Revue pour les Français Mai 1907/IV

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Imprimerie A. Lanier (2p. 661-667).

L’ART ARABE



Personne n’imagine que Mahomet ait eu la pensée même lointaine d’une efflorescence artistique. Si peu que l’on sache de la vie et des idées du prophète, on sait pourtant que les questions d’art le laissaient profondément indifférent.

Si la Kaabah de la Mecque fut par ses soins rebâtie, à la suite d’un incendie qui l’avait détruite, c’est que cet édifice sacré abritait la fameuse pierre noire apportée jadis à Abraham par l’ange Gabriel et placée par le patriarche au centre de son temple. Une semblable légende avait par elle-même trop de puissance pour que Mahomet s’abstint de l’exploiter. Il s’employa donc et ses fidèles avec lui à élever une nouvelle Kaabah plus vaste et plus belle que l’ancienne ; mais il le fit avec les matériaux qui s’offrirent et en utilisant même les talents d’un architecte copte. Aucune préoccupation ne se révéla dans le choix et l’arrangement des détails de l’édifice autres que celles inspirées par le souci des traditions. Il en fut de même partout où, à ses débuts, s’étendit l’Islam. Toute église chrétienne, tout temple païen pouvaient être convertis en mosquées ; il suffisait d’en effacer les signes extérieurs de l’ancienne religion et de s’y placer pour prier dans la position réglementaire, orienté vers les lieux saints. À une pensée et à une philosophie ainsi simplifiées qu’était-il besoin de formules artistiques ? Les Arabes n’en éprouvaient nullement la nécessité et ne cherchaient point à rien créer dans ce sens ni même à imiter ce que d’autres peuples avaient fait avant eux.

Il est probable que leur incapacité native à éprouver des jouissances artistiques aidant, ils n’eussent guère progressé à cet égard si par ostentation, sentiment auquel ils étaient très enclins, ils n’avaient bientôt voulu donner de leur force et de leur richesse une grande idée — et c’est toujours le mouvement qui traduit une pareille ambition sitôt qu’elle naît quelque part. L’extension de l’Islam, on ne doit pas l’oublier, fut extraordinairement rapide et dut tenir du prodige aux yeux des contemporains. Aujourd’hui les causes en sont plus aisément définissables. Nous savons que le triomphe mahométan fut fait pour une très large part de l’effritement matériel et mental dont souffraient les civilisations avoisinantes de sorte que les circonstances de fait ont joué dans ce triomphe un rôle non moins considérable que les caractères de la doctrine elle-même. Quoi qu’il en soit, l’orgueil d’un succès éclatant ne pouvait manquer de se refléter dans les actes des premiers Khalifes. De là sortirent les mosquées éblouissantes.

De même que Mahomet avait sans scrupule requis les services d’un chrétien, de même ses successeurs n’hésitèrent pas à y recourir à leur tour. Ce fut heureux ; ils eussent sans cela imité ceux de leurs frères qui, n’ayant point d’architectes à portée, mais seulement des débris de monuments anciens en utilisèrent les colonnes en les plantant bravement à l’envers, le chapiteau à terre et le piédestal en l’air. Les Coptes se trouvaient là pour redresser ces velléités déplorables. Ils furent les premiers, les principaux — on pourrait presque dire les seuls intendants artistiques de l’Arabe. Ce dernier s’en remis entièrement à eux pour commencer et plus tard ne cessa de s’inspirer de leurs méthodes et de leurs idées, même en y introduisant du sien. Le Copte était un mystique, un rêveur, un exalté en réaction contre Byzance dont les formules l’opprimaient.

Il y avait longtemps qu’il s’était constitué une architecture conforme à ses instincts et d’où se trouvaient bannis la coupole et l’arc de plein cintre issus du génie byzantin. Son architecture à lui présentait ces caractéristiques contradictoires d’une silhouette extérieure en terrasse et d’un dessin intérieur en ogive. L’arc brisé aigu avait toutes ses préférences, mais, en même temps, il prétendait ramener le monument aux lignes horizontales des anciens temples. L’arc ogival était-il une nécessité et servait-il à soutenir le toit et à éviter des charpentes qui ne pouvaient plus se faire en pierre comme au temps des Pharaons faute de main-d’œuvre et d’argent et qui ne pouvaient pas non plus faire se faire en bois, le bois étant trop rare en Égypte ? Ou bien répondait-il à une aspiration profonde de l’âme et symbolisait-il quelque extase mentale ? On peut en disserter à loisir.

Les Arabes ne partageaient pas l’hostilité des Coptes à l’égard des formes byzantines ; l’arc ogival leur convenait très bien mais le plein cintre et la coupole leur eussent convenu non moins bien à preuve qu’on vit un Khalife couronner la mosquée d’Omar à Jérusalem d’un magnifique dôme de cuivre enlevé à une église de Baalbeck. Et quand El Oualid fils d’Abdel Melek voulut restaurer et embellir la mosquée de Medine, il s’adressa à l’empereur en le priant de lui envoyer à cet effet des ouvriers grecs et quelques belles mosaïques. Les Arabes n’avaient pas davantage d’idées arrêtées en ce qui concerne les plans des mosquées. C’est le hasard qui parait avoir fixé ce plan. En dehors de l’orientation et de la fontaine aux ablutions, la disposition des lieux leur importait médiocrement. Il est visible qu’ils se fussent accoutumés à un temple grec aussi facilement qu’à une église gothique. À la Mecque il y avait une sorte de cour ; le modèle fut suivi inconsciemment. Le minaret naquit par la suite. Au début, le muezzin appelait de l’intérieur les fidèles à la prière ; il vint ensuite à l’entrée du sanctuaire ; puis enfin on estima que la ville entière devait être à même d’entendre son appel. Abraham montait sur les collines pour convier les hommes à prier. Le muezzin monta désormais sur son minaret.

Jusque-là, on ne peut vraiment pas dire qu’il existât un art arabe. Il n’y avait à proprement parler qu’un art copte mis au service des Arabes et dont la domination sur les sens de ceux-ci s’était établie d’autant plus aisément qu’ils n’avaient point de préférence pour les formes architecturales et qu’ils avaient, par contre, une répugnance extrême pour les formes sculpturales, représentant des êtres vivants. C’est là un second point par où s’était affirmée l’originalité copte. On a lieu d’en être surpris puisque les Coptes ayant leur centre social en Égypte y côtoyaient sans cesse un art qui avait presque abusé de la sculpture animée, l’entendant, il est vrai, d’une façon conventionnelle, artificielle mais néanmoins fort suggestive. La réaction fut déterminée probablement par les excès du byzantinisme fort conventionnels aussi dans une ligne différente. « Non content d’emprisonner l’âme sous la coupole, écrit M. A. Gayet, dans sa belle étude de l’Art arabe, il (le byzantinisme) avait fait des figures chrétiennes une bacchanale olympienne et, grâce à la suprématie religieuse exercée par lui, son thème s’était implanté comme celui de l’art de la chrétienté. Le spiritualisme de Syrie avait pu se rebeller, il n’avait pas eu à son service un enseignement qui lui permit de s’imposer par des chefs-d’œuvre ; il avait pu poursuivre son idéal, il n’avait pu le proclamer. Délivré de cette tutelle par l’apparition de l’Islam, il reprenait son indépendance et, pour avoir été comprimé par elle, se réveillait plus vivace que jamais. C’est là qu’il faut chercher la cause de l’éloignement de l’Orient pour la forme humaine. Les anatomistes grecs avaient trop froissé son sentiment ; ils s’étaient trop complu à lui montrer des paquets de chair là où, selon lui, devait vibrer une croyance ; et à la froisser ainsi, ils avaient fini par le lasser pour toujours ». La première, l’école d’Alexandrie avait cherché « dans un art rythmique l’expression de ses extases ». Elle s’était tournée vers les motifs fleuris, les losanges et les carrés embellis d’ornements. Quand l’église copte au Concile de Chalcédoine avait rompu avec l’église grecque, elle avait à son tour marqué énergiquement sa répudiation des conceptions décoratives byzantines. Bien curieuse la déformation successive des animaux, puis des végétaux eux-mêmes qui s’opéra autour d’elle ; toute trace de réalité disparut peu à peu ; à présent, l’arabesque pouvait venir.

La puissance arabe allait, cent vingt ans après Mahomet (622-769), toucher à son apogée. De Bagdad où s’installaient les Abassides, elle s’étendit à travers l’Afrique septentrionale jusqu’au Maroc et à l’Espagne. Elle traîna après elle un goût singulier que le monde n’avait pas encore connu, qu’il a passablement délaissé et qu’on pourrait dénommer : le goût de la représentation mathématique. Ce fut le triomphe de la géométrie. Elle fut partout : géométrie plane courant en frise ou se plaquant en médaillons sur les murailles ; géométrie descriptive fixant les formes, les décomposant, les associant en une symétrie sans fin. Certains Arabophiles attribuent ce phénomène au désir d’exprimer quelque chose d’incréé, d’immatériel ; ils voient dans cet entre-croisement régulier une prière, un élan vers l’infini ; ils arrivent même à y reconnaître des leit-motiv tout comme dans la musique de Wagner. Ils considèrent « l’image dérivée de l’assemblage du carré et de l’octogone » comme « éveillant l’idée de l’immuabilité éternelle », tandis que celle qui a pour base l’heptagone éveille l’idée d’un « mystère vague et inquiet ». C’est chercher bien loin — et chercher surtout dans une ligne qui semble bien étrangère à la mentalité arabe — une explication que fournissent plus simplement des faits précis.

La cour de Bagdad, comme on le sait, fut à la fois luxueuse à l’excès et délibérément scientifique. Les mathématiques y furent plus en honneur qu’elles ne l’avaient jamais été en aucun temps et en aucun pays. L’algèbre y régna sans conteste. Mais cette culture conserva, si l’on peut ainsi dire, des aspects inutilitaires ; elle fut formaliste et sans but. Les théorèmes de géométrie y devinrent de simples épures. Ainsi « tracer autour d’un cercle six pentagones égaux » ou bien « assembler autour d’un cercle six carrés ou six hexagones réguliers » ne constituent pas des démonstrations mathématiques à proprement parler, mais plutôt des exercices graphiques à l’usage des ingénieurs-architectes.

Ayant hérité des Coptes une répugnance extrême à copier la nature, répugnance qui répondait d’ailleurs aux inspirations du Coran, les architectes arabes se trouvèrent fort dépourvus en face de besoins décoratifs qu’engendrait le luxe inouï d’un Haroun-al-Raschid. Jusqu’alors les murailles des mosquées d’abord blanchies à la chaux puis parées de quelques revêtements de marbre n’avaient pas réclamé la surcharge d’une ornementation dispendieuse. Dès qu’il fallait les orner, n’était-il pas naturel que le principe en fut cherché là ou gisaient à la fois la préoccupation mentale du moment et l’accoutumance préalable des doigts ? Ainsi la géométrie sous toutes ses formes se trouva mise en contribution par l’art. Il est juste d’ajouter qu’à défaut d’un symbolisme philosophique improbable, une telle décoration convenait au tempérament arabe, fait de somnolences coupées de sursauts passionnés. En effet, arrêtez vos regards sur le dédale de ces décors inexorables et compliqués : toute une série de formes surgissent les unes après les autres, images à la fois nettes et fugitives susceptibles de conduire la méditation errante de l’Arabe jusqu’à la béatitude de l’extase.

L’art arabe évolua tout naturellement. On peut en fixer clairement les grandes étapes. Haroun-al-Raschid régnait au temps de Charlemagne ; c’est alors que s’édifiaient pour lui ces monuments fabuleux dont malheureusement aucun vestige ne nous est resté. En 883 surgit à l’autre bout de l’Europe la fameuse mosquée de Cordoue. Presqu’en même temps le gouverneur de l’Égypte, Touloun s’émancipant du joug abasside y instaure une dynastie nouvelle et construit — avec le concours d’un architecte copte — la mosquée de Kotayeh. Puis cent ans plus tard la tribu qui possède Kairouan et descend de Fatimah, fille du prophète, s’empare de l’Égypte et son chef fonde le Caire. Enfin après les croisades, les sultans Baharites atteignent de nouveau au sommet de l’éclat et de la prospérité. À chacune de ces phases correspondent des modifications dans le détail de l’inspiration et des perfectionnements dans la technique. Les Fatimistes par exemple adoptent la coupole et la voûte en berceau. Mais à travers ces modifications et ces perfectionnements, se maintiennent indélébiles les caractéristiques fondamentales de l’art arabe : le plan initial dû au hasard et cristallisé par la tradition, l’abondance des arcs héritage du préceptorat copte, enfin l’ornementation mathématique issue de la cour de Bagdad.

Nous parlions tout à l’heure du faste extraordinaire auquel ces thèmes servirent de cadre. Il atteignit bien souvent à la puérilité. L’histoire nous a gardé une description du palais de Khomarouyah bâti par le sultan Touloun et au centre duquel se trouvait un bassin de cinquante coudées entouré d’une colonnade dont les chapiteaux étaient d’argent massif. En guise d’eau le bassin contenait du mercure. Touloun aimait à s’y promener sur un vaste coussin gonflé d’air que des anneaux d’argent et des cordes de soie fixaient au rivage. Assurément les princes capables de réaliser de pareilles élucubrations n’étaient point des artistes. On retrouve quelque chose de cela aujourd’hui par exemple en Tunisie où les héritiers des grandes familles ont souvent dévoré leurs patrimoines et contracté de lourdes dettes en satisfaisant des caprices d’un genre non moins extravagant.

Il va sans dire que les arts somptuaires se sont développés parallèlement à l’architecture et à la décoration des monuments. La verrerie, la tapisserie, la mosaïque, la faïence, la boiserie ont été mises à contribution pour embellir la mosquée, le palais ou l’habitation privée. À part certaines exceptions qui témoignent de la fantaisie ou de la liberté d’esprit d’un artiste occasionnel, ce qui domine c’est l’arabesque, le dessin mathématique. Faïences, mosaïques, boiseries reproduisent l’entrelacement des figures géométriques qui, du petit au grand, restent ainsi le dernier mot, l’expression suprême de l’art arabe. La damasquinerie venue probablement de Perse servit surtout à décorer les armes dont l’arabe était si friand. D’aucun objet usuel il n’eut à un tel degré la coquetterie. Les belles armes le ravissaient. Les ouvriers damasquineurs lui en livrèrent de propres à satisfaire le goût le plus exigent.

L’art arabe fut tué par la conquête turque. Sur la fin il se fit mélancolique et gracile. « La sveltesse des lignes, écrit M. Gayet, se raffine, les pleins s’évident, le monument n’est plus qu’un filigrane immense, une châsse gigantesque, ciselée, émaillée, dorée comme un colossal bijou. Mais l’efforescence de ses arabesques s’étiole derrière les vitraux de ses verrières comme en une serre où l’air ne pénétrerait jamais ». Les Turcs accueillaient là un legs utilisable mais dont ils ne surent rien faire. Si peu préparés qu’ils y fussent, on pourrait remarquer que les Arabes non plus n’avaient marqué au début aucun souci, aucune compréhension artistiques. Rien ne prouve mieux, semble-t-il, qu’il n’y eût point de lien véritable entre l’Islam et l’art arabe. Tandis que le temple grec est relié au culte de la raison humaine d’une façon si éminente, tandis que les relations entre la cathédrale gothique et les mystiques élans du moyen âge s’imposent si nettement, la mosquée n’apparaît guère par rapport à l’Islam que comme une hôtellerie où les descendants du prophète s’établirent volontiers et dont ils s’accommodèrent promptement et de façon définitive.


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