Revue musicale - Les Troyens
Il n’est pas de sujet plus ingrat aujourd’hui pour la critique musicale, que Berlioz et l’œuvre de Berlioz. De l’un et de l’autre, après le grand ouvrage de notre confrère M. Adolphe Boschot, (trois volumes, suivis et résumés par un quatrième), on ne trouve plus rien à dire. Dans l’ouvrage même, rien non plus à contredire. Alors ? Alors, quand l’Opéra vient de représenter les Troyens et qu’il en faut parler, alors ce n’est pas commode. A peine si l’on ose redire encore, après tout le monde, y compris soi-même, quelque chose comme ceci : Berlioz, génie composé de deux éléments, ou de deux âmes contraires ; au fond et le plus souvent, un romantique, mais un classique aussi quelquefois. Entre les deux penchants de ce génie on hésite, on craint de choisir et de conclure. On aimerait de se laisser deux fois également ravir. Et l’on oserait peut-être emprunter aux bords voisins de ceux où finit par aborder le héros troyen, une image dans le goût, d’ailleurs contestable, de celle-ci : Heureux le voyageur qui gravit les pentes du Vésuve, si dans un pli du volcan il rencontre un bois sacré.
Le bois sacré, ce sera, si vous le voulez bien, non pas les Troyens tout entiers, mais quelques fragments des Troyens. Inégal, fort inférieur à la romantique, volcanique Damnation de Faust, ainsi qu’à Roméo et Juliette, l’opéra classique de Berlioz a cependant ses beautés, qui ne sont point indifférent !
Il ne faut pas croire que la « grande machine, » comme disait Berlioz le premier, ait été, même cette fois-ci, montée tout entière. On a supprimé la moitié du second tableau et tout le troisième tableau du second acte. Retranchée également, au quatrième acte, et c’est dommage, le chant bucolique du rapsode Iopas : « Citharâ crinitus Iopas Personat aura-tâ. » Regrettable aussi, plus loin, avant le rembarquement des Troyens, le duo familier des sentinelles. Je regrette moins la scène d’Énée et de Didon, ou plutôt la scène que fait Didon à Enée avant le départ d’icelui. Voilà l’état des « coupures. » Elles n’ont pas empêché que, dans l’œuvre ainsi raccourcie, on ne trouvât encore des longueurs, et des grosseurs également.
La partie militaire est la plus fâcheuse. En somme, le pieux Énée, à peu près constamment, et surtout quand il « s’en va-t-en guerre » contre les Numides et pour Carthage, fait assez piètre figure parmi les héros lyriques. En musique, ou par la musique, c’est un faux grand homme, et qui de la grandeur a beaucoup moins la réalité que l’apparence, les dehors enflés et bruyants. À Troie d’abord, puis à Carthage, qu’il débarque ou se rembarque, rien ou presque rien de ce qu’il chante ne donne l’impression de la vie et de la vérité. Avant même de quitter Ilion, quand il a terminé le récit, d’ailleurs bien mené, de la mort de Laocoon, il préside un grand diable d’ « ensemble » terriblement poncif et fastidieux.
Mais Didon est une tout autre figure musicale. Et Cassandre aussi, la vierge, « qu’il convient, au moins par ancienneté, de louer la première. Ses prophéties et ses imprécations, d’un bout à l’autre de la Prise de Troie, voilà, dans les deux ordres alternés de la mélodie ou de « l’air, » (à l’ancienne mode), et du récitatif que tantôt accompagne, tantôt interrompt l’orchestre le plus éloquent, le plus pathétique, voilà les beautés pures où se reconnaît d’abord le génie classique ou la moitié classique du génie de Berlioz. Des pages comme l’air initial de Cassandre, (y compris et peut-être surtout le prélude orchestral et chanté qui l’annonce), ne sont pas inégales à certaines pages de Gluck. Sans les imiter, elles s’en inspirent ; elles leur ressemblent, non par la lettre, mais par l’esprit ou l’âme.
Un vrai « duo » succède à cet « air » véritable. Il en faut déplorer la phrase finale, mais goûter, au début, la cavatine tendrement rassurante du jeune Chorèbe. Oui, cavatine et même romance, si l’on veut, cette romance m’est chère. Elle compte parmi les mélodies, assez rares, du maître, qui justifient le mot de Gounod : « Quel homme élégant, ce Ber-lioz ! »
Quel poète, et quel poète antique, on dirait volontiers quel sculpteur aussi, le Berlioz du mélodrame accompagnant le passage muet d’Andromaque et de son fils, pendant la fête imprudemment donnée en l’honneur du funeste cheval. On eût aimé seulement que leur passage fût plus calme et qu’ils ne fissent que passer. La pantomime exagère ici les mouvements. Il y faudrait plutôt un parti pris de sobriété, presque de monotonie. Berlioz a confié la conduite de cette scène à la clarinette, « ce beau soprano instrumental, » ainsi qu’il l’appelle en son Traité d’instrumentation. La cantilène est admirable de noblesse douloureuse. Elle l’est par la pureté des lignes, par la rare et discrète intervention de la foule, même par les silences ; à la fin, par quelques notes de hautbois qui semblent s’appuyer, plus frêles et plus tristes encore, à la sonorité plus ronde de l’instrument principal. Le cours de la mélodie se partage entre les deux modes mineur et majeur ; elle sourit un moment à travers des larmes, comme si la musique voulait laisser à la veuve inconsolée tous les traits que prête la poésie d’Homère à l’épouse inquiète. Et l’on se demandait l’autre soir, en écoutant le « beau soprano instrumental, » pourquoi les chanteurs humains, « le terme générique de « chanteurs » embrassant ici les chanteuses), chantent si rarement avec ce style, ce goût, ce respect des nuances et des valeurs, cet art enfin de conduire la phrase, de poser et de modeler les sons.
Dans la « grande machine » de Berlioz, il n’y a pas de pièce montée en de plus vastes proportions, décorative avec plus d’éclat que la « marche troyenne. » On y découvrirait même çà et là des dessous profonds et mystérieux. Les spectateurs savent bien que tout un peuple acclame ici l’instrument de sa perte, et ce peuple l’ignore. Mais à certains accents il semble que la musique le sache elle-même. Plus que jamais inspirée et menaçante, la sombre pythonisse ne contredit plus seule à l’allégresse de la foule et d’autres voix que la sienne mêlent à des cris joyeux de funestes présages.
Après la prophétesse de malheur, écoutons l’optimiste souveraine. Sur les lèvres de la reine de Carthage, la musique, dès les premières notes, sourit. « Chers Tyriens... » Ce discours du trône, le jour de la distribution des récompenses aux représentants de la marine, de l’industrie, de l’agriculture et du commerce punique, est un bien joli morceau d’éloquence officielle et cordiale en même temps. C’est encore un « air, » à l’ancienne mode, et, par moments, à roulades, mais dont le charme, l’élégance, la grâce affable n’ont pas vieilli. Et puis, et surtout peut-être, ces mêmes notes, les premières, nous rappelaient, — oh ! par contraste, — le soir lointain où nous les entendîmes, si pures, si graves et si tendres, tomber de la bouche d’une toute jeune fille, d’une enfant de vingt ans à peine, qui fut Didon naguère à l’Opéra-Comique, et quelle autre Didon !
Un peu long et traînant, le duo de la reine avec « Anna soror » ne manque pourtant pas de finesse. On relèverait dans le dialogue féminin et fraternel plus d’un trait ingénieux : insinuations, conseils d’amour donnés par l’une des sœurs à l’autre, qui, lentement charmée, les écoute et déjà consent en son cœur à les suivre.
Cette suite a lieu, comme vous savez, pendant une partie de chasse, à la faveur d’un orage : « Speluncam Dido... » et le reste. L’épisode purement symphonique, est beau, très beau de mouvement et de couleur. Il est traversé, peut-être même dominé par une phrase de cor fort originale ; elle y entre en quelque sorte de biais et par cela même elle échappe à la rectitude ou à la carrure ordinaire des fanfares de vénerie.
Un soir serein succède à cet orage. Notre confrère Boschot a bien raison d’écrire : « Alors commence un des purs enchantements de la musique. » Nous ajouterions volontiers : de la musique antique, ou à l’antique, de la musique latine, de la musique méditerranéenne. Et cet enchantement se prolonge. Un quintette, un septuor avec chœurs, un duo, viennent tour à tour en accroître, en renouveler la profonde et ravissante douceur. L’esprit apollinien seul inspire ici la musique, et toute la musique : les récits déclamés, les chants et la symphonie. Pas un mouvement, pas un accent de passion ne trouble, ne fût-ce qu’un instant, la paix immense et quasi divine des choses et des âmes. « Apprenez-moi, demande au Troyen l’amoureuse reine, apprenez-moi le sort de la belle Andromaque. » Et, l’ayant appris, elle ne répond d’abord que par un soupir dont Virgile ou Racine envierait la pudeur. Regrettons seulement qu’à l’Opéra la reine interroge et que son hôte réponde sur un ton qui siérait au désir de connaître comme à la manière de raconter des faits divers ou des « mondanités, » plutôt que les malheurs de Troie et d’héroïques histoires de guerre et d’amour. Mais tout le quintette est un modèle de psychologie musicale, où la pureté des formes s’allie à la justesse et à la variété de l’expression. Il n’est pas jusqu’au larcin de l’anneau nuptial, dérobé par Ascagne-Cupidon à la reine, qui ne soit un trait de grâce malicieuse. « Tout conspire, murmure Didon, tout conspire à vaincre mes re-mords. » Tout a conspiré de même à nous gâter, par le spectacle, la beauté de la musique. « Les voix d’Énée et de Didon, écrit M. Boschot, mêlées aux voix de leur suite (septuor) éveillent lentement l’écho d’un chœur lointain qui répond du fond des jardins endormis. » En réalité, nous avons vu « la suite » de Didon et d’Énée s’aligner à l’avant-scène, ou peu s’en faut, sur trois ou quatre rangs de choristes, plantés tout droits, comme des pieux. Et les « jardins endormis » offrirent aux regards on ne sait quelle masse énorme autant qu’informe de feuillages, à moins que ce ne soit de fleurs violacées ou rosâtres. Et la mer ! Cette mer qui devrait être toute proche, présente et sensible à nos yeux comme elle l’est, par les sons, à nos oreilles, elle est indiquée ici, ou plutôt là-bas, tout là-bas, par une ligne d’un jaune sale où vient se mirer une grosse bête de pleine lune exagérée, exorbitante, accrochée au zénith et n’en bougeant pas. C’est à pleine voix aussi, trop pleine, que fut chanté, par Enée surtout, l’admirable duo d’amour qui n’est et ne doit être qu’un double nocturne, un double murmure. « Elle et lui » se sont renvoyé comme des cris et non comme des soupirs, les antécédents ou les comparaisons que les amants virgiliens empruntent, — par avance, — à Shakspeare, et qui flattent leur amour.
Par une telle nuit, le front ceint de cytise,
Votre mère Vénus suivit le bel Anchise
Aux bosquets de l’Ida.
Par une telle nuit, fou d’amour et de joie,
Troïlus vint attendre, au pied des murs de Troie,
La belle Cressida.
Fût-ce en cette évocation, en cette émulation des deux amants se rappelant l’un à l’autre de fabuleux, de divins rendez-vous, la musique se contient et se maîtrise. « Par une telle nuit, » elle s’abstient des furieuses poussées vocales et sympho-niques qui précipitent la haletante Iseult aux bras de Tristan éperdu. Chanter Berlioz ici comme Wagner, c’est une confusion.
Ce n’en serait pas une ailleurs. Il y a même douceur, même langueur, même nostalgie dans la chanson du jeune matelot, au début de Tristan, et dans celle d’Hylas, un mate-lot, un enfant aussi, blotti parmi les vergues d’une des galères troyennes. Mais Hylas a fait comme Enée, et on l’a laissé faire. Il a chanté trop fort, de trop près aussi. Il a « donné de la voix » et la voix a tué la poésie et le mystère. Touchante en soi, la chanson d’Hylas nous émeut encore pour d’autres raisons : raisons du cœur, et d’un cœur paternel. « Le fils du musicien naviguait aussi sur les mers lointaines, enfant maladif, inquiet, déjà marqué de la mort et pour qui son père avait souvent tremblé. » Dans une lettre à son fils, Berlioz a parlé de cette cantilène : « Je pensais à toi, cher Louis, en l’écrivant [1]. »
Pour certaines pages des Troyens et contre d’autres, il y aurait encore à dire. Les avant-dernières, (l’adieu de Didon à l’amour, à Carthage, à la vie), sont de la plus pure, de la plus classique beauté. Berlioz avait mis en elles une confiance que le temps n’a pas trompée et ne trahira point. Il écrivait un jour ceci : « J’aimerais mieux recevoir dans la poitrine dix coups d’un ignoble couteau de cuisine, que d’entendre massacrer le dernier monologue de la reine de Carthage. » Berlioz allait tout de même un peu loin. Et puis, on ne nous a pas donné le choix. Nous avons oublié le nom, — c’est toujours cela, — de la « forte chanteuse » qu’on a chargée du rôle de Didon : « la veuve Didon, » comme dit Shakspeare dans la Tempête. Mais plutôt c’est le rôle qu’on a chargé d’elle, au risque de l’étouffer sous le poids d’une voix molle et d’une diction cotonneuse.
Vocale et mimique, l’énergie de Mme Isnardon n’a pu sauver d’une certaine monotonie la perpétuelle vaticination de Cassandre. M. Franz n’a pas trouvé dans le rôle médiocre d’Énée un de ses meilleurs rôles. Mais le rôle épisodique de Chorèbe, le doux fiancé de la vierge furibonde, a été chanté par M. Rouard d’une voix délicieuse, avec un goût très pur.
L’orchestre, tous les instruments de l’orchestre, sous la direction de M. Philippe Gaubert, ont joué le plus souvent aussi bien que la clarinette solo (ou sola), citée plus haut avec éloge.
Quant aux décors, ils sont, à proprement parler, affreux. Et parler « proprement » n’est pas du tout parler comme ils sont peints, ou plutôt peinturés, offrant aux yeux, du moins aux nôtres, l’aspect de grossiers et malpropres barbouillages. « Adieu, beau ciel d’Afrique, » murmure Didon près de mourir. Il est vrai que le ciel témoin de sa mort n’est pas aussi laid que la mer et la terre, (surtout le terrain de chasse), précédemment témoins de ses amours.
Après une trop longue absence, M. Jacques Thibaud est revenu parmi nous. Les soirs de ses concerts ont été des soirs de cristal. Une telle pureté de son est quelque chose d’unique, de parfait, de presque divin. Autant que de cette pureté sans pareille, le talent du grand violoniste est fait de grâce, de poésie et de je ne sais quelle élégance aristocratique. Un Joachim était le patriarche du violon ; Ysaye le héros. Capet en serait plutôt le prêtre. Jacques Thibaud en est le prince toujours jeune et charmant.
CAMILLE BELLAIGUE.
- ↑ M. Ad. Boschot.