Revue musicale - Reprise de l’Orphée de Gluck

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Revue musicale - Reprise de l’Orphée de Gluck
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 24 (p. 719-729).
REVUE MUSICALE

L'ORPHEE DE GLUCK.



Nous avons aujourd’hui une bonne nouvelle à donner aux lecteurs de la Revue. Paris a pu entendre enfin un chef-d’œuvre de Gluck, non pas sur le grand théâtre de l’Opéra, pour lequel Gluck l’avait approprié en 1774, ni sur le Théâtre-Italien, où l’on donne d’indignes pastiches d’un beau génie, qui dédaigne de protester contre un si criant abus qu’on fait de son nom. C’est au Théâtre-Lyrique qu’Orphée a été repris le 18 novembre, devant une assemblée curieuse qui représentait le peuple le plus oublieux et le plus routinier de la terre. Hâtons-nous de dire que la tentative a complètement réussi, et que les oreilles progressives de l’an de grâce 1859 ont bien voulu reconnaître que le monde ne s’est pas fait en un jour, et que malgré notre science universelle, malgré nos chemins de fer et le télégraphe électrique, nous en sommes encore à ignorer comment viennent les roses et les fleurs de l’esprit humain.

Qui ne sait que Gluck, avant de venir en France tenter, non pas une révolution, comme on l’a dit, mais une transformation du drame lyrique tel que Lulli et Rameau l’avaient créé, était déjà célèbre en Italie, où il avait composé une vingtaine d’opéras ? Né le 2 juillet 1714, à Weidenwang, village du Haut-Palatinat, près des frontières de la Bohême, d’un père très pauvre, qui était garde-chasse d’un prince de Lobkowitz, Christophe Gluck apprit les élémens des lettres et de l’art musical dans les écoles publiques de la petite ville de Kommetau. Jeune encore, il fut conduit à Prague, la capitale de la Bohême, ville intéressante et riche en institutions de toute nature, où la musique était enseignée aux enfans et aux adultes. Gluck se perfectionna dans l’étude du violon et du violoncelle, apprit à chanter, et fut obligé pour vivre de chanter lui-même dans les églises, de courir le pays en donnant des concerts sur le violoncelle en pauvre virtuose de campagne. Le désir d’agrandir ses connaissances et de pénétrer les secrets d’un art pour lequel il se sentait une vocation irrésistible conduisit Gluck à Vienne, où il trouva un noble protecteur dans le comte Melzi, seigneur milanais, qui l’accueillit dans son palais. Le comte Melzi, qui avait connu Gluck chez le prince de Lobkowitz, s’intéressa au jeune Tedesco, le nomma son maître de chapelle et le conduisit à Milan, où il fit la connaissance de San-Martini, qui lui donna des conseils. C’est à Milan que Gluck a composé son premier opéra, Artaserse, poème de Métastase, en 1741. Il avait alors vingt-sept ans. Grâce à la protection du comte Melzi, aux bons conseils de San-Martini, qui était devenu son ami, l’opéra de Gluck eut un plein succès. Ainsi donc Gluck, comme Haydn et Mozart, doit aux maîtres et au goût de l’Italie ce premier rayon de lumière qui a fait résonner son génie pathétique. Cela est bon à dire par ce temps de nationalités jalouses, où il semble que chaque peuple ne doive sa civilisation qu’à ses propres efforts. L’Allemagne surtout ne devrait pas oublier ce qu’elle doit aux deux grandes nations latines : l’Italie et la France.

Après le succès d’Artaserse, Gluck parcourut les principales villes d’Italie, composant à Venise, à Crémone, à Turin, etc., des opéras qui répandirent son nom dans toute l’Europe. En 1745, il fut mandé à Londres pour écrire un ouvrage, la Caduta dei Giganti, qui n’eut que cinq représentations. Gluck quitta promptement l’Angleterre, peu content de l’accueil qu’il y avait reçu et du jugement sévère qu’avait porté sur ses ouvrages son illustre compatriote Haendel, traversa Paris, où il eut occasion d’entendre les opéras de Rameau, alors dans tout son éclat, et s’en retourna à Vienne, où il faisait son séjour habituel. Gluck reprit bientôt le chemin de l’Italie, se rendit à Rome, à Parme et dans d’autres villes, où il écrivit des opéras plus ou moins heureux, parmi lesquels il faut citer surtout Telemacco, et revint à Vienne, vers 1755, avec l’intention de modifier son style et de changer les proportions de l’opéra italien. C’est pendant la période de 1762 à 1770 que Gluck a composé pour le théâtre italien de Vienne Orfeo, Alceste et Paride ed Elena, qui marquent un si grand changement dans sa manière. Cette première modification, dont il a consigné les principes dans l’épître dédicatoire d’Alceste au duc de Toscane, et dans celle de Paride ed Elena au duc de Bragance, amena Gluck à venir essayer en France la réforme qu’il avait opérée dans l’opéra italien. Iphiyénie en Aulide, Orphée, Alceste, Armide, Iphygénie en Tauride, Écho et Narcisse, sont les opéras qu’il a donnés successivement à l’Académie de musique, et qui ont soulevé à Paris et en Europe une si bruyante polémique. Fixé à Vienne, où il retournait incessamment, Gluck y est mort le 15 novembre 1787, l’année même où Mozart enfantait Don Juan. Trois mois après la mort de Mozart, arrivée le 5 décembre 1791, Dieu appelait à la vie, dans la petite ville de Pesaro, un génie merveilleux bien digne de faire partie du petit nombre des élus.

Lorsque Gluck composa la partition d’Orfeo en 1762, il avait cinquante-huit ans. Son nom était alors illustre, ses œuvres fort admirées dans toute l’Europe. J’insiste sur ce fait, parce que la manie de notre temps est de croire aux génies inconnus et de forger des fables au profit des médiocrités vaniteuses et des vocations avortées. Comme tous les hommes supérieurs, Gluck a d’abord suivi, sans système, le goût de son époque et écrit des opéras pour satisfaire le public dont il voulait capter les suffrages. Devenu célèbre malgré les obstacles qu’il eut à surmonter et malgré la toute-puissance des virtuoses qui avaient transformé l’opéra en un concert, selon l’heureuse expression de l’abbé Arnaud, Gluck conçut le projet de couronner sa vie par une réforme du drame lyrique. Pour accomplir cette réforme, qui était désirée depuis longtemps par tous les bons esprits de l’Italie, témoin le charmant opuscule de Benedetto Marcello, — Il Teatro alla moda, — où ce grand et profond musicien se moque avec tant de grâce des extravagances qui remplissaient le théâtre italien, Gluck avait besoin d’un poète de talent qui partageât ses idées. Il trouva le collaborateur qu’il cherchait dans Baniero Calzabigi, de Livourne, qui était connu pour une belle édition qu’il avait donnée des œuvres de Métastase. Calzabigi fut au génie de Gluck ce que Lorenzo da Ponte a été au génie de Mozart, un habile interprète de son instinct créateur, j’oserais presque dire, avec Platon, l’accoucheur de sa musique, plus antique que moderne. Calzabigi écrivit donc, sous la dictée de Gluck, les poèmes d’Orfeo, d’Alceste, de Paride ed Elena, ainsi que les deux remarquables épîtres où le compositeur expose les principes de la réforme qu’il a voulu accomplir. Les trois opéras italiens que nous venons de nommer marquent la seconde période de la carrière de Gluck, celle où il a pleine confiance de sa force et des tendances de son génie, éminemment dramatique. C’est alors, à l’âge de soixante ans, que Gluck forme le projet de composer des ouvrages lyriques pour une nation que son goût et ses traditions rendaient plus apte à apprécier ses efforts. Iphigénie en Aulide, qui paraît à l’Opéra le 19 avril 1774, Orphée, Alceste, Armide, et Iphigénie en Tauride, représentée le 18 mai 1779, excitent l’enthousiasme de la France, et donnent lieu à une polémique ardente d’où il s’est dégagé de solides vérités.

La querelle des gluckistes et des piccinistes n’a pas été, comme on l’a dit, une querelle d’Allemands, une vaine dispute de littérateurs et de sophistes qui sont venus s’interposer entre deux grands musiciens, en opposant les qualités de l’un aux défauts de l’autre. Au fond de ce débat, où ont figuré d’excellens esprits, il s’agit moins de savoir si Gluck est supérieur à Piccini, son rival, que de décider qui l’emportera de deux tendances extrêmes de la nature humaine, de deux manifestations exclusives de l’art. La querelle dure encore, et il y aura des piccinistes et des gluckistes tant qu’il existera sur la terre des hommes du midi et des hommes du nord, des spiritualistes et des sensualistes absolus, méconnaissant la moitié de la vérité. Gluck et Piccini appartenaient aux deux grands peuples qui ont pour ainsi dire créé la musique moderne ; mais leur rivalité s’est produite en France, dont le goût suprême et la raison tempérée de grâce exercent, sur les œuvres du génie, ce rôle de modérateur qu’on lui voit jouer incessamment dans l’histoire de la civilisation occidentale. On pourrait dire de l’esprit de la France ce que Voltaire a dit de Dieu : « S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer, » pour concilier en un tout harmonieux l’exubérance d’individualité et de facultés créatrices qui distinguent les autres peuples de l’Europe.

Le système de Gluck, qui, comme tous les systèmes formulés par de grands artistes, n’était guère que l’exaltation de ses propres qualités, de sa manière de voir et de sentir, consistait à vouloir la subordination de l’art musical à la vérité dramatique, à mettre au-dessus de la phrase mélodique l’expression de la parole, véhicule de l’accent de rame. À vrai dire, les Italiens, qui ont créé l’opéra, n’ont jamais prétendu le contraire, et depuis Monteverde, qui, à la fin du XVIe siècle, fut aussi un réformateur hardi, jusqu’à Jomelli et à Cimarosa, on a poursuivi au-delà des Alpes le même but que se sont proposé l’école française et l’école allemande, les seules, avec l’école italienne, qui existent au monde, car il est impossible de supposer que des maîtres tels que Pergolèse, Jomelli, Sacchini, Cimarosa, Paisiello, aient prétendu que la musique d’une fable dramatique ne devait pas répondre au caractère des personnages, ni à la nature des passions qui les animent. Seulement la sensualité expansive du public italien, son goût exclusif pour la musique vocale et l’apparition, pendant le XVIIIe siècle, d’une succession des plus admirables chanteurs qui aient existé, ont fait promptement dévier l’opéra séria en une sorte de cantate contenant une ou deux situations contrastées, qui suffisaient pour mettre en évidence la bravoure d’un virtuose comme Cafarelli ou la Gabrielli. Les compositeurs étaient soumis aux caprices de ces êtres étranges et maladifs qu’une affreuse industrie avait jetés dans la carrière dramatique, où ils régnaient en maîtres. Les poèmes d’opéra séria d’Apostolo Zeno et ceux de Métastase, qui est venu après, ne contiennent qu’un très petit nombre de personnages et quelques situations touchantes, sans profondeur et sans grands développemens. C’est dans la comédie lyrique, dans l’opéra buffa, que l’Italie, qui n’a jamais pu avoir de tragédie avant Alfieri, est restée inimitable et supérieure à toutes les nations.

En venant en France en 1774, Gluck trouvait un public parfaitement disposé à seconder ses vues, et un grand spectacle lyrique qui répondait aux besoins de son génie. La tragédie lyrique, telle que Lulli et Quinault l’avaient créée dans le siècle de Louis XIV, c’était une fable noble, intéressante, où la musique n’était admise que pour rehausser l’éclat et l’expression de la parole, et produire cette déclamation pompeuse qui ne différait de la tragédie de Corneille et de Racine que par une sonorité plus accentuée. Une symphonie d’introduction, quelques airs de danse, de petits chœurs, des machines et des ballets, voilà les différens élémens dont se composent les opéras de Lulli, de Colasse et de leurs successeurs. Rameau ne change rien au cadre de la tragédie lyrique créée par Lulli, qui en avait emprunté l’idée aux Italiens ; il n’y ajoute qu’un plus grand développement de l’élément musical, des chœurs plus nourris, une instrumentation plus colorée, des formes mélodiques moins sèches et moins timorées. Eh bien ! c’est ce même système de tragédie lyrique que Gluck s’approprie, qu’il enrichit et qu’il ranime du souffle de son génie. Entre les opéras de Lulli, de Rameau et les chefs-d’œuvre de Gluck, il n’y a de différence que le génie du compositeur et l’état où se trouve la langue musicale. Qu’on examine de près la partition de l’Armide de Lulli et qu’on la compare à celle de Gluck, on sera étonné de la ressemblance des procédés et de certains morceaux, tels que l’air de Renaud, — plus j’observe ces lieux, — dont celui de Gluck reproduit le dessin, mais avec un coloris et un développement musical que Lulli ne pouvait pas connaître. Il n’y a pas jusqu’à ce ton de fière suffisance que se permettait Gluck qui ne se trouve aussi dans Lulli, qui dit à Louis XIV, en lui dédiant son opéra d’Armide : « De toutes les tragédies que j’ai mises en musique, voici celle dont le public a témoigné être le plus satisfait. C’est un spectacle où l’on court en foule, et jusqu’ici on n’en a pas vu qui aient reçu plus d’applaudissemens. »

Les successeurs et les disciples de Gluck, Sacchini, Salieri, Méhul et surtout Spontini, sont restés fidèles à la même donnée dramatique, et l’on pourrait affirmer avec assurance que, depuis Lulli jusqu’à Meyerbeer, le grand opéra français n’a subi d’autre changement que celui que lui ont imprimé le génie particulier de chaque maître, les mœurs du temps et les immenses progrès de la langue et de la poésie musicales. C’est le goût de la France qui persiste et reste fidèle à sa tradition en soumettant à sa discipline éclairée les grands artistes créateurs qui viennent lui demander la sanction de leur gloire. Ce n’est donc pas le système de Gluck qui a triomphé dans la lutte mémorable que nous venons de raconter, c’est son génie qui a été plus fort que celui de son rival Piccini, qui était pourtant un musicien de grand mérite ; mais aucun des opéras de l’auteur de Roland, d’Atys et de Didon ne pourrait, je crois, supporter l’épreuve victorieuse que vient de subir l’Orphée de Gluck.

C’est au théâtre italien de Vienne, en présence de Marie-Thérèse et de toute sa cour, que l’opéra d’Orfeo fut représenté pour la première fois le 5 octobre 1762. Le rôle d’Orfeo fut écrit pour Guadagni, un castrat qui possédait une belle voix de mezzo-soprano, l’un des plus admirables chanteurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et qui n’a été égalé que par Pacchiarotti. La signora Marianna Bianchi était chargée du rôle d’Eurydice, et une demoiselle Lucia Clavaran de celui de l’Amour. Le succès fut immense, et lorsque, deux ans après, en 1764, Orfeo fut chanté à Parme par les mêmes virtuoses, toute l’Italie le proclama un chef-d’œuvre. Arrivé à Paris, Gluck, après le succès d’Iphigénie en Aulide, arrangea la partition italienne d’Orphée, y ajouta de nouveaux morceaux, et la fit représenter à l’Académie de musique le 2 août 1774. Transposé pour la voix de ténor, le rôle d’Orphée fut chanté par Legros, celui d’Eurydice par la célèbre Sophie Arnould, et l’Amour par Rosalie Levasseur. Le succès d’Orphée ne fut pas moins éclatant à Paris qu’à Vienne, et s’est maintenu au théâtre jusqu’en 1830. Dans l’arrangement du Théâtre-Lyrique, auquel a présidé M. Berlioz, on a combiné la partition italienne avec quelques variantes empruntées à la partition française, entre autres l’air de bravoure qui termine le premier acte de la traduction de Molines :

L’espoir renaît dans mon âme,


morceau qui a singulièrement vieilli, à ce point qu’on ne peut croire qu’il ait pu être exécuté par un artiste français de cette époque.

Qui donc a besoin qu’on lui explique le sujet d’Orphée ? Quel est l’esprit un peu cultivé qui n’a pas lu, pour son bonheur, l’admirable épisode du quatrième chant des Géorgiques, et qui n’ait retenu dans sa mémoire de jeune homme, comme un parfum d’amour et de poésie :

Te, dulcis conjux, te solo in littore secum,
Te, veniente die, te decedente, canebat.


Il faut être un bien hardi musicien pour s’attaquer à un poète comme Virgile, et pour faire chanter devant un public de philosophes le divin fils d’Apollon, dieu de la poésie et de la musique, qui ne formaient qu’un tout indissoluble dans les doctrines de l’antiquité. Plus tard, la musique s’est émancipée et a voulu marcher toute seule, même dans le drame lyrique, et c’est contre ce divorce que s’est élevé le génie de Gluck.

Le poème de Calzabigi, que le traducteur français a suivi exactement, est divisé en trois actes. Au premier acte, Orphée pleure la mort toute récente d’Eurydice, dont le corps repose dans un tombeau rustique, autour duquel se sont groupés des nymphes et des pasteurs qui partagent la douleur du demi-dieu. L’Amour survient, qui, au nom de Jupiter, touché de ses larmes, lui permet de pénétrer dans le ténébreux séjour et d’en ramener Eurydice, mais à la condition qu’Orphée saura résister aux prières de la femme aimée, et qu’il ne se retournera pas pour contempler ses traits avant d’avoir franchi les portes du jour. Le second acte présente la scène des enfers et Orphée domptant les démons aux sons de sa lyre. Au troisième acte, on voit les champs élyséens et les ombres heureuses, parmi lesquelles se trouve Eurydice, qu’Orphée reconnaît, et qu’il entraîne avec lui hors de ce séjour d’éternelle sérénité. Orphée ne peut résister aux prières d’Eurydice, il se retourne pour la voir, et elle expire à ses pieds. L’Amour alors intervient une seconde fois, et, content de la fidélité d’un époux si rare, il lui rend sa compagne. C’est sur une pareille donnée, d’une simplicité antique et d’une métaphysique si profonde, que Gluck a écrit un chef-d’œuvre de passion et qu’il a osé lutter avec un poète comme Virgile, dont il égale parfois la religieuse tendresse et le sentiment exquis.

Après une ouverture médiocre, qu’on a eu le bon esprit de supprimer au Théâtre-Lyrique, on entend un chœur de nymphes et de pasteurs :

Oh ! dans ce bois tranquille et sombre,


d’une simplicité adorable, et dont la tonalité, en ut mineur, exhale une douce tristesse qui rappelle le tableau du Poussin, les Bergers d’Arcadie, avec l’épitaphe sur un tombeau rustique : Et in Arcadia ego. Par-dessus ce chœur, qui murmure ses douces plaintes, Orphée jette le cri : Eurydice,… Eurydice !… d’un pathétique sublime. À ce chœur, qui se répète deux fois, succède la fameuse romance :

Objet de mon amour,
Je te demande au jour,
Avant l’aurore,


qui contient la traduction des vers des Géorgiques que nous avons cités plus haut, et que Gluck a revêtus d’une mélodie touchante, précédée et suivie de récitatifs admirables. Deux petits airs chantés par l’Amour, dont le second, à trois-huit, nous paraît préférable au premier, précèdent le grand air d’Orphée, en ut majeur, suivi de l’air de bravoure qui termine le premier acte :

L’espoir renaît dans mon âme,


qui n’a d’autre mérite que de faire ressortir la grande et large vocalisation de Mme Viardot.

La scène des enfers, au second acte, est quelque chose d’unique dans l’histoire de la musique dramatique. Jamais compositeur n’a produit, avec des moyens aussi simples, un plus grand effet. Ce n’est pas la hideuse et sanglante terreur de l’enfer des chrétiens que Gluck a voulu nous peindre, mais le triste séjour privé de lumière où habitent la mort, le travail, le sommeil et les mauvaises joies du cœur…

Pallentesque habitant morbi, tristisque senectus
Et metus, et malesuada fames, ac turpis egestas…


Un chœur de démons placés à l’entrée de l’Érèbe s’étonne de voir un vivant pénétrer dans un pareil séjour :

Quel est l’audacieux
Qui dans ces sombres lieux
Ose porter ses pas ?


Ce chœur à quatre parties, presque toujours écrit à l’unisson et d’une sauvage beauté, est suivi de mouvemens d’orchestre qui accompagnent la pantomime des démons. Cette introduction forme un contraste saisissant avec l’air que chante Orphée pour attendrir ces gardiens impitoyables du Tartare :

Laissez-vous fléchir par mes pleurs,
Spectres, larves, ombres terribles !


Ce chant admirable est brusquement interrompu par un non terrible que profèrent les démons, et dont l’effet puissant a inspiré à Rousseau quelques pages de haute critique dignes d’une si belle conception. Une seconde strophe du chœur amène un nouvel air que chante Orphée :

Ah ! la flamme qui me dévore
Est cent fois plus cruelle encore,


plainte douloureuse qui touche les démons, qui finissent par s’écrier :

Quels chants doux et touchans !
Quels accords ravissans…
Il est vainqueur.


Ainsi se termine cette scène incomparable, qui vous pénètre l’ame d’une douce terreur.

Le troisième acte, d’une couleur entièrement opposée à celui que nous venons de décrire, présente le tableau des champs élyséens, où les âmes heureuses se promènent silencieusement par groupes d’élection, formés sans doute par la conformité des souvenirs emportés de la terre. J’avoue à ma honte que de tous les paradis qu’on nous a fabriqués depuis Homère et Virgile, c’est encore celui du paganisme qui me sourit le plus. Une symphonie adorable, dont il est impossible de rendre par la parole le murmure caressant, circule à travers les retraites ombreuses et enchante l’imagination. Orphée y pénètre à pas lents et exprime son ravissement par quelques mots entrecoupés : Quel ciel pur !… quelle harmonie divine !… Une âme heureuse se détache alors d’un groupe et vient au-devant de lui en lui disant :

Cet asile aimable et tranquille
Par le bonheur est habité.


C’est un petit air que l’on a pris à la partie d’Eurydice pour le donner à une jeune et belle personne, Mlle Moreau, qui s’y est fait applaudir. À cet air charmant succède un chœur d’une simplicité et d’une expression si vraiment antiques, qu’on ne suppose pas que les Muses puissent chanter autrement :

Viens dans ce séjour paisible.


Après d’admirables récitatifs chantés par Orphée vient la scène et le duo entre Orphée et Eurydice, suivi de l’air si connu et si universellement admiré :

J’ai perdu mon Eurydice,


et le tout se termine par un charmant chœur tiré d’Écho et Narcisse :

Le dieu de Paphos et de Guide.

Tels sont les détails et les beautés de cette œuvre unique que nous a fait entendre le, Théâtre-Lyrique, le seul théâtre musical de Paris qui mérite qu’on se dérange. L’entreprise était hardie de faire représenter sur une scène moderne un ouvrage d’une simplicité sublime, où il n’y a que trois personnages mythologiques possédant une voix de même nature. Cette entreprise a été couronnée d’un plein succès, grâce à la beauté de la mise en scène, aux chœurs, à l’orchestre et aux décors, qui sont fort soignés. Mlle Sax ne se tire pas trop mal du rôle d’Eurydice. Mlle Moreau a été appréciée dans le petit air qu’elle a chanté avec goût, tandis que Mlle Marimon laisse à désirer dans le personnage de l’Amour. Sa voix, d’un timbre mat et pâteux, ne ressort pas assez et lui donne l’accent d’un chérubin. J’aime mieux celui de l’Amour tel que Gluck l’a fait parler. Après la musique de Gluck, c’est à Mme Viardot que revient le plus grand honneur de cette restitution d’un beau chef-d’œuvre âgé de quatre-vingt-sept ans. Il fallait à la fois une cantatrice éminente dans le style fleuri de la musique moderne, une intelligence vive et familiarisée avec les vieux modèles, une comédienne à la hauteur d’une conception idéale, pour rendre et pour chanter le rôle d’Orphée. Mme Viardot, qui n’est pas sans défauts, dont la voix a perdu depuis longtemps une partie de son charme et de sa sonorité, artiste supérieure dont nous avons toujours reconnu le mérite bien que nous ayons dû lui reprocher quelquefois un manque de grâce et de naturel, Mme Viardot a dépassé nos espérances dans cette nouvelle création. Tour à tour simple, touchante, pathétique et impétueuse, comme dans l’air de bravoure qui termine le premier acte, et qui serait insupportable sans une exécution aussi parfaite, Mme Viardot a su allier les styles les plus opposés et fondre dans un tout savamment combiné la manière large et spianata de l’ancienne école italienne, dont Guadagni fut un modèle, avec un certain emportement qui caractérisait la déclamation lyrique des Saint-Huberti et des Branchu à l’Académie de musique. Elle dit le fameux air du second acte, — laissez-vous fléchir par mes pleurs, — avec un mélange d’attendrissement et de fierté qui en appelle au destin, qui étonne le public, sans qu’il se rende bien compte de la justesse des nuances, et elle chante l’air final avec une telle gradation d’émotion, qu’elle en forme un drame intérieur dont chaque couplet est la manifestation nouvelle du même sentiment. C’est une composition de caractère digne du modèle que la grande artiste avait à rendre.

Aussi la foule se porte-t-elle au Théâtre-Lyrique. Orphée, nous l’espérons, aura le retentissement des Noces de Figaro, car il n’y a pas une personne de goût qui puisse se dispenser d’aller entendre un pareil chef-d’œuvre si dignement interprété. Un de mes amis, en sortant de la première représentation de l’opéra de Gluck, écrivait à une femme d’une haute distinction égarée dans un pays lointain, qui touche presque à la contrée barbare où ce pauvre Orphée a été méchamment mis à mort : — Hâtez-vous de revenir à Paris, quittez tout, père, mère et grands parens, pour venir entendre chanter à Mme Viardot :

J’ai perdu mon Eurydice, Rien n’égale mon malheur.


Cet air incomparable, je l’ai entendu chanter trois fois dans ma vie de manière à me laisser une impression qui ne s’est point effacée. La première fois, ce fut par Garat, chanteur inimitable, en qui s’était incarné pour ainsi dire le génie de Gluck. Il était vieux, cassé, sans voix, d’un extérieur ridicule et le nez barbouillé de tabac ; mais j’ai encore au fond de l’âme l’accent qu’il mit dans cette phrase incidente : — Sort cruel, quelle rigueur ! — en s’accompagnant avec quatre doigts crochus sur une pauvre épinette aux sons criards. Mon ancien camarade Duprez disait le même air, à l’école de Choron, avec ce grand style qui a fait sa renommée, et qu’il possédait déjà à l’âge de quinze ans. Notre illustre maître Choron ne manquait pas de pleurer en s’écriant, comme un enfant : C’est diablement beau ! La troisième fois enfin, ce fut Mme Pasta qui chanta dans la langue et le style de Guadagni :

Che farò senza Euridice ?
Dove andrò senza il mio bene ?


Le talent de Mme Viardot a réveillé en moi ces beaux souvenirs.

La réapparition d’un opéra de Gluck sur un théâtre de Paris est un événement qui aura sa signification historique. Il est bon que dans un temps de travail hâtif et de fiévreuse impatience comme le nôtre, on soit bien convaincu que le beau est impérissable, et que rien ne se peut, dans les arts, sans la grâce du génie. Dans un récent article du Journal des Débats, M. Berlioz a relevé avec justesse dans la partition d’Orphée quelques passages entachés d’irrégularité. De pareilles fautes, et de plus grandes encore, se remarquent dans toutes les œuvres de ce grand homme, ce qui n’a pas empêché son génie de crever la nue, mais ce qui explique pourtant le mot un peu dur de Haendel sur Gluck : Il ne sait pas plus de contre-point que mon cuisinier. Assurément Gluck n’était pas un savant musicien comme on l’entend dans les écoles, ce fut un grand peintre des passions. Il n’y a eu qu’un seul exemple dans le monde d’un musicien universel chantant sur tous les modes, dont le savoir égalait le génie, et qui a été aussi créateur dans la science de la forme que dans l’ordre des idées : c’est Mozart. Voilà pourquoi Gluck a rencontré dans son pays un grand nombre d’adversaires, surtout à Berlin, où dominaient l’école et l’influence de Bach. Kirnberger, un savant théoricien au service de la princesse Amélie, sœur du grand Frédéric, et plus tard Forkel, écrivain éminent et un des historiens de la musique, ont combattu par d’assez pauvres raisons la renommée de Gluck. La princesse Amélie a osé dire du chantre d’Orphée ce que Mme de Sévigné s’est permis sur le génie de Racine : Il passera comme le café ! Le café est resté, et Gluck charme encore tous ceux qui sont dignes de le comprendre. En France, Gluck a eu de chauds et d’habiles partisans, parmi lesquels nous citerons surtout l’abbé Arnaud et Rousseau. L’abbé Arnaud, qui était un homme érudit pour un écrivain du XVIIIe siècle, savait le grec et la musique, et parlait pertinemment d’un art qui est encore aujourd’hui le sujet de tant de divagations. Il a apprécié l’œuvre de Gluck en poète et en philosophe, et n’a pas peu contribué, par sa polémique chaleureuse et éclairée, à raffermir le public dans l’admiration du grand réformateur. Rousseau, qui n’est intervenu qu’incidemment dans la lutte des piccinistes et des gluckistes, a dit sur le système déclamatoire de Gluck, dont il admirait le génie pathétique, comme il a admiré plus tard Grétry, ce Molière de l’opéra-comique, les meilleures raisons qu’on pût émettre pour en combattre l’excès. « J’oserai dire, écrit Rousseau[1], que le plaisir de l’oreille doit quelquefois l’emporter sur la vérité de l’expression, car la musique ne saurait aller au cœur que par le charme de la mélodie, et s’il n’était question que de rendre l’accent de la passion, l’art de la déclamation suffirait seul, et la musique, devenue inutile, serait plutôt importune qu’agréable. Voilà l’un des écueils que le compositeur, trop plein de son expression, doit éviter soigneusement. Il y a dans tous les bons opéras, et surtout dans ceux de M. Gluck, mille morceaux qui font couler des larmes par la musique, et qui ne donneraient qu’une émotion médiocre ou nulle, dépourvus de son secours, quelque bien déclamés qu’ils pussent être. » Rousseau a mis le doigt sur le vrai nœud de la question, et Gluck lui-même ne pouvait pas être d’un autre avis. L’histoire du drame lyrique, depuis Lulli jusqu’à Rossini et Meyerbeer, prouve surabondamment qu’il s’agit toujours de la même question de vérité logique et de sentiment, et que sur un thème donné par l’esprit et le goût suprême de la France, chaque maître vient ajouter les variations de sa propre nature, celles de son temps et des progrès incontestables de l’art musical.

Dans le groupe assez restreint des grands compositeurs dramatiques, Gluck occupe une place tout à fait à part. Physionomie sévère et cœur ardent, philosophe et peintre des passions, musicien d’instinct plus que de savoir, Gluck s’est épris de ce bel idéal de la poésie antique unie à la musique qui a occupé tous les érudits et les beaux esprits de la renaissance, et dont les tentatives de restauration ont amené la naissance de ce merle blanc qu’on appelle l’opéra. Ce sont les Italiens qui ont couvé et mis au monde ce bel oiseau qui les a bien étonnés, et dont le ramage a fini par leur faire oublier le but qu’ils s’étaient proposé d’abord. Gluck, qui ne riait pas, quoiqu’il ait fait des opéras-comiques, et des opéras-comiques français, indigné d’un si grand oubli de ce qu’il croyait être la vérité, voulut remonter à l’origine de ce grand spectacle de la Grèce où Eschyle, Sophocle et Euripide faisaient parler sur le théâtre d’Athènes les dieux et les hommes aux sons d’une musique sur la nature de laquelle on discute encore. Qu’était-ce en effet que la musique de ce peuple si bien doué qui, dans tous les arts de l’esprit, nous a laissé des monumens d’une perfection désespérante, et quelle part avait-elle dans ces tragédies antiques où l’épopée des temps primitifs, l’hymne religieuse et patriotique se mêlaient à la peinture des grandes passions plus que des caractères[2] ? On n’en sait véritablement rien ; mais c’est en cherchant à expliquer cette énigme et en voulant recomposer ce mélange indéfini de poésie, de déclamation et de musique, que l’esprit moderne a créé l’opéra, dont les premiers essais, tels que l’Orfeo de Monteverde, renferment déjà le germe de ce drame complexe, de ce récitatif enveloppé de musique, de cette mélopée antique enfin dont Gluck a été si heureusement préoccupé. Génie tendre et vigoureux, imagination plus antique que moderne, Gluck n’a presque traité que des sujets empruntés à la fable et à l’histoire de la Grèce, Télémaque, Orphée, Alceste, Paris et Hélène, les deux Iphigénie, Écho et Narcisse. Armide est le seul grand ouvrage de Gluck qui appartienne à la poésie moderne, et c’est aussi l’opéra le plus musical et le plus varié de tons et d’incidens qu’ait écrit ce compositeur sublime. S’il existe une œuvre dramatique qui puisse nous donner un pressentiment de ce que pouvait être la tragédie grecque, ce sont les opéras de Gluck tels qu’Orphée, Alceste et les deux Iphigénie. Gluck est le vrai traducteur de Sophocle, d’Euripide et de Virgile, comme Beethoven et Mendelssohn l’ont été de la poésie de Shakspeare, et Weber de la partie fantastique du génie de Goethe et de la poésie allemande. Dans le style de ce grand peintre du cœur humain, il y a quelque chose de la vigueur héroïque et de la tension parfois extrême du style de Corneille, mais tempéré, adouci par une grâce et une mélancolie toutes virgiliennes, par ce calme philosophique et cette couleur religieuse du paganisme qui caractérisent l’œuvre du Poussin : trois fiers et sobres génies bien dignes de représenter l’idéal de l’art de la France.

O vous qui aimez ce qui touche et élève l’âme, l’art qui épure les mœurs par le mirage de la beauté qui survit à la sensation, allez au Théâtre-Lyrique entendre chanter Orphée aux dieux infernaux :

Laissez-vous fléchir par mes pleurs !


P. SCUDO.


  1. Observations sur l’Alceste de M. Gluck.
  2. Sur la question de savoir si les Grecs ont connu l’harmonie simultanée des sons, M. Fétis a publié un mémoire plein d’érudition dont les conclusions ous paraissent irréfutables.