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Revue pour les Français Février 1907/III

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Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 540-547).

L’ÉVOLUTION MILITAIRE AU XVIIe SIÈCLE



Un historien consciencieux s’est préoccupé dernièrement de rendre justice à Michel Le Tellier. Il paraît que celui-ci avait été lésé par la renommée ; sans doute la gloire dont on l’avait dépouillé s’était trouvée déversée sur son fils ; elle n’était pas sortie de la famille. L’injustice n’en était pas moins fâcheuse. Il est d’un esprit honnête de s’être employé à redresser l’erreur commise par une postérité mal informée. Pour nous, avouons qu’il nous paraît moins important de déterminer les mérites respectifs de Louvois et de Le Tellier dans l’organisation militaire de l’ancienne France que de connaître d’une façon plus minutieuse et plus exacte cette organisation elle-même. Les Français sont amoureux des formules et plus les formules simplifient un sujet plus ils s’y attachent et les répètent volontiers. Armée de métier ou armée nationale, voilà qui, à leurs yeux, élucide et résume tout le problème militaire : il tient entre ces deux termes et y évolue.

Sous l’ancien régime, l’armée était tout uniment une armée de métier comme elle l’était redevenue sous le second empire ; celle de 1792 fut une armée nationale comme l’est aujourd’hui l’armée de la troisième république. Le plus grand mérite de monographies semblables à celles que M. Camille Rousset consacrait naguère à Louvois ou que M. Louis André vient de consacrer à Michel Le Tellier, c’est de nous faire toucher du doigt la naïveté d’une notion aussi simpliste. À proprement parler, le terme d’armée de métier n’a de sens qu’appliqué à des troupes mercenaires et, s’il est vrai que la France de Richelieu possédait beaucoup de pareils régiments, Le Tellier s’appliqua précisément à en diminuer le nombre et à substituer aux soldats étrangers qu’il licenciait des soldats français ; en sorte qu’il fut un des initiateurs de l’armée nationale.

Il ne le fut pas par principe mais simplement par ce qu’il lui parut que le « service du roi » y gagnerait ; le service du roi, pour un homme de son temps et de son caractère, c’est ce que nous appellerions nous-mêmes le bien public. Un serviteur du bien public, préposé à cette époque aux choses militaires, devait être quelque peu découragé par l’ampleur et la diversité des réformes à accomplir. Richelieu en avait jeté sur le papier les préliminaires. Il avait même été jusqu’à un commencement d’exécution et l’on cite justement son ordonnance de 1639 comme le point de départ de l’organisation à laquelle s’employèrent successivement Le Tellier et son fils. Le premier occupa pendant vingt-trois ans la charge de secrétaire d’État à la guerre. On conçoit qu’un homme de sa valeur et de son activité auquel est départi un tel laps de temps puisse laisser derrière soi une œuvre sinon achevée du moins fort avancée. Louvois, succédant à son père, mena cette œuvre à bien. Telle est la thèse de M. André. Elle paraît plausible mais, encore une fois, ce qui en dépasse l’intérêt c’est l’étude de l’instrument lui-même que trois volontés successives parvinrent à forger et qui, une fois prêt, fut imité par les autres nations en sorte que ce n’est pas seulement de l’ancienne armée française qu’il s’agit ici mais de l’armée moderne, au sens le plus général de ce mot.

L’armée moderne a pour bases : le recrutement, la discipline, l’armement, la solde et les subsistances. Or l’armée de Richelieu n’avait rien de tout cela. Elle se formait au hasard ; elle vivait d’anarchie, le pillage la nourrissait et le vol la payait. Quelle déchéance en somme pour quiconque évoque le souvenir de ces légions romaines si bien organisées, si bien conduites, pourvues à point nommé de ce qui leur était nécessaire. Sur aucun terrain, peut-être, n’apparaît plus sensible le retour à la barbarie qui avait suivi l’écroulement de la civilisation antique et que la généreuse droiture du moyen-âge n’avait pas réussi à enrayer. Certes la chevalerie institua l’une des conceptions militaires les plus nobles qu’ait engendré le cerveau de l’homme ; mais ce fut une conception sans force parce que basée sur la conscience individuelle et non pas sur des rouages collectifs. À de rares exceptions près, il n’avait plus existé depuis Rome d’armée régulière au vrai sens de ce mot. Les armées ressemblaient ni plus ni moins à des bandes de pillards.

En France — comme en d’autres pays du reste — les soldats se recrutaient soit par marchandage (c’était le cas pour les mercenaires étrangers), soit par enrôlement volontaire. Il y avait aussi la levée à laquelle on avait recours dans les moments de grande urgence. Il y eut des levées spontanées provoquées par l’imminence d’un péril vraiment national. C’est ainsi qu’au xviie siècle la prise de Corbie provoqua un élan qu’on peut très justement comparer à celui des volontaires de 1792. Dans la seule ville de Paris, en quelques jours, le roi se trouva pourvu de douze mille hommes et de trois mille chevaux ainsi que des ressources nécessaires à leur entretien pendant trois mois. Le reste du pays en fit autant. Mais quand l’opinion publique ne s’émouvait pas, la levée ne produisait guère. Elle consistait d’ordinaire à enjoindre aux « déserteurs, vagabonds et gens sans aveu » de se présenter sans retard pour être immatriculés ; ceux qui répondaient à l’appel touchaient une prime ; ceux qui n’y répondaient pas devenaient passibles des galères. Mais on conçoit que des troupes ainsi recrutées offraient peu de garanties ; la désertion ne tardait pas à les décimer. L’enrôlement volontaire, d’autre part, donnait peu ; les avantages n’étaient pas suffisants pour attirer les hommes. Il valait encore mieux recourir au marchandage. Il existait des sortes d’entrepreneurs, gens disposant d’ordinaire de relations utiles et de capitaux assez considérables, avec lesquels les gouvernements s’abouchaient. On se procurait ainsi des régiments entiers composés de Suisses, ou d’Écossais, ou d’Allemands. À la bataille des Dunes en 1658 il n’y avait pas moins de vingt sept régiments étrangers engagés du côté français.

La discipline dans une armée ne repose pas seulement sur l’obéissance mais aussi sur la hiérarchie. Il faut que les préséances soient en quelque sorte établies mathématiquement. Rien de tel n’existait au xviie siècle. On comparait alors — et très justement — l’armée à une république composée d’autant de cantons on de provinces qu’il existait de lieutenances générales. Dans l’intérieur de ces cantons d’ailleurs régnait une espèce d’anarchie très spéciale faite de privilèges, les uns à demi-légaux, les autres extra-légaux, plus ou moins contradictoires et dont les intéressés étaient prêts à défendre le maintien fut-ce les armes à la main. On cite des régiments dont les disputes à cet égard avaient dégénéré en bagarres sanglantes. Il y avait les deux, les petits vieux et les nouveaux. Les « vieux » régiments bénéficiaient de mille petites prérogatives propres surtout à entraver la marche du service et à rendre la coopération plus épineuse et plus difficile entre eux et les « petits vieux » lesquels, à leur tour, passaient leur dédain sur les « nouveaux ». Le pire des abus (et à celui-là Michel Le Tellier ne crut pas pouvoir remédier en en supprimant la cause) venait évidemment de la coutume d’acheter les grades. C’était là une véritable absurdité. On ne comprend pas comment, avant toute autre réforme, la nécessité de celle là ne s’imposa pas aux monarques et à leurs ministres. Il était trop clair qu’on n’obtiendrait jamais une exacte discipline d’officiers ayant acheté leur charge ; des difficultés budgétaires pouvaient naître assurément de la suppression de cette source de revenus mais elles n’étaient pas si grandes qu’on ne dut tout tenter pour les surmonter ; et il n’apparaît pas que l’on y ait sérieusement songé. Le régime de la vénalité des grades rapportait passablement mais il n’était pas sans coûter fort cher précisément parce que le chef intronisé de la sorte en prenait à son aise avec les règlements et, bien souvent, dirigeait son régiment de loin ou ne le dirigeait pas du tout. Le profit net n’était donc pas si considérable qu’on ne l’a cru longtemps.

Le Tellier chercha du moins à établir certaines conditions de capacité et de durée de service pour la nomination d’un grade à un autre et il supprima nombre d’emplois inutiles et parfois fictifs. Surtout il s’employa à faire disparaître la fraude dont nombre d’officiers abusaient si étrangement que, parmi eux, l’immoralité d’un tel régime avait fini par n’être plus même remarquée et que l’on ne se cachait plus pour y recourir : nous voulons dire la fraude des effectifs simulés. Les compagnies n’atteignaient plus jamais le nombre réglementaire. Quand venait une revue, on introduisait des hommes appelés passe-volants qui figuraient parmi les soldats pendant quelques heures moyennant une faible rémunération et disparaissaient aussitôt. À force de remplir ce singulier métier, les passe-volants avaient pris des allures suffisamment militaires pour n’être point remarqués. Il y en avait un grand choix dans toutes les garnisons. L’officier bénéficiait le reste du temps de la solde du soldat absent que le passe-volant avait passagèrement représenté. Pour ce même motif, la multiplicité des désertions le touchait médiocrement. « Il est bien ayse, écrivait Le Tellier, en 1647, que sa compagnie s’affaiblisse pour profiter de la solde des déserteurs tout le reste de la campagne ». C’est une chose, ajoute le secrétaire d’État « que j’ay apprise tandis que j’ay esté intendant au Piémont ». Il avait en effet appris beaucoup de choses à cette armée d’Italie où Richelieu l’avait envoyé en qualité d’intendant et où il avait fait la connaissance de Mazarin alors chargé d’affaires de France à Turin.

Bien entendu on ne doit pas conclure de ces lignes qu’il n’y eût pas dans l’armée des officiers consciencieux, mais ce serait d’autre part se faire une grande illusion de croire que ceux-là fussent la majorité ; loin de là. Ce qui avait amené un si fâcheux état de choses c’était assurément l’irrégularité avec laquelle officiers et soldats recevaient leur solde et les longs espaces de temps pen dant lesquels ils ne recevaient rien du tout. Aussi la sévérité n’était-elle pas un remède suffisant à opposer an mal. C’était très bien de vouloir punir avec une extrême rigueur les malversations, surtout quand elles étaient commises par un maréchal de France comme La Mothe Houdaucourt, ou d’appliquer aux déserteurs et aux pilleurs une justice sommaire propre à inspirer à tous des craintes salutaires. Mais le meilleur moyen consistait encore à substituer au désordre régnant dans les services de paiement et d’approvisionnement un ordre aussi rigoureux que possible. La solde régulière fut établie par l’ordonnance de 1660. Il est assez curieux de remarquer que cette ordonnance attribuait — pour ne parler que de l’infanterie, soixante-quinze livres par mois aux capitaines, trente aux lieutenants, dix au caporal, et sept livres dix sols au simple soldat. La proportion est bien différente de nos jours. Surtout les officiers ne furent plus les payeurs de leurs hommes. Des commissaires furent chargés de ce soin sous la surveillance de ces intendants d’armée créés par Richelieu mais dont les pouvoirs étaient demeurés longtemps assez théoriques. Le commissaire fut, à cette époque, un fonctionnaire d’un ordre bizarre, à la fois préposé aux comptes et à la discipline car la nécessité de tenir un état exact des désertions et d’en finir avec les passe-volants et autres subterfuges lui avait fait attribuer le droit de passer des revues à l’improviste. Ses pouvoirs reçurent des extensions progressives qui sans doute n’allèrent pas sans provoquer de nombreuses difficultés et des tiraillements fréquents.

Restait la question des subsistances. On peut dire que dans cet ordre d’idées tout était à créer, les approvisionnements et surtout les transports. La chose eût été moins malaisée si l’on se fut trouvé dans une période de paix relative. Mais au contraire, la guerre ne cessait plus sur un point que pour reprendre sur un autre et souvent plusieurs frontières se trouvaient menacées à la fois. Entretenir cent mille hommes sous les armes n’était pas un jeu pour la France d’alors. L’effort se trouvait hors de proportion avec les ressources du pays. Or les effectifs de Louis xiii dépassèrent fréquemment ce chiffre ; ils montèrent même par moment à cent cinquante mille, occasionnant une dépense de près de cent millions de francs. Louis xiv fut plus exigeant encore, au début, par l’ampleur de sa propre ambition, plus tard par la dureté des circonstances qu’il avait provoquées. Ces conditions étaient donc fort peu favorables à la mise en pratique d’une réforme devenue nécessaire mais onéreuse quand même. Des édits de 1627 complétés par d’autres édits datés de 1631 et 1635, avaient créé des « commissaires généraux des vivres, camps, avitaillement et magasins de France ». Mais c’était là encore une de ces façades dont il paraît que l’on fut toujours coutumier chez nous. Le poste était créé, il ne fonctionnait pas. Ce fut l’un des principaux mérites de Le Tellier de lui faire rendre les services en vue desquels on l’avait créé. Les commissaires furent appelés à exercer un contrôle effectif sur les « munitionnaires » chargés des approvisionnements ; car c’était toujours à ces sortes d’entrepreneurs que l’État se voyait obligé d’avoir recours, faute des magasins et dépôts lui permettant d’être son propre munitionnaire. Entre temps on prit des mesures pour organiser de tels magasins. Quant aux transports, au lieu des véhicules d’occasion réquisitionnés tant bien que mal à la hâte et sans ordre, Le Tellier établit le « train des équipages ». Ce fut peut-être sa plus importante innovation et c’est ce même train des équipages, nœud vital de la victoire, qu’il devient indispensable aujourd’hui d’automobiliser. À voir la lenteur avec laquelle s’opère un changement qui serait relativement facile et dont l’urgence est extrême, on apprécie mieux le mérite qu’eut Le Tellier à dominer les résistances de la routine.

Il fit d’autres améliorations. Richelieu avait décidé qu’il y aurait dans chaque armée « des jésuites et des cuisiniers qui donneraient des bouillons et des potages, et aussi des chirurgiens et des apothicaires. » C’était encore un point sur lequel on en était resté à la bonne volonté. Le Tellier créa des « hôpitaux mobiles » qui furent l’embryon des ambulances.

Telles furent les bases de l’armée moderne posées par l’initiative française au dix-septième siècle. Au siècle suivant, par malheur, le honteux laisser-aller d’un Louis xv fit qu’elles s’effritèrent assez rapidement. La France ne tira donc pas du double labeur de Le Tellier et de Louvois le profit immédiat qu’elle eut pu en attendre. Certaines de leurs dispositions pourtant demeurèrent acquises ; les autres servirent de modèles lorsqu’on s’avisa de nouveau des mesures à prendre pour renforcer l’institution militaire et la préserver des gaspillages dispendieux et des défectuosités affaiblissantes.


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