Revue pour les Français Juillet 1906/I

La bibliothèque libre.
Collectif
Revue pour les Français1 (p. 243-244).

LA RÉPUBLIQUE IMPÉRIALE



Les Parisiens se sont beaucoup amusés de la présence du roi Sisowath, de ses beaux costumes et de son corps de ballet. Le monarque cambodgien a été si bien acclamé par eux qu’il peut se croire aujourd’hui l’homme le plus populaire du boulevard. Le spectacle que nous donne sa visite éveille toutefois quelques réflexions d’un ordre plus élevé. Un pareil spectacle en effet n’avait pas été donné au monde depuis le temps de la république romaine. En ce temps-là, des rois protégés venaient au Capitole s’incliner devant les représentants élus de la république ; la pompe de leurs costumes exotiques contrastait avec les symboles austères du pouvoir collectif, et sans doute, la foule égayée saluait leur passage par des rumeurs amicales. Vous trouvez cela très beau, lecteurs, dans l’histoire. Votre esprit saisit l’ensemble impressionnant de cet hommage rendu par les souverains barbares au progrès civilisateur. Pourquoi donc vous priver d’admirer dans la réalité ce que vous admirez dans les livres ? Alphonse xiii, Édouard vii, Victor-Emmanuel iii ont défilé, justement acclamés, dans les rues de Paris. Mais, songez-y, cela ne valait pas le roi Sisowath se rendant à l’Élysée pour saluer M. Fallières, car derrière lui marchait, gigantesque, la figure de la France étendant sur l’univers le geste de son intervention féconde.

Elle « protégeait » elle aussi, la grande république romaine ! Mais sa protection était rude et sans sécurité. La dureté antique en imprégnait toutes les manifestations. Le prince protégé se sentait à la merci d’un revirement politique ou d’une lutte de parti. On froissait d’ailleurs sinon ses croyances du moins ses habitudes. Le moindre incident lui rappelait sa position de vaincu et toutes sortes d’humiliations payaient l’ordre, la justice et la prospérité introduits dans ses États par les armes et l’administration romaines.

Demandez donc au roi Sisowath s’il se sent humilié et s’il est inquiet pour l’avenir de sa dynastie. Son avènement s’est opéré dans les formes et selon les rites prescrits par les lois cambodgiennes. Il est monté sur un trône affermi pour régner sur un territoire récemment agrandi, et sur des populations tranquilles et satisfaites. Son voyage en France, longtemps désiré, s’est accompli au mieux de son agrément et de sa dignité. On lui a rendu les honneurs protocolaires et les autorités de la Métropole ont rivalisé à son égard de courtoisie et de bienveillance. La République française a donc singulièrement humanisé les procédés de son illustre devancière sans leur rien enlever de leur force efficace.

C’est l’inconvénient de l’œuvre coloniale que, s’accomplissant au loin dans des milieux entièrement différents des milieux métropolitains, elle puisse être jugée de façon aussi défavorable qu’injuste. Mais il se produit parfois un événement qui oblige les critiques à se taire parce qu’alors l’étape parcourue apparaît soudainement dans son ensemble… Rien de bon ne s’est fait au Tonkin, clamait l’opinion affolée par quelques pamphlétistes aveugles ou intéressés ; l’exposition d’Hanoï s’ouvre et l’énorme progrès réalisé en quinze ans saisit d’étonnement les esprits sincères et réfléchis. Tout va de travers au Cambodge, disait-on encore ; le prince maltraité comme le pays nourrit des arrières-pensées hostiles…, le sourire et les paroles de Sisowath ont répondu.

Réjouissons-nous donc, réjouissons-nous de tout cœur du splendide empire mondial sur lequel s’étend l’autorité de la république. La tâche qui s’y poursuit est une tâche d’éducation nécessaire car (les boutades des excentriques n’y changeront rien) ce sont les peuples d’Occident qui sont les représentants et les délégués du progrès ; et cette tâche, d’autre part, s’accomplit d’une façon qui respecte à la fois les droits des protégés et assure la puissance de la France.