Revue musicale — 31 mars 1836

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REVUE MUSICALE.

Le Théâtre-Italien vient de clore dignement la saison musicale de cette année par la mise en scène d’un opéra nouveau de M. Mercadante. L’auteur d’Elisa e Claudio, homme d’un bon sens rare et d’un talent plus que distingué, est du petit nombre de ces artistes insoucians et modestes, qui, voyant de bonne heure, quelles facultés surnaturelles exige le travail de la création pure et combien peu il est donné à tous d’atteindre la première place, prennent volontiers la seconde, et plutôt que de suer sang et eau à gravir inutilement des pics arides, cheminent tranquillement à l’ombre, le long des saules verts : verdi salci piantati ai lieti giorni, laissant à d’autres moins sages les soucis cuisans du succès, les susceptibilités puériles et les ambitieuses préoccupations de la gloire. Aussi, avant que M. Mercadante eut émis son opéra pour le Théâtre-Italien, personne en France ne le connaissait encore, ce qui toutefois n’empêchait pas M. Mercadante d’avoir fait deux partitions fort remarquables, et surtout cet admirable duo d’Elisa e Claudio, qui vaut mieux que trois partitions.

Aux termes de son engagement, M. Mercadante est venu en France pour écrire un opéra, et certes ce mot-là me semble parfaitement choisi : scriturare. Le pauvre maestro, en arrivant, n’avait devant lui que tout juste le temps nécessaire à cette œuvre toute matérielle. C’est pourquoi je trouve fort ridicule qu’on vienne lui reprocher certaines négligences dans la composition générale de son œuvre et le choix de ses mélodies. Si M. Mercadante s’était attardé en de pareils détails, le temps lui manquait ; il arrivait au Théâtre-Italien les lustres éteints et les portes fermées et dès-lors les directeurs pouvaient exiger de lui une somme énorme, en disant : Que parlez-vous de composition et de travail d’orchestre, il s’agit bien de tout cela : nous vous avons engagé, ainsi que cela se pratique aujourd’hui en Italie, pour écrire un opéra, et non pour le composer.

Quoi qu’il en soit, il faut le dire, les Italiens tiennent de la nature les dons de la mélodie et du rhythme, trésors de tous temps inappréciables. Des hommes forts et militant pour la cause de l’art pur, dont ils gardent le sanctuaire impénétrable, protestent, nous le savons bien, contre cette faculté heureuse de produire sans peine. Peut-être ont-ils leurs raisons pour en agir ainsi. Quant à nous, qui nous laissons tout simplement entraîner par nos sensations, il nous est impossible de ne pas l’aimer. Un Italien s’assied à son clavier, et la mélodie aussitôt s’en épanche : cela est facile, abondant et clair ; on en suit avec plaisir la pente accoutumée. Toutes ces petites musiques de Bellini, de Mercadante et de Donizetti, sont autant de ruisseaux charmans sortis des grands fleuves de Cimarosa et de Rossini.

La partition nouvelle de M. Mercadante abonde en phrases touchantes, en cantilènes tendres et plaintives, en motifs ingénieux et faciles. Je le sais, cette mélodie a le tort de manquer souvent de distinction et d’originalité, de franchise et de puissance. C’est là une inspiration qui compte quelque peu sur celle du chanteur ; mais après tout, qu’importe ? puisqu’une si délicieuse harmonie en résulte, pourquoi se gendarmer si fort contre tout ce qui fait plaisir ? Vous convenez que le duo entre Lablache et Rubini dans le second acte des Brigands est une des plus ravissantes choses qui se puissent entendre le soir ; eh bien ! alors, que signifient ces grandes colères contre un système qui n’a pour but que votre amusement et qui presque toujours atteint son but ? Personne plus que nous n’admire les mâles produits du génie austère de l’Allemagne. Le duo d’Armide est une inspiration sublime, la symphonie en la un magnifique morceau de musique, le chœur des moines dans les Huguenots, un chef-d’œuvre ; mais certes, nous sommes bien loin de croire que cette religion ne puisse se concilier avec la fréquentation d’une Muse plus familière ; rien n’est plus ennuyeux que ces gens qui versent des larmes pour une cabalette chantée hors de saison, et qui, sur une roulade intempestive de la Grisi, se couvrent le front de cendres et vont partout annonçant à l’univers la ruine prochaine de l’art. Autant le grand art est admirable chez lui, dans la salle du Conservatoire, lorsqu’il emporte toutes les ames vers le ciel dans les chaudes inspirations de Beethoven et de Weber, autant il est insupportable lorsqu’il chemine par la ville, en robe noire de docteur, et tance vertement ceux qui se permettent de chanter à leur guise et sans lui demander conseil. Il me semble voir un pédant qui se promènerait par une belle matinée de printemps, un volume d’Horace à la main, et parlerait latin aux chardonnerets, jaseurs éveillés dans les arbres.

Comme Donizetti, M. Mercadante traite l’harmonie avec un soin bien rare chez les Italiens de l’école nouvelle. La scène dans laquelle Amélie et son amant se reconnaissent, écrite dans un style élevé, simple et pur, a donné surtout occasion au maestro de développer à loisir les hautes qualités instrumentales qu’il possède. Le trio avec chœur qui suit et s’enchaîne au finale, est d’un effet puissant ; la mélodie imposante qui règne dans l’orchestre, donne à ce morceau un caractère d’originalité. Le duo des deux hommes, au second acte, est digne, en tout point, de l’auteur d’Elisa. La belle et touchante phrase de l’adagio vous émeut jusqu’aux larmes ; il faut dire aussi que Lablache et Rubini le chantent avec une expression admirable. Rien n’égale le sentiment dramatique de Lablache, si ce n’est la magnificence de son organe, et Rubini a dans la voix je ne sais quoi de plaintif et de tendre qui fait que, dans certaines situations, il atteint aussitôt, et presque sans le vouloir, à des effets singuliers interdits pour jamais aux comédiens vulgaires dont le geste est la seule ressource. Il y a trop de cavatines dans la partition des Brigands ; chacun chante la sienne, plusieurs même en ont deux à chanter. À tout prendre, puisque c’est là une coutume du théâtre italien, M. Mercadante devait s’y soumettre ; mais il devait aussi chercher à éviter la monotonie par la variété de ses formules. Sans doute que les exigences des chanteurs auront mis obstacle à ses bons désirs. Chacun aura voulu son cantabile pour commencer, et sa cabalette pour finir ; de telle sorte que le pauvre maestro, dans la nécessité d’écrire autant de cavatines qu’il avait de chanteurs dans son opéra, s’est tiré d’affaire tant bien que mal en donnant à l’un le cor, à l’autre la clarinette pour jouer les ritournelles, et, ne pouvant varier les formes, a varié les instrumens.

L’opéra des Brigands a réussi comme il le méritait. Le public a dès le premier jour apprécié tout ce qu’il y a de mélodieux et de charmant dans cette bonne musique, qui se laisse comprendre sans travail pénible de l’intelligence ; et maintenant que Mercadante a recueilli parmi nous son humble moisson de gloire, le voilà qui s’en retourne heureux dans sa petite ville, où le rappellent les devoirs de sa charge, car Mercadante est maître de chapelle à Novarre. C’est là que le digne maestro passe sa vie, au milieu de petits enfans de chœur dont il dirige les voix aiguës, et de chanoines paisibles qui écoutent sa musique, gravement assis dans leurs stalles. Chaque année il écrit une messe en l’honneur de la patronne de la ville ; et cette chapelle à laquelle Mercadante a voué sa Muse religieuse ne dépend ni du pape ni des grands-ducs, c’est un chanoine qui l’a fondée en mourant, de ses propres deniers. De temps en temps, le maestro demande un congé à ses directeurs pour aller écrire un opéra à Venise ou bien à Naples ; et puis, trois mois après, quand il a bien fait chanter la Tachinardi et Dupré, quand il a bruyamment triomphé sur la scène, il se souvient de ses petits enfans de chœur et de ses bons chanoines de Novarre, et revient parmi eux, pour sanctifier dans la chapelle les couronnes du théâtre. Quelle sérénité ! quelle paix charmante ; on a beau dire, l’Italie est encore la terre de l’art calme et qui rend heureux.