y avoir de vérité sans erreur, et le beau suppose l’existence de son contraire, monseigneur le laid. C’est ce que les philosophes appellent la simultanéité du fini et de l’infini, dualité inévitable dans l’esprit humain, clair-obscur qu’on retrouve dans toutes les manifestations de la vie. Pour nous qui supportons le poids du jour à travailler humblement à la vigne du Seigneur, sans méconnaître le prix des choses qui passent et qui durent plus d’une semaine, nous ne cachons pas que nous avons un grand faible pour ce genre de musique et de poésie qui, comme dit la chanson, est de toutes les saisons. »

Voulez-vous des succès ? Nous en avons les mains pleines. Depuis l’Opéra jusqu’aux Bouffes-Parisiens, où M. Offenbach vient de donner une nouvelle édition de Robert le Diable, approprié à la taille de ses fantoccini, on n’entend qu’applaudissemens, ovations triomphales, où les virtuoses et les compositeurs sont traînés à la barre de l’admiration publique. Heureux pays, heureuse époque qui ne sait plus à quel chef-d’œuvre se vouer ! Mais procédons avec ordre, et puisque c’est M. Victor Massé qui est venu le premier au moulin, prenons d’abord son sac portant l’étiquette de la Reine Topaze. Qu’est-ce donc que la reine Topaze ? D’où vient-elle ? quels sont ses faits et gestes pour faire tant de bruit dans le monde ? Elle vient du fond de l’Orient, et c’est l’une des mille métamorphoses d’un type de bohémienne suffisamment connu, qui a été créé et mis au monde par Cervantes dans une charmante nouvelle, que M. Victor Hugo a baptisé du nom d’Esmeralda, et que M. Scribe a reproduit ensuite sous toutes les formes. Dans les Diamans de la Couronne, elle se nomme Catharina, et M. Clapisson l’a particulièrement connue sous le nom de Fanchonnette. La reine Topaze est comme le solitaire de feu M. d’Arlincourt, elle voit tout, elle entend tout, elle est partout. Elle règne en souveraine dans Venezia la bella à la barbe de l’inquisition et du conseil des dix. Recueillie et protégée par un certain capitaine d’aventure qui se nomme Rafaël, elle lui a voué une reconnaissance si vive que cela peut bien passer pour de l’amour. Sur ce fond de légende ajoutez tous les incidens et toutes les intrigues que vous pourrez imaginer pour égayer le public pendant trois mortels actes, et vous connaissez l’histoire de la reine Topaze, qui n’est rien moins que la dernière des Salviati, grande famille vénitienne. Elle épouse, comme vous le pensez bien, le capitaine Rafaël, au grand déplaisir d’une méchante rivale, la comtesse Filomèle de Vicence. Tel est le conte bleu de MM. Lockroy et Léon Battu, qu’on assure être des gens d’esprit.

Il y a longtemps que M. Victor Massé joue du chalumeau le long des ruisseaux limpides, et qu’il fait retentir les bois d’alentour de ses rustiques roucoulemens. Il y a longtemps qu’il aspire à l’honneur de pouvoir s’écrier avec le poète de Mantoue :

Ille ego, qui quondam gracili modulatus avena
Carmen…

et tout ce qui s’ensuit. L’auteur gracieux de la Chanteuse voilée, de Galathée, des Noces de Jeannette, de la Fiancée du Diable et des Saisons a-t-il enfin réussi à courir pendant l’espace de trois actes sans perdre haleine ? La musique de la Reine Topaze est-elle plus neuve et d’une distinction moins maniérée que celle qui lui a voulu déjà tant de jolis succès tempérés par un peu d’ennui ? C’est ce qu’il nous reste à voir.

Passons vite sur l’ouverture, qui n’a rien qui mérite de fixer notre attention. Aussi bien ce qu’on appelle la jeune école moderne en est arrivé à ne plus pouvoir écrire une de ces petites préfaces de musique instrumentale qui disposent l’auditeur à écouter patiemment l’ouvrage qu’on lui a promis. Six jeunes seigneurs qui, par un beau matin de printemps, débusquent sur une petite place de Venise, chantent un léger sextuor : Ah ! quelle fête ! ah ! quel plaisir ! d’une harmonie suave, et que nous préférons au morceau qui vient après, un chœur à deux parties, dont la cadence à l’unisson soulève l’enthousiasme prémédité du parterre :

Nous sommes six seigneurs qui, pour la même femme,
Brûlons des mêmes feux…

Après cette introduction, heureusement disposée, le capitaine Rafaël, qui vient à la rencontre des beaux seigneurs vénitiens, raconte son histoire sur un rhythme saillant : Je suis capitaine d’aventure ! La réponse du chœur et l’accompagnement de l’orchestre encadrent ces couplets de manière à en atténuer la vulgarité. Nous préférons la romance que chante encore le capitaine Rafaël :

Beau cavalier, marche toujours !

dont la mélodie et l’accompagnement sont très recherchés, comme tout le premier acte. La prière nasillarde des deux bohémiens dont la reine Topaze se fait suivre ne manque pas d’une sorte de caractère. Il y a dans l’accompagnement une spirale dessinée par le basson qui est d’un effet piquant. La fantaisie vocale où la reine Topaze donne une définition allégorique du vol de l’abeille est charmante, finement accompagnée et bien supérieure aux vocalises prodigieuses que Mme Miolan débite sur l’air du Carnaval de Venise. Le trio syllabique entre les deux bohémiens et la reine Topaze, dont ils viennent d’exécuter un ordre difficile :

Il est là, le voilà,

est ingénieux, bien en situation et toujours élégamment accompagné. Dans ce premier acte, qui est le plus long et le mieux réussi de l’ouvrage, nous pouvons encore signaler quelques jolis détails d’un duo de soprano et ténor entre Rafaël et la reine Topaze, le chœur des gondoliers, qui se chante derrière les coulisses, et qui ne vaut pas certes celui de la Reine de Chypre, un vrai chef-d’œuvre, et l’andante plein de distinction de l’air de soprano que chante toujours la reine. Topaze :

Adieu, rêve de bonheur !

et dont l’allegro pourrait être supprimé sans grand dommage pour la gloire du compositeur.

Le second acte s’ouvre par un dialogue en deux couplets :

Rira bien celui-là
Qui le dernier rira,

que la reine Topaze et Rafaël chantent tour à tour en exprimant leur gaieté par des éclats de rire heureusement enchâssés dans quelques notes chromatiques bien choisies. Le duo pour soprano et baryton entre Annibal, un viveur riche, sot et prétentieux, qui sert de pivot à toute l’intrigue de la pièce, et la comtesse Filomèle, une franche coquette dont il est amoureux, ce duo pourrait être aussi supprimé, ce qui ferait ressortir d’autant l’espèce de septuor syllabique pour voix d’hommes, et qui est détaillé avec beaucoup d’adresse. C’est au milieu de la fête que donne le vaniteux Annibal dans un palais magnifique, où l’on reconnaît l’imitation du tableau de Paul Véronèse qui est au musée du Louvre, que Mme Carvalho chante les variations sur l’air du Carnaval de Venise, où elle jette toutes les notes de son gosier et plus encore. Dans la troisième de ces variations, la cantatrice oppose avec un art infini les quelques notes de poitrine qu’elle possède avec celles qui forment le registre supérieur. C’est par ce jeu de bascule que se termine ce divertissement vocal au milieu d’applaudissemens frénétiques. Ce que c’est que de nous pourtant ! Enfin le finale du second acte, beaucoup trop long, commence par un chœur de bohémiens qui envahissent le palais du fastueux Annibal. On ne remarque dans cet ensemble un peu confus que la complainte des deux bohémiens qui sont les loustics de la pièce. Au troisième acte, on peut encore signaler la scène originale entre les deux bohémiens qui se dévoilent aux yeux de l’imbécile Annibal, et le duo pour soprano et ténor entre Rafaël et la reine Topaze, duo chaleureux, mais décousu et trop long.

Assurément la musique de la Reine Topaze, dont nous ayons signalé les morceaux importans, n’est pas un chef-d’œuvre et ne renferme rien qui ne fût déjà plus ou moins connu d’avance ; mais c’est une partition distinguée, écrite avec un très grand soin, et qui mérite en partie le succès réel qu’elle obtient au Théâtre-Lyrique. M. Massé a fait de louables efforts pour agrandir la sphère de son talent, et souvent il a atteint le but qu’il se proposait. Il y a dans l’opéra de la Reine Topaze plus de relief dans les idées et plus de souffle dramatique que dans les autres ouvrages du même auteur. L’éclat de la mise en scène, l’ensemble de l’exécution et surtout le talent de Mme Carvalho ont puissamment contribué au succès de la Reine Topaze.

Il y a longtemps que nous avons signalé ici les qualités remarquables de Mlle Miolan, devenue depuis Mme Carvalho. Mme Carvalho représente le triomphe vivant de l’art sur la nature. D’un physique grêle où respire l’intelligence honnête, elle possède une voix de soprano non moins fragile que sa personne. Cette voix pointue, d’un timbre peu agréable, est coupée en deux tronçons d’inégale longueur qu’elle est obligée de souder ensemble per fas et nefas. Industrieuse comme une fée, Mme Carvalho jette sur ce précipice de son organe un pont suspendu qu’elle traverse aussi légèrement qu’une abeille. Il n’y a que les malins qui frissonnent en la voyant s’exposer de’ gaieté de cœur à un danger de mort. Mm8 Carvalho possède deux qualités qu’on trouve rarement réunies dans le même talent : une flexibilité merveilleuse et du style quand elle chante la musique des maîtres. Mme Carvalho, Mme Frezzolini et Mme Duprez-Vandenheuvel sont les trois seules cantatrices de Paris qui connaissent cet art de phraser, qui est pour l’oreille ce que l’horizon est pour la vue. Comme il faut que la critique ait toujours son petit mot a dire sur toutes les choses de ce monde, nous ferons à Mme Carvalho une observation. Dans ces mille broderies vocales qu’elle dessine si délicatement sur le thème du Carnaval de Venise, la cantatrice ne dépasse-t-elle pas le but ? Est-il prudent de laisser apercevoir aux indiscrets qu’on leur donne tout ce qu’on a, et que la plus belle fille du monde ne peut pas donner davantage ? C’est plus qu’une témérité de tarir par des prodigalités folles la source du désir. À part ces petites chicanes de puriste, Mme Carvalho mérite certainement qu’on aille l’entendre dans la Reine Topaze, dont elle fait la moitié du succès.

Enfin le théâtre de l’Opéra s’est passé l’envie qu’il avait depuis longtemps d’entendre il Trovatore de M. Verdi. Ce merveilleux chef-d’œuvre a été accommodé au goût de la scène française par un homme d’esprit, M. Émilien Pacini, et la première représentation du Trouvère a eu lieu devant une nombreuse et brillante assemblée. Le compositeur n’a ajoute que fort peu de chose à la partition originale : un divertissement qui est au-dessous du médiocre, et un petit air pour Azucena au troisième acte. Nous n’avons point à faire notre profession de foi sur le talent de M. Verdi, ni à nous prononcer sur le mérite particulier de la partition du Trouvère. Nous l’avons apprécié ici ; il y a quelques années, avec un scrupule d’équité qui ne nous permet pas de changer d’avis. Il ne nous en coûte même pas de dire que le Trouvère a été accueilli à l’Opéra presque aussi favorablement qu’au Théâtre-Italien. Le contraire nous eût fort étonné. La musique de M. Verdi a toutes les qualités qu’il faut pour réussir dans ce temps-ci : elle est violente, grossière, passionnée, et produit sur la masse d’un public affairé cet ébranlement nerveux qu’on cherche aujourd’hui à la bourse, comme on la cherchait autrefois dans un cirque du bas-empire.

Les œuvres de l’esprit ont leur destinée, et les succès qu’obtiennent certains opéras de M. Verdi sont d’autant plus légitimes qu’ils sont en parfaite harmonie avec tout le reste. Il ne manque plus à Paris qu’un combat de taureaux pour achever le tableau de l’art contemporain. Il faut convenir aussi que l’exécution du Trouvère est presque aussi bonne à l’Opéra qu’au Théâtre-italien. Il n’est pas nécessaire de savoir chanter pour rendre les effets de la mélopée dramatique de M. Verdi. Avec une voix forte, un tempérament sanguin et de grands poumons, on parvient à satisfaire le public et le compositeur. Autrefois, avant que la loi du progrès continu de l’esprit humain fût aussi démontrée que de nos jours, il fallait passer dix ans dans une école de chant pour qu’un virtuose put aborder le théâtre sans craindre des mésaventures. Nous avons, heureusement changé tout cela, comme dit Sganarelle, et, après six mois de leçons, c’est-à-dire un peu plus qu’il n’en faut pour apprendre la charge en douze temps, on peut lancer sur la scène le premier paysan venu qui aura de la voix et une bonne santé. Toutefois M. Bonnehée, qui chante dans le Trouvère la partie du comte de Luna, crie bien plus fort que M. Graziani, dont l’admirable voix de baryton est si goûtée au Théâtre-Italien, et il est vraiment impossible de ne pas préférer M. Mario, dans le rôle de Manrique, à M. Gueymard. Les chœurs, le spectacle et la mise en scène sont naturellement plus soignés à l’Opéra qu’aux Italiens.

L’apparition du Trouvère sur la scène de l’Opéra, qui ne s’en tiendra pas là, car on assure qu’on prépare déjà la traduction d’Attila de M. Verdi, cette apparition aura servi à mettre en évidence une jeune cantatrice belge, Mme Lauters, dont nous avons des premiers loué ici la belle voix et l’heureuse nature. Nous l’avions même signalée à l’attention de Meyerbeer et de la précédente administration de l’Opéra, tandis que M. Berlioz, avec le goût et le jugement qu’on trouve aussi bien dans sa littérature que dans sa musique, n’a eu que de mauvaises paroles pour la jeune débutante. Toutefois, si la critique propose, messieurs les directeurs disposent seuls de l’avenir des théâtres lyriques. Quoi qu’il en soit, la voix de Mme Lauters est un mezzo soprano d’un timbre ravissant et d’une étendue presque de deux octaves. Cette voix, d’une égalité parfaite et assez flexible, rayonne facilement et répand dans la salle un parfum de jeunesse qui enchante l’oreille. Ménagez-la, dieux immortels ! cette voix qui ne saurait résister longtemps à ce pugilat de l’art moderne ! Mme Lauters déploie dans le rôle de Léonor, que M. Verdi lui a fait étudier lui-même, une intelligence et un sentiment dramatique dont on ne la croyait pas capable. Elle chante fort bien l’air du premier acte, la Nuit calme et sereine, la belle scène du miserere, ainsi que le duo vigoureux qui vient après, et où elle est bien secondée par M. Bonnehée. Le succès de Mme Lauters a été si spontané et si général qu’il a fait pâlir l’étoile de Mme Borghi-Mamo. Mme Borghi-Mamo, qui joue le rôle d’Azucena, qu’elle a créé en Italie, est une artiste d’un vrai talent qui se trouve là dans une position difficile. Elle est obligée de lutter contre les souvenirs de sa langue maternelle pour balbutier une langue étrangère qu’on lui a apprise de la veille. Il en résulte un déplacement d’accent qui gêne l’articulation de la cantatrice, dont on n’entend pas un mot. Cependant Mme Borghi-Mamo a repris, dans les représentations suivantes, une partie de son ascendant, et tout va au mieux pour le meilleur des trouvères connus.

Rendons justice aussi au Théâtre-Italien, qui fait tout ce qu’il peut pour varier le thème de nos plaisirs. S’il n’y réussit pas toujours, ce n’est ni la faute de Voltaire, ni celle de Rousseau. M. Calzado, le chef actuel de cette entreprise difficile, n’avait jamais manié les ressorts d’une direction de théâtre. Il ne savait pas ce qu’il en coûte de toucher aux vanités de ces êtres maladifs qu’on nomme des virtuoses. Puis l’art de nos jours est tellement enchevêtré dans les filamens de l’industrie et dans les subtilités du droit commun, que le Théâtre-Italien ne peut faire un pas sans rencontrer un procès. M. Calzado en a déjà subi et gagné plusieurs, et il est plus que probable qu’il finira par déblayer le terrain de tous les obstacles dont on cherche à entraver son exploitation privilégiée. En attendant, on peut demander à M. Calzado pourquoi il a cru devoir souscrire aux caprices de Mme Grisi, d’antique mémoire, qui nous est apparue dans Il Trovatore et dans la Norma sans que personne eût manifesté le désir de l’entendre ! Mme Grisi se tromperait beaucoup si elle prenait au sérieux les ovations de politesse que lui ont préparées quelques intrépides chevaliers. Il faut savoir accepter avec résignation les irréparables outrages dont parle le poète. Si, comme on nous en menace, Mme Grisi devait faire partie l’année prochaine de la troupe de chanteurs italiens, nous aurions à lui dire alors explicitement et tout haut ce que le public qui paie dit tout bas. La direction du Théâtre-Italien a été mieux inspirée en engageant un jeune ténor plein de grâce, M. Solieri, que le public a accueilli avec faveur. M. Solieri possède, avec un physique agréable, une voix douce et flebile qui ne demande qu’à être encouragée. Par le temps qui court, un artiste intelligent et docile, comme l’est M. Solieri, est une excellente acquisition.

Enfin le Théâtre-Italien vient de porter un grand coup, et de répondre à l’administration de l’Opéra, qui lui a enlevé traîtreusement le plus beau fleuron de sa couronne, par la première représentation de Rigoletto, qui a eu lieu le 19 janvier 1857. On dirait que M. Calzado, pénétré de cette vérité de la ballade allemande : « les morts vont vite ! » se hâte d’exploiter la veine de M. Verdi, comme s’il était convaincu que cela ne peut être de longue durée ! Si telle est l’opinion de M. le directeur du Théâtre-Italien, nous devons avouer que nous la partageons entièrement. De vingt et quelques opéras qu’on doit déjà à la plume trop féconde de M. Verdi, huit seulement ont été représentés à Paris. Ce sont : Nabucco, Ernani, I Due Foscari, Luisa Miller, I Lombardi (Jérusalem), les Vêpres siciliennes, la Traviata et il Trovatore. Parmi ces ouvrages, dont nous ne voulons pas médire pour le moment, un seul, Il Trovatore, a complètement réussi. Les Vêpres siciliennes n’ont obtenu qu’un succès de circonstance qui n’a pu se maintenir devant un public moins avide de plaisirs que celui qui fréquentait l’exposition universelle. Qu’on essaie de reprendre au Théâtre-Italien l’un des opéras que nous avons mentionnés plus haut, Il Trovatore excepté, et l’on s’apercevra de l’immense différence qu’aura à constater le caissier du théâtre. Si nous parlons ce langage digne de Turcaret, c’est pour répondre à cette horde de courtiers marrons qui, faute d’un meilleur métier, se sont faits entrepreneurs de succès lyriques. Il semble vraiment qu’ils ont tout dit d’une œuvre de l’art, quand ils ont proclamé à son de trompe qu’elle obtient les faveurs de la foule ! Eh ! mon Dieu, nous ne dédaignons pas le succès, mais nous tenons avant tout à en apprécier la valeur. Il y a des chutes glorieuses, comme il y a des victoires qui avilissent celui qui les remporte. Nous ne faisons pas, nous, de cette critique d’aventure qui s’incline devant tous les faits accomplis, et qui s’écrie au moindre buisson de la route : « Voilà le jardin des Hespérides ! » Nous avons des principes, et les principes obligent.

Parlons enfin de Rigoletto, l’événement de la saison, qui a donné lieu à un procès que le Théâtre-Italien vient de gagner. On devine que le sujet de l’opéra italien est tiré du Roi s’amuse de M. Victor Hugo, drame plus fameux dans l’histoire de la politique et de la justice commerciale que dans celle du théâtre. Le Roi s’amuse n’a été représenté qu’une seule fois à la ComédieFrançaise, en 1832, et fut suspendu le lendemain, bien moins par l’initiative du gouvernement de Louis-Philippe que par les protestations énergiques du public. Alors comme aujourd’hui, le drame de M. Hugo fut la cause d’un procès devant le tribunal de commerce, où le poète parut en personne et prononça un discours pour réclamer la liberté indéfinie de la fantaisie. Dès cette époque, M. Hugo faisait partie de l’école géométrique de M. Émile de Girardin.

Libéra nos, Domine, à malo.

L’arrangeur du libretto italien, M. Piave, ne s’est pas mis en grands frais d’invention. Il a pris tout simplement les principales situations de l’œuvre du poète français, qu’il a distribuées en quatre actes, en se tenant aussi près que possible du texte original. François Ier est devenu un duc de Mantoue quelconque, Triboulet s’est transformé en Rigoletto, et sa fille Blanche a pris le nom de Gilda. Il n’y manque rien, pas même le personnage équivoque de Saltabadil, sous le nom de Sparafuccile, et sa digne sœur Maguelonne, qui s’appelle Maddalena. L’opéra italien commence et finit absolument comme le drame français.

Il n’y a pas d’ouverture à Rigoletto, pas plus qu’au Trovatore. Ces sortes de hors-d’œuvre ne sont plus accessibles à l’école moderne. Après un prélude symphonique de quelques mesures, le rideau se lève sur une scène de bal qui a lieu dans le palais du prince. Le duc, entouré de toutes les beautés de sa cour, exprime, comme don Juan, le plaisir qu’il trouve à courir de belle en belle dans une ballade légère qui ne manque pas d’agrément :

Questao quella. Per me pari sono.

La situation où se trouve le duc de, Mantoue ressemble tellement à celle du premier finale de Don Juan de Mozart, que M. Verdi en a copié le délicieux menuetto. C’est tout ce qu’on peut signaler dans cette introduction, où abondent les unissons et les contrastes heurtés du mélodrame. Le second acte représente la plage déserte où se trouve la petite maison de Rigoletto, c’est-à-dire la scène du second acte du Roi s’amuse, dans le recoin le plus désert du cul-de-sac Buci. Rigoletto, sous le coup de la malédiction que lui a lancée M. de Saint-Vallier, rencontre Sparafuccile qui lui fait ses offres de service ; il en résulte un duo pour basse et baryton, où M. Verdi a visé à la profondeur et n’a produit que de la confusion ; on y remarque un accompagnement de violoncelle qui est un souvenir de Meyerbeer. Le duo qui vient après, entre Rigoletto et Gilda, sa fille, est beaucoup plus heureux. La phrase de l’andante en la bémol que chante Rigoletto :

Deh ! non parlar al misero Del suo perduto bene,

est touchante et appartient bien à M. Verdi, car on la trouve déjà dans Nabucco. L’ensemble de l’andante est trop tourmenté, surtout pour le soprano, qui est presque toujours juché dans les notes élevées, où Mme Frezzolini a de la peine à se maintenir. Le second mouvement de ce même duo,

Donna questo flore Che a te poro confidai, accompagné en accords plaqués, formule d’accompagnement de guitare dont M. Verdi ne peut se dépêtrer, et pour cause, ce mouvement moderato, sans avoir rien de saillant, achève de compléter le duo, qui est en situation. Un autre, duo pour soprano et ténor, entre le duc de Mantouùe, qui, sous un nom inconnu, s’est introduit nuitamment dans la maison de Rigoletto, et sa fille Gilda, succède aux duos précédens. Le premier mouvement n’est qu’un récit tourmenté qui rend assez bien la surprise de Gilda et la fausse tendresse de son séducteur. L’andante, qui forme la seconde partie du morceau, est à trois-huit, rhythme qu’affectionne beaucoup M. Verdi, car presque toute la partition de Rigoletto est écrite dans ce mouvement.

È il sol dell’ anima
La vita è amore, etc.

Ces paroles ont inspiré au compositeur un chant heureux, plein de jeunesse et de passion, que M. Mario rend à merveille, surtout le passage qui précède immédiatement la réponse de Gilda, qui est aussi remplie d’élan, et qui exprime avec délicatesse le délicieux abandon d’un cœur virginal. L’accompagnement de cet andante est ingénieux et plus varié que d’ordinaire. L’allegro : Addio, addio, speranza ed anima, nous plaît moins, mais il est en situation, et forme un contraste nécessaire avec le chant suave qui précède. L’air de Gilda qui vient après est fort difficile à chanter, et c’est là son principal mérite. Les courtisans du duc de Mantoue ont résolu de se venger des railleries insolentes du bouffon Rigoletto ; ils se réunissent devant la porte de sa maison pendant la nuit. Rigoletto survient, comme s’il était averti par son cœur paternel qu’il se trame quelque complot infâme contre l’honneur de sa fille chérie. Cette scène donne lieu à un chœur assez original : Zitti, zitti, moviamo vendetta, qui termine le second acte.

Le troisième nous introduit dans un salon du palais ducal. Le prince se rappelle avec bonheur son entrevue avec Gilda, et il exprime son ravissement en chantant un air que nous mentionnons seulement pour ne rien omettre. Surviennent les courtisans qui racontent au duc comment ils ont enlevé à Rigoletto une jeune femme qu’ils croient être sa maîtresse. Après ce chœur de voix d’hommes presque toujours à l’unisson, mais très incidente de rhythme, nous arrivons à la grande scène où Rigoletto, ayant connaissance de l’enlèvement de sa fille Gilda, cherche à deviner dans quel lieu les suborneurs ont pu cacher son cher trésor. Cette situation éminemment dramatique, où Rigoletto dérobe aux yeux des lâches courtisans sa douleur profonde sous le ricanement hébété d’un bouffon, est vigoureusement rendue, particulièrement l’indignation du pauvre père désespéré :

Cortigiani, vil razza dannata,
Per quai prezzo vendeste il mio bene !

Cela forme un récit plein d’agitation fiévreuse que M. Corsi exprime avec talent, mais non pas avec la puissance et l’énergie qu’il faudrait. Dans une matinée musicale que M. Duprez a donnée sur le théâtre qu’il a fait construire dans sa maison pour aider à l’éducation dramatique de ses nombreux élèves, nous avons entendu le grand artiste chanter et jouer la scène que nous venons d’analyser avec une supériorité d’accent qu’aucun virtuose ne saurait égaler. Le troisième acte se termine par un duo de soprano et basse non moins vigoureux que la scène précédente. Rigoletto a trouvé sa fille qui s’échappe tout effarée, comme Zerlina dans le finale de Don Juan, des appartenons du duc. Le père la questionne avec une anxiété douloureuse, et Gilda lui raconte alors son amour pour un jeune inconnu qu’elle rencontrait tous les dimanches à l’église :

Tutte le feste al tempio
Mentre pregava iddio,
Bello e fatale un giovane,
Offriassi al guardo mio.

Après ce récit touchant de Gilda, Rigoletto et sa fille expriment leur mutuelle douleur dans un ensemble un peu tourmenté, mais qui produit de l’effet. Le duo s’achève par une stretta encore plus énergique :

Si vendetta,
Tremenda vendetta, etc.

La phrase musicale qui traduit ces paroles que chante Rigoletto indigné rappelle sans doute le duo du second acte d’Otello, mais elle n’en est pas moins belle et bien appropriée à la situation du personnage, et l’ensemble du morceau est vivement applaudi par le public ému.

Le quatrième acte renferme la scène la plus intéressante et le morceau le plus remarquable de l’ouvrage. Le théâtre est divisé en deux compartimens. À droite du spectateur, on voit l’intérieur d’un bouge, une masure misérablement meublée, comme l’indique M. Hugo. C’est un cabaret, la demeure de Sparafuccile et de sa sœur Maddalena. Il fait une nuit sombre et orageuse. Le duc de Mantoue entre joyeusement dans l’auberge et demande

Deux choses sur-le-champ ;

une chambre et du vin, dit le libretto italien, qui ne brave pas l’honnêteté comme le texte du poète français. En attendant qu’on le serve, le duc chante une jolie ballade légère comme un caprice :

La donna è mobile,
Qual penna al vento,
Muta d’accento
E di pensiero…

et dont voici l’exacte traduction :

Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie !
Une femme souvent
N’est qu’une plume au vent.

Après avoir exhalé sa bonne humeur par cette agréable cantilène que M. Mario chante à ravir, le duc se met à courtiser gaillardement Maddalena, une plantureuse commère. Le duc lui fait une déclaration en bonne forme en lui donnant un gros baiser dont le bruit fait tressaillir le cœur de Gilda, qui observe, de la rue où elle se trouve avec son père, cette scène désolante. C’est alors que commence un quatuor pour soprano, mezzo soprano, ténor et basse, qui est un vrai chef-d’œuvre. Le duc continue sa déclaration à Maddalena par une phrase délicieuse :

Figlia dell’ amore,
Schiavo son de’ vezzi tuoi, etc.

Maddalena lui répond en riant qu’il veut se moquer d’elle, et sa réponse forme un contraste piquant avec la belle phrase du ténor. Gilda et Rigoletto, qui écoutent au dehors ces propos de basse galanterie, expriment la douleur qu’ils en éprouvent, et ces quatre voix, groupées avec un art qu’on n’est pas habitué à trouver dans les partitions de M. Verdi, forment un ensemble parfait où la diversité des caractères est rendue par une variété de dessins qui ne trouble pas l’unité de l’impression. Après ce morceau, le meilleur peut-être qu’ait écrit M. Verdi, viennent un orage et un trio entre Sparafuccile, Maddalena et la pauvre Gilda, qui, habillée en homme, se dispose à pénétrer dans le bouge pour sauver la vie de son indigne amant. Cette scène est accompagnée d’un chœur invisible qu’on entend de loin. Rigoletto, qui a formé le projet de faire assassiner le duc par le bandit Sparafuccile, vient réclamer le cadavre de son ennemi qu’il a payé à beaux deniers comptans, et il reçoit en sa place le corps de sa fille expirante. Cette scène dialoguée termine l’ouvrage.

Nous croyons avoir signalé tout ce que renferme de remarquable, selon nous, la partition de Rigoletto, qui a été composée à Venise et représentée sur le théâtre de la Fenice le 11 mars 1851 : au premier acte, une jolie ballade de quelques mesures et le menuet qu’il faut restituer à Mozart ; au second acte, le duo entre Rigoletto et sa fille, celui pour soprano et ténor entre Gilda et le duc, et le chœur qui le termine ; la scène de Rigoletto avec les courtisans au troisième acte, le duo qui suit entre Rigoletto et sa fille ; la cavatine et le beau quatuor de la fin.

C’est par le style que vivent les œuvres de l’esprit, et c’est par la forme que durent aussi les œuvres de l’art. Prenez un motet de Palestrina, un madrigal de Scarlatti, un air de Jomelli, une scène de Gluck, une fugue de Bach, un oratorio de Handel, ou bien une symphonie de Beethoven ; pénétrez jusqu’au fond de ces œuvres, aussi diverses que les génies qui les ont conçues, et vous trouverez facilement que c’est par la forme qui recèle l’esprit divin qu’elles sont arrivées jusqu’à nous. La passion éternelle dans sa source, mais variable dans son objet, le sentiment, sont des élémens précieux et comme la matière première dont se créent les chefs-d’œuvre ; mais il faut la main de l’ouvrier pour façonner la coupe qui doit contenir et conserver l’essence, le souffle passager d’un cœur ému. Entre une oraison funèbre de Mascaron et un chef-d’œuvre de Bossuet, entre une tragédie de Pradon, qui a eu du succès dans son temps, et l’Athalie de Racine, il n’y a souvent que la différence du style, c’est-à-dire de l’homme tout entier, un abîme ! Le malheur de la musique, c’est que le public qui en jouit n’admet pas que ce caprice d’un matin puisse être soumis aux mêmes lois de perpétuité que les autres arts. Presque aussi ignorant dans ces matières délicates que ceux qui se donnent la mission de l’éclairer, le public, tout entier à la sensation présente, traite la musique comme il traite les femmes : plus elles sont jeunes, plus elles lui plaisent. Cependant on voudra bien nous accorder que les sensations que procure la musique peuvent être aussi différentes que celles que nous donnent la poésie, la peinture et les autres arts. On ne confondra jamais l’émotion réelle qu’on éprouve à un bon mélodrame de la Gaîté avec celle qu’on emporte d’une représentation de Polyeucte, quand une artiste comme Mlle Rachel prête son talent au personnage de Pauline. Eh bien ! la même hiérarchie d’émotions se produit également dans l’art musical, et il ne faut pas être un bien profond connaisseur pour ne pas sentir quelle prodigieuse distancé sépare un morceau comme le finale du troisième acte de Moïse que nous avons entendu exécuter dimanche dernier au concert du Conservatoire, où il a excité des transports d’enthousiasme ; quelle distance, disons-nous, sépare cette conception sublime de la scène touchante, mais médiocre, du miserere au quatrième acte du Trovatore. On ne discute pas avec les marchands de fausses notes qui peuvent confondre dans leur sotte admiration un mélodrame de M. Bouchardy avec le Don Juan de Mozart ou le Guillaume Tell de Rossini.

L’opéra de Rigoletto, qui est exécuté avec soin au Théâtre-Italien par MM. Mario et Corsi, par l’Alboni, qui est aussi bonne à entendre qu’à voir dans le rôle de Maddalena, mais surtout par Mme Frezzolini, qui déploie dans le personnage de Gilda la grâce d’une créature d’élite qui survit à l’affaiblissement de ses organes, Rigoletto n’est pas de nature à modifier l’opinion que nous avons émise ici depuis dix ans sur l’œuvre de M. Verdi. Ce n’est point une école nouvelle que le compositeur lombard est venu inaugurer, comme l’écrivent étourdiment ses sectateurs ; ses ouvrages témoignent plutôt de l’absence d’une école quelconque. Sans vouloir contester le moins du monde le succès qu’obtiennent en Europe certains opéras de M. Verdi, nous nous efforçons d’en peser la valeur, et les acclamations de la foule ne suffisent pas pour ébranler notre conviction. On assure que M. Verdi, dans ses momens d’épanchement, a l’habitude de s’écrier avec bonhomie : Io sono un paesano. Nous serions presque tenté de prendre M. Verdi au mot, tant ce cri de la conscience nous paraît significatif et vrai. Oui, le compositeur qui pendant un interrègne du génie est venu surprendre la sensibilité oisive de l’Italie est une nature agreste et fortement trempée, qui a importé sur la scène lyrique d’un peuple délicat les accens passionnés, mais frustes de son village. On dirait que l’inspiration de M. Verdi a quelque chose de la sève acre du sauvageon. On sent que la main d’un jardinier habile fait défaut dans ces étranges partitions, remplies de grands coups d’épée et de sonorités grossières, mais souvent pittoresques. M. Verdi possède à un très haut degré le sentiment des situations dramatiques ; seulement l’art suprême de les préparer, de les développer et d’économiser les effets de la passion lui est inconnu. Ses amoureux sont comme les amoureux de village, ils se font la cour à coups de poing, et au moindre mot équivoque, ses héros tirent le couteau et s’éventrent comme des Calabrais. Aucune flexibilité de style, point de grâce et d’imagination, des mélodies courtes, mais colorées et très expressives, des ensembles vigoureux qui rendent avec puissance la mêlée des passions violentes, des chœurs bien rhythmés, une instrumentation bruyante et vide tout à la fois, remplie de grosses couleurs et de placages d’écolier ; enfin les qualités et les défauts d’un Claudien et d’une œuvre de transition. Pour mettre le comble à notre confusion, nous dirons encore que le beau quatuor de Rigoletto, dont le modèle existe depuis longtemps dans l’inimitable chef-d’œuvre du premier acte de Don Juan :

Non ti fidar,
O misera,
Di qual ritaldo cor ;

que ce beau quatuor, qui est fort bien chanté au Théâtre-Italien, est pour nous la première page de bonne musique que nous entendons de M. Verdi.

Voulez-vous, voir ce que deviennent les succès brillans qui, par un beau jour d’été, s’élèvent dans la bonne ville de Paris, allez entendre Mme Cabel dans la Fille du Régiment. Mme Cabel n’est pas changée, elle est tout aussi jolie femme et chante aussi bien aujourd’hui qu’il y a six ans, alors qu’elle faisait courir tout Paris dans le Bijou perdu de ce pauvre Adam ! Les temps seuls sont changés, ainsi que le goût du public. Cependant l’Opéra-Comique vient de donner tout récemment un nouvel ouvrage en trois actes, Psyché, dont la musique est de M. Ambroise Thomas. Le sujet de la pièce est suffisamment connu, ce nous semble, et comme MM. Jules Barbier et Michel Carré n’ont ajouté au mythe adorable d’Apulée que le personnage comique de Mercure, qui vaut son pesant d’or, nous jetterons un voile charitable sur tout le reste. La musique de Psyché renferme des choses délicieuses qui ne peuvent être sorties que de la main d’un maître : au premier acte, un hymne à Vénus, un chœur de femmes d’un très beau stylé ; un autre chœur pour voix de femmes au second acte, où les éclats d’un rire discret de nymphes sont rendus avec un bonheur extrême ; une chanson bachique de Mercure :

Le nectar qu’on verse aux dieux,

un troisième chœur pour voix de femmes invoquant la protection de Vénus, de jolis détails dans la première partie du duo entre Psyché et l’Amour ; enfin l’invocation au sommeil :

Sommeil, descends des cieux !

que Mme Ugalde, qui représente l’Amour dans le goût du XIXe siècle, chante avec beaucoup de sentiment. On peut encore signaler au troisième acte un trio plus distingué par la manière dont il est écrit que par l’abondance des idées. Si, malgré la fraîcheur des costumes, l’éclat de la mise en scène, la beauté des décors et la distinction de la musique, l’opéra de Psyché n’obtient pas tout le succès que nous lui souhaitons, ce ne sera pas non plus la faute de Voltaire ni celle de Rousseau. Terminons cette chronique, comme nous l’avons commencée, en disant que le petit théâtre des Bouffes-Parisiens se débat comme un Robert le Diable dans un bénitier. Affirmons aussi, envers et contre tous, que l’Orgue de barbarie, opérette de M. Alary, renferme un charmant quatuor.

P. Scudo.