Revue musicale - Le Directeur de l’Opéra chez Verdi

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Revue des Deux Mondes tome 36, 1879
P. de Lagenevais

Revue musicale


REVUE MUSICALE

Il en faut prendre son parti : nous n’aurons point cet hiver le Tribut de Zamora. L’œuvre, paraît-il, née caduque, avait besoin de rentrer dans le sein d’Abraham pour se ravitailler quelque peu. « Il y manquait le cachet », comme dit Figaro. Hélas ! après Cinq-Mars et Polyeucte, on aurait dû s’y attendre, et cependant, voyez l’aveuglement, devant ce nouveau produit d’une muse en défaillance, le théâtre ouvrait toutes ses pores ; on se laissait même dicter des engagemens qui, maintenant, restent pour compte a l’administration, et voilà notre Académie nationale forcée d’utiliser dans le répertoire Mlle Marie Heilbron, dont M. Gounod se promettait des merveilles pour une figuration quelconque de jolie Mauresque, mais qui fait, en attendant, une assez médiocre Marguerite. Pour de l’art sérieux, c’est bien folâtre, et pour de l’opérette, c’est trop sérieux ; mettons que c’est prétentieux et n’en parlons plus. La voix mal posée s’use en efforts et se consume à chercher dans les notes de poitrine des effets dont l’exagération accentue encore la résonance ingrate du registre aigu. Avec cela, point de style, ou plutôt tous les styles, à commencer par celui qui réussit aux petits théâtres et que la virtuose emploie triomphalement dans l’air des Bijoux : flamme sans chaleur, élans sans conviction, quelque chose d’agité, de saccadé, qui toujours vibre et vibre à faux ; — voir la scène de l’église et celle du dénoûment, où l’excès de zèle gâte tout. Quand donc les cantatrices apprendront-elles à se modérer ? quand cesseront-elles d’ignorer que le sentiment procède du dedans au dehors et que tous leurs gestes et tous leurs cris ne peuvent rien lorsqu’elles-mêmes ne savent pas être émues ? Notre firmament parisien compte ainsi nombre d’étoiles que l’Europe, dit-on, nous envie ; laissons-les voyager pour leur gloire et pour leur fortune, et revenons bien vite à no3 travaux, puisque c’est désormais tout un programme à reconstituer.

M. Gounod se dérobant, chacun l’imite. Figurez-vous l’histoire des moutons de Panurge renversée : c’est à qui ne sautera pas. Le vieux chef de l’école française (j’ai nommé M. Thomas) ferme son armoire à triple clé sous prétexte que la Francesca et le Paolo de ses rêves se font vainement attendre, et le jeune chef (j’ai nommé M. Massenet) prétend ne livrer sa partition d’Hérodiade qu’au retour de M. Lassalle, son chanteur attitré, lequel nous quitte un brin de temps, — quelque chose comme dix ou quinze mois, pour aller promener le Roi de Lahore en Europe. Mettez-vous à la place du nouveau directeur et demandez-vous ce que vous feriez dans la circonstance. Ce ne sont point les belles propositions qui lui manquent, les opéras viennent s’offrir d’eux-mêmes et par douzaines ; il y en a des vieux, des neufs et des vieux-neufs ; de l’ancien Théâtre-Lyrique et de la province, il en arrive de partout : foire aux ours, foire aux vanités. De position plus difficile que celle de M. Vaucorbeil, on n’en suppose pas ; autant de refusés, autant d’ennemis. « Je suis un compositeur français, et vous ne voulez pas de ma pièce ? mais vous reniez donc votre pays, vous reniez la musique, et c’est là ce que vous appelez faire de l’art ? » En effet, s’imagine-t-on pareille aventure ? Monter Aïda, mettre au répertoire de notre Académie nationale un ouvrage que depuis dix ans Londres, Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg, toutes les grandes scènes ont adopté, voyez un peu le gros scandale ! Mais l’Opéra, depuis qu’il existe, n’a jamais fait autre chose, et de tout temps les maîtres étrangers y furent à domicile sans que son caractère d’institution nationale en ait souffert la moindre atteinte ; d’ailleurs cette méchante querelle n’est point neuve, on l’agitait déjà du temps de Gluck, ce Tudesque, de Piccini, de Sacchini et de Salieri, ces Welches ! Et depuis, combien de fois ne l’a-t-on pas reprise à propos de Rossini, de Meyerbeer, de Weber et de Donizetti ? Rien ne se dit en bien comme en mal que d’autres n’aient dit avant nous, et c’est plus que probable qu’aux temps héroïques où Guillaume Tell vit le jour, il y eut ainsi des grands hommes méconnus pour maugréer contre cet Italien envahisseur et contre ce directeur dépourvu de patriotisme, ce qui n’empêcha point l’Opéra de poursuivre le cours de ses destinées nationales et d’inscrire dans ses fastes un chef-d’œuvre de plus, dont aux yeux de l’Europe entière l’honneur revient à nous. Il en sera de même pour Aïda, c’est là du moins ce qu’aura pensé le présent directeur de notre Académie dans la situation désastreuse où le plaçait le subit et si mélancolique évanouissement de M. Gounod. Les deux gros bonnets de l’école française actuelle, l’auteur de Faust et l’auteur d’Hamlet, l’ayant de la sorte abandonné, qui le blâmera de s’être adressé à Verdi ?

La détermination dûment arrêtée, restait à se procurer le consentement de l’auteur ; détail moins simple qu’il ne paraît. Verdi n’est pas seulement un génie, c’est aussi un caractère, le musicien galantuomo par excellence, bon, brave, cordial, mais avec des retours de susceptibilité presque farouche. A l’œuvre on connaît l’ouvrier, on connaît surtout le maître, et quand le maître est en plus un chef d’orchestre incomparable et peu endurant, il y a fort à parier qu’entre lui et ses artistes maints désaccords éclateront. Que se passa-t-il lors des répétitions de Don Carlos ? On ne l’a jamais trop su. Toujours est-il que la mésintelligence datait de là. Un grief ne vit jamais seul au cœur de l’homme, il en évoque bientôt d’autres et tient conseil. Resté sous l’impression du froissement quelconque qu’il avait ou croyait avoir subi, Verdi devait à la longue sentir s’accroître sa mauvaise humeur en pensant au traitement peu flatteur infligé à ses divers ouvrages. Passe encore pour les Vêpres siciliennes, sujet ingrat et partition démodée, passe pour le Trouvère, abandonné à l’exploitation intermittente des théâtres forains, mais Don Carlos, quel motif plausible avait-on de chasser ainsi de la maison un opéra expressément écrit pour elle et qui n’a disparu que de chez nous ? Convenons que de moins irritables que Verdi eussent pris la mouche. Peu après son avènement, M. Halanzier essaya de rétablir les bons rapports, mais sans y réussir. Aux avances toutes gracieuses du directeur, le maître répondit par une lettre froidement correcte et grosse d’un trésor de rancunes accumulées. C’était affaire à M. Vaucorbeil de vaincre cette résistance, les autres s’étaient contentés d’écrire, il se dit que peut-être obtiendrait-on mieux par un moyen plus direct.

Pour peu que vous soyez né dilettante, vos pères vous auront parlé d’un opéra comique de l’ancien Feydeau où triomphait le célèbre Martin et qui s’appelait le Charme de la voix. M. Vaucorbeil, à qui rien de musical n’est étranger, connaît ce titre et sait même au besoin la manière de s’en servir. Arrivé à Milan, il apprend que le maître est chez lui, à Bussetto ; premier augure favorable. Cette résidence de Sant’ Agata, que Verdi habite aujourd’hui dans la plénitude de la renommée et du bien-être, est située dans l’ancien duché de Parme, à quelques lieues de Plaisance et sur le sol même qui le vit naître en 1814.

La nature l’avait créé musicien ; il reçut de l’organiste du pays les premières leçons, enseignement rudimentaire dont l’insuffisance ne tarda pas à le décourager. Verdi touchait à ses dix-neuf ans. L’heure était venue d’aller se mettre à l’école dans quelque grande ville, mais sa famille n’avait pas de quoi lui en fournir les moyens, et ce fut seulement grâce à l’assistance d’un généreux compatriote, nommé Barezzi, qu’il put, en 1839, se rendre à Milan. Il arrive enfin, se présente au Conservatoire, on le refuse ; comment s’expliquer un tel arrêt, si regrettable et sans doute, depuis, si regretté ? Fétis, dans son Dictionnaire des musiciens, nous donne là-dessus une information très surprenante. A l’en croire, maître Francesco Basili, alors directeur du conservatoire de Milan, et l’un des plus intraitables pédagogues du temps passé, se serait purement et simplement prononcé d’après les apparences : « Il est évident, écrit-il, que jamais physionomie ne fut moins révélatrice du talent ! » Voilà certes pour un juge un admirable critérium. Le vieux Cherubini avait, lui aussi, de ces humeurs chagrines, mais ses boutades ne s’exerçaient guère qu’à l’égard du sexe faible, et pourvu que l’élève fût jolie, il la recevait, eût-elle ou non sur son visage « l’empreinte révélatrice du talent. » Même en supposant vraie la théorie, c’était assurément bien mal l’appliquer. On peut reprocher au masque de Verdi une certaine raideur, mais dire que l’intelligence ne s’y montre pas, quelle sottise ! Vous y lisez tout au contraire, comme à livre ouvert, le résumé de son talent, de son génie austère et dur, plein de crudité, d’âpreté, de flamme sombre, mais toujours franc, généreux, sympathique. Repoussé du conservatoire de Milan, le futur auteur de Rigoletto eut recours à l’enseignement privé du professeur Lavigna, qui le mit en mesure de se passer des soins du maestro Basili et de faire ensuite son chemin tout comme un autre ; ajoutons même, beaucoup mieux qu’un autre, puisque cet art lui valut de rentrer un jour au pays natal en propriétaire et de s’y installer sur ses domaines, noblement acquis du produit de ses chefs-d’œuvre. Informez-vous à la ronde, et tous sauront vous indiquer le chemin de la villa du professeur Verdi, heureux coin de terre où l’artiste transformé en country gentleman se repose dans l’agriculture de ses travaux et de ses succès du théâtre. Son fusil sur l’épaule, un volume de Dante ou de Shakspeare à la main, il part dès l’aube en visite chez ses fermiers. Les amis du compositeur assurent qu’il s’entend à faire valoir aussi bien qu’à écrire des opéras. Quoi qu’il en soit, tout le monde l’adore, et j’estime que pas Un point noir ne se verrait à cet horizon si les bons vassaux pouvaient lui chanter moins souvent les chœurs des Lombardi.

L’accueil hospitalier du châtelain de Sant’ Agata à M. Vaucorbeil n’était point douteux, mais ce qui se laissait moins prévoir, c’était la manière dont le directeur de l’Opéra sortirait de ce pas difficile. Il s’agissait en effet pour lui d’enlever Hermione sous les traits d’Aïda et mieux encore, de lier partie pour un nouvel ouvrage avec le premier, autant dire avec le seul musicien dramatique de notre temps, de vaincre ses répugnances plus ou moins légitimes, et qu’on me passe le jeu de mots, — de l’amener finalement à composition. Sur ce dernier point, si je me fie à ce qu’on rapporte, l’entente ne s’établit pas tout de suite. Le maître évitait de se prononcer et, trop poli pour récriminer quant au passé, il se gardait délicatement d’engager l’avenir. A dîner, on causa de choses et d’autres, puis on rentra au salon de belle humeur et déjà se connaissant mieux. M. Vaucorbeil a la musique innée ; que, dans la position qu’il occupe aujourd’hui, cette qualité soit ou non un avantage, il n’en est pas moins vrai qu’elle existe chez lui et prédomine. Mettez-le devant un piano ; s’il est fermé, il l’ouvrira, et s’il est ouvert, il s’y assoira. Le piano de Verdi était ouvert ; il parcourut des yeux un manuscrit égaré sur le pupitre et ses doigts instinctivement traduisirent la paraphrase du Pater écrite par un certain Dante, Dantem quemdam, au XIVe siècle, en prévision d’un certain musicien du XIXe, auteur de la Messe pour Manzoni. Tout le monde écoutait en silence, Verdi, songeant, s’était peu à peu rapproché : l’art exerçait sa magie, et M. Vaucorbeil, sans y penser, gagnait la cause du directeur de l’Opéra. Peut-être bien est-ce m’avancer trop que de dire qu’il n’y pensait pas, mais ce ne sont point là mes affaires. Où la parole s’arrête, la musique commence ; les directeurs qui parlent et qui écrivent n’avaient rien obtenu : arrivé un directeur qui chante, on cède au charme. Le lendemain, quand on se retrouva, la nuit avait porté conseil. Verdi, rentrant de sa tournée matinale, du plus loin qu’il aperçut son hôte, vint à lui, le cœur ouvert, la main tendue, s’en remettant entièrement à ses bons soins, le laissant libre du choix des artistes, du règlement de la mise en scène, des mesures à prendre pour améliorer les conditions acoustiques, et s’engageant, si les choses marchaient au gré du directeur de l’Opéra, à venir à Paris diriger les trois premières représentations. Bien plus, même sur la question d’un ouvrage nouveau, on ne se montrait pas inabordable, et désormais la difficulté de trouver un poème restait seule debout : « Rappelez-vous que je suis un homme de théâtre et que j’ai besoin d’être entraîné par mon sujet. Il me faut à moi des caractères et des situations ; hors de cela, point de salut ! »

Les maîtres de ce tempérament savent pourtant à qui s’adresser ; en désespoir de cause, ils vont à Shakspeare et l’abordent de plusieurs manières, selon l’âge et l’expérience qu’ils ont. De vingt à vingt-cinq ans, on prend Othello, on prend Macbeth par les côtés ; plus tard seulement, avec la maturité du talent, viennent les vues d’ensemble, et l’on regrette de ne pas avoir pénétré plus à fond. « Quel chef-d’œuvre, disions-nous un jour à Rossini, vous auriez fait, vous, avec Roméo et Juliette ! — Oui, peut-être, nous répondit-il sans hésiter, mais seulement après Guillaume Tell ; car, avant cette période, je n’y aurais vu que ce que les autres y voient encore : une partition à trois duos d’amour. » Verdi en est aujourd’hui à sa période d’après Guillaume Tell, et je ne m’étonnerais pas de le voir, une fois pour toutes, planter là ces paperasses dont nos librettistes patentés ou non encombrent ses cartons et revenir de lui-même au grand réservoir. Ainsi, pour le moment, Othello le tenterait assez, n’était l’idée du troisième acte de Rossini : la complainte du gondolier, le chant du Saule, ces admirables mélodrames partout semés, voilà le Noli me tangere, le saint effroi ! Mais à défaut du Maure et de Desdemona, que de figures dont serait digne de s’emparer ce fier pinceau qui nous a su représenter le Philippe II de Don Carlos ! Que d’héroïnes et de héros qui ne demanderaient qu’à revivre : Jessica, Shylock, Imogène surtout, l’adorable Imogène de Cymbeline ! On connaît le mot d’Eugène Delacroix à cet improvisateur d’illustrations : « Vous voulez faire de la peinture ? Mais alors il vous faudra beaucoup travailler ! » Verdi, grâce à Dieu, n’en est point là ; il est né peintre, peintre d’histoire, et, de plus, a beaucoup travaillé, réfléchi, expérimenté. Il est mûr pour Shakspeare, qu’il y vienne donc ! Lors de son dernier voyage à Paris, Jules César paraissait le préoccuper ; il nous parla de ses idées sur le sujet qu’il concevait dans sa grandeur, en homme que la politique n’effraie point. Je n’en persiste pas moins à croire que des figures comme Brutus et Cassius ne sont guère ce qui convient à la musique ; tout au plus, l’artiste en pourra-t-il tirer des études pour son propre usage. Il y a là trop d’abstraction, de rhétorique et point assez de femmes. Le rôle de Calpurnie compte à peine, et la raison d’état, fort à sa place dans une tragédie, ne fut jamais un personnage d’Opéra. N’importe, celui-là qui rumine de pareils complots prend au sérieux sa vocation et mérite le respect des honnêtes gens. Verdi peut se tromper, il aime le commerce des grands esprits, il vise haut. Les répertoires de Schiller et de Victor Hugo furent dés le début ses magasins de préférence ; à l’un il emprunta les Brigands, Intrigue et Amour, Jeanne d’Arc, Don Carlos ; à l’autre, Hernani et le Roi s’amuse. C’est pourquoi nous aimerions aujourd’hui qu’il en a fini avec les années d’apprentissage, le voir appliquer à Shakspeare son naturalisme volontairement retrempé dans les eaux du Styx de la science moderne et formant en quelque sorte son idéal dramatique définitif.

Nous aurons donc quant à présent à nous contenter d’Aïda, qui sera donnée au mois de mars dans toute la magnificence décorative que ce noble ouvrage réclame ; pour ce qui regarde les chœurs et l’orchestre, on peut aussi compter sur des efforts dignes de notre première scène ; M. Vaucorbeil sait ce que tout le monde attend de ses aptitudes spéciales et n’y faillira point. Malheureusement, il ne dépend pas de lui de créer des chanteurs et ce sera déjà beaucoup que de réussir à bien grouper ceux qu’il a sous la main. Des deux grands rôles de femme, Gabrielle Krauss jouera l’un, et de ce côté du moins, nous sommes rassurés ; l’autre, cette implacable Amnéris, si tragique au Théâtre-Italien sous les traits de la Waldmann, devra forcément échoir à Mlle Bloch, qui s’en arrangera comme elle pourra ; M. Maurel chantera la partie du baryton ; seul, jusqu’à nouvel ordre le ténor manque. Qui choisira-t-on ? M. Sellier, dont le crédit ne grandit guère, ou ce fameux Polonais toujours à la veille de débuter par un coup d’éclat, oiseau rare qu’on rentre en cage chaque fois que le moment semble venu de le lâcher. A la place du M. Vaucorbeil, nous saurions bien à qui nous adresser. Que fait à l’Opéra-Comique M. Talazac ? Il y étouffe. Ni sa voix ni son talent en pleine et heureuse formation, ne conviennent au genre. Il leur faut sortir du cadre pour se montrer avec quelque avantage ; la Flûte enchantée, Roméo et Juliette sont des grands opéras, et ce n’est qu’en faussant l’esprit des traités que M. Carvalho trouve moyen d’utiliser le meilleur de ses pensionnaires. Admirable organisation d’une scène qui, seule avec la Comédie française avait cet avantage de posséder un répertoire national et qui, sans qu’on y prenne garde, est en train de se substituer à l’ancien Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple ! Visitez dans son éclat nouveau, tout miroitant, cette salle redorée, enjolivée et peinturlurée de bas en haut, donnez-vous pendant une semaine le spectacle de ce qui s’y passé et vous serez émerveillés du beau salmis : deux troupes qui n’en forment pas une : celle-ci, d’opéra comique, avec Mlle Vauchelet pour tout agrément ; celle-là, de drame lyrique avec M. Talazac pour seul coryphée, quelque chose qui louche et qui boite toujours. Les soirs du Pré aux Clercs, vous avez Mlle Vauchelet, on ne peut plus irrésistible dans ses trilles, — le maniérisme de la voix poussé à son extrême perfection, — mais, bone Deus ! quel entourage ! Une reine de féerie, un Mergy qui n’a point de voix et qui trouve encore moyen de chanter faux, une gentille Nicette qui ne chante ni faux ni juste, qui pépie ! Les soirs de Roméo, c’est M. Talazac qui fait les honneurs, un Roméo, sinon accompli du moins très présentable, mais un Roméo sans Juliette, car je doute qu’il soit possible de reconnaître la fille du seigneur Capulet dans cette espèce d’héroïne de mélodrame que figure Mlle Isaac. Je ne sais, mais il me semble que Mme Carvalho doit éprouver un certain tressaillement d’amour-propre à voir ainsi représenter sur son théâtre les rôles qui lui sont désormais interdits. Bien des gens n’ont peut-être comme nous jamais compris ce que les amateurs sont convenus d’appeler : la poésie de Mme Carvalho. Si l’on veut être édifié là-dessus, qu’on aille entendre Mlle Isaac dans Juliette. De poésie, Mme Carvalho n’en eut jamais ; talent bourgeois et didactique, elle resta toujours à l’Opéra fidèle à ses origines d’Opéra-Comique. Mais, s’il lui manque absolument la conception de l’idéal, elle a son art à elle, savant, ingénieux, plein de ressources, elle a son style, et c’est quand on assiste à ces emportemens désordonnés d’une chanteuse de province qu’on apprécie à sa valeur ce sens exquis de la mesure capable de vous donner toutes les illusions, fût-ce même celle de la poésie.

Je reviens à mon dire et m’obstine à croire que Mlle Vauchelet et M. Talazac mériteraient de fixer l’attention du directeur de l’Opéra, le jeune ténor surtout semble dépaysé à Favart ; qui l’en arracherait coûte que coûte, puisqu’il y aurait évidemment un dédit à payer, — rendrait service à l’équilibre de deux scènes. Jamais M. Talazac ne chantera le répertoire et son talent, dont l’Opéra saurait bientôt tirer profit, ne sert pour le moment qu’à faciliter les vues de M. Carvalho, toujours possédé de son vieux rêve d’autrefois et qui ne demanderait qu’à superposer un théâtre lyrique de sa fantaisie au théâtre national dont il a charge. La polémique, avouons-le, court parfois de singulières aventures. M. Vaucorbeil s’avise, en un jour de détresse, de vouloir monter une œuvre de Verdi, et voilà tout de suite qu’on l’accuse de faire une scène italienne de notre Académie de musique, laquelle soit dit en passant ; depuis la Vestale de Spontini jusqu’au Guillaume Tell de Rossini, à la Favorite de Donizetti, au Freischütz de Weber, au Don Juan de Mozart, n’a guère cessé d’emprunter à l’étranger ses richesses ; or, pendant ce temps, les compositeurs français trouvent tout simple qu’on monte la Flûte enchantée à l’Opéra-Comique, et quand il plaira à Mme Carvalho de jouer les Noces de Figaro ou qui sait ? le Mariage secret, personne, ni parmi les jeunes ni parmi les vieux, ne se récriera, et M. Turquet lui-même, ce joyeux maître des cérémonies du grand art démocratique, n’y trouvera point sujet d’en référer à son ministre ? C’est qu’il y a de ces directeurs qui, à force d’aplomb et d’ironie, finissent par s’imposer à tout le monde, et cela sous n’importe quel régime. Le public, comme l’autorité, leur passe tout ; leurs maladresses et leurs défaites Sont raquettes d’où ils rebondissent à plus hauts emplois. Nestor Roqueplan fut le fondateur de cette dynastie humoristique. On les appelle vulgairement les directeurs hommes d’esprit ; Que d’autres prennent au sérieux leurs devoirs envers l’état qui les subventionne ; eux, n’en ont cure, ils traitent leurs fonctions comme cet aimable Mürger traitait sa maladie, par l’indifférence.

Imagine-t-on, je le demande, rien de plus original que le spectacle de cette direction de l’Odéon ? Voilà un théâtre doté, logé, mis dans ses meubles par l’état, un théâtre ayant pour objet d’aider à l’effort laborieux, continu, de toute une littérature progressive, aux tendances de tout un monde d’esprits chercheurs, aventureux, dignes d’intérêt, envers lesquels la Comédie française se déclare impuissante, encombrée qu’elle est des chefs-d’œuvre du passé et des œuvres à recettes du présent, — et ce théâtre national s’acquitte de ses devoirs en jouant cent fois de suite un ancien vaudeville, et cette succursale de la maison de Molière devient la succursale du Palais-Royal. Supposez un étranger voulant se renseigner sur nos mœurs dramatiques ; on lui a dit qu’il y avait à Paris deux Théâtres français. Après avoir vu le premier, il s’enquiert du second et commence à ne plus comprendre. « Mais, s’écrie-t-il, ce que vous me donnez là contrarie toutes mes notions préliminaires ; on m’avait parlé d’une organisation littéraire à deux degrés, quelque chose d’hiérarchique et de traditionnel vigoureusement constitué, et vous ne me montrez que le Voyage de M. Perrichon, une pochade assurément fort divertissante, mais d’un genre peu relevé et d’ailleurs sans littérature ! — Sans littérature ! monsieur, voilà pour le coup un mot qui trahit bien son étranger. Apprenez-donc que le Voyage de M. Perrichon est tout ce qu’il y a de plus littéraire et même de plus académique pour le moment. » À cette verte semonce, notre barbare se confond en excuses et poursuit avec modestie : « Je crois cependant me souvenir qu’on m’avait aussi entretenu d’un répertoire classique que je serais fort aise de connaître et dont j’attends encore la première révélation, n’étant à Paris que depuis une quinzaine, et le roulement du Théâtre-Français n’ayant amené jusqu’ici que les Fouvrchambault, Hernani et l’Étrangère. — Le répertoire classique ? En effet, Molière, Corneille et Racine, on vous les offrira cet hiver, le dimanche, en matinée, mais il vous faut attendre que la vraie troupe soit de retour. — La vraie troupe ? il y en a donc plusieurs et d’espèces diverses ? — : Oui, l’une qui ressemble à Mme Benoîton et n’est jamais chez elle, et l’autre qui pendant ce temps représente le Voyage de M. Perrichon. » C’est même une admirable invention que ces matinées du dimanche pour se débarrasser de ce qui vous gêne ; l’exemple en a paru si bon à M. Carvalho, un autre directeur homme d’esprit, qu’il va s’empresser de l’imiter. Nous aurons ainsi prochainement des représentations diurnes consacrées à l’ancien répertoire, une manière de rez-de-chaussée où l’on descendra les vieux lares de l’endroit pour laisser librement régner au premier étage la Flûte enchantée, les Noces de Figaro, etc., et cette fois la superposition tant rêvée aura son heure. Ce ne sera peut-être pas encore le Théâtre Lyrique du boulevard du Temple, mais ce ne sera déjà plus l’Opéra-Comique, de même qu’à l’Odéon, ce n’est pas encore tout à fait le Palais-Royal, mais ce n’est plus assurément le second Théâtre-Français. « J’ai ri, me voilà désarmé. » Ayez de la désinvolture, faites des mots, et tandis que M. Turquet regardera dans la lune pour y découvrir des statues de Phidias ayant des écharpes tricolores et des comédies de Molière à base de Marseillaise, vous pourrez promener vos comédiens et vos meutes sur les routes et transformer en spectacle forain un grand théâtre de l’état. Il n’y a qu’à savoir s’y prendre et les gens d’esprit font ce qu’ils veulent, car le public est comme les gouvernemens, qui ne détestent pas qu’on se moque d’eux.


P. DE LAGENEVAIS.