Revue musicale - Les Théâtres et les concerts

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Revue musicale - Les Théâtres et les concerts
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 1 (p. 198-207).
REVUE MUSICALE

Les théâtres et les concerts.

Nous avons attendu que la saison musicale fût assez avancée pour apprécier la qualité des fruits nouveaux. Aussi bien on arrive toujours assez tôt pour assister aux funérailles du succès de la veille, car jamais on n’a pu dire avec plus de vérité que de nos jours : « Les morts vont vite. »

Le troisième théâtre lyrique, pour avoir obtenu depuis quelques mois un si grand nombre de succès, ne s’en porte pas mieux. Ni Jaguarita l’Indienne, ni le Bijou perdu, ni les prouesses de Mme Cabel n’ont pu encore assurer l’avenir d’une entreprise à qui la vie a été rendue aussi dure que possible. Le Théâtre-Lyrique était destiné d’abord à exercer la veine des jeunes compositeurs sans expérience de la scène et à les préparer soit pour l’Opéra-Comique, soit pour l’Opéra, où l’on ne peut arriver qu’après avoir fait ses preuves de vaillance. MM. les membres de l’Institut, au lieu de respecter cet asile de l’innocence, s’y sont abattus comme des vautours et l’ont ruiné à force de succès. Pourtant rien ne serait plus facile que d’assurer au Théâtre-Lyrique un avenir moins brillant, mais plus certain : ce serait de lui accorder une subvention, dont l’art musical a bien plus besoin en France que la littérature du mélodrame et du vaudeville, qui se suffit à elle-même, en lui imposant la condition de n’exécuter que les opéras des compositeurs novices et particulièrement ceux des lauréats de l’Institut. Quant aux musiciens illustres qui siègent à l’Académie des Beaux-Arts, ils seraient absolument exclus d’un théâtre pour lequel ils ne possèdent ni assez de vices ni assez de vertus.

Quoi qu’il arrive de ce programme que nous donnons pour ce qu’il vaut en tout bien et en tout honneur, le Théâtre-Lyrique a grand besoin qu’on vienne à son aide soit avec un chef-d’œuvre inconnu, soit avec une subvention qui lui permette d’attendre de meilleurs jours. Parmi les jeunes compositeurs qui se sont fait un nom à ce théâtre, il est juste de citer en première ligne M. Gevaërt,l’auteur des Lavandières de Santarem. Les paroles de cet opéra en trois actes n’ont pas précisément le mérite de l’élégance ni celui de l’intérêt. Il s’agit d’un roi quelconque de Portugal qui s’éprend d’une passion furieuse pour une belle lavandière de son royaume. Ce qu’il importe de savoir, c’est que la morale de la pièce est de la plus pure essence, et que la musique qui l’accompagne ne lui est pas trop inférieure. L’ouverture annonce assez bien ce que sera la partition : composée de quelques motifs empruntés à différens morceaux de l’ouvrage, elle manque de caractère et semble avoir été écrite trop à la hâte, sans que l’auteur ait eu le temps de travailler son instrumentation, qui est suffisante, mais nullement remarquable. La romance que chante tout d’abord la belle lavandière Margarita n’est qu’un lieu-commun mélodique qui fait ressortir d’autant mieux les couplets en duo pour deux voix de femmes qui suivent, et dont la conclusion en majeur est fort élégante. La romance pour voix de mezzo-soprano, Je suis heureuse, où Margarita exprime la satisfaction qu’éprouve son âme d’appartenir bientôt au sergent Manoël, est fort bien venue et délicatement accompagnée. La rentrée de l’idée principale est opérée avec adresse et produirait un excellent effet sans le point d’orgue de la fin, concession de mauvais goût faite aux oreilles gauloises du parterre. Un trio bouffe habilement dialogué pour la scène, l’ensemble du duo entre Margarita et Manoël qui est charmant, les couplets qui s’y trouvent encadrés, A la cour, dont la mélodie pourrait être d’un accent plus simple, la reprise du duo et le chœur final du régiment de Santarem qui avait déjà servi d’introduction, ce sont là les différens morceaux qu’on remarque au premier acte. Le second, qui est moins riche, commence par un air que chante Margarita : Le bonheur que j’ai perdu, où il semble vraiment que pour une simple lavandière elle vise un peu trop au style pathétique. Mme Lauters ajoute encore à ce défaut par l’exagération de sa pantomime et de ses portamenti ou élans de voix que nous lui avons reprochés dès ses débuts, et dont elle n’est point parvenue à se corriger Mme Lauters manquerait-elle, comme Mlle Cruvelli, d’intelligence ou de docilité ? Ce serait grand dommage. Un trio au milieu duquel se détache une phrase charmante : Voilà ce que je dirais au roi, que Mme Lauters dit avec dignité, la strette vigoureuse qui en est la conclusion ; les couplets de l’aubergiste : Je suis capitaine, finement instrumentés, un quatuor rempli d’épisodes habilement déduits, sont les parties saillantes du second acte. Au troisième on peut encore signaler une jolie prière en quatuor et quelques détails du duo entre Manoël et Margarita.

Certes la partition que nous venons d’analyser rapidement n’est pas l’œuvre d’un artiste : ordinaire. On y sent partout la main d’un musicien exercé, qui a le sentiment de la scène, et qui sait donner à ses idées une forme ingénieuse et souvent distinguée. Son style est assez varié, rempli de détails piquans, de modulations incidentes, qu’on voudrait parfois moins nombreuses et plus développées. L’instrumentation en est claire, nourrie et colorée sans excès. Toutefois, après avoir reconnu et signalé avec plaisir les qualités peu communes qui distinguent le talent de M. Gevaërt, on se demande pourquoi sa musique ne produit pas sur le public un effet plus saisissant et surtout plus durable. C’est qu’il lui manque l’originalité, ce degré de vitalité qui condense les rayons épars et fait excuser les plus grands défauts. M. Gevaërt, qui est Flamand, aurait-il, comme la plupart des peintres et des artistes de son pays, plus de talent que d’invention, plus de dextérité de main que de véritable émotion ? Heureusement M. Gevaërt est encore jeune, et les deux ou trois opéras qu’il a composés à Paris peuvent n’être que les préludes d’une personnalité qui se cherche et se dégage. Nous le souhaitons vivement, car il serait pénible qu’un musicien aussi distingué vînt augmenter le nombre de ces pâles ombres qui n’ont pas plus de place marquée dans ce monde que dans l’autre. Nous regrettons aussi d’être obligé d’avouer que Mme Lauters, qui chante le rôle de Margarita, et qui possède une des plus belles voix de mezzo-soprano qu’on puisse entendre, n’ait pas fait un pas en avant depuis ses débuts, que nous avons encouragés comme il nous arrive rarement de le faire. Elle est restée ce que la nature l’a faite, une bonne Flamande qui parait contente de son sort. Honni soit qui mal y pense !

On a eu l’idée bonne ou mauvaise de reprendre au Théâtre-Lyrique l’opéra antique et solennel du Solitaire, qui remonte à l’an de grâce 1822. Ce que c’est pourtant que de nous et de la vogue populaire ! Qui se douterait aujourd’hui, si l’histoire ne l’attestait, que M. d’Arlincourt et son fameux roman du Solitaire ont eu, l’un portant l’autre, les honneurs du triomphe populaire ? Les magasins, les modes du jour, tout ce qui brille et vit l’espace d’un matin était à la Solitaire et en portait les couleurs. La musique ne pouvant résister à cet entraînement général, M. Carafa composa un opéra en trois actes sur des paroles de M. Planard, et qui fut représenté au mois d’août 1822 avec un immense succès. Les journaux ont accueilli l’apparition de cette vieille et agréable connaissance avec une mauvaise grâce qui nous a un peu surpris. Ne dirait-on pas, à les voir juger avec si peu de ménagement un opéra qui a eu plus de cent représentations, qu’ils ont le droit de se montrer difficiles ! Ah ! si M. Carafa écrivait des feuilletons comme M. Berlioz ou comme M. Adam, MM. les critiques ordinaires de la presse parisienne n’auraient pas assez d’éloges pour l’auteur de Masaniello, qui n’est pas si à dédaigner qu’ils veulent bien le dire. M. Carafa, qui a commencé à écrire de très bonne heure, est évidemment un imitateur de Rossini, et doit être classé parmi les nébuleuses de l’astre de Pesaro ; mais si M. Carafa n’est pas toujours original dans le choix de ses idées, s’il a apporté dans l’art si difficile de la composition un peu trop le sans-façon d’un homme du monde qui était destiné à une tout autre carrière, il n’est pas moins juste de reconnaître que l’auteur du Solitaire, de Masaniello, de la Violette, du Valet de Chambre, de la Prison d’Edimbourg, et de vingt opéras italiens, est un compositeur bien doué, qui a souvent des mélodies heureuses, qu’il sait rendre dans une forme claire, chaleureuse et populaire. Après tout, il y a plus de musique réelle dans les ouvrages de M. Carafa que dans le pathos instrumental de M. Berlioz et dans les opérettes de M. Adam.

Le Théâtre-Italien poursuit assez heureusement le cours de ses représentations. La troupe que la nouvelle administration est parvenue à réunir est l’une des meilleures et des plus complètes que nous ayons possédées à Paris depuis 1848. Les élémens en sont bons ; il ne leur manque que d’être bien dirigés, chose plus difficile qu’on ne pense, car il ne suffit pas d’avoir des chanteurs habiles pris isolément, il faut surtout qu’ils forment un corps bien discipliné et soumis au chef qui préside à l’exécution générale. M. Calzado apprendra sans doute un peu à ses dépens qu’on ne s’improvise pas du jour au lendemain directeur d’un théâtre comme l’opéra italien de Paris. Quoi qu’il en soit de l’expérience nécessaire pour manier ces natures délicates et fiévreuses qui se vouent aux plaisirs du public, on a repris Otello pour les débuts de Mme Penco, qui nous est arrivée d’Italie avec une réputation qui avait besoin d’être revue et corrigée par le goût parisien. Mme Penco est une jeune cantatrice de vingt-cinq ans à peu près, d’une taille élancée, d’une physionomie vive, et dont la voix de soprano, d’une étendue ordinaire, a plus d’éclat et de puissance que de flexibilité. Elle s’est trouvée tout d’abord dépaysée dans le chef-d’œuvre de Rossini, dont elle a balbutié la langue divine, parce que depuis longtemps on ne la parle plus dans le pays où règne le patois de M. Verdi. Mme Penco a été obligée d’intercaler dans la partition du grand maître un air de Donizetti, et, dans les morceaux qu’on ne lui a pas permis de supprimer, elle a été insuffisante et médiocre. Le reste a été à l’avenant, et M. Graziani, qui chantait le rôle de Iago, s’est aussi donné la satisfaction de passer sous silence le beau duo du premier acte. Il en est arrivé de même pour celui des deux femmes :

Quanto son fieri i palpiti
Che desta in noi l’amor !


En sorte qu’on nous a donné un Otello tout à fait digne des chanteurs modernes. On a repris ensuite le Barbier de Séville pour la rentrée de M. Mario, qui a chanté le rôle d’Almaviva avec une voix fatiguée et en gentilhomme qui se trouve égaré sur les planches d’un théâtre. Le public parisien, qui ne ressemble pas à celui de Saint-Pétersbourg, pas plus qu’à celui de Londres ou de New-York, a fait comprendre à M. de Candia qu’il exigeait plus de zèle de la part des artistes qu’il daigne écouter. M. Mario a très bien pris la leçon, et s’est exécuté de son mieux. Le Barbier de Séville n’en a été pas moins saccagé, et excepté Mme Borghi-Mamo, qui nous a surpris dans le rôle de Rosine, et M. Zucchini, qui est un artiste de talent et qui l’a prouvé en jouant fort bien le rôle de Bartolo, tout le reste est pitoyable, y compris l’orchestre. M. Everardi n’a pas été aussi heureux dans le personnage de Figaro que dans celui de Dandini de Cenerentola. Son accent gaulois se trahit à chaque mot et altère l’exquise fluidité de cette musique dont on ne se lasse pas plus que de la lumière. Ainsi qu’on devait s’y attendre, on a repris également il Trovatore de M. Verdi, qui est le grand cheval de bataille de la saison et, comme on dit vulgairement, la pièce à recettes. Nous n’avons point à revenir sur une partition que nous avons longuement appréciée ici l’année dernière, et dont le succès recrudescent n’a point modifié notre opinion. Nous nous rangeons volontiers parmi ces esprits moroses qu’on appelait autrefois, sous la monarchie constitutionnelle, des doctrinaires, lesquels, sans méconnaître le prix de la popularité, savent résister à ses exagérations. M. Verdi n’est point une école, mais un accident qui passera vite, et dont l’œuvre tout entière est destinée à la mort, car en musique, comme dans les autres arts, on ne vit que par le style. Quand l’Italie se réveillera, elle sera fort étonnée, nous l’espérons pour son salut, de contempler de près l’objet de ses nouvelles et folles amours. En attendant cette résurrection, convenons que les représentations du Trovatore attirent la foule au Théâtre-Italien. M. Mario, qui avait été faible d’abord dans le rôle d’il trooatore qu’il chantait pour la première fois, s’est relevé avec éclat aux représentations suivantes, où il a trouvé de beaux élans, particulièrement, dans la romance du quatrième acte :

Ah ! che la morte ognora
E tarda nel venir
À chi desia morir !

Le rôle de Leonora, que Mme Penco a créé dans l’origine, a failli donner lieu à un épisode judiciaire. Prise d’un rhume subit, Mme Penco fut obligée de suspendre les représentations de l’opéra à la mode, où elle n’avait pas été à la hauteur de la Frezzolini. Celle-ci, qui n’était point engagée pour cette saison, offrit ses services à la condition qu’on ne la déposséderait plus d’un rôle où elle était admirable de distinction et de sentiment. J’ignore quelles seront les suites d’un incident qui nous a valu le retour de Mme Frezzolini, artiste du plus grand mérite, dont Mme Penco n’égalera jamais la suprême élégance et

il canto
Che nell’ anima risuona !


Quels regrets pour nous et pour le public che un’ anima si gentile soit trahie trop souvent par une voix qui s’éteint et une poitrine où je souffre, comme dit cette bonne Mme de Sévigné !

Si nous avions eu besoin d’un exemple pour apprécier la triste influence de ce qu’on appelle par-delà les monts l’école de M. Verdi, nous l’aurions trouvé dans Fiorina, o la Figliuola di Glaris, que le Théâtre-Italien nous a fait entendre pour la première fois le 8 décembre 1855. Il paraît que c’est à Vérone en 1852 qu’a été créé et mis au monde ce chef-d’œuvre de M. Carlo Pedrotti, qui a déjà fait le tour de la péninsule, mais qui ne fera pas le tour du monde, nous l’espérons bien. Qu’on s’imagine une historiette de village du genre le plus mais racontée par un musicien qui, à tout propos et hors de propos, embouche la trompette héroïque et le cornet à piston si chers à M. Verdi. Des unissons, du tapage, un fracasso del diavolo, des lieux-communs de Donizetti mêlés à des éclats de mélodrame qui appartiennent à l’auteur d’Ernani, voilà quels sont les élémens du style et de l’œuvre de M. Pedrotti. À la troisième génération de l’école de M. Verdi, il nous faudra envoyer en Italie des professeurs de solfège.

Une nouvelle cantatrice, Mlle Boccabadati, a débuté tout récemment dans la Sonnambula de Bellini. Sa voix de soprano, déjà frappée de vétusté, manque de corps ; sa vocalisation lourde et son style pâteux trahissent une éducation vicieuse. L’émotion très vive à laquelle Mlle Boccabadati paraissait en proie a dû paralyser un peu ses forces. Il y a lieu de craindre néanmoins qu’elle ne puisse jamais se posséder assez pour vaincre la froideur que lui a témoignée le public parisien. M. Mongini, jeune ténor à la voix un peu verte, a été plus heureux dans le rôle d’Elvino, où il a montré du sentiment et des dispositions de chanteur. Il ne faudrait pas cependant qu’il se fit illusion sur l’accueil bienveillant et de simple encouragement qu’on lui a fait. On nous promet bientôt la reprise du Matrimonio segreto de Cimarosa… Allegria in casa è questa !

Le théâtre de l’Opéra-Comique vit un peu de sa gloire passée, et, malgré l’habileté bien connue de son directeur à manier le télégraphe de la publicité, les succès ne répondent pas aux efforts qu’on fait pour les obtenir et les fixer. Pour les observateurs attentifs, il se passe dans ce moment-ci quelques phénomènes de bon augure qui pourraient avoir la plus heureuse influence sur les destinées de la musique dramatique. Fatigués d’être les dupes de tant de succès imaginaires, les éditeurs resserrent leurs bourses et se refusent à faire graver les chefs-d’œuvre qu’on vient leur offrir. Ils ont compris un peu tard peut-être que ces opéras, qu’on fait réussir bon gré mal gré pendant quelque temps au théâtre, ne sont que des cadavres galvanisés par les prestiges de la mise en scène. Le public, qui commence aussi à se réveiller et à vouloir autre chose que des points d’orgue illustrés et des facéties de caporal, se met de la partie et n’achète plus de musique qu’après l’avoir entendue dans les salons, où l’on chante autre chose que des vaudevilles. Voulez-vous un exemple récent de cette justice de l’opinion se faisant jour à travers les acclamations dès journaux et les applaudissemens organisés du parterre ? Voyez le sort déplorable du Hussard de Berchini, opéra-comique en deux actes, de M. Adam. Sa naissance a été célébrée sur tous les tons et par tous les instrumens… Je passai ;… il n’était déjà plus. En écoutant cette partition très légère, il nous vint à l’esprit le mot de Grétry à propos d’un opéra très sombre de Méhul, Uthal : « Je donnerais bien un petit écu, dit l’auteur de Richard, pour entendre une chanterelle. » Nous aurions fait le même sacrifice à la première représentation du Hussard de Berchini, pour une bonne modulation dont le besoin se faisait sentir, particulièrement dans le joli trio du premier acte, le seul morceau qui mérite d’être signalé. Que Rossini est heureux ! Non-seulement il a fait le Barbier de Séville et Guillaume Tell, mais il lui a été donné encore d’assister à la répétition générale du Hussard de Berchini ! C’est M. Adam lui-même qui a ménagé à son illustre ami cette agréable surprise. Un nouvel opéra-comique en trois actes, les Saisons, qui a été représenté le 22 décembre, a donné lieu à des incidens dramatiques que depuis longtemps on n’avait vu se produire dans un théâtre de Paris. Irrité des applaudissemens effrénés que l’ignoble phalange qui siège au parterre prodiguait à une pièce ennuyeuse, le public a fait prompte et bonne justice d’une œuvre estimable sans doute, qu’on voulait soustraire à son jugement. Nous étions heureux d’entendre ces protestations et de voir le public revendiquer un droit dont il s’était laissé dépouiller au grand détriment de la vérité, de l’art et des artistes.

Rien de plus simple que le sujet des Saisons : c’est l’éloge du blé et de la vigne prolongé pendant trois actes et quatre tableaux. Tantôt c’est le blé qui l’emporte, tantôt c’est la vigne, et la pièce se termine par le mariage de Cérès et de Bacchus dans les personnes insignifiantes de Simonne et de Pierre. À travers cette idylle paysanesque, où le langage berrichon du Champy de Mme Sand se mêle aux bucoliques de M. Pierre Dupont, on voit le personnage odieux de Nicolas lutter de ruse et d’égoïsme avec celui non moins désagréable de Jacques le vigneron, sans qu’on puisse s’intéresser aux froides amours de Simonne et de Pierre, qui se lamentent sur des pipaux rustiques de la fabrique de M. Sax.

La musique des Saisons est de M. Victor Massé, qui s’est fait connaître depuis une dizaine d’années par deux ou trois opérettes, telles que la Chanteuse voilée, Galathée et les Noces de Jeannette, dont nous avons loué dans le temps la grâce un peu cherchée et la distinction, sans nous faire illusion pourtant sur les défauts du jeune compositeur. M. Victor Massé s’est essayé depuis dans un opéra en trois actes, la Fiancée du Diable, dont le succès n’a pas répondu à ses efforts. A-t-il été plus heureux dans celui qui nous occupe en ce moment ? Nous n’oserions l’affirmer. Sans mentionner l’ouverture, qui ne se fait remarquer que par un andantino contenant d’agréables détails d’instrumentation, nous ne pouvons citer au premier acte que le chœur de l’introduction, qui a de la vigueur ; la romance que chante Nicolas en l’honneur du blé, et par la bouche de M. Bataille, romance qui est moins un chant proprement dit qu’une sorte de contour mélodique, et puis l’air de Mlle Duprez, tout rempli d’étincelles, et sans qu’on puisse en dégager une idée facilement saisissable. Le second acte, moins riche que le premier, renferme un trop grand nombre de couplets et de chansonnettes visant à l’effet par des piperies de rhythme qui sont usées, un trio qui n’est pas réussi, un air de basse qui manque de relief, et une scène dramatique, où Mlle Duprez fait preuve d’un grand talent. Le troisième acte, moins abondant encore que les deux autres, ne contient qu’un bel air de soprano que Mlle Duprez chante avec le style et la vigueur qui distinguent l’école d’où elle est sortie. Peut-être même pourrait-on reprocher à cette jeune et vaillante prima-donna d’exagérer quelquefois son élan et de dépasser le but. Nous sommes loin de méconnaître tout ce qu’il y a de distinction, de grâce et de finesse dans les détails de cette partition, qui pèche évidemment par le défaut d’ampleur et de variété. M. Victor Massé semble jusqu’ici manquer du souffle nécessaire pour fournir la carrière d’un opéra en trois actes. Ce doute, que nous avons émis il y a plusieurs années, ne préjuge rien pour l’avenir de M. Massé : nous sommes cependant forcé de convenir qu’on n’y a pas encore répondu d’une manière victorieuse. Dans tous les cas, ce n’est pas la musique, d’ailleurs distinguée, des Saisons qui est de nature à calmer nos inquiétudes. L’exécution de cette œuvre ennuyeuse est aussi bonne que possible à l’Opéra-Comique. M. Bataille, qui est un artiste intelligent et un chanteur de goût, n’a pu réussir complètement dans un rôle ingrat qui impatiente le public, et il faut tout l’entrain de M. Couderc pour tirer parti du personnage non moins désagréable de Jacques Balu. C’est Mlle Caroline Duprez qui a eu les honneurs de la soirée dans le rôle de Simonne, qui n’a point été écrit pour sa voix, puisqu’il était destiné à Mme Ugalde.

Si M. le directeur de l’Opéra-Comique était convaincu, comme nous le sommes, que la musique dramatique est dans un état déplorable, et qu’il n’y a pas un compositeur en renom, excepté M. Auber, dont on puisse espérer une œuvre intéressante, il ferait un retour vers le passé et puiserait dans le riche répertoire dont il a le dépôt une de ces bonnes et naïves chansons de nos pères qui lui ont déjà valu de si copieuses recettes. Par exemple pourquoi ne reprendrait-on pas le Roi et le Fermier, ou bien Félix, de Monsigny ? Il y a plus de musique dans ces deux opérettes du père de l’opéra-comique que dans vingt partitions contemporaines.

Les nouveautés deviennent à l’Opéra de plus en plus rares, et le temps se passe dans un ennui solennel. On a donné jusqu’à satiété les Vêpres siciliennes, dont la musique a fait si peu de progrès dans les goûts du public, qu’on peut craindre que cet ouvrage laborieux ne reste pas au répertoire. Les Italiens eux-mêmes ne trouvent pas dans les Vêpres siciliennes le Verdi fougueux qu’ils aiment tant, et le public français a de la peine à reconnaître dans ce style entortillé et bâtard la touche vigoureuse des maîtres qui ont la puissance de l’émouvoir. Il est arrivé à M. Verdi, dans cette circonstance, ce qui arrive à tous les artistes qui n’ont pas de génie, et dont l’éducation première laisse beaucoup à désirer : il a voulu modifier sa manière, et il n’est parvenu qu’à entraver la spontanéité de ses idées. Méhul, dont l’instinct musical était bien supérieur à celui du compositeur italien, a éprouvé le même sort à la fin de sa carrière, il a essayé vainement de se donner une science tardive dont il ne possédait pas les élémens, et il a gâté le style que lui avait donné la nature sans pouvoir acquérir celui qu’il ambitionnait. C’est dans les arts surtout qu’il est vrai de dire : il tempo non fa salti. Il n’appartient qu’à des êtres prédestinés de pouvoir écrire tour à tour le Mariage de Figaro et Don Juan, le Barbier de Séville et Guillaume Tell.

Cependant l’Opéra vient de nous donner un ouvrage en deux actes sous le titre scabreux de Pantagruel, et dont la première représentation a eu lieu le 25 décembre. Nous n’avons pas besoin de dire quel en est le sujet et à quelle source historique il a été puisé. N’est-ce pas une grande témérité que de toucher à l’œuvre étrange de ce grand bouffon du XVIe siècle qu’on appelle Rabelais, et de ne lui emprunter que les grimaces sous lesquelles il cachait le sérieux d’un grand esprit et le style d’un admirable écrivain ? La vraie gaieté, a dit quelque part Sénèque, est une chose très sérieuse (verum gaudium, res severa). Ce n’est pas ce qui ressort tout à fait de la pièce de M. Henri Trianon, dont l’imbroglio pourrait être plus amusant et moins vulgaire, surtout pour la scène de l’Opéra, où l’on peut admettre le comique, mais non pas le bouffon. La musique, de la composition de M. Théodore Labarre, n’est pas suffisante à racheter les défauts du poème. Nous y avons remarqué au premier acte un duo fort bien dialogué, pour ténor et baryton, entre Jean Jeudy, le cabaretier, et Dindenault ; un chœur d’écoliers fort original :


Chantons, chantons, amis,
Le gai falerae !


et l’air de Panurge pour voix de basse, qui est détaillé avec finesse, et dont l’accompagnement renferme de jolis détails d’instrumentation. Malheureusement le second acte ne répond pas à ce que promettait le premier, et l’ensemble de l’ouvrage ne paraît pas destiné à une bien grande longévité, il faut dire aussi que l’exécution n’aura pas peu contribué à ce triste résultat. Excepté M. Obin, dont la belle voix de basse n’est pas dépourvue de flexibilité et qui chante avec assez de brio le rôle de Panurge, tout le reste est au-dessous de la critique, particulièrement Mme Laborde, qu’on a réengagée sans doute parce qu’elle n’a pas une seule note juste dans sa voix sèche et criarde comme une crécelle.

Mlle Cruvelli a décidément quitté l’Opéra pour convoler à de nouvelles destinées. Nous lui souhaitons plus de succès dans la carrière qu’elle va parcourir qu’elle n’en a obtenu dans celle qu’elle vient d’abandonner. Mme Tedesco a été réengagée, ainsi que M. Roger ; mais l’événement le plus curieux que nous ayons à signaler, c’est l’engagement à l’Opéra de Mme Borghi-Mamo. Nous concevons très bien que l’administration de ce grand théâtre cherche son bien partout où elle croit le trouver ; mais quel intérêt peut avoir la cantatrice italienne à chanter dans une langue étrangère ? Comme spéculation, nous croyons cette tentative mauvaise, et, au point de vue de la célébrité, l’exemple de Mlle Alboni, qui a perdu dans ces pérégrinations le charme de son talent, aurait dû servir d’enseignement à Mme Borghi-Mamo, qui pourrait bien laisser aussi à l’Opéra une partie de la bonne renommée qu’elle s’est acquise au Théâtre-Italien. Quoi qu’il en soit, ce que l’administration de l’Opéra pourrait faire de mieux pour ses intérêts et nos plaisirs, ce serait de reprendre quelques chefs-d’œuvre de son vieux répertoire, l’Arnide, l’Orphée ou l’Alceste de Gluck, que la génération actuelle ne connaît que de nom, et de laisser reposer un peu les opéras modernes, dont le public commence à se fatiguer. N’est-il pas humiliant qu’il faille aller à Berlin pour entendre exécuter une de ces admirables tragédies lyriques que Gluck est venu composer à Paris ?

La fête de Sainte-Cécile a été célébrée cette année, comme les années précédentes, par l’association des musiciens. Une messe en musique, de la composition de M. Charles Gounod, a été exécutée dans l’église Saint-Eustache, le jeudi 27 novembre 1855, sous la direction de l’auteur. Nous n’avons pas la prétention de pouvoir juger avec équité une œuvre de cette importance après une seule audition. L’impression qui nous en est restée est à peu près conforme à celle que nous avons souvent exprimée sur le talent élevé de M. Gounod, dont le style élégant, puisé aux sources les plus pures, manque peut-être d’originalité. On sent que M. Gounod, dont l’esprit est aussi vif qu’éclairé, cherche encore sa voie, et qu’il n’a pas trouvé cet équilibre des facultés qui est la condition de la force. Dans la messe nouvelle, nous avons particulièrement remarqué le Kyrie qui débute par un thème de plain-chant repris et travaillé avec une grande habileté de main ; puis le Credo, morceau longuement développé, qui renferme des parties excellentes, entre autres le Resurrexit, qui est bien préparé et produit un effet puissant. Peut-être M. Gounod a-t-il été, dans ce morceau capital comme dans le reste de la messe, plus prodigue de contrastes piquans et d’effets ingénieux d’instrumentation que ne le comporte le genre sévère de la musique religieuse. C’est surtout dans le style religieux qu’il est vrai de dire que l’art qui se montre trop est insuffisant. Nous sommes ici de l’avis des orthodoxes sévères, et nous reconnaissons avec eux qu’il n’y a pas d’orchestre qui produise à l’église un effet comparable à un chœur de voix pures et bien dirigées. M. Gounod a écrit pour l’Offertoire un prélude symphonique qu’il intitule prière intime, et qui nous a paru traduire d’une manière heureuse le sentiment qu’on éprouve à cet instant suprême. Pourquoi donc le compositeur de musique religieuse se croit-il obligé d’employer constamment toutes les ressources de l’orchestre qu’il a à sa disposition, et d’écrire dix ou douze morceaux d’une longueur et d’un développement fatigans ? Pourquoi, en s’inspirant des paroles liturgiques, ne ferait-il pas contraster plus souvent les voix pures avec la puissance de l’instrumentation, qui ne devrait intervenir que dans les situations importantes du sublime sacrifice ? Ah ! c’est qu’il ne suffit pas d’être musicien pour accomplir une œuvre pareille ; il faut être surtout poète dans le sens élevé du mot, et savoir écouter et traduire les veines secrètes du murmure sacré, venas divini susurri, comme dit admirablement saint Augustin. M. Gounod, qui serait digne d’accomplir une si noble tâche, a fait preuve de grand talent dans la messe de Sainte-Cécile, qui doit prendre place, avec celle composée l’année dernière par M. Ambroise Thomas, parmi les meilleures productions qu’on doive à l’heureuse initiative de l’association des musiciens.

C’est le 16 décembre qu’a été célébrée la fermeture de la grande exposition universelle de 1855, mais ce n’est pas sans tambours ni trompettes. Il y en avait beaucoup des uns et des autres, puisque c’est M. Berlioz qui avait été chargé d’organiser cette fête musicale. Nous l’avons échappé belle ! Si M. Berlioz eût réussi dans la tentative d’acclimater en France la musique monumentale, dont il poursuit depuis trente ans le rêve impossible, nous avions une série de concerts monstres qui auraient achevé de nous rendre dignes des plaisirs esthétiques de l’avenir. Il fallait voir M. Berlioz noyé dans un nuage transparent où se réfléchissaient les émotions de son âme, comme dit agréablement son historiographe ordinaire, qui voit tout dans M. Berlioz, comme Malebranche voyait tout en Dieu, excepté ce que désigne si plaisamment Voltaire. Les trente mille auditeurs qui se trouvaient là présens ne s’en sont pas moins allés tout transis, en promettant bien qu’on ne les reprendrait pas une seconde fois à pareille fête, et ils ont tenu parole. Ce public incorrigible n’a voulu applaudir qu’un très beau chœur de Haendel, un autre de Gluck, et surtout la prière de Moïse, de Rossini, qu’il a jugée digne d’être classée parmi les vieilleries du passé.

Je vous le dis en vérité, les morts seuls sont vivans : vivent les morts !


P. SCUDO.