Revue pour les Français Mars 1906/III

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L’ARMÉE ET LE TRAVAIL MANUEL



Nous avons reçu la lettre suivante :
Messieurs,

Le dernier numéro de votre Revue contenait une étude comparée sur l’œuvre respective accomplie en Afrique, jadis par les Romains et, de nos jours, par les Français. J’ai noté le passage suivant qui a trait à la légion romaine : « La légion se suffisait à elle-même et pouvait à elle toute seule construire une ville ; elle possédait des terrassiers, des maçons, des peintres ; elle possédait aussi des architectes, des ingénieurs et des sculpteurs. La pratique de n’importe quel métier s’accommodait avec le métier militaire : tout soldat se doublait d’un ouvrier. Sans examiner s’il n’y aurait pas là les éléments d’une solution des divers problèmes que soulève le militarisme contemporain, on peut dire que l’Afrique romaine a été en majeure partie l’œuvre des légions qui, non seulement, en ont conquis le sol mais en ont construit les routes, les aqueducs, les édifices. Les Français et les Européens en général n’osent pas demander à leurs soldats des efforts analogues, hormis lorsqu’il s’agit de fonder quelque poste avancé dans une région encore inconnue et insoumise. Pourquoi ? » Permettez-moi de relever cette dernière assertion en vous signalant ce qui se passe dans l’armée italienne. Voici, à peu près dix-huit ans qu’a été créé ce qu’on nomme l’« instruzione agraria militare » et il y a aujourd’hui deux cent vingt garnisons dans lesquelles cet enseignement agricole est donné et plus de cent champs de manœuvres qui sont doublés de champs d’expérience. Le roi, avec son intelligence coutumière, suit de près les progrès de cette institution à laquelle il s’intéresse tout particulièrement. Eh bien ! ce n’est pas encore la légion romaine mais cela commence à y ressembler. Et je me demande avec votre collaborateur « s’il n’y aurait pas là les éléments d’une solution des divers problèmes que soulève le militarisme contemporain ». Ces problèmes me paraissent être les suivants : Comment se passer de nos jours d’une armée forte ? — Si on ne peut s’en passer, comment l’avoir forte sans l’avoir permanente ? — Si elle est permanente, comment ne pas dépenser beaucoup pour son entretien ? Ajoutons à cela la démocratie qui exige le service égal pour tous et l’équilibre international qui, s’il rend les guerres plus terribles, les rend aussi plus rares. D’où : difficulté de faire bon emploi des masses incorporées et de les maintenir dans un état d’esprit satisfaisant. Par ailleurs la guerre de nos jours — voyez la dernière étude du général de Négrier dans la Revue des Deux-Mondes sur les enseignements tirés des batailles russo-japonaises — réclame du soldat toutes sortes de compétences ouvrières ; certes son tir et son moral importent autant que jamais mais la bêche et la pique dont on juge nécessaire de le munir fréquemment symbolisent en quelque sorte les gestes nouveaux qu’on attend de lui.

Dans ces conditions, n’est-il pas désirable qu’on en vienne à ceci : que chaque soldat au régiment exerce son métier ou en apprenne un ; que chaque officier reçoive une instruction ouvrière sérieuse lui permettant de diriger et de surveiller en l’améliorant le travail de ses hommes ? Physiquement le résultat serait bon assurément ; moralement, une saine atmosphère, des éléments nouveaux d’intérêt et d’émulation se trouveraient introduits. Professionnellement, il n’y a rien d’incompatible entre le maniement de l’outil et celui de l’arme ; bien entendu il ne faudrait pas léser l’arme au profit de l’outil ; mais il y a temps pour tout et que d’instants mal occupés sinon inoccupés dans la journée du soldat ? Socialement et économiquement enfin, l’établissement d’une éducation professionnelle au régiment et la création d’une main-d’œuvre militaire salariée seraient sans inconvénients. Le surcroît de dépense occasionné à l’État par la transformation de la solde en salaire se trouverait amplement compensé par l’économie réalisée dans maints travaux publics, lesquels seraient confiés à la troupe. Il ne saurait être question ici de concurrence. Ce serait à lui-même que l’ouvrier se ferait concurrence puisque le salaire dont l’homme, sorti du régiment serait privé aurait été gagné par lui pendant son séjour sous les drapeaux en même temps qu’il aurait reçu gratuitement un complément précieux d’instruction professionnelle. Cela n’a aucun rapport avec la situation du travailleur ou du commerçant auxquels l’État nuit en vendant le produit manufacturé à bas prix, par exemple par les prisonniers.

Telles sont, Messieurs, les réflexions que m’a suggérées la lecture de l’article sur les Romains et les Français en Afrique. Vous jugerez peut-être mes idées bien subversives. Ce sont pourtant celles d’un vieux militaire plus attaché à la forme d’armée qu’il a connue et dont il a fait partie qu’à aucune autre — mais assez ouvert aux choses de son temps pour savoir que tout évolue ici-bas et très vite même. Aux besoins nouveaux il faut des institutions renouvelées. C’est la loi de l’humanité. Recevez, Messieurs, l’expression de mes sentiments distingués.

Un ancien officier.

Nos lecteurs apprécieront la portée de cette communication. Il est dans nos intentions d’ouvrir de suite une enquête auprès des hommes les plus compétents en la matière, afin d’établir ce qu’il convient d’abandonner ou de retenir des idées « subversives » de notre éminent correspondant.