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Revue musicale - La question du Théâtre Lyrique et de l’Opéra populaire

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Revue musicale - La question du Théâtre Lyrique et de l’Opéra populaire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 669-681).
REVUE MUSICALE

Chaque année, à propos de la discussion du budget des théâtres, nous voyons se renouveler la même comédie ; des journalistes, trop pressés de se mêler de ce qui ne les regarde pas, compulsant et révisant des comptes dont nécessairement le grimoire échappe à leur compétence, et, d’autre part, des directeurs saisissant aux cheveux l’occasion de leur démontrer qu’ils se trompent, le tout assaisonné et pimenté de mots désagréables à l’adresse d’un chacun et qui servent à divertir le public, toujours et partout amateur des combats de coqs. « Vous majorez vos dépenses, dit celui-ci, pour obtenir de la chambre un appoint de deux cent mille francs à la subvention. » — « Comment s’expliquer, écrit, celui-là, que, vos recettes s’élevant aux mêmes chiffres qu’elles atteignaient sous les administrations précédentes, votre exploitation se solde en bénéfices presque nuls ? » A quoi le directeur mis en cause répond par une lettre bien sentie et bien catégorique qui, d’ordinaire, clôt la touche à l’enquêteur mal avisé. Le moins qu’on puisse reprocher à de pareils débats, c’est d’être oiseux, car on a quelque peine à supposer que les beaux esprits qui se lancent au travers d’une question de ce genre en connaissent le fort et le faible. Qui les a renseignés sur ce sujet dont l’inspecteur des finances aurait seul qualité de nous entretenir ? Que savent-ils de ces matières si délicates ? et, s’ils n’en savent rien et n’en peuvent rien savoir, pourquoi s’y engager ? ne serait-ce pas mieux de se prendre aux choses de leur attribution et de chercher dans la question d’art les causes d’un certain malaisé qui les préoccupe ? Ce que nous voyons, en effet, ce que nous entendons, répond-il à l’idéal qu’on aimerait à se figurer d’une académie de musique et de danse, qui coûte à l’état 800,000 francs par an ? Là devrait, ce semble, se porter notre sollicitude principale. Que M. Perrin et M. Halanzier aient fait à l’Opéra une grande fortune et que M. Vaucorbeil risque d’en faire une moindre dans des conditions de prospérité qui n’ont pas varié, cela tient à des considérations particulières où la critique n’a rien à voir ; l’unique point qui doive l’intéresser est de rechercher si les choses vont comme il convient et si le directeur remplit tout son mérite. Combattre les abus, pousser aux réformes utiles, veiller au relèvement d’une troupe qui montre ses brèches, au renouvellement d’un répertoire démantelé par le temps ; encourager les nouveaux, évoquer les anciens, Gluck, Mozart, Spontini ; en un mot, travailler à rétablir le niveau d’une scène en train de s’effondrer, voilà qui vaudrait mieux que de supputer par sous et deniers ce qu’un entrepreneur pourrait ajouter de petits profits à son affaire en louant les loges et les stalles à la criée et liant commerce avec les marchands de billets. N’est-ce pas une leçon bien attristante de comparer ce qui se passe chez nous avec le mouvement lyrique des grands théâtres étrangers ? Au cours d’un exercice de dix mois environ, — du 24 août 1880 au 14 juin 1881, — l’Opéra de Berlin donne deux cent vingt-six représentations, dont le tableau mériterait d’être placé en permanence dans la salle où notre commission du budget des beaux-arts tient ses séances et d’y témoigner comme un exemple de ce qui se devrait faire et que nous ne faisons pas. Il suffirait à quelqu’un d’avoir exactement suivi ce répertoire pour se trouver en possession d’une somme très sortable d’informations musicales et connaître les diverses écoles, tant du passé que du présent et de l’avenir. Nous y voyons Gluck, Mozart, Beethoven, Cherubini tenir cour plénière au milieu d’ouvrages et même de chefs-d’œuvre dont en France on ignore le nom : Iphigénie en Tauride, Armide, Don Juan, Idoménée et le Lac des fées, Lohengrin, Fidelio et le Néron de Rubinstein ; les Huguenots, la Juive, la Muette faisant vis-à-vis au Joseph de Méhul, aux Joyeuses Commères de Nicolaï, aux Deux Journées ; et dans ce prestigieux défilé d’œuvres diverses, dans cette course aux partitions, veut-on savoir laquelle a remporté le prix ? Carmen, la Carmen de Bizet, qui compte à son profit vingt-trois représentations, tandis que le Lohengrin de Wagner, arrivé second, n’en a que treize. Singulière destinée de la meilleure partition dramatique que notre jeune école ait donnée ! A Londres, trois théâtres se la disputent ; l’Allemagne semble l’adopter par-dessus ses prédilections les plus chères, et nous, ici, nous la délaissons ! Je me demande si cette espèce de défaveur ne doit pas être attribuée au poème, dont la crudité souleva dès l’origine mainte objection facile à s’expliquer chez les habitués de l’Opéra-Comique, surtout quand on réfléchit que l’actrice chargée du rôle principal en accentuait encore le côté scabreux par toutes les audaces de sa personne et de son talent. Pour ce qui touche à ce répertoire de Berlin et de Vienne, vingt opéras toujours en activité de service, quelle perte de temps d’épargnée ! On pourrait alors une bonne fois dire adieu à ces éternelles reprises, dont le moindre inconvénient est de remettre à tout propos les chefs-d’œuvre en discussion, comme cela s’est vu l’an dernier pour le Comte Ory et vient de se voir pour Robert le Diable ; la belle avance d’apprendre ainsi chaque matin que ce que nous avons admiré toute notre vie n’est que platitude et rebut ! On casse d’un tour de main les jugemens les plus sérieusement confirmés par trois ou quatre générations ; on prononce, au nom d’un pamoagnérisme imbécile, la déchéance de Rossini, d’Auber, de Meyerbeer, et les mêmes gens qui, naguère, eussent envoyé à la Renaissance la Muette de Portici vont aujourd’hui nous parler de Robert le Diable comme d’une opérette à grand spectacle. On arrive au théâtre les oreilles saturées des combinaisons symphoniques modernes, et c’est d’après ce type et ce canon qu’on se donne le facile plaisir de déprécier telle partition écrite il y a plus d’un demi-siècle, quand il faudrait pour être juste l’envisager rétrospectivement dans le milieu qui la vit naître. Il est certain qu’au point de vue de l’heure actuelle, le style et la dramaturgie de Robert le Diable prêtent à la critique, mais à cette date de 1831 où Meyerbeer donna son œuvre, les théories de M. Richard Wagner n’avaient point déjà conquis le monde ; ni Lohengrin ni le Rheingold n’avaient paru, et cet orchestre auquel nous reprochons de ne point faire assez cause commune avec l’action marquait pourtant alors un progrès réel dans le sens dramatique.

Quand soixante ans ont passé sur une œuvre, qu’elle est classée et consacrée, c’est entreprendre une singulière besogne que de la condamner au seul nom des idées régnantes dans le moment où l’on écrit ; somme toute, si Meyerbeer n’avait pas, en 1831, composé cette partition que nous, public de 1881, nous estimons à bon droit insuffisante, vraisemblablement il n’eût point, quatre ans plus tard, produit les Huguenots, et si les Huguenote n’existaient pas, qui pourrait dire que Lohengrin aurait jamais vu le jour ? Dans le monde de la pensée, où tout est solidaire, un progrès en commande un autre, et logiquement vous arrivez à cette conclusion que ce qu’un homme de génie aura fait de bon pour son époque servira tôt ou tard à le battre en brèche lui-même. Avouons-le cependant, des trois chefs-d’œuvre qui jadis ont inauguré l’ère nouvelle, Robert le Diable est peut-être celui qui a le plus vieilli ; ce qui tient au caractère expérimental de cette musique, tantôt italienne, tantôt allemande, tantôt française et n’ayant qu’un dessein, plaire à tous les goûts. Tandis que, dans Guillaume Tell et dans la Muette, le naturel coule à pleins bords ; ici, l’art et l’artifice prédominent. La Muette et Guillaume Tell nous montrent des êtres et des sentimens humains ; dans Robert le Diable, c’est le merveilleux qui seul mène la fête. Nous assistons à la mise en scène d’une légende et, qui, pis est, d’une légende où l’élément naïf n’entre pour rien et traitée plutôt à la manière des féeries avec toute sorte d’illustrations prétentieuses et de raffinemens mal assortis à la nature du sujet. De là mille contrastes ridicules qui passeraient inaperçus dans un ouvrage resté au répertoire et sur lesquels ces reprises, découvrant les faiblesses du texte par la médiocrité de l’interprétation, ne réussissent qu’à provoquer les ricanemens de la critique. C’est ainsi, par exemple, que ce personnage de Bertram, qu’un artiste tel que Levasseur nous forçait à prendre au sérieux, deviendra, sous les traits d’un comédien ordinaire, une figure d’opéra bouffe ; non pas que M. Boudouresque y soit plus mauvais qu’un autre, mais il y manque d’autorité, et puis cet empâtement, cette boursouflure dans la voix et le geste, ce masque grimé à l’excès de père noble satanique, comment échapper à l’obsession qui vous galope ? car il n’y a pas à dire, sauf les cas d’exception du genre de celui que je viens de citer, ce Bertram est un rôle injouable. Un individu à la fois bon père de famille et parfait démon, un camarade tout amour et tendresse pour son fils et qui le prouve en lui tendant des pièges pour le faire rôtir pendant l’éternité, tâchez de vous tirer de là, vous, tragédien. Si vous prenez parti pour le démon, que devient le père ? et si vous préférez jouer le père, que devient le diable ? La situation du cinquième acte elle-même, dépouillée aujourd’hui de toute espèce d’idéal, tourne au grotesque ; ce n’est plus, comme au temps des Nourrit, des Levasseur et des Falcon, la reproduction vivante du grand drame sculpté au portail des cathédrales : il ne vous reste devant les yeux qu’une pantomime à tour de bras accompagnée de hurlemens, Bertram qui s’arrache les cheveux, Alice qui se démène et se surmène, et brochant sur le tout, tiraillé, ballotté entre les deux, ce gros homme qui ne sait ni se damner ni se sauver. Quoi de plus trivial, de plus piteux, un diable d’enfer qui désespère, Méphistophélès en rirait bien ! Et pourtant cette musique est admirable, point naïve assurément, et c’est ce que je lui reproche. Un motif légendaire ne comporte point tant de pompe et de fracas décoratif ; cela voulait être traité plus simplement, dans le sens populaire. Ce morceau, tel que nous le revoyons avec les préoccupations de l’heure présente, nous paraît trop en dehors, donnant trop à la phrase, à l’air de bravoure. On y souhaiterait un peu d’archaïsme, un coloris moins haut monté et plus de caractère. Il est possible aussi que ce desideratum ne soit que le pur effet d’une interprétation médiocre dont notre esprit ne demande qu’à se désintéresser. Rien de plus facile d’ailleurs que d’épiloguer après coup sur Robert le Diable. Mais quelles que soient les injures dont le temps l’a criblée, l’œuvre de Meyerbeer, caduque et lézardée sur divers points, conserve encore à travers l’âge un certain air de grandeur monumentale. Ce qui a vieilli, c’est le tour mélodique, surtout dans les morceaux de demi-caractère : le duo entre Bertram et Raimbaut au deuxième acte, les couplets d’Alice et cette ritournelle d’un pittoresque banal, en un mot, tout ce qui se ressent des origines premières d’une partition destinée d’abord à l’Opéra-Comique. Ce qui reste, c’est l’effort intense, la grandeur de l’inspiration et de l’aspiration et ce pressentiment imperturbable de l’avenir partout présent, fût-ce au milieu des contradictions les plus choquantes et des moins pardonnables défaillances. Libre à chacun de s’égayer aux dépens de la sicilienne et des cavatines de la princesse Isabelle, erreurs assurément très répréhensibles, mais qui pourtant ne méritent pas d’entraîner la mort d’un pécheur capable de se racheter un peu plus loin en écrivant la scène du cloître.

Le beau reste le beau partout, jusque dans un ballet. Prenez cette scène des nonnes au troisième acte, quelle merveille ! Cependant, la musique n’occupe là que le second plan ; son art principal consiste à se subordonner à la pantomime, à la danse ; l’harmonie a peine apparente, s’effaçant de plein gré sous la mélodie et n’étant plus qu’une sorte d’élément rythmique. Tout s’y tient ; pendant que les yeux se délectent aux ondoyantes et muettes péripéties d’un épisode indissolublement relié à l’action, l’esprit ne cesse d’être intéressé par cette musique qui, pareille à la nymphe, semble ne se dérober que pour mieux nous éblouir. Ce largo si profondément pathétique des violoncelles et qui vous racontée avec tant de compassion le roman de la jeune abbesse, soulignant les pas, les gestes et les poses, — cette phrase chargée de soupirs, de larmes et de volupté, — à la fois souvenir, regrets ineffables, élancemens vers la récidive, — comment s’en détacher ? Vous y demeurez accroché comme à une vision dantesque ; Taglioni elle-même ne vous la faisait pas perdre de vue. C’est le cas aujourd’hui d’en aller jouir tout à l’aise sans que, du côté de la scène, aucune distraction vous menace. Le temps des grandes charmeresses est passé. Je ne prétends pas que Mlle Righetti, la jeune et très jeune mère abbesse de ce nouveau cloître, nuise au tableau ; elle a de l’élégance, une certaine école et beaucoup de bonne volonté, mais, comme dit Joseph de Maistre, « souvent ce qui suffit ne suffit pas. » Se pencher en avant, se renverser, s’enlever avec sveltesse et désinvolture, c’est déjà bien, il faudrait maintenant tâcher d’avoir une idée de la pantomime, apprendre la grammaire d’un art que les Fanny Elssler, les Rosati savaient parler et dont les gracieuses figurantes de l’heure actuelle ne se doutent pas.

On aurait cru que l’Opéra profiterait du congé de Mlle Krauss pour laisser reposer le Tribut de Zamora. Il n’en a rien été, et, du soir au lendemain, l’administration s’est empressée de nous montrer Mme Montalba à la place de la grande artiste. Cela s’appelle perdre une belle occasion de se taire. Ainsi livré à lui-même, le rôle d’Hermosa a naturellement passé au second plan et, comme sur le premier il n’y avait déjà plus ni Mlle Daram, ni M. Lassalle, inutile d’insister sur le nouvel éclat que le récent chef-d’œuvre de M. Gounod va tirer de la circonstance. En revanche, un sérieux début plein de promesses est venu prêter quelque attrait à la reprise d’Hamlet. Avec Mlle Daram semblait s’être enfuie la dernière des Ophélie et M. Thomas ne pouvait se consoler de son départ, lorsque voilà que, juste à point, de ce Conservatoire même qu’il dirige, sort une jeune pensionnaire formée à souhait et que le public adopte aussitôt. Née au pays de l’Albani et nièce ou parente, dit-on, du romancier Bret-Harte, Mlle Griswold a dans sa personne et dans sa voix je ne sais quelle grâce effarée, quel charme exotique qui la préparaient à plaire dans Ophélie. Cette figure de princesse d’un conte de fées lui sied à ravir. Au quatrième acte, ses vocalises transcendantes s’enlèvent en vigueur sur toute cette ridicule pantomime de Chloris norvégiennes et d’Hylas hyperboréens en vestes de taffetas et retombent en cascades de diamans parmi les brins de folle avoine et les débris de fleurs jonchant le sol. « J’ai quitté le palais aux premiers feux du jour. » Ces quelques mesures de récitatif sont dites par Mlle Griswold d’un air à faire envie à Christine Nilsson, dont la savante stratégie serait vaincue par cette bravoure de tempérament inconsciente du péril et triomphant presque sans y penser. C’est précisément ce que le public a saisi d’emblée chez Mlle Griswold. Sortie l’an passé du Conservatoire avec le premier prix de chant, elle a secoué la poussière de l’école et va librement devant elle, trop librement peut-être, car il lui arrive souvent de pousser plus loin que ses forces, excès de flamme et de vaillance que le temps et l’étude sauront modérer. Bien des qualités sont à conquérir : la voix toute en hauteur, timbrée et flexible à l’aigu, manque de médium, ou du moins ce qu’elle en possède a besoin d’être élargi, égalisé pour atteindre sûrement à l’effet dramatique ; toujours est-il que dans cette course à la renommée qui s’appelle un début, celui qui, parmi tant de noms engagés, parierait pour Mlle Griswold aurait grande chance de gagner. — Avez-vous remarqué comme cette mort d’Ophélie ressemble à la mort de Sélika dans l’Africaine ? C’est le même genre d’apothéose avec accompagnement de voix surnaturelles et symphonie de harpes derrière la scène. Chez Meyerbeer, la conception touche au sublime et vous pâmez d’ivresse sous l’abondance de ces mélodies qui s’épanouissent et s’entre-croisent plus nombreuses, plus chargées de couleurs violentes et de vertiges : que les grappes empourprées du mancenillier. Chez M. Ambroise Thomas l’épisode a moins d’envergure, mais quelle grâce exquise dans l’ajustement :

Pâle et blonde,
Dors sous l’eau profonde, Quel charme de mélancolie ce lied suédois, délicieusement amené, ouvragé répand sur la situation ! On songe aussi à la ballade de George Bizet dans les Pêcheurs de perles, à cette fiancée endormie au fond du lac d’azur dont le musicien berce le sommed mystérieux par des accords progressifs et des modulations d’une extraordinaire intensité et, pour ne laisser en dehors aucun mérite, citons encore le récit de la reine Gertrude dans une partition d’Hamlet ignorée du public et que bien des artistes et des amateurs entourent d’estime. L’auteur, M. Hignard, semble avoir fait de cette composition la tâche unique de sa vie. Ce n’est pas simplement une traduction du chef-d’œuvre, c’en est le mot à mot. Qu’on se figure une illustration du texte original par la musique, le tout d’une sobriété singulière, d’une irréprochable netteté de trait ; nous avons mainte fois pris la liberté de critiquer en un pareil sujet les élégances florianesques de M. Ambroise Thomas, par exemple, cette Ophélie qu’un peuple de bergers et de bergères accompagne et qui, tandis que ce joli monde de Watteau gambade autour d’elle, prélude à sa noyade en gazouillant des airs de valse ; avec M. Hignard, c’est l’excès contraire, vous lui reprocheriez de vouloir être plus shakspearien que Shakspeare ; par moment, il remonte au-delà jusqu’à Saxo Grammaticus : « Entraîné irrésistiblement à mettre en musique cette étrange et terrible tragédie, nous venons après de longues années de méditation et de travail, soumettre aux rares personnes que les questions d’art intéressent encore, une œuvre lyrique qui respecte la pièce originale dans son majestueux ensemble, dans ses détails et même dans ses bizarreries. » Ainsi s’exprime l’auteur en commençant et de ce paragraphe de l’avant-propos, on peut aisément conclure à tout un système de psychologie dramatique où la mélopée et le récitatif prédomineront, ce qui n’empêchera point les cantilènes douces et plaisantes d’éclairer de loin en loin le sombre paysage. En ce sens, les stances d’Ophélie au début du finale du second acte ont droit à tous nos éloges :
Science, courtoisie, épée,
Il connaissait tout et si bien !
Pour régner cette âme trempée
A me plaire était occupée,
A moi, pauvre fille de rien


Impossible de rendre mieux la navrante mélancolie de ces paroles. Du reste, ce sentiment règne sur toute la partition ; d’un bouta l’autre, la note caractéristique est intrépidement maintenue, non sans quelque monotonie, je l’avoue, mais en fin de compte, lorsqu’on s’attaque à de tels sujets, il convient pourtant de ne les point traiter comme une idylle. Il va de soi que la tragédie lyrique de M. Hignard n’a jamais été représentée et comme la symphonie ne s’y montre que discrètement, elle n’a même pas eu pour elle cette consolation telle quelle dont la salle de concert favorise certaines œuvres dramatiques éconduites de la scène. Par une bizarre coïncidence, assez fréquente d’ailleurs dans ce monde du théâtre où les idées sont volontiers simultanées, en même temps que M. Hignard travaillait d’arrache-pied à son Hamlet, M. Ambroise Thomas tranquillement, bourgeoisement, minutait le sien. Le cas identique s’est présenté à propos du Roméo et Juliette de M. Gounod et des Amans de Vérone de M. d’Ivry, se faisant eux aussi vis-à-vis. A la vérité, cette fois-là, les conditions des deux parties étaient moins inégales. C’est un rude jouteur que M. Richard d’Ivry, les hautes concurrences ne l’effraient point, il marche à l’obstacle, y revient et finalement le surmonte ; mais cette indomptable force de volonté ne saurait être l’attribut de chacun, et puis on ne rencontre pas tous les jours sur son chemin un Capoul qui se mette ainsi de moitié dans votre jeu et bravement, d’un noble effort de son talent, vous aide à vaincre. M. Hignard a donc subi le sort des humbles et des résignés. Sa partition imprimée, il s’est contenté de la déposer chez l’éditeur, à l’adresse du rare public qui s’intéresse aux curiosités de ce genre : Quid miser egi, quid volui dices, ubi quis te læserit. » Ce que l’auteur a voulu, cette musique nous le dit dans les termes les plus honorables ; le fâcheux, c’est que bien peu de gens y sont allés voir ; une traduction d’Hamlet à ce point condensée, abstraite et rigoriste, y songeait-on ? Mais alors, lequel a raison de M. Hignard ou de M. Thomas, de ce puritain qui n’admet aucune concession, ou de ce bel esprit qui les admet toutes jusqu’à ne reculer ni devant les chansons à boire, ni devant les polkas-mazourkes ? Je crains qu’ils se soient trompés tous les deux : celui-là en n’insistant que sur le côté nocturne et funèbre, celui-ci en oubliant que tous ces épisodes qui l’ont séduit, banquets, apparitions, entrées de cour, scènes de folie, etc., ont besoin d’être à leur place pour nous émouvoir et deviennent de simples prétextes à spectacle comme il s’en rencontre partout dès que vous essayez de les détourner de la pensée philosophique du drame. C’est qu’en définitive un opéra d’Hamlet ne se conçoit pas ; de quelque manière que le musicien s’y prenne il n’y aura là jamais pour lui qu’un mirage comme ceux dont Polonius est la dupe, et j’ose affirmer que lui-même ne s’y laisserait pas attraper ; ce modèle des chambellans capable de voir tour à tour un dromadaire, une souris et un saumon dans le nuage qui passe, refuserait de se reconnaître en cet incroyable tableau. Voyez-vous d’ici dans une avant-scène de l’Opéra, le véritable prince de Danemarck assistant à ce spectacle avec le père de la belle Ophélie : « Polonius, prenez votre lorgnette et regardez ; c’est cependant bien vous et moi qu’on représente. » Mais d’un air tout à fait résolu, l’honnête homme de cour répondrait : « Non, monseigneur, cela n’est pas, car nous sommes, nous, des personnages dramatiques de Shakspeare, qui nous a créés immortels, si bien qu’après cent cinquante ans, nous voilà tous les deux frais et dispos à cette place ; quant aux braves gens qui chantent et gesticulent aux sons de cet orchestre, que votre grâce ne s’y trompe pas, ce sont des figurans d’opéra, de simples masques. Je reconnais sans doute avoir envoyé à Paris mon fils Laërte en lui recommandant de ne pas négliger la musique, ainsi que monseigneur peut s’en assurer s’il veut bien relire la première scène de l’acte II ; mais qu’il ait poussé les choses à ce point de s’engager comme second ténor dans une troupe française, je ne vous cacherai point la mauvaise humeur que cela me cause. »

Un groupe qui se dit légion demande à grand bruit un théâtre lyrique ; finira-t-on par l’obtenir ? Bien habile qui nous l’apprendra. Plus il semble que les chances diminuent, et plus le mouvement redouble d’activité ; les comités se forment, les rapports succèdent aux rapports, il ne se passe guère de trimestre sans que le gouvernement soit mis en demeure, pas de discussion du budget sans que la chambre soit interpellée, et pourtant le public reste froid et par momens serait même tenté de répondre aux meneurs de cette ligue « pour le bien de l’art : » — Vous êtes orfèvres, tous orfèvres et de la famille de M. Josse. — C’est qu’en effet le théâtre lyrique n’est point à créer ; il existe place Favart, et c’est toujours M. Carvalho qui le dirige. Un théâtre qui joue la Flûte enchantée, Jean de Nivelle, Cinq-Mars, Roméo et Juliette, Mignon, qui, dans le passé, nous a donné l’Étoile du Nord et le Pardon de Ploërmel répond, ce semble, à toutes les conditions du genre. Il n’y aurait donc point tant à s’enquérir de ce côté. Retournons plutôt la question et disons que ce qui nous manque, c’est une scène pour représenter l’opéra comique : si la Dame blanche et Fra Diavolo se produisaient aujourd’hui, sur quel théâtre ces ouvrages seraient-ils donnés ? Car l’Opéra-Comique ne peut cependant suffire à tout ; si grasse que soit la subvention qu’on lui sert, une entreprise dramatique ne saurait mener de front deux troupes, et, la force des choses plus encore peut-être que la volonté de M. Carvalho ayant élargi le cadre, la question se trouve naturellement déplacée. Les destinées du drame lyrique n’ont donc plus à nous inquiéter, nous connaissons l’endroit où fleurit le genre ; resterait maintenant à loger quelque part l’opéra comique, à lui faire un sort ; car il n’y a pas à dire, les deux ménages ne peuvent plus continuer à vivre sur le même palier ; l’un accapare tous les chefs d’emploi, conduit la fête avec les Talazac, les Vauchelet, les Vanzandt, l’autre n’a que les lendemains et les doublures.

La vérité de cette situation vient de se faire jour à la chambre ; seulement le député qui s’en est constitué l’orateur nous paraît se tromper en supposant « qu’il suffirait de transformer le cahier des charges de l’Opéra-Comique. » Il n’y a rien à transformer, opter suffit, et ce qui se passe nous démontre surabondamment que M. Carvalho a fait son choix. Il s’agit alors simplement de transporter l’Opéra-Comique autre part, à moins qu’on n’aime mieux voir les Folies-Dramatiques ou la Renaissance hériter de son répertoire et nous le représenter en cascade ce qui serait du plus beau chic. Quelqu’un qui louerait la salle du Vaudeville et se vouerait à la restauration de ce joli genre national ne ferait peut-être pas un si mauvais rêve. On laisserait à M. Carvalho la libre et entière exploitation du drame lyrique, et l’état nommerait un nouveau directeur pour administrer le répertoire de Grétry, de Nicolo, de Boieldieu, d’Herold, d’Auber et de leurs successeurs contemporains. Cette solution est assurément celle qui entraînerait le moins de frais et lot ou tard on y viendra ; d’abord parce que l’évolution commencée à Favart sous les auspices de Mozart, de Meyerbeer, de MM. Ambroise Thomas, Gounod et Delibes ne s’arrêtera plus et ensuite parce que l’opéra de Boieldieu et d’Auber, l’opéra de conversation, — qu’il ne faut jamais confondre avec l’opérette, — est un spectacle passé dans nos mœurs, ayant ses traditions, son public et parfaitement déterminé à ne point accepter la seconde place à son propre foyer.

A mesure que la question du Théâtre-Lyrique perd du terrain, celle de l’Opéra populaire voit grandir ses chances. Le conseil municipal offre 300,000 francs, à la condition que la chambre votera de son côté la même somme, ce qui réaliserait une subvention de 600,000 francs, chiffre au demeurant très sortable dans l’ordre d’institution qu’on se propose, car il ne s’agit point de faire concurrence à l’Académie nationale. On laisserait à part l’Opéra, ses grandeurs, ses magnificences et son immense superflu décoratif et chorégraphique pour ne s’occuper que du nécessaire en vue de l’éducation musicale du plus grand nombre. Un orchestre de soixante musiciens, autant de choristes, et, quant à la troupe, naturellement tout ce qu’on pourra se procurer de mieux en fait de ténors, barytons, basses, contraltos et sopranos, une clause du privilège autorisant en outre le directeur à partager avec ses deux collègues de l’Académie nationale et de l’Opéra-Comique la faculté de choisir parmi les sujets sortans du Conservatoire. Chargé de représenter une moyenne de dix actes par an, l’Opéra populaire serait admis à fouiller les archives de l’Opéra pour y chercher son bien. Sans parler des chefs-d’œuvre de Gluck et de Spontini, que notre première scène se propose toujours de reprendre et qu’elle ne reprendra jamais, combien d’ouvrages dont il y aurait à tirer profit dorment là du sommeil des catacombes, Charles VI, le Lac des Fées, Sapho, la Heine de Saba, la Nonne sanglante, Don Carlos, les Vêpres siciliennes, de l’Halévy, de l’Auber, du Gounod, du Verdi, que sais-je ? tout un fonds de répertoire ; ce serait le grand art dramatique musical mis à la portée des masses, quelque chose comme le couronnement de l’œuvre d’édification et de moralisation si heureusement propagée par les concerts Pasdeloup et Colonne.

En ce sens, l’institution d’un Opéra populaire s’imposait bien autrement et de plus haut que l’établissement d’un Théâtre-Lyrique, et c’est ce que le conseil municipal aura compris, car il va sans dire que, dans cette idée toute d’avenir et de progrès, le ministère des beaux-arts n’entre pour rien ; bien plutôt serait-il tenté de s’en défendre. Voyez plutôt M. Turquet, le plus naïf et le mieux intentionné des sous-secrétaires d’état ; un député dont la compétence ne nous inspirerait point grande confiance, mais que vaguement son instinct avertit, M. Beauquier, saisit la chambre de la question : « Depuis plusieurs années, on a présenté à la chambre diverses propositions tendant au rétablissement du Théâtre-Lyrique ; je ne viens pas vous demander le relèvement de ce théâtre au moyen d’une subvention, mais on peut obtenir le même résultat par la transformation du cahier des charges de l’Opéra-Comique, de façon à permettre à ce théâtre de jouer le drame lyrique. » A merveille ! Seulement, c’est trop oublier ou trop ignorer que cette permission, il y a beau jour qu’on l’a prise sans se donner la peine d’en référer à personne ; on ne joue même plus que le drame lyrique à l’Opéra-Comique, et M. Turquet, au lieu de s’apercevoir qu’il existe pourtant un genre national dont l’état doit s’occuper et que, si vous laissez, place Favart, le Théâtre-Lyrique se substituer à l’Opéra-Comique, il faudra nécessairement ou renoncer à ce genre de tradition française, ou bien lui trouver ailleurs un mode convenable d’explication, — M. le sous-secrétaire d’état aux beaux-arts répond, toujours amène et souriant : « Vous avez déjà en partie satisfaction, mon cher collègue ; l’administration est en traité avec M. Carvalho pour obtenir ce que vous demandez. » Obtenir quoi ? Qu’on ne joue plus l’opéra comique à l’Opéra-Comique ; mais c’est déjà fait depuis longtemps, monsieur Turquet, et si vous ne vous en êtes pas aperçu, c’est que vous y mettez bien de la bonne volonté. Heureusement tout le monde ne possède pas une complexion si béate ; on rencontre même dans l’administration certains esprits capables de nous prouver que, pour se connaître et s’intéresser aux choses d’art, il n’est point absolument nécessaire de les avoir dans ses attributions, M, Herold, par exemple, l’instigateur de ce prix de la ville de Paris qui en trois ans nous a déjà valu deux partitions telles que le Tasse, de M. Benjamin Godard, et la Tempête, de M. Alphonse Duvernoy ; je soupçonne aussi M. Herold d’être pour quelque chose dans ce mouvement qui, de plus en plus, se prononce en faveur de l’Opéra populaire ; on n’a point inutilement dans les veines le sang de l’auteur de Zampa et du Pré-aux-Clercs, et si la loi de transmission avait besoin d’une démonstration nouvelle, le préfet de la Seine nous la fournirait. Le jour ne saurait être éloigné où d’importans changemens deviendront inévitables. Le gouvernement des beaux-arts réclame avant tout un effort énergique ; ce n’est plus un sous-secrétaire d’état qu’il faut dans ce poste, c’est un ministre. Entre le département de l’instruction publique et cette branche de la haute administration, la disjonction s’impose, et quand l’expérience nous aura suffisamment avisés de la nécessité de placer à la tête des beaux-arts un homme compétent, peut-être saura-t-on où le trouver ?

Et puisque nous avons prononcé le nom d’Herold, disons un mot d’une page du grand musicien exécutée pour la première fois, le 10 juillet, au Cirque-d’Été, par les élèves des écoles communales de la ville de Paris. Il s’agit d’un hymne national écrit sur des vers de Victor Hugo :

Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie,
Ont droit qu’à leurs tombeaux la foule vienne et prie.


Ce chant superbe à toutes voix, à toute harmonie militaire a produit un immense effet ; c’est de l’Herold inédit et très authentique. Une question seulement : Cette musique a-t-elle bien été composée pour ces paroles et ne faudrait-il pas plutôt voir là une simple adaptation ? Dans l’œuvre d’Herold, où, comme le disait Auber, la qualité remplace la quantité, dans cette œuvre choisie, exquise et rare, tout est connu depuis longtemps, tout est classé. Comment alors se peut-il faire que le public ait ignoré jusqu’à ce jour un morceau de cette importance ? Avons-nous donc tant de chants patriotiques pour en négliger un qui nous viendrait de pareille source ? Peut-être qu’en cherchant bien dans les fastes du vieil Odéon, vous y trouveriez mention d’une pièce intitulée Missolonghi, représentée, vers 1828, avec des intermèdes lyriques dû futur auteur de Zampa. C’était à la veille des Orientales, à l’époque où brûlait partout le feu sacré de l’hellénisme, et le drame que, naturellement, je n’ai vu ni entendu, mais dont je puis parler sur la foi d’un témoin qui passait généralement pour savoir son affaire, ce drame de Missolonghi contenait un chœur sublime : la Bénédiction des drapeaux, digne d’être comparé à la scène, du même genre placée par Rossini dans le Siège de Corinthe. Ne serait-ce pas une variante illustrée de ce morceau qu’on nous a donnée l’autre jour ? Le fils d’Herold aurait seul qualité pour nous éclairer là-dessus, et la chose en vaudrait la peine ; car si, contrairement à ce que je pense, l’hymne en question n’est point le résultat d’un arrangement ad libitum, il faudrait s’enquérir de ce que sont devenus les fragmens de Missolonghi, et ce serait alors deux trouvailles au lieu d’une. — Quant à l’Opéra populaire, les fondemens en sont jetée, et le projet aboutira, pourvu qu’il se rencontre un homme qui réponde aux exigences de la situation. Méfions-nous maintenant des expériences et qu’il demeure d’avance bien entendu que le directeur ne sera pas un de ces empiriques besogneux comptant sur la recette du lendemain pour liquider les dépenses de la veille et recrutant son personnel à la foire des cafés-concerts. L’Opéra populaire sera une institution nationale ou ne sera pas. Admettons l’hypothèse d’une subvention de 600,000 francs due à la double libéralité du conseil municipal et de la chambre, joignons-y le privilège d’exploitation gratuite dans une salle appartenant à la ville et tous les avantages qui se peuvent rêver pour favoriser une grande entreprise, la difficulté sera de trouver le directeur ; les programmes ni les millions ne suffisent à fonder un théâtre, et c’est ici que Diogène allumerait sa lanterne ; faisons comme lui, cherchons un homme. On compte à Paris aujourd’hui trois maîtres-directeurs : M. Perrin, M. Halanzier et M. Larochelle. Lequel des trois nommerez-vous ? M, Perrin a passé l’âge, M. Halanzier tient l’héritage du baron Taylor et probablement ne se désisterait de sa présidence que pour rentrer à l’Opéra ; resterait M. Larochelle, qui vient de prendre la Gaîté, mais qu’une pareille tâche devrait tenter si elle lui était offerte avec toutes les compensations.


F. DE LAGENEVAIS.