Revue musicale - Vieille musique romaine

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Revue musicale - Vieille musique romaine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 444-456).
REVUE MUSICALE

VIEILLE MUSIQUE ROMAINE


La Rappresentazione di Anima e di Corpo, d’Emilio dei Cavalieri. — Transcription, réduction et instrumentation de M. Giovanni Tebaldini, maître de chapelle de la cathédrale de Lorette. — Partition piano et chant de M. Gorrado Barbieri, (En cours d’impression à la Société Tipografica Editrice Nazionale, Turin.)


Nous avions espéré, le printemps dernier, entendre à Paris une œuvre romaine, une œuvre ancienne et nouvelle à la fois : par où nous voulons dire qu’elle eût paru nouvelle à cause même de son ancienneté. Certaines difficultés, matérielles, nous ont privé de ce plaisir. Cette musique devait nous être présentée par un excellent musicien d’Italie. Aujourd’hui maître de chapelle de la cathédrale de Lorette, M. Giovanni Tebaldini le fut autrefois de Saint-Marc de Venise. Sous les cinq coupoles de mosaïque et d’or, il entreprit la restauration liturgique et musicale que le cardinal Sarto vint depuis achever, en attendant que l’un des premiers soins du pape Pie X fût de l’étendre à tout l’univers. Hautement estimées en sa patrie, les compositions religieuses de M. Tebaldini mériteraient d’être connues chez nous. « Le monde » peut-être ne les aimerait pas, et ce serait tant mieux, étant la meilleure preuve qu’elles ne sont pas du monde, mais d’Église, ainsi qu’elles doivent être, par le sérieux du style, par la simplicité de l’esprit et la pureté du sentiment. Répons, antiennes, graduels ou messes, parmi ces œuvres, qui sont en grand nombre, il est surtout une page, l’une des moindres pourtant, dont nous gardons le plus agréable souvenir. C’est une antienne pour les premières vêpres de la fête de Sainte-Cécile, sur les paroles que, le soir de ses noces et dans l’ombre nuptiale, la jeune épouse chrétienne adresse au jeune païen, son époux : « Est secretum, Valeriane, quod tibi volo dicere... Il existe un secret, Valérien, que je veux te dire. Un ange du Seigneur m’aime et, avec un soin jaloux, il garde mon corps. » Peu de mots, et peu de notes, mais choisies, mais expressives. L’antienne est à quatre voix : alto, ténor et deux basses. La trame en est légère et le fil en est court. Mais justement le charme de cette petite pièce est fait, ainsi qu’il convient, de discrétion et de brièveté. « Est secretum... » Dès le début et jusqu’à la fin, c’est bien ici la musique d’un secret, et les harmonies, et la mélodie elle-même, semblent jeter sur la virginale confidence un voile de mystère et de pudeur.

L’œuvre que le musicien d’Italie devait nous apporter n’est pas sienne, ou du moins elle ne l’est que par l’admiration et l’amour qu’il lui a voué, par le soin qu’il a déjà pris, en leur pays commun, de la produire et de la glorifier[1]. Religieuse, mystique même, connue, si ce n’est célèbre, de nom, mais de nom seulement, cette œuvre s’appelle la Rappresentazione di Anima e di Corpo. Elle date de l’an 1600 et son auteur est Emilio dei Cavalieri, gentilhomme romain. Intendant de la musique du grand-duc de Toscane pendant plusieurs années, (jusqu’en 1596), Cavalieri prit part, avec les Péri, les Caccini et autres, à la création du nouveau style musical, dit représentatif, et de l’opéra florentin. Péri, dans la préface de son Euridice, assure même que, « le premier de tous et par une merveilleuse invention, » Cavalieri fit entendre sur la scène ce genre de musique[2].

De retour à Rome, Cavalieri fit « représenter » Anima e Corpo, en février 1600 à l’ « oratoire » de la Vallicella. L’assistance était fort nombreuse, et le succès fut retentissant. La préface de la première édition nous avertit que l’objet de cette représentation était d’émouvoir de plus d’une manière, d’éveiller divers sentimens, la piété ou la joie, de provoquer les pleurs, ou le rire, enfin les différens états de l’esprit ou de l’âme. Suivent certaines indications touchant la place des acteurs sur la scène, leurs mouvemens, leurs costumes, et même le ballet, par lequel on peut ou non terminer le spectacle. Si religieuse qu’elle soit, et bien qu’elle ait été d’abord exécutée dans l’oratoire destiné par saint Philippe de Neri à des concerts de musique sacrée, ce serait une erreur de considérer l’œuvre de Cavalier ! comme le premier des oratorios. Son titre seul, « rappresentazione, » en détermine assez le caractère dramatique, théâtral, et la distingue ainsi de l’oratorio, lequel est purement narratif, et ne comporte aucune mise en scène, aucun élément visible. Cette « rappresentazioncélla, » comme les contemporains la nommèrent, dit-on, rentrerait plutôt dans le genre, très ancien, des « Sacre rappresentazioni. » Les historiens de la musique le font remonter jusqu’au XIVe siècle. C’est à Florence qu’il serait issu d’une double origine : les offices de l’Église, dramatisés, et les fêtes célébrées en l’honneur de saint Jean-Baptiste, patron de la cité. De Florence, le goût de cette forme d’art se répandit à travers l’Italie. En 1462, Viterbe fut le théâtre d’un « mystère » de ce genre. Que dis-je, tout un répertoire de mystères y fut représenté sur des théâtres nombreux. Chaque place, chaque rue importante, chacun aussi des cardinaux venus pour assister aux fêtes, avait le sien. Le pape Pie II lui-même était présent. Ici l’on jouait la Cène ; ailleurs, la Vie de saint Thomas d’Aquin ; ailleurs encore, l’Assomption de la Vierge. Dans son Histoire des Origines du Théâtre en Italie, M. Alessandro d’Ancona, et, d’après lui, M. Romain Rolland (Musiciens d’Autrefois) ont publié la relation du plus brillant de ces spectacles. Il se donna, paraît-il, sur la scène élevée aux frais et au nom du cardinal de Teano.

Dans les « sacre rappresentazioni, » la musique tenait une très grande place. Le texte, à l’origine du moins, y était entièrement chanté. Le dialogue parlé ne s’introduisit que plus tard dans le drame lyrique, pour y être de nouveau restreint, puis supprimé. Les « machines » (ingegni teatrali) n’avaient pas une moindre importance. Un Brunelleschi, un Léonard ne dédaignaient pas de consacrer leurs talens à la figuration matérielle des lieux où se passait l’action, que ce fût la terre, le ciel ou l’enfer. Vasari par le avec enthousiasme d’un certain Paradis, machiné par Brunelleschi, pour une Rappresentazione dell’ Annunziata, laquelle fut donnée à l’église San Felice in Piazza de Florence. Autant que l’esprit d’un sujet, on aimait alors que l’apparence et le décor extérieur en fût sensible. Tout, dans la « représentation, » devait être élément d’expression et de beauté.

Musicien dramatique en même temps que religieux, et ne séparant pas les deux modes de l’art, rien de ce qui concerne le théâtre ne fut étranger au génie, à l’idéal d’Emilio dei Cavalieri. La préface de la première édition d’Anima e Corpo forme un véritable manifeste, une sorte de symbole dramatico-musical, dont les réformateurs des âges suivans, un Marcello, un Gluck, un Wagner, n’ont guère fait que reprendre l’esprit et quelquefois la lettre elle-même. L’attention de Cavalieri, son intérêt, s’étend jusqu’aux dimensions et à la forme de la salle de spectacle, au nombre des spectateurs. Ceux-ci ne devront pas être plus de mille, assis à l’aise et silencieux. (De ces trois conditions, il ne paraît pas, encore aujourd’hui, que les deux premières soient les plus difficiles à remplir.) « Les salles trop vastes sont d’une mauvaise acoustique ; elles obligent le chanteur à forcer sa voix et tuent l’expression. D’ailleurs, quand on n’entend pas les paroles, la musique devient ennuyeuse[3]. » Cavalieri s’occupe aussi du nombre des instrumens, et veut qu’il soit en rapport avec les dimensions de la salle. (On ne ferait pas mal, non plus, aujourd’hui toujours, de le proportionner à l’œuvre qu’on exécute.) L’invisibilité de l’orchestre est également recommandée, ou prescrite. Sous le prétexte qu’ils jouent, pour ainsi dire, en musique, les acteurs ne devront pas se dispenser de jouer. Autant que leur chant, ils soigneront leur démarche et leurs moindres pas, « che sono aiuti molto efficaci a muovere l’affetto. » Ils prononceront les paroles de façon qu’elles soient entendues. Les chœurs enfin suivront l’exemple des personnages principaux. Par leurs gestes, par leurs mouvemens, au besoin par leur silence attentif, ils auront l’air non seulement d’être présens à l’action dramatique, mais d’y participer. Enfin la durée du spectacle est prévue et limitée. Elle ne devra pas excéder deux heures. Ce dernier conseil n’est pas le moins sage de tous. Nous ferions bien de le méditer et de le suivre encore. Deux heures au théâtre, deux heures de musique surtout, trois au plus, suffiraient. En deux ou trois heures, un chef-d’œuvre lyrique, un Orphée, un Don Juan, un Freischütz, peut tenir.

Cavalieri a conformé strictement son œuvre à ses principes. Théâtrale par la façon dont le sujet est compris non moins que par la mise en scène ou la machinerie, cette œuvre est réellement l’ébauche d’un opéra sacré, mais d’un véritable opéra. Musicalement, elle est écrite dans le style alors nouveau, récitatif plutôt que mélodique, où la déclamation domine, où le chant néanmoins commence à se dessiner. Quant à la polyphonie vocale, déchue de son ancienne splendeur, elle apparaît ici volontairement atténuée, mais non pas éteinte. Une seule chose étonne, comme un manquement à l’art dramatique, mais se comprend, comme la marque d’un art encore primitif : c’est le caractère abstrait des personnages. Les deux principaux sont l’Ame et le Corps. Entre l’un et l’autre, entre les deux parties ou les deux élémens de l’être humain, se développe l’action et le débat qui forme le sujet du drame. Comme figures secondaires, poète et musicien ont mis en scène l’Intelligence et le Conseil, l’Ange gardien, le Monde et la Vie mondaine, le Temps, le Plaisir (avec deux compagnons), enfin la foule des âmes élues, et celle aussi des âmes damnées, car l’Enfer, comme le Paradis, a sa place et son rôle en ce double mystère.

M. Tebaldini l’a grandement simplifié. Ce n’est qu’une sélection, un abrégé, qu’il nous offre. Soit dans le personnel, soit dans le texte poétique et musical, il a pratiqué de notables retranchemens, que d’ailleurs il a justifiés. Autant que l’extrême longueur, il nous dit avoir craint l’uniformité tonale, rythmique, esthétique même. Le récitatif du Temps excepté, le ton de sol est le ton unique de l’œuvre. En outre, certains effets d’harmonie ou d’instrumentation, répétés à l’excès, risquaient de lasser notre patience, et maint passage du texte, un peu naïf, aurait peut-être éveillé notre sourire. Pour garder au poème son caractère avant tout moral, édifiant, il a suffi d’en respecter l’idée essentielle : la lutte entre l’esprit et les sens, entre la continence et le plaisir, entre l’âme et le corps. Quant à l’instrumentation, l’éditeur l’a réalisée sur la basse chiffrée, d’après les très sommaires indications originales. D’aucuns pourront s’étonner d’y voir figurer, même avec discrétion, des hautbois et des cors, instrumens inusités à cette époque. Mais s’il est presque impossible de connaître exactement la composition de l’orchestre de Cavalieri, il est du moins certain que des partitions contemporaines, voire antérieures, font mention de cornetti et de tromboni. A ces anciens trombones et cornets à l’aigu, M. Tebaldini a cru pouvoir substituer des cors et des hautbois. De même, il a remplacé luths et théorbes par une harpe. Tel est, en y ajoutant les violons, un clavecin, un orgue, un violoncelle et une contrebasse, l’orchestre qui sert à l’accompagnement d’Anima e Corpo. En dépit de cette sobriété, et, si l’on veut, de cette sécheresse, le savant éditeur a raison lorsqu’il écrit : « La matière, encore rude et rebelle, ne se plie pas à toutes les volontés du musicien ; mais celui-ci lui donne en plus d’une page une expression tour à tour exquise et puissante. »

Vous plaît-il que nous assistions, en esprit du moins, à cette « rappresentazione ? » Ainsi réduite, elle est brève. Action, paroles et musique, suivons-en tous les élémens à la fois. C’est le meilleur moyen de nous en former, au lieu d’une idée, abstraite et vague, une précise et vivante image.

Une courte sinfonia sert de prélude. Certains signes caractéristiques y apparaissent tout de suite : la coupe étroite de la phrase, la fréquence et presque la périodicité des points d’orgue, l’alternance et le chatoiement des deux modes, majeur et mineur. Dès le second épisode, il est possible de voir ou plutôt d’entendre approcher la mélodie naissante. Incertaine et timide encore, mais déjà chantante, elle s’annonce, elle se dégage des accords. Très brève d’ailleurs, au bout de quelques mesures, une invariable cadence l’achève. Suit alors un tempo plus vif, en valeurs pointées, et rien que dans cette succession, nous reconnaissons comme une esquisse de l’ « ouverture » à plusieurs mouvemens. Dures, sommaires, sont encore les modulations ; déjà pourtant, soit au sommet, soit à la base du chant, une ligne se développe lentement, une ligne de notes tenues et régulières, comme celles d’un canto-fermo. L’ensemble nous prépare de loin, oh ! de très loin toujours, à ces polyphonies de Sébastien Bach où le thème d’un choral viendra s’adjoindre, tantôt pour les dominer, tantôt pour les soutenir.

Le chœur initial est une invocation, une acclamation universelle. En voici les premières paroles, qui feraient presque penser, plus de deux siècles et demi d’avance, au prologue du Mefistofele d’Arrigo Boito :


 O signor santo e vero,
Che del mondo hai l’impero,
O Signor santo e forte,
Domator della morte,
Donator della vita.


La musique s’adapte avec précision, avec un peu de rigueur même, à la métrique de ces petits vers. Sur les deux derniers, elle s’élargit et se renforce, pour donner à la double apostrophe : « Dompteur de la mort. Donateur de la vie, » une expression de plénitude et de magnificence. De temps en temps, une variante rythmique, un passage à 6/8, assouplit un peu la mesure et l’anime. Bientôt une voix seule, impersonnelle aussi, prend la parole. Oui vraiment, elle parle au moins autant qu’elle chante. Elle dit la fuite du temps et, rappelant à l’homme ses fins dernières, la mort, le jugement, elle l’exhorte à faire, dès la vie présente, le choix qui décidera de son éternel bonheur. Toute l’homélie est grave, froide, pour ne pas dire quelque chose de plus. Des mots comme ceux-ci : « La vie n’est qu’un souffle, » provoquent seulement, à l’orchestre, de petits traits ingénus de musique imitative. Mais voici que le chœur reprend la même remontrance, et l’effet n’en est plus le même. A ces vérités austères, la frêle polyphonie donne je ne sais quelle tristesse attirante. Incertaines entre les modes majeur et mineur, entre les mesures à trois et à quatre temps, la douceur, le charme subtil des voix s’accroît de leur incertitude. Après une homélie, nous avons une méditation. La musique s’ouvre et nous ouvre ici le royaume de l’âme.

« Anima e corpo, l’âme et le corps. » Vous rappelez-vous, sous le même titre, ce dialogue, tout différent, d’Henri Heine :

« La pauvre âme dit au corps : « Je ne te quitte pas, je reste avec toi ; avec toi, je veux m’abimer dans la nuit et dans la mort, avec toi, boire le néant. Tu as toujours été mon second moi, tu m’enveloppais amoureusement, comme un vêtement de satin doucement doublé d’hermine. Hélas ! Il faut maintenant que toute nue, toute dépouillée de mon cher corps, chose purement abstraite, je m’en aille errer là-haut, comme un rien bienheureux, dans les royaumes de la lumière, dans les froids espaces du ciel, où les éternités silencieuses me regardent en bâillant. Elles se traînent là, pleines d’ennui, et font un claquement insipide avec leurs pantoufles de plomb. Oh ! cela est effroyable. Oh ! reste, reste avec moi, mon corps bien-aimé. »

« Le corps dit à la pauvre âme : « Console-toi, ne t’afflige pas ainsi. Nous devons supporter en paix le sort que nous fait le destin. J’étais la mèche de la lampe, il faut bien que je me consume. Toi, l’esprit, tu seras choisi là-haut pour briller, jolie petite étoile, de la clarté la plus pure. Je ne suis qu’une guenille, moi ; je ne suis que matière. Vaine fusée, il faut que je m’évanouisse et que je redevienne ce que j’ai été, un peu de cendre. Adieu donc, et console-toi. Peut-être d’ailleurs s’amuse-t-on dans le ciel beaucoup plus que tu ne penses. Si tu rencontres le grand Béer dans la voûte des astres, salue-le mille fois de ma part[4]. »

La plainte est navrante, avec un arrière-goût d’ironie et d’impiété. Que ne pouvons-nous faire entendre, après elle, en même temps que les paroles, la musique du premier duetto de Cavalieri ! En voici le commencement ;


Anima mia, che pensi ?
Perche dogliosa stai,
Traendo sempre guai ?


« Mon âme, que penses-tu ? Pourquoi es-tu affligée, exhalant sans fin tes soupirs ? « On dirait presque les paroles du prêtre s’approchant de l’autel du Seigneur : « Quare tristis es, anima mea, et quare coniurbas me ? » Anima mia, ce n’est rien, ces deux mots, notés en quatre notes et sur trois accords, qui ne sont guère davantage. Mais, grâce au don merveilleux d’étendre, d’approfondir et de transfigurer, que la musique possède, c’est déjà tout ce que l’âme, l’âme religieuse, mystique même, peut éprouver d’inquiétude et de crainte, de trouble et de langueur. Cela est aussi beau, et tout de suite cela nous jette et nous plonge aussi avant dans l’ordre de la contemplation et de la vie intérieure, que le même appel : « O mon âme ! » chaque fois qu’il revient, grave et tendre, sur les lèvres d’un Bossuet.

L’âme répond : « Je voudrais le repos et la paix. Je voudrais l’amour et la joie, et je trouve la peine et l’ennui. » Le mode mineur assombrissait la demande. Le majeur éclaire, — oh ! d’une lueur seulement, — la réponse timide, incertaine, où le désir se mêle à la mélancolie. Chacune de ces deux petites phrases ne compte pas plus de cinq ou six mesures. Elles suffisent pour donner à l’antithèse une grande beauté. Nous sommes loin ici du dialogue de Heine. Le corps lui-même ne raille pas. Tout dans son discours est grave, pathétique et, par momens, douloureux. On dirait que sa condition lui pèse, qu’il en souffre, qu’il en a presque honte. Compagnon de l’âme, et son tentateur, il ne la tente, en quelque sorte, qu’à regret, et comme cédant à je ne sais quelle pensive et presque douloureuse contrainte. Rien de bas, ou seulement de sensuel, en ses invites. Propose-t-il à l’âme les honneurs et les jouissances du monde, l’accent même de sa voix en confesse la misère et le néant. Tout en cherchant à la séduire, il honore sa compagne et lui rend hommage. C’est en elle maintenant, dans sa propre nature, dans la considération, l’orgueil et l’amour de soi, qu’il l’invite à se complaire. « Ame, » murmure-t-il très bas, « âme, plus que toute autre chose aimable et belle, apaise-toi donc en toi. » Mais elle répond : « Je ne me suis pas faite moi-même. Comment pourrais-je en moi reposer mes désirs ? » Nous ne prétendons pas que la musique de cette réponse en contredise les paroles. A leur mélancolie, elle mêle seulement une légèreté souriante, pour ne pas dire étourdie, un peu frivole, avec une vague expression de faiblesse, de fragilité féminine, et tout cela fait, un moment au moins, de cette âme, une sœur, chrétienne sans doute et pieuse, une sœur pourtant de l’animula blandula, vagula, du sceptique empereur.

Ce moment est court. Si primitive que soit encore ici la musique, elle est déjà singulièrement souple et docile. Elle suit la moindre ‘impulsion, elle obéit au moindre signe. Une phrase commence dans un certain esprit, dans un certain sentiment ; elle s’achève dans un autre. L’âme ne tarde pas à se ressaisir. Au récitatif mélodique, un peu errant, un chant véritable et décidé succède. L’orchestre ébauche une ferme ritournelle, et la voix, à son tour, entonne un cantique assuré. « Maintenant, cède à ma volonté, et, l’une et l’autre, nous nous reposerons en Dieu. » La ligne est droite, le relief a de la vigueur. Surtout l’éclat, l’enthousiasme contenu de la cadence annonce déjà certaines péroraisons, brèves et fortes, de Haendel. Il n’y a plus de doute. L’âme a repris la possession, la maîtrise d’elle-même ; elle ne la perdra plus désormais.

Le combat cependant n’est pas fini. Le corps, le pauvre corps, lui, ne se résout pas à se rendre. Il gémit, il hésite. Et voici que « le Plaisir, avec deux compagnons, » vient le solliciter. Sur un rythme nouveau, léger et presque dansant, alla Siciliana, tous les trois font leur entrée ; oui, vraiment, une « entrée » d’opéra-ballet ou de pastorale, où le trio des voix s’entrelace. Populaire par l’accent et l’allure, celui-ci ne l’est pas moins par la brièveté. Singulières analogies, lointaines réponses de l’histoire ! Il y a quelques semaines, feuilletant un recueil de chants des Abruzzes, plus d’un lied nous donnait (avec une saveur autrement forte) un peu la même impression d’ébauche ou de raccourci mélodique : aucun développement, tout l’effet, toute l’expression concentrée en trois ou quatre mesures ; une suite de croquis, dont le seul dessin, très sobre, avec une certaine sécheresse, fait l’élégance ou la vigueur[5].

L’œuvre de Cavalieri est de celles qu’il est bon d’étudier sans hâte, en y mettant « du sien. » Loin de s’imposer tout de suite, c’est peu à peu qu’elle se révèle et se donne. Il faut pénétrer lentement cette musique, moins étendue que profonde. Elle veut un auditeur, un lecteur en éveil, constamment attentif aux effets, toujours discrets, de causes souvent cachées. Celui-là, dans cette œuvre primitive, saura découvrir de subtiles nuances, maint détail ingénieux de psychologie mystique ; il goûtera tant de grâce, et même, puisque nous parlons d’art italien, je ne sais quelle « morbidezza, » unie ou plutôt succédant parfois à quelque rigueur. Les plus grands musiciens de la vie intérieure, ceux de la veille, les Palestrina et les Victoria, ceux du lendemain, ou du surlendemain, fût-ce un Sébastien Bach, ont à peine su mieux traduire en leurs polyphonies, que ne le fait ici Cavalieri en quelques notes à demi déclamées, à demi chantantes, notre inquiétude et notre fragilité. Pauvre corps humain ! Comme il hésite ! Comme il craint ! Et comme l’âme, tout en le gourmandant, sait compatir à la faiblesse de celui que volontiers elle nommerait, avec saint François, mourant et miséricordieux, « mon frère le corps. » Envers le Plaisir et ses compagnons, elle montre moins d’indulgence. Elle prend au besoin, pour les éconduire, le ton léger, sinon badin, que reprendra Pergolèse, le Pergolèse moqueur de mainte canzone coquette ou de la Serva Padrona. C’est ainsi qu’un épisode aimable, ne durât-il qu’un moment, vient détendre un peu l’austérité générale de l’ouvrage. Mais le sérieux, voire le pathétique, ne tarde jamais à reparaître. Le genre enjoué n’est pas celui que nous étudions ici. Pour répondre à des appels de plus en plus doux, et qui s’efforcent même de se faire voluptueux, l’âme refait sa propre voix énergique et sévère. Enfin, pour dissiper les derniers doutes et vaincre la suprême résistance de son compagnon charnel, elle résout de recourir directement au ciel et de l’interroger. L’interrogatoire a d’abord ceci de curieux, que la réponse à chacune des demandes est donnée sous la forme, très à la mode anciennement, de l’assonance, ou de la rime poétique, et de l’écho musical. Il en résulte un effet, et, par momens, un jeu de mots et de sons, à la fois un peu naïf et très mystérieux. Voici les six articles du pieux questionnaire :


Ama il mondan placer l’uomo saggio, o fugge ?
Fugge.
Che cosa è l’uom ché’l cerca e cerca in vano ?
Vano.
Chi da la morte al cor col dispîacere ?
Piacere.
Come la vita ottien chi vita brama ?
Ama.
Ama del mondo le bellezze, o Dio ?
Dio.
Dunque morrà che il piacer brama ? È vero ?
Vero[6].

C’est ici l’un des endroits où l’on peut le mieux voir la forme libre de la déclamation mélodique, tendre, pour ainsi dire, et même atteindre à la forme plus composée et plus régulière de l’ « aria. » Pas de carrure ni de symétrie encore, mais déjà de la régularité, de l’eurythmie entre les périodes ou les membres du discours. De phrase en phrase, le mode, sinon le rythme, change, et, sur le dialogue, avec le majeur et le mineur alternés, passe la lumière et l’ombre. Quelquefois une des questions se termine par un ornement vocal, trille on gruppetto, que l’écho reproduit. Et dans ce bis innocent, avec un peu d’enfantillage, il y a pourtant de la poésie, un effet de lointain et la sensation de l’espace que traverserait une voix du ciel. Mais la conclusion est sérieuse et superbe. Plus d’agrémens ici, ni de gentillesses, littéraires ou musicales. L’âme dit au corps : « Tout ce que le ciel a répondu, je le résume pour toi : quitte les vains plaisirs et n’aime que le vrai Dieu. » Rien de plus qu’une affirmation, qu’un ordre, j’allais dire un « impératif catégorique. » Mais l’accent toujours mystérieux de cette voix, qui toujours aussi paraît venir d’en haut, fait songer d’avance à mainte réponse, tragique et surnaturelle également : l’oracle d’Apollon, dans Alceste, ou, sous les cyprès de Don Giovanni, au clair de lune, la réplique de l’homme de pierre.

« Un chrétien doit être humble, mais magnifique, » disait Louis Veuillot. Le génie chrétien des Primitifs n’aurait pas besoin d’autre devise. En tout cas, c’est l’épigraphe qu’on serait tenté d’écrire sur les dernières pages de l’œuvre d’Emilio dei Cavalieri. Elle se termine, dans la manière forte, par une sorte d’apothéose. D’abord éclate un chœur à quatre voix, une espèce d’hymne ou de psaume biblique, toujours avec réponses en écho, mais cette fois sans intentions imitatives et pittoresques. Nulle part, dans un style partagé constamment entre le récitatif et la mélodie, n’apparaît plus clairement la beauté de ce partage. Après trois siècles révolus, elle a pour nous un air de liberté, voire de nouveauté, qui nous étonne et nous enchante. La sobriété, l’humilité, — puisque nous avons prononcé le mot, — n’ôte rien à la magnificence, et dans la musique sacrée à venir, les trompettes elles-mêmes ne retentiront pas beaucoup plus martiales, plus saintement guerrières, que ne sonnent ici les voix.

L’assurance maintenant, puis l’enthousiasme, a gagné l’Ame, l’inspire et l’exalte. Son dernier monologue, appelant tout l’univers à louer le Seigneur, est une page d’ardent lyrisme, une ode véritable, après tant de pieuses et parfois un peu dolentes élégies. Par le sentiment, sinon par le style, par l’allure héroïque et triomphale, cela n’est pas très loin de. rappeler le : Chantons victoire ! de Judas Macchabée. La phrase, par momens, a même carrure et même vigueur. Mais çà et là, des traits brillans, emportés, en notes égales ou pointées, en gammes montantes ou descendantes, sillonnent la mélodie, en font une espèce de vocero et lui donnent une verve, une fantaisie ailée, j’allais dire un panache, que ne se permettront pas d’arborer les strophes, plus régulières et plus classiques, de Frédéric Haendel.

Encore quelques mesures de chœur. Le calme, la sérénité s’est rétablie. Avec suavité, les voix chantent les paroles de l’Écriture : « Comme le cerf altéré soupire après l’eau des fontaines. » Un thème, exposé déjà précédemment, un thème de l’Ame, inquiète alors, reparaît, mais avec un accent différent, apaisé. L’effet de ce rappel, inconscient ou volontaire, est délicieux. Les sonorités semblent se dégrader et pâlir. Deux ou trois arpèges, les premiers qu’on ait encore entendus, enveloppent de quelques triolets montans les notes finales. Elles s’efforcent elles-mêmes de s’élever, puis elles retombent doucement, s’éteignent et meurent. Quant aux toutes dernières pages (un chœur de fête et un épilogue d’orchestre), elles ne comptent guère. Elles servent seulement de conclusion matérielle à l’ouvrage. Celui-ci, par l’esprit et le sentiment, s’achèverait mieux où nous venons de le laisser.


Qui nous vins d’Italie et qui lui vint des cieux,


a dit Alfred de Musset de la musique, ou plutôt à la musique. Si la célèbre apostrophe ne renferme pas la vérité tout entière, elle en contient au moins une part. Il est digne et il est juste, il est équitable et salutaire, de rappeler quelquefois les titres immortels de l’Italie, surtout de la vieille Italie, à l’admiration et à la piété des musiciens. L’hiver dernier, dans un petit théâtre parisien qui ne porte pas mal un grand nom, le « Théâtre des Arts, » celui-là même dont le directeur, M. Rouché, vient d’être appelé à de plus hautes fonctions, les représentations du Couronnement de Poppée, de Monteverde, ont montré quel maître fut, il y a trois siècles, un des maîtres de l’opéra naissant. Dans l’ordre du drame religieux, sous les auspices et par les soins de l’éminent maître de chapelle de Lorette, l’exécution d’Anima e Corpo nous promettait, plus austère seulement, un témoignage pareil, une aussi profitable leçon. Il est dommage qu’elle ne nous ait pas. été donnée. Rome l’a, par deux fois, entendue et applaudie. Quelque jeune pensionnaire de la villa Médicis y assistait peut-être et peut-être en aura profité. Il aura compris que Rome a quelque chose à apprendre aux musiciens eux-mêmes, trop souvent étonnés qu’on fasse d’eux ses hôtes et ses disciples. S’ils savent l’écouter, par la voix de ses sanctuaires et de ses paysages, elle leur parlera. Nous leur disions naguère, à ces jeunes gens, et sans doute ils nous permettront de leur redire : « Franchissez, un soir de printemps, la grille de l’une des plus exquises parmi les villas romaines : celle qu’on appelle Mattei, ou, d’un nom plus mélodieux encore, Cœlimontana. Allez jusqu’au banc de pierre où se lit cette inscription : « C’est ici que saint Philippe aimait à s’entretenir avec ses disciples des choses de Dieu. » Assis à la place même où se reposa tant de fois le créateur de l’oratorio, vous songerez que le Cœlius, où vous êtes, vit naître saint Grégoire, le grand pape musicien, et porte son église encore. À gauche, en vous penchant un peu, vous pourrez entrevoir les montagnes de la Sabine : elles furent la patrie de Palestrina. Devant vous s’élèvent doucement les collines albaines, d’où Carissimi devait descendre à son tour. Puis, redescendez vous-mêmes dans la ville. En passant devant l’église de la Vallicella (ou des Filippini), souvenez-vous encore de saint Philippe, et de Cavalieri, dont le drame sacré fut représenté dans cet oratoire. Alors vous trouverez peut-être que c’est assez de grandes mémoires pour la rêverie d’un musicien et pour son étude, pour qu’il reconnaisse et qu’il honore, dans Rome et autour de Rome, quelques origines et quelques sommets de son art. »


Nous n’ignorons pas que l’Académie Nationale de musique a représenté les Joyaux de la Madone, de M. Wolff-Ferrari, et le défunt Théâtre des Champs-Elysées les Trois Masques, de M. Isidore de Lara. Nous fûmes témoin de l’une et de l’autre représentations. Le premier de ces drames, ou mélodrames, lyriques se passe à Naples ; le second, dans an village de la Corse. Tous deux appartiennent donc au même « bassin : » celui de la Méditerranée. Mais ce n’est probablement pas des ouvrages de cette espèce que Nietzsche appelait de ses vœux, quand il édicta son fameux précepte : « Il faut méditerraniser la musique. »


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Deux auditions en ont été données à Rome, sous la direction de M. Tebaldini : l’une à l’Académie de Sainte-Cécile et l’autre à l’Augusteum, les 12 et 16 avril 1912.
  2. Pour tout ce qui regarde Emilio dei Cavalieri et les origines de la Rappresentazione, voyez : 1° M. Romain Rolland : Histoire de l’Opéra en Europe avant Lully et Scarlatti ; Paris, Thorin, 1895. — Musiciens d’Autrefois ; Hachette, Paris 1908 ; 2° Saggio storico sul Teatro musicale italiano, par M. Arnaldo Bonaventura ; Giusti, Livorno, 1913.
  3. Cité par M. Romain Rolland
  4. Calembour intraduisible. Heine joue sur le mot Bär : en allemand, ours, Grande Ourse, et syllabe finale du nom de Meyerbeer.
  5. Voyez : Canti popolari abruzzesi, trascritti da F. P. Tosti. — G. Ricordi e C.
  6. Aucune traduction, bien entendu, ne peut reproduire intégralement le cliquetis du texte original :
    L’homme sage aime-t-il le plaisir du monde, ou le fuit-il ?
    Il le fuit.
    Qu’est-ce qu’est l’homme qui le cherche et qui le cherche en vain ?
    Vain.
    Qu’est-ce qui donne à l’âme mort et déplaisir ?
    Plaisir.
    Comment obtient la vie celui qui désire la vie ?
    En aimant.
    Aime-t-il le monde et ses beautés, ou Dieu ?
    Dieu.
    Donc il mourra, celui qui recherche le plaisir. Est-ce vrai ?
    Vrai.