Revue musicale - Un problème musical

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Revue musicale - Un problème musical
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 221-227).

REVUE MUSICALE

UN PROBLÈME MUSICAL


Le Cas Wagner, par Friedrich Nietzsche. Leipzig ; C.-G. Naumann.



Avez-vous lu Nietzsche ? Nous ne l’avions pas lu nous-même il y a quelques semaines seulement, quand une très substantielle et très intéressante étude de M. T. de Wyzewa[1] nous a donné l’envie de le lire. Frédéric Nietzsche, métaphysicien allemand et pensionnaire d’un hospice d’aliénés, est, paraît-il, ou plutôt a été l’un des hommes qui ont exercé la plus grande influence en ces dernières années sur l’Allemagne et toute l’Europe du Nord. Les pays de brouillard lui trouvent du génie. De ses doctrines, là-bas, des professeurs inspirent leurs cours ; des écrivains, leurs drames ou leurs romans. En France, on l’ignore.

Nietzsche est tout ensemble philosophe, critique, poète et musicien. Il a écrit des livres : de l’Origine de la tragédie, Par-delà le bien et le mal, Ainsi a parlé Zarathushtra ; une cantate pour orchestre et chœurs et la brochure dont nous allons parler : le Cas Wagner. L’heure où Lohengrin vient de faire parmi nous son apparition officielle n’est peut-être pas mauvaise pour savoir ce qu’a pensé du maître allemand un des plus considérables parmi ses compatriotes. Puisqu’on cherche et qu’on trouve en effet dans le génie de Wagner tant de philosophie, prenons l’avis des philosophes.

Pour un philosophe, au dire de Nietzsche, le premier devoir est de purger son esprit et son âme de tous les germes de maladie. Or Wagner en est un. Wagner est une maladie. Nietzsche l’a eue et s’en est guéri. Le mal, qui n’est pas sans remède, n’est pas non plus sans profit. Si pernicieux que soit l’auteur de Tristan et Yseult, un philosophe ne saurait se passer de lui, parce qu’il est l’interprète incomparable de l’âme contemporaine, le représentant parfait, sans hypocrisie ni réticence, de la modernité. — « Je le déteste, mais je ne peux plus souffrir d’autre musique que la sienne. » Voilà toute la thèse de Nietzsche : prémisses et conclusion. Thèse purement négative, et rentrant par là dans la doctrine générale de l’implacable nihiliste, qui n’eut jamais que la manie de démolir, sans le pouvoir ou la volonté de réédifier.

Nietzsche commence par opposer Bizet à Wagner. Il admire sans restrictions Carmen, qu’il a entendue vingt fois et dont chaque audition l’a rendu meilleur, surtout meilleur philosophe. Qu’une telle œuvre, dit-il, est achevée ! Par elle on devient soi-même un chef-d’œuvre, chef-d’œuvre de longanimité, de calme et de paix. « Avez-vous remarqué, ajoute-t-il, que la musique affranchit l’esprit, donne des ailes à la pensée ? Plus on est musicien, plus on est philosophe. Alors le ciel gris de l’abstraction est traversé d’éclairs ; la lumière illumine jusqu’au filigrane des choses ; on approche de plus près les grands problèmes, et l’univers apparaît comme du sommet d’une montagne. »

Nietzsche trouve en Carmen l’amabilité, la souplesse, la richesse et par-dessus tout la précision. La musique en est facile, et pour cet Allemand singulier, tout ce qui est bon est facile, et toujours le Divin court d’un pied léger ! Et puis Bizet traite ses auditeurs avec courtoisie, en êtres intelligens, en musiciens ; il a l’air de les considérer et non, comme Wagner, de les mépriser. Carmen enfin nous affranchit. Il y a d’autres « rédempteurs » que Wagner. Carmen nous délivre des brouillards et de l’humidité au Nord, des vapeurs de l’idéal wagnérien. Elle a la transparence et la netteté de l’atmosphère méridionale ; l’éclat, la gaîté du soleil, et avec cela une sensibilité franche, exempte de sensiblerie et de nerfs, une sensibilité du Sud, plus brune, plus chaude et comme dorée aux feux des midis africains.

Au point de vue passionnel, Carmen, plus que le drame wagnérien, nous fournit l’expression véritable et le type de l’amour. Nietzsche se fait de l’amour l’idée la plus concrète, la plus formelle, la plus tragique aussi, la plus opposée par conséquent à la sentimentalité allemande. Il tient l’amour pour fatal et cynique ; il ne voit en lui que la haine à rebours, une passion funeste, qui a trouvé son expression définitive et sa formule dans le cri final de José : C’est moi qui l’ai tuée, ma Carmen, ma Carmen adorée ! L’amante par excellence, c’est la cigarière de Bizet et non la vierge surnaturelle, die höhere Jungfrau, de Wagner. Avec tous les artistes et presque tous les hommes, Wagner s’est mépris sur la nature de l’amour. On croit et on dit l’amour désintéressé parce qu’il recherche le bonheur de l’être aimé, mais au fond il en recherche surtout la possession. Dieu lui-même est terrible à qui ne veut pas être sien, et toute tendresse, humaine ou divine, encourt ainsi l’amer reproche de Benjamin Constant : « L’amour est de tous les sentimens le plus égoïste et par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. »

Pour Wagner, la grande question morale, celle qui prime toutes les autres, c’est la rédemption. Voilà le leitmotiv de son œuvre entier, le thème de toutes ses variations. Pas un opéra wagnérien où quelqu’un ne soit racheté : une courtisane par un bon jeune homme (Parsifal) ; une belle jeune fille par un brillant chevalier (les Maîtres chanteurs) ; un pécheur intéressant par une vierge sans tache (Tannhäuser) ; voire même le Juif-Errant par une femme qui l’aime (le Vaisseau fantôme). Et de ce dernier exemple d’amour, Nietzsche tire un argument contre l’amour même ; il soutient qu’en s’arrêtant l’éternel voyageur s’est perdu, que dans le repos il a trouvé sa déchéance, et qu’ainsi déchoit le génie, le jour où il condescend à la femme, à l’amour, ce parasite de l’âme.

L’Anneau du Nibelung enfin, toujours une histoire de rédemption. Mais c’est ici Wagner lui-même, le racheté. Vous allez voir comment. Pendant une bonne moitié de sa vie, Wagner a cru à la révolution « comme seul un Français a pu jamais y croire. » Parti en guerre contre les conventions et les préjugés, cherchant la révolution jusque dans la mythologie, il fit de Siegfried le type du révolutionnaire par excellence. Rien que par sa naissance, Siegfried proteste contre les lois établies, puisqu’il est fils du meurtre, de l’adultère et de l’inceste. Pour conformer sa vie à ses origines, il se fera l’émancipateur de la femme (rédemption de Brunehild). Siegfried et Brunehild glorifieront l’amour libre ; sur les débris de la vieille morale, ils fonderont l’âge d’or… Ils l’allaient fonder, et le vaisseau de Wagner traçait déjà ce glorieux sillage, quand il toucha sur un bas-fond : la philosophie de Schopenhauer. Qu’est-ce que Wagner allait mettre là en musique ? L’optimisme ! — Il en eut honte, et de cet écueil même, le pessimisme, il fit le terme de son voyage et le havre de son navire. Par un brusque revirement, il accommoda l’Anneau du Nibelung à la Schopenhauer. Au lieu de tout réparer, il ruina tout à fond : décidément le nouveau monde ne vaudra pas mieux que l’ancien ; Brunehild, qui, dans le principe, devait prendre congé du public avec un hymne en l’honneur de l’amour libre, n’aura qu’à conclure au rebours par des utopies socialistes. Elle travaillera Schopenhauer et mettra en vers le quatrième volume du Monde comme représentation et comme volonté ! Du coup, Wagner lui-même était racheté ! En vérité, ce que le musicien doit au métaphysicien, l’artiste de la décadence au philosophe de la décadence, cela est incalculable.

Artiste et artisan de la décadence, voilà Wagner. Il est malade et rend malade tout ce qu’il touche. Il est la maladie, et il se croit et se dit le médecin ! Wagner est une névrose. — Il y a du vrai dans cette définition. Je ne sache pas qu’un musicien ait jamais eu sur les nerfs une prise aussi terrible. C’est par les nerfs que Wagner nous charme ou nous agace, nous ravit ou nous exaspère ; par eux qu’il double, qu’il centuple la vie en nous, ou qu’il l’hébète et l’anéantit. On jouit de sa musique et on en souffre comme d’une volupté. Elle affine, elle irrite la sensibilité, jusqu’à ce qu’elle l’émousse et la paralyse. Je connais de Wagner des pages physiquement douloureuses, et sous les mélodies de Tristan par exemple, sous telle ou telle phrase d’un chromatisme cruel, sous l’archet des violons et l’étreinte du leitmotiv, les nerfs se tordent et crient. Un tel art relève parfois de la physiologie. Aussi Wagner a-t-il plus que tout autre étudié le pouvoir sensuel des instrumens ; il sait lesquels nous prennent par les entrailles, lesquels par la moelle épinière. Il en arrive à s’inquiéter pour ainsi dire de la couleur des notes plus que des notes elles-mêmes. Si le génie de Wagner prenait forme et voix humaines, voici, à peu près, selon Nietzsche, comment il parlerait : « Mes amis, il est plus facile de faire de mauvaise que de bonne musique. Et si c’était également plus avantageux, plus efficace, plus persuasif, plus sûr, plus wagnérien ! Pulchrum est paucorum hominum. Nous entendons le latin et aussi notre intérêt. Pourquoi pas, au lieu du beau, le grand, le gigantesque, auquel on arrive plus aisément ? Avant tout, pas de pensée. Rien de plus compromettant qu’une pensée. Mais l’état qui précède la pensée, la foule des pensées encore à naître, la promesse des pensées futures, le monde tel qu’il était avant que Dieu le créât, une recrudescence du chaos (autrement dit, dans le langage du maître, l’infini… mais sans mélodie). Calomnions surtout, calomnions la mélodie. Rien n’est plus dangereux et ne perd aussi sûrement le goût qu’une belle mélodie. Si de nouveau l’on aimait les belles mélodies, c’en serait fait de nous. »

On n’a jamais traité Wagner aussi durement. Sur la question de la mélodie, sur cette autre question, plus discutable encore, de l’absence de pensée chez Wagner, il y aurait beaucoup à répondre, et Nietzsche trop souvent calomnie lui-même celui qu’il accuse de calomnier. Mais, en revanche, il ne pouvait assez reprochera la musique de Wagner cet état perpétuel d’attente et de pressentiment, d’indécision, d’in fieri, comme disent les philosophes, où rien ne commence ni ne s’achève, mais où tout continue. Et voici une autre observation, non moins juste et peut-être plus nouvelle, sur l’importance, dans l’œuvre de Wagner, des infiniment petits. Les infiniment petits sont aujourd’hui maîtres du monde : du monde physique et du monde social ; notre corps leur appartient ; notre santé et notre maladie, notre vie et notre mort sont leur œuvre ; l’être de chacun de nous est la résultante de millions d’êtres élémentaires. En politique aussi bien qu’en physiologie, le principe vital s’est déplacé ; il a passé de l’unité au nombre. Qu’est-ce que le suffrage universel, sinon l’extension de la micrologie à l’organisme social et la remise du pouvoir aux plus nombreux et aux plus petits ? L’art a suivi le courant. Wagner, j’entends le Wagner véritable, celui non pas de Lohengrin, mais de Tristan, a décomposé les forces de la musique jadis plus simples et plus unes. Tristan, par exemple, n’est qu’une colossale agrégation d’atomes, et c’est en ce sens que Nietzsche a pu définir le maître de Bayreuth un gigantesque miniaturiste. Certains tableaux de Wagner, fût-ce les plus grands, sont faits des plus petites choses : courts et nombreux motifs ajustés ensemble, vrais microbes musicaux, partout répandus comme une poussière de vie. Ainsi les nuances, les détails, remplacent de plus en plus aujourd’hui l’unité, la largeur et les grands partis-pris d’autrefois.

Pour comprendre pleinement Wagner, il ne faut pas voir en lui un musicien seulement. Il était autre chose : avant tout, selon Nietzsche, un homme de théâtre ; l’incomparable histrion, le scénique par excellence. Il ne rentre pas dans l’histoire de la musique à proprement parler. On ne saurait le confondre avec les maîtres de la musique pure, un Beethoven, par exemple. La musique pour lui ne fut jamais le but, mais le moyen, le langage, et Nietzsche va jusqu’à dire qu’en dehors du point de vue ou du goût dramatique, lequel est, comme on sait, fort tolérant, la musique de Wagner est mauvaise, peut-être la plus mauvaise qui jamais ait été faite !… Doucement, je vous prie, mon maître de philosophie. Ce n’était pas la peine de vous guérir d’un mal pour tomber dans le mal contraire et l’athéisme ne vaut pas mieux que l’idolâtrie.

Nietzsche raille surtout, avec une verve et un bon sens qu’on n’attendait guère d’un philosophe allemand, la littérature et la métaphysique de Wagner. Jusqu’ici la musique n’avait jamais eu besoin d’une littérature. La musique de Wagner était-elle trop difficile pour se comprendre toute seule ? A-t-on eu peur, au contraire, qu’elle ne fût point assez difficile ? Une phrase que Wagner a ressassée toute sa vie et qui lui a survécu, c’est que sa musique signifie autre chose, infiniment autre chose que de la musique. Wagner avait besoin de commentaire, de glose, pour démontrer que sa musique « signifie l’infini. » Il eut toujours la manie, la folie de la signification et du symbole. « Ce que cela signifie, » voilà sa devise. Par exemple, il s’est demandé ce que signifie Elsa, et s’est répondu : elle signifie l’esprit inconscient du peuple, et voilà par où il est devenu un parfait révolutionnaire… J’allais vous le dire, et voilà pourquoi votre fille est muette.

Ce métaphysicien n’est décidément pas tendre à la métaphysique. Il accuse Wagner d’avoir achevé dans les esprits l’œuvre de perturbation, commencée par les Hegel et les Schelling ; de s’être attaché, cramponné à cette illusion, très allemande, que l’idée signifie quelque chose, une chose pleine d’obscurité, d’incertitude, de pressentiment, mais quelque chose enfin, et même la chose par excellence. Wagner n’a fait qu’appliquer à la musique la théorie hégélienne. Il a inventé en musique un style qui représente l’infini, la musique en tant qu’idée, la musique idée… — « Madame, demandait jadis Henri Heine, madame, avant tout, avez-vous l’idée d’une idée ? Une idée est une idée ; une idée, c’est une bêtise qu’on se fourre dans la tête. » C’est en ce sens, ajoutait le poète, que le mot est employé comme titre d’un livre, par M. le conseiller aulique Heeren, à Göttingue. Le maître de Bayreuth et ses disciples ont souvent employé le même mot dans le même sens.

Personne, au dire de Nietzsche, n’a mieux compris Wagner que « le jeune homme allemand. » Le jeune homme allemand se contente admirablement de ces deux termes : « infini » et « signification. » Le jeune homme allemand aime cet art énigmatique, ce jeu de cache-cache derrière les symboles, cette polychromie de l’Idéal, ce partout et ce nulle part, cette chevauchée sur les nuages et tout ce gris et tout ce froid. Le jeune homme allemand, comme Wagner même, est parent du mauvais temps, du temps allemand. Il n’aime pas comme nous tout ce qui manque à Wagner : l’esprit, l’amabilité, la gaia scienza, la clarté méridionale et l’azur uni des flots.

Wagner a coûté cher à l’Allemagne. Il l’a domptée par la force, par une puissance de pensée, de travail, sans exemple jusqu’alors. Jamais on n’avait commandé, jamais on n’avait été obéi ainsi. Wagner a donné à tout le personnel de l’art musical et dramatique une conscience inconnue, un esprit nouveau de zèle, de courage et d’abnégation ; il a demandé tous les sacrifices et les a tous obtenus. Mais, dans le fond, on lui résiste encore ; un secret instinct continue de protester, et cela est un signe de santé ; un symptôme rassurant pour l’Allemagne au sein de la décadence européenne. Quand on jeta sur le cercueil du maître des couronnes avec ces mots : Erlösung dem Erlöser, délivrance au libérateur, beaucoup firent tout bas cette correction : Erlösung vom Erlöser, délivrance du libérateur. On respirait enfin. Quel effet a produit Wagner sur la culture intellectuelle ? Ce mouvement wagnérien a poussé au premier plan les profanes, les « idiots en art. » « Et c’est ça, dit Nietzsche avec mépris, c’est ça qui organise des sociétés, impose son goût et tranche de tout en musique ! » — Autre effet du triomphe de Wagner : la Théâtrocratie, la souveraineté extravagante du théâtre, cette manifestation inférieure de l’art, bonne tout au plus pour la foule et qui n’est, dans l’ordre intellectuel, « qu’une forme de la démolâtrie. »

Wagner, enfin, a été un dissolvant. Il ne se plaît qu’à l’équivoque et à l’ambiguïté. Tout ce qui, dans le domaine de l’esprit, est fatigue, épuisement, danger pour l’activité et la vie, calomnie contre l’univers, tout cela, son art le patronne et l’exalte. Il flatte les instincts de bouddhisme, d’anéantissement ou de religiosité décadente. Il est le grand avocat de la transcendance et de l’au-delà. Sa musique a nom Circé. Parsifal, son dernier ouvrage, est son chef-d’œuvre en ce genre. Là sont réunis tous les artifices, tous les enchantemens de la beauté morbide, si bien que Parsifal rétroagit même sur les œuvres antérieures pour les obscurcir. Venez maintenant ! s’écrie Nietzsche, venez, amis, et buvez à la coupe mortelle. Jamais vous ne trouverez philtre plus délicieux pour endormir votre âme, et, pour vous y amollir, plus de bosquets de roses. Ah ! le vieux sorcier, Klingsor des Klingsors ! Comme à l’antique Minotaure, on lui conduit chaque année des troupes de jeunes gens et de jeunes filles à dévorer ! Chaque année, l’Europe entière retentit du même cri : En Crète ! En Crète ! Quelle rude guerre il nous fait à nous, les esprits libres ! Quel appel, sur les lèvres enchantées de ses jeunes magiciennes, à toutes les lâchetés de l’âme moderne ! Il faut le mordre comme un chien de peur de l’adorer. Prends donc garde, vieux séducteur ! Cave canem !

Voilà un terrible réquisitoire. À quoi va-t-il conclure ? Au néant. Contre tous les maux, Nietzsche ne connaît que ce remède. Si dans cet écrit, dit-il, j’ai fait la guerre à Wagner et, par la même occasion, au goût allemand, si j’ai eu de dures paroles pour le crétinisme de Bayreuth, que certains musiciens n’aillent pas s’en réjouir. Auprès de Wagner, les autres artistes ne comptent pas. Wagner a tué la musique, mais la faute en est à lui moins qu’à son temps. Il n’a fait que précipiter le mouvement. Tous ceux qu’on essaie, vainement, de lui opposer, ne composent pas de meilleure musique, mais de plus impersonnelle et de plus indifférente. Lui, du moins, aura été un tout ; il aura été toute la ruine, toute la décadence, une décadence volontaire, convaincue, efficace. La force désormais nous manque ; notre corps est épuisé. L’étude, le commerce des vieux maîtres, peuvent nous soulager, mais non pas nous guérir. Peut-être verrons-nous luire un dernier rayon, un reflet attardé de la Beauté défaillante, mais elle se meurt, et pas un Dieu ne viendra la sauver.

Telle est la conclusion. — « Il est vrai qu’elle est triste ! » — Et fausse par bonheur. Nietzsche se trompe. La musique n’est pas le moins du monde en train de mourir. Elle a souffert d’un Wagner, et notre philosophe l’a montré ; elle en a profité aussi ; j’aurais voulu qu’il le montrât de même. Mais son siège était fait. Pour tout et pour tous, Nietzsche n’a jamais rêvé que le néant. En ce qui le concernait, la folie a réalisé son rêve. Les wagnériens absolus ne manqueront pas d’en triompher. Voyez, diront-ils, où on en arrive pour n’avoir pas aimé Wagner. — Peut-être, mais on y arrive aussi pour l’avoir trop aimé !

Camille Bellaigue.

  1. Voyez la Revue bleue du 7 novembre 1891.