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Revue pour les Français Mars 1906/VI

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Collectif
Revue pour les Français1 (p. 107-120).

À TRAVERS LA SUISSE MODERNE



On ignore la Suisse pour beaucoup de motifs dont les uns sont plaisants et les autres sérieux. Le premier, c’est que l’on y vient trop et surtout que l’on y cherche tout, hormis à voir des Suisses. Il n’y a qu’une Angleterre et qu’une Italie, qu’une Grèce et qu’une Espagne : il y a quarante-six Suisses. Il y a celle des gens en smoking qui aiment à dater leurs lettres du Dolder de Zurich ou du National de Lucerne et pour qui une affreuse petite mansarde dans ces palais du snobisme surpasse l’appartement le plus confortable dans un hôtel inconnu. Il y a la Suisse des vieilles Anglaises qui classent les « pensions » d’après la gentillesse de la patronne et sa façon de faire le thé. Il y a la Suisse des Alpinistes ; c’est un vaste glacier sur lequel se meuvent des guides héroïques. Il y a la Suisse des artistes médiocres qui se flattent de réussir là où Calame a échoué et s’obstinent à reproduire les traits d’une nature dont les contrastes défient leurs pinceaux. Il y a la Suisse des simples touristes qui comptent les chalets de bois, visitent les ours de Berne et rapportent du chocolat Kohler. Tous ces gens-là perdent complètement de vue l’existence du peuple au foyer duquel ils viennent se distraire et se reposer. Ils n’imaginent pas que ce peuple puisse avoir d’autre destinée que de pourvoir à leur agrément en échange de monnaies sonnantes. Mais si, d’aventure, quelques-uns parmi eux arrêtent leur esprit sur ce grave sujet, les nuages poétiques d’un passé légendaire leur voilent aussitôt la réalité comme ces flocons opaques qui, dans les hautes vallées, cachent en quelques instants les murailles les plus formidables et les glaciers les plus étincelants. Guillaume Tell et sa pomme président à ces mirages historiques au travers desquels flamboient les grands noms de Morgarten, de Sempach, de Granson et de Morat tandis que retentissent les clameurs impressionnantes du taureau d’Uri et de la vache d’Unterwalden. C’est entendu, les Suisses sont des bergers montagnards, honnêtes et fiers, également épris de leur indépendance et de leur patrie.

Ce sont en outre de parfaits démocrates. Eux seuls ont su réaliser le véritable gouvernement populaire pour et par le peuple ; ils ont maintenu en les modernisant leurs vieilles institutions ; ils sont libéraux et égalitaires ; ils prospèrent et se développent pacifiquement ; leur Président est un simple citoyen élevé par ses mérites à la première magistrature du pays et ne l’exerçant qu’une année ; son traitement est faible ; il n’a ni escorte ni panache. Ah ! les heureuses gens.

Ainsi le cantique alterne, célébrant tour à tour les mérites ethniques et les mérites politiques des Helvètes.

Sans dénier les uns ni diminuer les autres, il faut pourtant avouer que la Suisse moderne n’émane ni de Guillaume Tell ni de Rousseau, qu’elle n’a rien d’idyllique ni de primitif mais qu’elle constitue une nation laborieusement édifiée au cours du dix-neuvième siècle et formée de populations aussi différentes de langage que de traditions. Sans doute, c’est en 1291 que les trois cantons de Schwitz, d’Uri et d’Unterwalden se réunirent en une Confédération anti-autrichienne qui survécut à sa tâche et se rallia successivement Lucerne, Zurich, Glaris, Zug et Berne — puis Fribourg, Soleure, Bâle, Schaffouse et Appenzell. Sans doute le traité de Westphalie reconnut l’indépendance de cette Confédération qui s’était séparée dès 1499 de l’empire allemand. Mais un simple coup d’œil donné à l’état de choses qui prévalait en Suisse à la veille de la Révolution française fera comprendre le triste avenir auquel le pays paraissait voué.

Les treize cantons d’origine, les uns administrés par des corps de métiers, les autres gouvernés par de puissantes aristocraties, les autres enfin conservant leurs institutions populaires se trouvaient séparés depuis la Ligue dorée de la fin du seizième siècle en deux coalitions confessionnelles ; des milliers de traités aux clauses parfois contradictoires les liaient entre eux ou avec les nations étrangères. Cette mosaïque cantonale se compliquait des pays alliés, des pays protégés et des bailliages. Les pays alliés étaient le Valais, les Grisons, l’évêché de Bâle, la principauté de Neufchâtel, la république de Genève, les domaines du prince-abbé de Saint-Gall et les villes de Mulhouse et de Bienne. Les pays protégés étaient Engelberg, Rapperswyl et la république de Gersau. Quant aux bailliages, ils étaient innombrables ; les uns, tels que Lugano formaient le bien commun de tous les cantons ; d’autres étaient aux mains de huit, de cinq, de trois cantons, d’autre encore ne relevaient que d’un seul canton. C’est ainsi que Berne disposait de 25 bailliages, autant de territoires exploités — sinon esclaves — et toujours lourdement exploités. Des libertés et des franchises d’autrefois presque rien ne restait ; par contre, aux impôts féodaux soigneusement conservés commençaient de se superposer les taxes modernes et là où l’élection s’exerçait, la corruption électorale déjà s’était introduite. De choquantes inégalités régnaient, au profit des familles patriciennes enrichies par le commerce ou par le service mercenaire à l’étranger. Partout on réclamait et l’on se disputait.

L’aisance et la prospérité matérielle détendaient en même temps les ressorts de l’énergie nationale. La culture et l’industrie s’étaient développées ; le négoce était rémunérateur ; plusieurs cantons avaient amassé de grandes richesses dont l’imagination populaire tendait à accroître encore l’importance ; la sécurité des routes était réelle ; le paupérisme n’existait pas. Voltaire, comme la plupart des voyageurs, pouvait s’extasier sur le bel aspect du pays.

Ainsi les sourires de la fortune couvrant de formidables abus hâtaient la désagrégation finale. Il devenait évident que jamais la Suisse ne trouverait en elle-même la force nécessaire pour se transformer et s’unifier. On le vit bien.


la formation nationale

La Suisse moderne, c’est nous autres Français qui l’avons mise debout. Le tableau de son impuissance et de ses faiblesses montre suffisamment la nécessité de la grande secousse que lui donnèrent les armées de notre première République. N’était-ce pas d’ailleurs le Club suisse de Paris qui, dès 1790, avait préparé l’intervention ? N’étaient-ce pas Laharpe, l’utopiste, et Pierre Ochs, l’intrigant, qui insistaient, l’un près du Directoire, l’autre près de Bonaparte pour que la République helvétique, fille de la République française fut proclamée aux lieu et place de l’antique Confédération vermoulue ?

Et finalement la chose advint. Les novateurs avaient souhaité des républiques ; ils en eurent une kyrielle. Ils voulaient une Constitution ; on leur en donna à profusion. Il y eut d’abord la République lémanique installée à Lausanne sous notre égide. Quelques mois plus tard nous divisâmes arbitrairement la Suisse en trois républiques répondant aux noms harmonieux de Rhodanique, Telliane et Helvétique ; on groupait ainsi les cantons de langue française, ceux de langue allemande et la Suisse primitive. Ce chef-d’œuvre dura sept jours : il s’effondra sous la risée générale. Heureusement, dans le silence du cabinet, Ochs et Laharpe brodaient une Constitution unitaire selon le goût du jour ; dès qu’elle fut prête, le commissaire français qui régnait despotiquement à Berne convoqua un simulacre de Diète, lequel, par un simulacre de vote, transforma les cantons en vingt-trois départements administrés par des préfets dorés sur tranche et souples d’échine. La rébellion qui suivit fut étouffée dans le sang. Notons pourtant qu’à côté de mesures déraisonnables et d’avance vouées à un sort éphémère, la Constitution consacrait des réformes nécessaires et définitives : proclamer la séparation des pouvoirs, l’égalité des droits, la liberté du commerce et de l’industrie, le rachat des dîmes, l’égalité devant l’impôt, c’était chasser de Suisse les abus qui menaçaient l’existence nationale et ouvrir au pays une ère nouvelle pleine de promesses.

Lorsque Bonaparte, revenu d’Égypte, eut mis le pied sur la première marche du pouvoir absolu, les modérés trouvèrent accès près de lui ; il écouta leurs doléances et donna à la Suisse une Constitution dite de la Malmaison, qui rétablissait dix-sept cantons et créait un embryon de gouvernement fédéral. Mais au bout de quelques mois les unitaires reprirent le dessus ; le premier consul, dont ces lamentables dissensions favorisaient le secret calcul, les laissa faire ; à la fin de 1802 il intervint de nouveau et rédigea lui-même l’« Acte de médiation » par lequel la Suisse se trouvait placée sous le protectorat français. C’était l’humiliation, sans doute, mais c’étaient aussi la sécurité et le travail ; c’était la période indispensable au tassement des idées. Effectivement, la réaction de 1815 et les tentatives de rétablissement des anciens privilèges ne purent prévaloir contre l’esprit public : il était né, il vivait. La Suisse moderne existait.

La guerre civile la consolida. Serait-ce donc là le remède héroïque dont les républiques ont besoin pour vivre et faut-il croire avec Montesquieu que, si dans une monarchie la gloire et la sécurité reposent sur la confiance, la forme républicaine a, par essence, « besoin d’inquiétude ? » Dans tous les cas, il est bien curieux de constater l’effet vivifiant qu’opérèrent sur les États-Unis la guerre de Sécession, sur la Suisse la guerre du Sonderbund et sur la troisième République française les tristes batailles communistes de 1871.

Les Helvètes avaient depuis longtemps l’habitude de ces luttes fratricides que les rivalités cantonales, à l’origine, rendaient presque inévitables. Facilement on en venait aux mains et le sang répandu ne suffisait pas à guérir le pays de ces querelles funestes sans cesse renaissantes. Mieux valait cent fois qu’un effort fût tenté de part et d’autre pour vider la querelle centrale, celle qui alimentait toutes les autres. Le temps a passé sur ces épisodes du Sonderbund qui passionnèrent l’Europe de 1847. On peut aujourd’hui les apprécier impartialement. À la lumière de l’histoire, la rébellion des sept cantons s’explique et se légitime presque par l’usage que, dès lors, le parti radical faisait de ses victoires électorales ; elle est condamnable sans merci pour quiconque met en regard des intérêts lésés la grandeur du risque couru : l’unité suisse faillit y sombrer. La rapidité avec laquelle le gouvernement fédéral eut raison des révoltés et parvint à rétablir l’ordre changea en bien certain le mal probable.

Plus d’un coup de fusil a été tiré depuis lors ; les derniers éveillèrent, voici treize ans, les échos des vallées tessinoises ; mais ce ne furent que les salves d’adieu d’un séparatisme impuissant et en 1903 des fêtes se célébrèrent à Bellinzona dont la signification est à retenir. Cinq ans plutôt, l’ex-principauté de Neuchâtel consacrait le monument commémoratif du renversement de la domination prussienne ; le Tessin à son tour en érigea un en souvenir de son entrée comme État souverain dans la Confédération suisse. Tous les cantons envoyèrent des représentants ; le Conseil fédéral délégua deux de ses membres, et à travers les rues pavoisées défilèrent les cinq cents personnages d’un de ces cortèges historiques que les Suisses excellent à restituer. Une exposition cantonale à laquelle participèrent curés et maîtres d’école — les uns prêtant de précieux objets du culte remontant aux premiers siècles du christianisme, les autres envoyant les modestes travaux de leurs élèves — acheva de donner au centenaire un caractère très frappant d’apaisement et de réconciliation. Désormais la nationalité suisse est sans fissures et la devise est réalisée qui s’inscrit en trois langues à l’entrée du palais fédéral de Berne : Un pour tous, tous pour un.


l’institution militaire

L’institution militaire est devenue l’épine dorsale de l’Helvétie. Rien d’étonnant pour quiconque se rappelle à quel point les Suisses d’autrefois aimèrent et pratiquèrent le métier d’homme de guerre. Mais ce souvenir demeure volontiers imprécis dans nos esprits ; il ne se précise pas au-delà de cette garde royale de Louis XVI dont le Lion de Lucerne évoque la fidélité et le sort malheureux. Sait-on que, trois siècles durant, la Suisse fournit à la France assez de soldats pour atteindre au total de quatre-vingt-dix-sept corps d’armée ? Sait-on que Naples et l’Espagne, le Piémont et l’Angleterre, le gouvernement pontifical et la république de Venise, l’empereur Habsbourg et la Compagnie orientale des Indes orientales entretinrent de nombreux régiments suisses ? Mercenaires tant que l’on voudra mais soldats avant tout, ces hommes portaient au feu les couleurs de la patrie et se réjouissaient que l’honneur de leurs hauts faits rejaillit sur elle. En 1859, quatre régiments suisses se battaient encore pour le roi de Naples ; la majorité radicale du Conseil fédéral leur ayant fait défense d’arborer leurs couleurs cantonales, beaucoup désertèrent et la vaillance de ceux qui restaient déclina aussitôt. En tenant compte des volontaires isolés qui servaient dans différents pays, notamment en Allemagne, on peut évaluer à trente mille le chiffre des contingents que, vers 1787, l’Europe empruntait à la Suisse. Voilà, n’est-il pas vrai, les éléments d’une puissante hérédité militaire ?

Vous en devineriez l’influence si, par exemple, à quelque revue, vous voyiez passer dans des prairies détrempées la solide infanterie bernoise contrastant avec les fantassins vaudois, fribourgeois ou genevois qui composent la majeure partie du ier corps. Ceux-là ne descendent pas d’aventuriers héroïques ; ils sont moins accoutumés aux rigueurs de la discipline et le harnais, parfois, leur semble lourd. Pourtant, leur éducation se poursuit rapide ; leurs efforts sont visibles et constants. Il est hors de doute qu’en ceci l’action des vieux cantons ne s’exerce de façon prépondérante sur l’ensemble du pays et que la diffusion de l’esprit militaire n’y soit en progrès régulier.

Dès 1786, le général Zur Lauben réclamait une refonte générale de l’armée suisse : la solde égale, l’instruction uniforme, l’étude des tactiques spéciales aux pays de montagne, l’unité de direction et de commandement, la construction des places fortes indispensables. « Salut, disait-il, dans le langage fleuri de l’époque, — salut à l’État qui, au sein de la paix la plus profonde, n’oublie pas les armes auxquelles il doit, avec la liberté, le respect dont il est entouré ! » Ces paroles-là résumaient, sous leur apparence ampoulée, un programme de réformes précis et judicieux. La réalisation en fut lente ; il fallut plus de cent ans et plus d’une leçon douloureuse pour que les cantons consentissent, entre les mains du gouvernement fédéral, les abdications nécessaires. Depuis 1874. c’est un fait accompli ; l’armée suisse peut se développer librement ; elle a conquis cette unité si nécessaire à son perfectionnement.

Jusqu’ici on a peu parlé d’elle ; encore que signés de noms compétents, les éloges qu’elle a mérités émanent de spécialistes dont le public n’est pas accoutumé à recueillir les avis. Et comme son organisation est aussi illogique qu’ingénieuse, aussi compliquée qu’efficace, les vulgarisateurs ne se sont point risqués à la décrire. L’armée suisse peut passer, si l’on veut, pour une armée de milices encore que ce mot désigne improprement une institution où beaucoup de rouages sont permanents. Or, quiconque l’étudiera constatera que les résultats vraiment admirables auxquels nos voisins sont parvenus ne modifient en rien — mais confirment au contraire — les vieilles doctrines de nos pères sur l’organisation et la force morale des armées. C’est par la discipline très stricte qui y règne que le régiment suisse parvient en si peu de temps à un degré surprenant de cohésion ; mais c’est surtout par l’énergique esprit militaire dont est pénétré le noyau de la nation et qui se répand de là jusqu’aux frontières. En Suisse, tout le monde aime et respecte l’année et chacun se réjouit d’en faire partie. Elle est instituée, il est vrai, à l’image des patries superposées qui se partagent les cœurs helvètes. Sur la croix blanche du drapeau national, le nom du canton s’inscrit en lettres d’or ; conscrits et vétérans reçoivent, à l’ombre de ce drapeau, une puissante leçon de choses ; ils ont pour instructeurs des officiers dont le zèle et l’ardeur au travail surpassent tout éloge ; si les appels sont fréquents, la durée en est brève ; enfin le caractère purement défensif de la légion souligne ce qu’il y a d’utilitaire et de sacré dans le rôle qui lui est dévolu. Par là, peut être, l’armée suisse diffère des autres ; il n’en est que plus frappant, le fait que la discipline et l’esprit militaire forment les bases essentielles de ses progrès et donnent la mesure de sa valeur. Voilà bien la démocratie armée : or sa force consiste à se hausser, autant que possible, au niveau des armées de métier. N’est-ce pas significatif ? Rien que pour l’avoir compris et en avoir accepté les rudes conséquences, la Suisse a bien mérité de l’avenir.

Une dernière observation qui n’est pas à négliger. L’armée suisse coûte cher et, quoi qu’en disent les feuilles socialistes, le gaspillage y est inconnu ; on ne saurait, en tous cas, lui reprocher ses excès somptuaires car le souci de la simplicité y dépasse presque les bornes permises ; si quelques économies deviennent réalisables ici et là, le total en sera mince ; cependant la Suisse dépense en proportion, pour son armée, plus que les grandes puissances. Il n’existe donc pas de bonnes armées à bon marché. La force est fort coûteuse ; si vous voulez être forts, soyez prêts à payer.

Reste à savoir si ces paiements-là ne sont pas, aujourd’hui, les plus sages auxquels puisse consentir une bonne mère de famille.


le jardin d’essai de l’europe

Les expériences multiples auxquelles se livre, depuis quelques années, la Confédération helvétique, ont une portée qui dépasse de beaucoup les limites de son territoire ; il ne faudrait pas que la façon tranquille et silencieuse dont ces expériences s’opèrent nous détournât d’en suivre la genèse et l’évolution avec l’intérêt qui convient. Nous avons la mauvaise habitude de considérer la Suisse comme une nation exceptionnelle, c’est-à-dire placée dans des conditions si spéciales qu’on ne saurait appliquer à d’autres peuples les procédés de gouvernement ou d’administration dont elle-même tire profit. Grave erreur. Au fond, il n’existe pas de nation « exceptionnelle » ; c’est pour avoir persisté si longtemps à n’y considérer que la nouveauté des formes que l’Europe en était arrivée à une incompréhension si parfaite de l’Amérique et de sa civilisation. Certes, les États-Unis exerceront une tout autre influence sur la marche de l’univers que ne saurait le faire la minuscule Suisse ; ce n’en est pas moins dans ce petit coin du vieux monde que la démocratie aura tenté pour la première fois de mettre en pratique quelques-uns de ses desiderata les plus importants ; la tentative intéresse toute l’humanité.

Et d’abord, la Suisse nous montre un parti radical gouvernant depuis un laps de temps considérable, à même par conséquent de donner pleinement sa mesure. Lorsque les radicaux arrivèrent au pouvoir, ils avaient la chance de représenter à la fois la victoire récente du libéralisme et la prépondérance de l’idée nationale ; leur rôle allait consister à fortifier la liberté avec la patrie. On doit reconnaître que, malgré quelques défaillances fâcheuses, ils surent le remplir. Mais cette portion de la tâche — la plus brillante et la plus facile — a pris fin. Le radicalisme suisse est désormais dans la situation de tous les radicalismes : il vise à extraire du socialisme d’État les principes d’une meilleure répartition de la richesse et se flatte d’y parvenir sans verser dans le collectivisme ; il veut corriger les écarts du droit de propriété sans l’anéantir ; il prétend restreindre fortement le profit de chacun sans tarir la source de l’effort individuel. Or tout indique que de pareilles positions seront impossibles à maintenir et que, faute de pouvoir devenir les conservateurs de leur œuvre, les radicaux se trouveront un jour acculés à choisir entre la réaction et la révolution. L’événement sera d’autant plus significatif qu’ils auront derrière eux, mieux que des paroles — des actes. La Suisse est probablement le pays du monde où l’aisance est devenue la plus générale et dans lequel on a le plus fait pour répandre le bien-être. Il dépend d’elle de faire connaître aux autres nations si les idées radicales sont susceptibles, oui ou non, d’avoir une frontière individualiste et de s’y tenir.

Une seconde expérience non moins intéressante est celle du référendum, c’est-à-dire de l’intervention directe de la démocratie dans le gouvernement. Le terme de référendum implique un contrôle provoqué par les gouvernants sur leurs propres actes ; mais on n’a pas tardé à échapper à cette définition trop stricte ; successivement les citoyens ont été admis à provoquer le contrôle, puis à se servir du référendum pour exercer leur initiative en matière législative. Aujourd’hui, le référendum est très répandu en Suisse : il a pris pied dans la Constitution fédérale et tous les cantons, sauf Fribourg, l’ont accueilli à des degrés différents. Qu’il ait contribué à perfectionner l’éducation politique du pays et qu’il ait parfois servi de frein salutaire contre les emballements de l’esprit de parti, nul n’en disconviendra : il n’en est pas moins certain que déranger à tout moment, en dehors des périodes électorales, une moyenne de 300.000 citoyens pour leur poser des questions qui, la plupart du temps, ne sont pas de leur compétence, constitue un usage parfaitement déraisonnable. La réglementation de la propriété industrielle, le système des assurances, l’émission des billets de banque, l’abatage des animaux de boucherie, la vente des boissons distillées, la police des endiguements et des forêts, le monopole des allumettes, l’unification du droit civil et du droit pénal, tout est matière à consultation ; des majorités en général assez faibles se prononçaient dans un sens ou dans l’autre, sans qu’on puisse relever dans leurs décisions le souci d’une orientation durable ou l’influence d’un principe permanent. Il est probable qu’en présence des abus auxquels une démocratie paraît vouée dès qu’elle a établi le référendum ; celui-ci perdra de son prestige et qu’il fera naître en Suisse les tendances à se désintéresser du gouvernement direct, déjà perceptibles chez bien des peuples.

L’impôt sur le revenu n’est point une nouveauté mais les résultats de l’impôt progressif demeurent incertains. Plusieurs cantons suisses l’ont mis en pratique et l’on pourrait citer dans le pays vaudois, par exemple, tel propriétaire qui verse à la chose publique le quart ou même près du tiers de ses revenus ; la chose publique, évidemment, s’en trouve fort bien — un tour à travers Lausanne vous en convaincra — mais cette personne est si vorace que son appétit pourrait augmenter encore ; et qu’arriverait-il ? L’impôt progressif, a dit Numa Droz, « est une poule aux œufs d’or qui cesse de pondre si on ne la ménage pas ». Les Suisses entendront-ils cet avis de leur illustre concitoyen ? L’établissement de la progression a déjà provoqué des odyssées de quelque importance d’un canton à l’autre ; si, par l’adhésion de tous les cantons ou par quelque accroissement des prérogatives fédérales, l’unité fiscale se réalisait, l’odyssée ne prendrait elle pas des proportions inquiétantes et la ruine ne menacerait-elle pas ceux qui resteraient ? Les conséquences financières du radicalisme ne sont pas absolument rassurantes ; l’augmentation de la dette publique a été très rapide ; les villes suisses de plus de 2 000 âmes ont une dette qui dépasse 300 millions ; les cantons se trouvent dans le même cas ; quant à la dette de la Confédération, le rachat des cinq principales lignes de chemins de fer, décidé en 1898, va la porter bien au delà d’un milliard. Les dépenses budgétaires de la Confédération et celles de certains cantons ont doublé en dix ans…

Autre question : qu’adviendra-t-il du Conseil fédéral ? Il constitue, en réalité, un directoire exécutif et le seul gouvernement impersonnel qui existe aujourd’hui dans le monde. Depuis les beaux jours de la République romaine, aucune tentative de ce genre n’avait réussi. Il n’est pas certain que le succès de celle-ci soit durable. Au sein du directoire suisse, une évolution curieuse à observer s’opère. Les sept membres du Conseil fédéral élus pour trois ans et rééligibles sont, en fait, réélus et leur prestige s’accroît par suite de cette stabilité inattendue ; d’autre part la pratique du référendum a considérablement diminué le rôle de l’Assemblée et accru celui du Conseil ; il ne faut pas être grand prophète pour prévoir que les choses ne sauraient en rester là ; une rivalité naîtra qui ira s’exaspérant. Si l’Assemblée ne parvient pas à réoccuper ses positions, plutôt que d’abdiquer, elle pourrait fort bien transformer en quelque chose de fort et d’agissant cette présidence de la République qui n’est aujourd’hui qu’un vain titre porté à tour de rôle par chacun des membres du Conseil fédéral.

Voilà quelques-uns des problèmes de « policulture » qui légitiment le nom de jardin d’essai de l’Europe donné à la Suisse moderne. Il y en a d’autres encore dans le détail aride desquels nous ne saurions entrer ici. Mais convenez que les jardiniers ont de quoi faire…


Le bienfait du cantonalisme

Il est bien possible qu’à parcourir la Suisse avec une hâte superficielle, l’étrangeté de la mosaïque qui la compose n’apparaisse point. Il est certain, en tous les cas, que pour quiconque l’étudie de loin dans les livres et surtout dans ses textes de lois et sa marche politique, ce côté de la question perd toute valeur. L’affaiblissement graduel du fédéralisme et son évanouissement total dans un avenir plus ou moins éloigné ont constitué longtemps le dogme fondamental des radicaux suisses ; les victoires successives de leur parti semblaient leur donner raison. L’essence du fédéralisme, ce sont les différences d’institutions et de coutumes entre les États, provinces ou cantons qui composent la fédération ; si ces institutions vont se rapprochant les unes des autres, si ces coutumes deviennent de plus en plus similaires, l’État fédéral grandit et se fortifie au point d’absorber bientôt les diverses souverainetés dont il était formé. Or, n’est-ce pas là ce qui se passe en Suisse ?

Le raisonnement est impeccable ; il pèche pourtant contre la réalité. Laissez de côté les théories imprimées, descendez dans la pratique et efforcez-vous de surprendre l’existence de l’Helvétie contemporaine ; vous serez bien forcé de reconnaître que le cantonalisme vit toujours et que nulle évolution politique n’a réussi à l’affaiblir. Sa puissance tient du prodige, d’autant que ce n’est pas le langage ni même la religion qui le fortifient. Si les cantons composaient des groupements distincts répondant à la triple division ethnique du pays ou à sa double division confessionnelle, nul ne songerait à s’en étonner. Mais tel n’est pas le cas. Les gens de Vaud diffèrent moins de ceux de Zurich que de ceux de Genève et il y a plus d’affinités entre un Bernois et un Fribourgeois qu’entre un Bernois et un Bâlois. Comment se sont créées ces oppositions de caractères ? L’histoire, aidée de la géographie et de l’économie politique, arrive à l’expliquer. Comment elles se maintiennent, malgré les chemins de fer et le télégraphe, malgré les attributions croissantes du gouvernement fédéral et les efforts répétés des radicaux, voilà de quoi surprendre. Comment, surtout, elles atteignent au paroxysme dans les villes en sorte que la vie citadine, cette grande niveleuse, semble produire ici des résultats inverses de ceux qu’elle produit ailleurs, voilà qui paraît inexplicable. On n’y saurait trouver qu’un motif plausible : c’est la nature très particulière de l’idéal suisse tel qu’il se révèle de nos jours.

Sa caractéristique suprême, c’est d’être également éloigné des vastes horizons et de l’étroite routine. Le Suisse n’est pas casanier ; il a de la « sortie », comme on dit en certaines régions normandes : il se déplace facilement et fera volontiers de grands voyages ; il aime le progrès et sait en profiter ; il possède le sens du pratique et de l’application ; il a de la mesure et de l’ambition, de la prudence et de la persévérance. Mais le monde ne l’intéresse pas. L’avenir ne le passionne point. Des repères précis limitent ses émotions dans l’espace et dans le temps ; il les franchit rarement. Il est altruiste à sa manière, envers les individus, non envers les collectivités ; les destinées du panslavisme et du pangermanisme, le péril jaune et la question nègre, l’impérialisme anglo-saxon et le républicanisme espagnol, tout cela ne captiverait ses pensées que s’il devait en bénéficier ou en souffrir. Les questions mondiales qui ne paraissent pas avoir de répercussion éventuelle autour de lui sont sans action sur son cœur ; il apporte à les étudier l’espèce de zèle froid, de conscience mécanique qu’un bon télégraphiste peut appliquer aux choses de son métier.

C’est là de l’égoïsme sans doute ; mais cet égoïsme est sympathique parce qu’on le sent intelligent et réfléchi ; c’est l’égoïsme de l’homme qui, ayant devant lui une tâche très suffisante pour remplir sa vie, juge inutile de s’attarder à considérer la tâche du voisin autrement que pour suivre d’un regard avisé et surprendre, s’il y a lieu, les procédés nouveaux et ingénieux susceptibles d’être utilisés par lui-même. Une très grande nation, obligée par sa fortune et sa position de jouer les premiers rôles sur la scène universelle, ne saurait se contenter d’un pareil idéal ; pour elle, s’y confiner, ce serait déchoir. Nous ne croyons pas qu’on puisse reprocher à une nation restreinte de l’avoir fait sien. La Suisse, en tous les cas, n’a pas à s’en repentir. Plus on y songe et plus il semble qu’en se repliant de la sorte sur elle-même, elle a évité le principal danger auquel l’exposait sa configuration géographique et ethnique. Au lieu d’éparpiller ses énergies autour d’elle, elle a su en faire emploi sur son propre territoire ; au lieu de laisser drainer ses forces par de puissants voisin, elle a su les concentrer. Or cette concentration bienfaisante s’est opérée et se maintient à l’aide du cantonalisme. Si la Suisse peut si bien se passer du monde extérieur c’est parce qu’elle forme elle-même un petit monde complexe qui satisfait pleinement le besoin d’agitation et de concurrence individuelles de ses citoyens. Sans doute, sur le théâtre cantonal, la ligne d’horizon est proche, les menus faits grandissent démesurément, les groupements manquent d’ampleur, les querelles et les rivalités sont un peu mesquines ; ce n’en est pas moins de tous ces éléments qu’est faite la consistance élastique de la confédération. Encore une fois, l’Helvétie cantonale est un petit monde ; une Helvétie unie ne serait qu’un petit pays.

Si nous cherchons, au terme de cette monographie, à nous représenter la Suisse moderne sous une forme concrète, c’est l’idée de la fourmilière qui nous vient à l’esprit. Lequel d’entre nous ne s’est pas penché avec un intérêt captivé au-dessus de ces monticules édifiés au plus profond des forêts par le persévérant labeur des fourmis ? Qui n’a pas admiré l’ordre et l’activité régnant au milieu de cette population agglomérée où chacun se hâte lentement vers un objet déterminé dont il sait d’avance l’usage à faire. Ce que nous apercevons n’est rien à côté de ce qu’a découvert la patience des savants ; la comparaison n’a donc rien d’humiliant. Oui, la Suisse est une fourmilière, — éclairée à l’électricité et pourvue de toutes les améliorations matérielles d’un siècle civilisateur.

Recueillons la grande loi qui se dégage de sa prospérité présente : c’est la loi du travail. Par le travail quotidien, mesuré, persévérant, l’Helvétie est parvenue bien plus haut et bien plus loin que ne le comportaient sa situation, sa fortune et ses origines. Le travail est à la fois son ressort et sa récompense, son honneur et sa sécurité.