Revue pour les Français Janvier 1907/IV

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Imprimerie A. Lanier (2p. 506-510).

LA VALEUR MORALE DU FOOT-BALL



Le temps n’est pas encore bien loin où l’un des grands journaux de Paris, annonçant un match de foot-ball, donnait à ses lecteurs cette explication savoureuse : Le foot-ball est un jeu anglais qui se joue avec des raquettes de bois et de petites balles très dures. Le public accepta l’explication sans murmurer à cause de sa parfaite indifférence pour ce jeu et ceux qui s’y livraient. Dès alors, pourtant, il existait des parents passionnés lesquels assistaient, joyeux, aux exploits de leurs garçons et ne s’inquiétaient pas des horions susceptibles d’en résulter. Une mère, dont le fils s’était luxé un membre au cours d’une rencontre sensationnelle, accueillait au chevet du patient un de ses camarades empressé à prendre de ses nouvelles par des paroles cornéliennes : « Si seulement, Monsieur, disait-elle, si seulement il avait pu, en tombant, marquer l’essai ; son club eût gagné le championnat ! » Ce qui dénotait à la fois de la science et de l’enthousiasme.

La science et l’enthousiasme de cette vaillante femme ne se sont pas répandus de façon aussi générale qu’on pourrait le penser à voir certaines foules réunies les jours de matchs internationaux autour de la pelouse de jeu. Parmi ces spectacteurs, le nombre est minime encore de ceux qui ont joué au foot-ball ; or, pour bien le comprendre et l’apprécier, il faut y avoir joué ; autrement, on n’y aperçoit qu’une mêlée hasardeuse coupée de courses et de charges individuelles et sous cette apparence, exacte d’ailleurs, demeurent invisibles la technique raffinée et la combinaison étroite et ingénieuse de force morale et de force musculaire qui caractérisent ce beau sport.

Le parfait foot-baller doit à tout instant de la partie être prêt à ramasser le ballon, à le recevoir d’un co-équipier ou à le lui passer, à courir, à s’arrêter, à charger, à se décider à se taire et à obéir. Comptez, s’il vous plaît, combien de qualités morales sont ainsi mises à contribution : l’initiative, la persévérance, le jugement, le courage, d’abnégation, la possession de soi-même. À tout instant se présentent des occasions de s’emparer du ballon, de gagner du terrain ; mais la moindre hésitation les fait échapper et déplace les chances. Un bon joueur saura toujours comment sont disposées les forces de son équipe et celles de l’équipe ennemie. Il jugera où est l’endroit faible de ses adversaires et s’il est lui-même suffisamment soutenu ; il calculera en un instant les conséquences d’un arrêt ou d’une chute, se décidera à renverser celui-ci ou à échappera celui-là ; et sitôt pris, un coup d’œil lui montrera auquel de ses partenaires il convient de passer le ballon pour qu’il file, comme le furet du Bois-Joli, de mains en mains.

Ses efforts n’ont pas réussi, son équipe a déjà perdu plusieurs points. Va-t-il laisser le découragement l’envahir ? Le découragement est comme la lumière ; sa rapidité de transmission est foudroyante. Un peu de lassitude chez un joueur d’élite, un ralentissement dans ses mouvements, une parole qui lui échappe suffisent pour amener la déroute. Eh bien, non ! Il va redoubler d’ardeur et les camarades reprendront confiance en le voyant. Une faute vient d’être commise sous ses yeux et il a été sur le point de réclamer, mais le capitaine n’a rien dit, l’arbitre n’a pas sifflé ; c’était un « coup franc » ou une « mêlée » avantageuse pour son camp. Quel dommage ! La pensée que l’arbitre est injuste lui traverse l’esprit ; il la chasse et continue de faire son devoir jusqu’au moment où la partie cesse. Alors, s’il peut se rendre cette justice que pas une fois il n’a eu peur, que pas une fois il n’a sacrifié l’intérêt de son camp au désir d’accomplir quelque prouesse individuelle, il sera content de lui… Nul ne peut dire que le jeune homme qui a passé par là ne soit pas mieux préparé qu’un autre au foot-ball de la vie.

On y retrouve, en effet, toutes les péripéties, toutes les émotions, toutes les obligations qui caractérisent le vrai fcot-ball ; on y retrouve la mêlée autour d’un ballon qu’il s’agit de capturer. Malheur à celui qui ne sait pas se battre ou qui tombe sous la poussée de ses voisins ! Malheur à celui qui, de crainte de recevoir un mauvais coup, se recule mal à propos. Malheur à celui qui hésite devant un parti à prendre et perd un temps précieux en tergiversations avec lui-même ! Malheur à celui que l’insuccès abat et qui se laisse aller au découragement ! Et à côté de la loi du labeur individuel qui vous commande d’être toujours prêt, à vous distinguer, toujours prêt à aller de l’avant, il y a la loi de solidarité sociale qui vous place malgré vous sous la dépendance de vos concitoyens ; ils forment l’équipe dont vous êtes un équipier. Le sifflet du destin — un arbitre bien souvent critiqué, mais qu’il faut subir, hélas ! — vous arrêtera dans une course victorieuse pour une faute dont un autre est responsable et la force brutale que vous rencontrerez sur votre chemin aura raison parfois de votre agilité et de votre présence d’esprit. Telle est la vie : il n’y a que deux choses à faire : ou bien pénétrer sur le terrain et se mêler hardiment aux joueurs — ou bien demeurer sur la lisière avec les spectateurs qui regardent, immobiles, et applaudissent.

D’aucun autre jeu on ne pourrait tirer une comparaison pareille. C’est dire toute la valeur morale du foot-ball[1]. En outre, c’est un jeu noblement démocratique qui place l’autorité entre les mains du plus digne. Impossible de faire entrer dans le choix du capitaine d’autres considérations que celle de sa valeur technique sans s’exposer à perdre la partie. Les quatorze hommes qu’il a sous ses ordres doivent obéir aux injonctions nécessairement brèves et péremptoires qu’il leur donne car l’occasion n’autorise pas les longs discours ou les formules élégantes. C’est lui qui distribue entre eux les différents postes, avants, demis, trois-quarts et arrière lesquels correspondent à des fonctions et à une tactique différente. On n’imagine pas, à moins d’en avoir fait partie soi-même, quelle belle école de discipline représente une équipe de foot-ball.

C’est aussi un jeu de foule ; trente hommes à la fois sur le terrain c’est une foule et, par là encore, il est démocratique et moderne. Il l’est enfin par l’absence de luxe : une prairie, quatre piquets et un ballon, voilà tout le matériel nécessaire. Sans doute dans les grandes villes ou même aux environs, les prairies n’abondent pas. Mais le même terrain peut servir à plus d’un club.

Tout cela rappelle grandement ces belles journées de jeux populaires dont M. Siméon Luce a parlé dans son curieux livre sur la France pendant la guerre de cent ans. Quoi qu’on en ait dit, le foot-ball ne ressemble point à la « soûle » de ce temps-là, jeu simple et fruste qui ne comportait qu’une tactique rudimentaire. Mais il suffit de lire ces lignes si suggestives extraites du journal manuscrit du sire de Gouberville pour regretter qu’à la soûle d’autrefois n’ait pas succédé, dans la faveur des ruraux, notre admirable foot-ball d’aujourd’hui : « Le 14 janvier 1552, au soir sur les onze heures, écrit le sire de Gouberville, j’envoyai François Doisnard chez mon cousin de Brillevast et chez le capitaine du Theil afin qu’ils nous amenassent de l’aide pour le lendemain. Je lui envoyai par Jacques et Lajoie un sou pour sa peine et lui mandai qu’il me fit réponse de son message avant la messe. Le lundi 15, jour de Saint-Maur, avant que je fusse levé, Quineville, Groult et Ozonville, soldats au fort, arrivèrent céans venant de Valognes. Nous déjeunâmes tous ensemble puis allâmes à Saint-Maur. Nous y arrivâmes comme on disait la messe laquelle dite, maître Robert Potet jeta la pelotte (ballon) et fut débattue jusques environ une heure de soleil et menée jusqu’à Bretteville ou Gratian Cabart la prit et la gagna. Y étaient : Mon cousin de Raffeville, mon cousin de Brillevast, maître Guillaume Vastel de Réville, le capitaine du Theil, Nicolas Gohel, Bouffart d’Orglandes et plusieurs autres de mon parti ; et des adversaires, le Parc, Arteney, maître Guillaume Cabart et leur bande et quelque peu de Cherbourg. En nous en revenant, Cantepie demeura à souper chez Jacques Cabart, parce qu’il s’était mis en la mer et avait été fort mouillé et changea d’accoutrement chez Rouxel à Bretteville. En passant par chez Cosme du Bosc, Simonnet, le Louvron, Moisson, Lajoic qui menait mon cheval, Nicolas Drouet, Jean Groult, Lorimier et autres, nous bûmes quatre pots de bon cidre et mangeâmes un « cymeneaul » pour ce quatre sous. Il était nuit quand j’arrivai céans. »

Qu’elle était donc démocratique et athlétique, la France de ce temps là ! Pourquoi le foot-ball, en se répandant dans nos campagnes, ne rendrait-il pas à celle d’à présent un peu de cette belle vigueur et de ce sain égalitarisme ?


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  1. Nous ne parlons ici que du jeu de Rugby. Il y a une autre variété de foot-ball connue sous le nom d’Association et dont la valeur morale et la finesse de stratégie sont assurément bien moindres.