Revue pour les Français Avril 1906/IX

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Collectif
Revue pour les Français1 (p. 158-160).

BIBLIOGRAPHIE



Divers romans ont été couronnés ces temps-ci par des aréopages improvisés auxquels manquait peut-être l’autorité que confèrent l’âge et les services rendus — mais non celle qui découle de nos jours de la richesse. Certains de ces prix dépassaient de beaucoup en valeur matérielle les sommes que touchent annuellement les lauréats du bon M. de Montyon. D’autre part, lesdits aéropages présentaient dans leur composition une assez curieuse variété. C’est ainsi que le jury formé par le journal la Vie Heureuse pour décider de l’attribution de son prix était exclusivement composé de femmes de lettres tandis que les fondateurs de l’Académie Goncourt n’ont point poussé leur soif de nouveauté jusqu’à pratiquer le féminisme. Enfin, on dit que le lauréat de la Vie Heureuse a groupé une forte majorité parmi de nombreuses votantes alors que celui des Goncourt l’emporta péniblement, au sein d’un collège électoral pourtant des plus restreints.

Ces menus faits ne suffiraient pas à établir la supériorité de l’œuvre de M. Romain Rolland ; cette supériorité s’impose par de plus sérieux motifs. Son Jean Christophe (Ollendorff, éditeur) est vraiment une noble et belle fiction. Il faut lire ce roman ; à vrai dire, la lecture n’en est pas facilitée par les aspects extérieurs ni par l’ordonnance générale. Trois brochures, trois « cahiers » plutôt, de grosseur inégale, d’un format inhabituel, d’une apparence un peu gothique ; au-dedans, des divisions étranges, une marche lente, certains illogismes dans la succession des épisodes… Est-ce là du snobisme littéraire, est-ce de l’originalité vraie ?… Un peu des deux sans doute mais ce mélange risque de rebuter. Un effort est nécessaire pour franchir les abords déconcertants et s’installer résolument au milieu de la petite ville allemande s’écoule la triste et laborieuse enfance du jeune Krafft. Héritier d’une lignée de musiciens locaux, condamné par son père à devenir un enfant prodige et plus tard, par la destinée, à être un chef de famille prématurément responsable, Jean Christophe traverse l’aube — le matin — l’adolescence en se heurtant durement aux pierres de la route. Que sera-t-il de lui ? Au fond, M. Romain Roland n’en sait rien ; le lecteur devine cette incertitude et en veut à l’auteur. Ce dernier s’est arrêté trop tard ou trop tôt. Son héros connaît déjà l’amour ; il est devenu homme. Impossible pourtant de prévoir l’orientation définitive d’une existence sur laquelle pèseront toujours le danger d’une terrible hérédité alcoolique, l’effet inévitable d’un surmenage précoce, les influences d’un milieu déprimant, les explosions probables d’un tempérament accentué et facilement déréglé ; tout cela empêche qu’on ne voie nettement Jean Christophe. Et pour dire la chose d’un mot, Jean Christophe n’existe pas. Voilà la grande faute de l’écrivain. Si intéressante et sympathique qu’apparaisse la silhouette de son jeune musicien, cette silhouette demeure trouble parce que complexe. M. Romain Rolland a groupé des détails empruntés à plusieurs êtres distincts — lui-même sans doute et d’autres aussi ; il a accumulé toutes sortes de choses vécues et senties mais non point faites pour se rencontrer dans le même individu. Cette erreur de composition constatée, comment n’être pas séduit par la finesse exquise du récit, sa grâce, sa fraîcheur ? De grandes traînées de ciel bleu à travers les brumes habituelles d’un climat septentrional, de grandes envolées d’idéalisme à travers les préoccupations terre à terre de chaque jour, des figures qui passent curieusement fouillées comme dans les tableaux flamands… — tout cela dessiné et colorié par la main d’un grand artiste. La plus délicate compréhension de la nature, une psychologie irrégulière mais profonde et tenue s’y révèlent. Ce ne sont point là des qualités banales par le temps qui court et le jury de la Vie Heureuse a bien fait de les distinguer et de les signaler au public.

M. Claude Farrère ne les possède à aucun degré. Sa psychologie ne sort pas du domaine de la sensation et son sentiment de la nature ne lui permet pas d’en atteindre l’âme. Son talent est réel mais dans une gamme très étroite ; il regarde tout du point de vue de la chair et des nerfs ; et par une amusante aberration mentale, il prend cette manière de faire pour le secret du grand art. Dans sa préface adressée à M. Pierre Louÿs se trouvent ces lignes qui se passent de tout commentaire : « c’est en lisant Aphrodite que j’ai compris la possibilité d’écrire à notre époque des livres tout ensemble modernes et antiques, classiques et vivants ». Une pareille naïveté désarme véritablement la critique. Nous ignorions qu’Aphrodite fut un livre « classique ». Mais que le lauréat de l’Académie Goncourt se décerne à lui-même le brevet de classicisme, cela devient presque bouffon. Antiques et classiques, ces trois personnages dégénérés qui promènent à travers les pages du roman, leurs grossiers besoins ! antiques et classiques, ces polissonneries glabres, dignes d’une cage de singes dans un jardin des plantes ! Non, en vérité, ce pauvre M. Farrère devra décrire l’antiquité autre part que dans les livres de M. Pierre Louÿs s’il aspire à la comprendre. Il voulait, paraît-il — il s’en est expliqué ailleurs car à lire son livre, personne ne s’en douterait — décrire l’effet dissolvant qu’opèrent les climats indo-chinois sur les tempéraments occidentaux déjà entamés par la neurasthénie, la débauche et le scepticisme ; d’où résulterait cette conséquence qu’il faut n’envoyer là-bas que des hommes intacts et solides ce qui est tout à fait de notre avis. Mais alors pourquoi ce titre trompeur ? Les civilisés, c’est tout le monde. Ce sont les sains aussi bien que les malsains, les organisés aussi bien que les détraqués… M. Farrère voudrait-il insinuer que le dernier mot de la civilisation c’est la débauche, la neurasthénie et le scepticisme ?… — Un peu usé le paradoxe ! Il a trop servi et fait sourire.

Les Pieds terreux de M. Rocheverre (œuvre posthume qu’a couronnée le Syndicat des auteurs ; Plon, éditeur) fournissent une conclusion qui fait contre-poids à l’affirmation de M. Farrère dans sa préface ; l’auteur établit, en effet, par son exemple et sans avoir cherché à le prouver, qu’on peut écrire un roman à la fois vieux jeu et moderne en traduisant simplement dans le langage du jour les éternels sentiments d’honneur et de patriotisme sur lesquels s’édifient les nations, par lesquels elles se maintiennent ou se refont.

Les pieds terreux, les peds tarroux, comme s’exprime le patois du centre, ce sont les paysans du Limousin et de l’Auvergne dont la rude nature têtue est si bien dépeinte à travers les péripéties d’un récit emprunté aux événements de 1870. Ah ! les beaux chapitres vibrants et vécus ; M. Rocheverre les a dédiés « à la mémoire des cinq cent soixante-quatre officiers, sous-officiers et soldats du 4e zouaves tombés le 30 novembre 1870 à Champigny ». Ceux-là furent ses camarades ; il était digne de conter leurs exploits. Les épisodes guerriers ne dominent pas pourtant dans ces pages. On y trouve beaucoup d’autres choses, des descriptions de pays, de la philosophie familiale, des reflets d’idylle, toute la vie en somme, la vie des hommes forts, joyeux et normaux. C’est avec ces éléments-là qu’on fait du classique et de l’antique et non pas en déshabillant des courtisanes. Nous vous engageons donc, lecteurs, à lire Jean Christophe et les Pieds terreux et à ne point lire Les civilisés.

Un dernier mot : Cette manière de conclure surprendra peut-être. Le public n’est plus habitué, malheureusement, à l’indépendance totale de la critique. La camaraderie y joue désormais un rôle prépondérant. Dans notre modeste sphère nous allons essayer de réagir contre de tels errements. Nous annoncerons autant que possible toutes les publications intéressantes mais nous ne recommanderons que celles dont la supériorité nous apparaîtra clairement. Voilà qui est convenu.

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Parmi les dernières publications importantes des grands éditeurs français, il convient de relever :

Chez Hachette et Cie (79, boulevard Saint-Germain, Paris). — Études de critique dramatique, 1898-1902, par G. Larroumet, 2 vol. (7 fr.). — Petites villes d’Italie (Toscane, Venise), par André Maurel (3 fr. 50). — L’Islamisme et le Christianisme en Afrique, par J. Bonet Maury (3 fr. 50). — Joseph de Maistre et la Papauté, par C. Latreille (3 fr. 50). — Études sociales et juridiques sur l’antiquité grecque, par Gustave Glotz (3 fr. 50). — L’année scientifique et industrielle (49e année), par Émile Gautier (3 fr. 50). — Du caractère intellectuel et moral de J.-J. Rousseau, par L. Bredif, recteur d’académie (7 fr. 50). — Questions d’histoire et d’enseignement, par Ch.-V. Langlois (3 fr. 50). — Histoire de France, depuis les origines, publiée sous la direction d’Ernest Lavisse, fascicule 4 du tome viii (1 fr. 50). — Atlas universel, no 37, Îles Britanniques (2 fr.).

Chez Armand Colin et Cie (5, rue de Mézières, Paris). — Marine française et marines étrangères, par Léonce Abeille, capitaine de frégate (3 fr. 50). — Paix japonaise, par Louis Aubert (3 fr 50). — L’Église catholique, sa constitution, son organisation, par André Mater, professeur à l’Université de Bruxelles (5 fr.). — Le Canada, les deux races, par André Siegfried (4 fr.). — L’Argentine au xxe siècle, par Albert Martinez et M. Lewandowski (5 fr). — Figures byzantines, par Chs. Diehl (3 fr. 50.). — Journal de l’Estoile, extraits publiés avec notice par Armand Brette (4 fr.). — Les amusettes de l’histoire, par Ch. Normand, professeur au lycée Condorcet (1 fr. 50). — Passe-partout et l’affamé, par M. Guechot (avec illustrations, pour les enfants) (2 fr.). — Les Flibustiers, par Léon Fornel (id., 2 fr.). — Âmes Cévenoles, roman, par Hudry-Menos (3 fr. 50).

Chez Plon, Nourrit et Cie (8, rue Garancière, Paris). — Deux années au Szé-Tchouen, le farwest chinois, récit de voyage par le docteur A.-F. Legendre, médecin major de 1re classe des troupes coloniales. — Mon ambassade en Allemagne (1873-1873), par le vicomte de Gontaut-Biron, avant-propos et notes par André Dreux, archiviste paléographe. — À dix-huit ans, par M. Aigueperse (3 fr. 50). — Questions équestres, par le général L’Hotte (3 fr. 50). — Les pieds terreux, par Étienne Rocheverre (3 fr. 50). — Mariage moderne, par Resclauze de Bermon (3 fr. 50). — Œuvres complètes de Paul Bourget, romans, tome vi : le Luxe des autres, le Fantôme, l’Eau profonde.

Chez F. Alcan (108, boulevard Saint-Germain, Paris). — Causeries psychologiques, 2e série, par J.-J. Van Biervliet. — Art et psychologie individuelle, par Lucien Arréat (2 fr. 50). — Nature et société, essai d’une application du point de vue finaliste aux phénomènes sociaux, par le docteur S. Jankelevitch (2 fr. 50). — Recueil de matériaux sur la situation économique des israélites de Russie, d’après l’enquête de la Jewish Colonization Association, tome ier (7 fr. 50).