Revue musicale - La musique sacrée pendant la semaine sainte

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Revue musicale - La musique sacrée pendant la semaine sainte
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 220-224).
REVUE MUSICALE

LA MUSIQUE SACREE PENDANT LA SEMAINE SAINTE.

Il y a quinze jours, un de nos collaborateurs nous confiait ici même ses « pensées dans Rome » et vous vous souvenez avec quelle magnificence. De la Ville, qu’on croit morte et qui n’est qu’endormie, il avait, disait-il, écouté la paix qui n’est pas le silence : le croassement des corneilles dans les thermes de Caracalla, ou, sur les premières pentes des monts Albains, l’adieu de la cloche au jour qui se meurt. Ainsi Rome a des voix qui parlent encore ; mais d’autres se sont tues et si l’éloquent voyageur, un jour de la semaine sainte, est entré dans la chapelle Sixtine, il aura trouvé muette cette voûte, qui, durant des siècles, a chanté. Ils ne chantent plus, les tragiques vieillards, ni les adolescens superbes, ni les sibylles inspirées. Ézéchiel, Isaïe, Jonas, ils sont là, tous ceux de la colère et tous ceux de la douleur, assis dans leurs chaires de marbre. Mais en vain revient chaque année l’anniversaire des jours qu’ils ont prédits, rien ne rompt leur silence farouche. Les heures de l’agonie et de la mort divine ont beau sonner, des lèvres même de Jérémie, le prophète des Improperia, on n’entend plus jaillir ni les imprécations, ni les sanglots.

Mortes dans leur patrie, les œuvres musicales du vieux génie romain viennent de revivre parmi nous grâce à l’intelligence et à l’enthousiasme d’un jeune maître de chapelle. Sur l’invitation de MM. Bordes et Vincent d’Indy, sur la foi déjà éprouvée l’an dernier de leurs promesses, on s’est rendu à Saint-Gervais quatre jours de suite et deux fois par jour. Le succès de cette retraite musicale a été très grand, et dans la vieille église nous avons goûté des joies austères, mais profondes. C’est que d’abord les conditions de milieu, si nécessaires, nous le disions l’autre jour à propos de Parsifal, se trouvaient là naturellement respectées et réunies. Voilà comme il faut entendre la musique sacrée : non-seulement à l’église, mais accompagnant les offices de l’église, pour lesquels elle a été composée. Au spectacle des cérémonies, il est bon de joindre aussi la lecture des textes : elle importe à l’intelligence des chants religieux non moins que des chants profanes ; sans compter qu’il y a plus de poésie et d’émotion dans la liturgie de la semaine sainte que dans tout le répertoire de l’Opéra et que les plus beaux livrets du monde ne vaudront jamais les livres saints.

Les œuvres que nous avons entendues appartiennent pour la plupart à la grande école italienne issue au XVIe siècle avec Palestrina, de l’école franco-flamande. Sauf trois ou quatre pages de Josquin des Prez, Roland de Lassus et Sébastien Bach, toute la musique exécutée à Saint-Gervais est italienne et peut-être, en l’écoutant, quelques-uns de nos esprits forts auront-ils enfin reconnu que tout l’art ultramontain ne se réduit pas à Linda de Chamonix et à la Somnambule.

Un premier point, fort intéressant et sur lequel ce concours de vieux maîtres a jeté une vive lumière, c’est la formation et le développement de la mélodie. Avant Palestrina et chez lui-même, on ne rencontre guère ce que nous appelons aujourd’hui mélodie, c’est-à-dire une phrase définie, rythmée et chantante, une suite et comme une ligne de sons, divisible en périodes régulières et presque symétriques, parfaitement séparable des autres parties qui l’accompagnent : quelque chose, par exemple, comme le Voi che sapete, de Mozart. Au XVIe siècle, rien n’annonce encore cette personnalité de la mélodie, cette hiérarchie du chant et de l’accompagnement. Dans une messe de Palestrina, dans un répons de Vittoria, dans le Crucifixus de Lotti (et ces trois noms enferment près de deux siècles), toutes les parties chantent et accompagnent à la fois, toutes sont égales en importance et en expression ; jamais, ou presque jamais, il ne résulte un effet principal d’une phrase qui ressort ni d’une voix qui domine, mais un effet général de plusieurs voix coopérant à des accords harmonieux. Pas plus que la mélodie, le rythme n’est très saisissable, parce qu’il est très uniforme ; le mouvement d’un morceau, lent ou rapide, une fois établi, il est rare que rien vienne rompre l’égalité des valeurs et par suite l’isochronisme des sons.

Il a suffi d’entendre le mercredi et le jeudi saints deux motets de Bach pour juger du progrès ou du changement accompli par le maître de Leipzig. Si grand harmoniste que fût Bach, il a semblé l’autre jour un mélodiste au regard de ses devanciers. C’est lui qui condensa la mélodie éparse dans les harmonies italiennes ; lui qui vint préciser et mettre au point les formes sonores qui flottaient et tremblaient avant lui.

Tandis que sur l’assistance recueillie, plus d’une fois émue, planaient tant d’accords austères, nous nous reportions par le souvenir à l’époque où, pour la première fois, ils ont retenti. On sait, et plusieurs d’entre nous l’ont rappelé justement à propos de ces offices, en quelles conjonctures cette musique est née. L’œuvre de Palestrina, le grand réformateur, fut tout ensemble une œuvre de simplification et de purification. La musique sacrée, quand il parut, se mourait par excès de science et par défaut de foi. Des chansons populaires, bachiques ou gaillardes, servaient de thèmes à d’inextricables polyphonies ; la messe se chantait en canon croisé, renversé, sur l’air de l’Homme armé, ou d’autres plus profanes encore, et dans les offices de l’Église on retrouvait à la fois toutes les règles de l’école et toutes les libertés de la rue. Les papes et les conciles s’inquiétèrent ; ils allaient sévir, mais Pier Luigi descendit des montagnes de Sabine et, en 1565, la messe dite du pape Marcel sauva l’art religieux de la scolastique et de l’impiété.

La date de cette musique en justifie assez les caractères dominans : l’austérité et la tristesse. On était alors en pleine réaction contre la renaissance. L’Église, après l’avoir protégée, la désavouait en se frappant la poitrine ; le demi-siècle écoulé depuis la mort des Léonard et des Raphaël avait assombri l’Italie, et le sourire se retirait de la face du monde. Le vieux Michel-Ange venait de mourir et ses dernières œuvres attestaient la sévérité de ses visions suprêmes. En 1512, il avait peint, au plafond de la Sixtine, Dieu qui crée et donne la vie ; en 1541, sur la muraille, Dieu qui punit et réprouve. Les Paul III et les Grégoire XIII succédaient aux Jules II et aux Léon X ; les congrégations remplaçaient les académies. Les pontifes s’étaient assis un moment aux banquets ; comme leur maître à Cana, ils avaient changé en vin l’eau pâle et froide si longtemps versée par le moyen âge aux pauvres lèvres humaines ; mais de leur propre miracle ils s’étaient enivrés les premiers. La rude voix de Luther les réveilla. Ils aperçurent le péril, et pour le conjurer, ils voulurent remettre les arts sous l’inspiration et l’autorité de la foi.

À cette grave discipline, la musique se soumit plus docilement que les autres arts ; plus jeune et par conséquent plus flexible, elle fut religieuse, canonique même, sans révolte et sans écarts, sans jamais hasarder, comme la peinture de Venise par exemple, une interprétation mondaine ou profane des dogmes et des récits chrétiens. La musique retarde de cent ans au moins sur la peinture ; le XVIe et le XVIIe siècles seulement lui donnèrent ses primitifs, ses fra Angelico et ses Masaccio : les Palestrina, les Vittoria, les Allegri, tous les grands créateurs d’un style, que nul autre style n’a jamais égalé. Je crois que la pensée chrétienne a trouvé dans ce mode d’expression musicale un signe aussi exact, aussi conforme à son essence, aussi adéquat à elle-même, que dans les lignes architecturales de l’arc roman et de l’ogive. Contre l’interprétation palestrienne du christianisme, nulle autre ne saurait prévaloir. Après la messe brève ou les Improperia, écoutez la messe de Bach ou celle de Beethoven (je prends à dessein très haut mes exemples) : vous trouverez peut-être en l’une de la scolastique ; en l’autre, de la philosophie, en toutes deux trop de bruit, et de personnalité humaine. A côté de ces augustes prières, tous les chefs-d’œuvre, et les plus divers, pâlissent : le Requiem de Verdi ressemble à un mélodrame ; le Stabat de Pergolèse, à une élégie ; celui de Rossini, à une contredanse. L’autre jour, un motet de Bach, succédant à trois répons de Vittoria, a paru presque mondain. Qu’aurait-on pensé de Marie-Madeleine ?

Qu’est-ce donc qui donne à cette musique un caractère aussi profondément religieux ? Sa nature d’abord, et puis les conditions dans lesquelles elle veut être exécutée. Exclusivement vocale, aucun instrument, pas même l’orgue, ne l’accompagne. Or, on ne saurait trouver entre l’âme et Dieu de plus direct et de plus pur intermédiaire que la voix. De profundis clamavi. C’est toujours un cri humain qui monte le premier de l’abîme. Et puis l’acoustique spéciale des nefs ne convient qu’au chant : dans une église, le plus bel orchestre du monde s’amaigrit et se perd ; quatre voix, au contraire, emplissent les voûtes. Ces voix, comme les grands maîtres sacrés ont su les employer ! A quelles évolutions, à quelles ondulations lentes ! Comme elles s’épanchent en flots abondans, jamais précipités, qui tour à tour grondent et murmurent 1 Souvent une note commence par résonner seule ; une autre vient se poser à côté d’elle ; puis une autre, une autre encore ; elles forment un accord et le tiennent quelques instans, heureuses de vibrer ensemble et se complaisant dans leur harmonieuse association. Bientôt elles se séparent, suivant chacune son chemin à travers le merveilleux contrepoint où les lignes s’éloignent et se rapprochent, où les couleurs s’opposent et se fondent comme dans une rosace gothique aux vitraux changeans.

A Saint-Gervais, les chanteurs étaient invisibles, ainsi qu’ils doivent l’être pour exécuter cette musique, et d’une haute tribune leurs chants descendaient lentement. Les accords, enchaînés sans interruption, flottaient dans l’atmosphère, pareils à des voiles légers, ou plutôt ils semblaient l’atmosphère elle-même, car on ne respirait qu’harmonie. Et toujours revenaient de grands mots douloureux. Cruciftxus, répétait avec une angoisse poignante un motet d’Antonio Lotti, vous savez, Lotti le Vénitien, l’auteur de l’air fameux : Pur dicesti, o bocca, bocca bella ! Tout en écoutant le verset de douleur, il nous souvenait du refrain d'amour : O bocca, bocca bella ! Comme on la comprenait alors, comme on la chérissait, la beauté des lèvres humaines, et faut-il tant s'enorgueillir de l'instrumentation moderne, si de tels chefs-d'œuvre ont pu éclore du souffle de quelques bouches qui chantent ? En vérité la marche funèbre de la Symphonie Héroïque et celle du Crépuscule des dieux ne répandent pas plus de tristesse, ni une tristesse plus noble, plus sacrée, plus divine, que les trois répons de Vittoria exécutés le jeudi saint. Ce Vittoria, qu'on ignorait, s'est révélé comme un maître ; égal à Palestrina par la pureté de l'harmonie, le dépassant peut-être par l'intensité du sentiment, l'interprétation plus pathétique des paroles. « Tanquam ad latronem existis. Vous êtes venus à moi comme à un voleur, et voici qu'après m'avoir flagellé, vous m'emmenez pour me crucifier. » D'abord les voix psalmodièrent tout bas le triste et doux reproche ; mais de ces mots : « Cumque injecissent manus, quand ils eurent mis la main sur Jésus, » de ces mots l'expression fut tout à coup si déchirante, un sanglot en jaillit si profond, si plein d'épouvante et de pitié, qu'on eût cru que les voûtes elles-mêmes avaient non-seulement chanté, mais gémi.

Ainsi, durant quatre jours, la vieille église ne retentit que de plaintes et de prières ; durant quatre jours, la musique fut l'interprète de toute souffrance : de la souffrance divine, pour la rappeler ; de la souffrance humaine, pour l'unir à celle de Dieu. Tous nous demeurâmes fidèles jusqu'à la fin, subissant le charme triste et profond de la commémoration et de la communion douloureuse. De cette musique de deuil et de misère, quelques-uns trouvèrent pourtant la beauté monotone. Hélas ! quoi de plus monotone que notre peine et notre gémissement ? Tous ces vieux maîtres, dit-on, se ressemblent trop entre eux ; ils chantent tous de même. D'accord, mais ne pleurons-nous pas et ne prions-nous pas tous de même aussi ? L'art religieux n'est jamais si grand que lorsqu'il est impersonnel, c'est-à-dire universel, comme dans les cathédrales ou dans les chants que nous venons d'entendre. De même qu'il n'y a qu'un mot, un seul, qui réponde parfaitement à une pensée, il n'y a peut-être aussi qu'une seule forme, et cette forme, en musique, pour la pensée chrétienne, c'est, je crois, celle des Allegri et des Palestrina.


CAMILLE BELLAIGUE.