Revue pour les Français Novembre 1906/III

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L’ASIE FRANÇAISE


L’Afrique est une terre vierge et ses aborigènes sont des peuples enfants. L’Asie est la mère-nourrice de l’Europe et ses populations sont les plus vieilles du monde civilisé. Il en résulte que la colonisation européenne doit évidemment différer de l’un à l’autre continent. Dans l’un nous poursuivons surtout l’exploitation au sens propre du mot, dans l’autre le commerce ; ici nous semons principalement, là nous devons déjà récolter.

L’Asie française, composée des comptoirs de l’Inde, des concessions chinoises et de l’Indo-Chine, représente une superficie de 672,000 kilomètres carrés peuplés par environ 21 millions d’individus.

Outre leur valeur intrinsèque, nos colonies d’Extrême-Orient ont l’avantage du voisinage de la Chine, marché de distribution immense, et nous permettent d’y insinuer notre influence en tirant parti de son réveil. Ne jugeons donc pas leur valeur par leur seule étendue mais considérons-les surtout comme un moyen d’action dans cette région du monde : il s’y joue une partie d’importance internationale dont aucune grande puissance ne saurait, sans déchoir, se désintéresser.

L’Inde française.

Mesquin débris du splendide héritage préparé par Dupleix, défendu par Lally-Tollendal et abandonné par la France qui n’en apprécia l’importance qu’après l’avoir laissé tombé aux mains des Anglais, l’Inde française d’aujourd’hui n’a pour nous que la valeur d’un souvenir. Pondichéry, Chandernagor, Karikal, Mahé, Yanaon et leurs dépendances, territoires morcelés en centaines de parcelles, dispersés à travers l’Inde anglaise, ont une superficie d’environ 50.000 hectares et comptent 75.000 habitants, parmi lesquels moins d’un millier d’Européens.

On y cultive le riz, l’indigo, l’arachide, mais leur prospérité économique est principalement due à l’industrie déjà ancienne du tissage et du teint des cotonnades bleues dites guinées, fabriquées à l’usage des noirs du Sénégal et de la côte de Guinée. Nous avions certainement avantage à favoriser le développement de cette industrie française. Nous l’avons au contraire entravée par une loi récente.

L’Inde française est connue, d’autre part, pour ses scandales électoraux. On sait qu’elle nous rend l’éminent service d’augmenter notre Parlement d’un sénateur et d’un député. Là se bornera sans doute bientôt toute son utilité. D’aucuns peuvent la trouver médiocre.

L’Indo-Chine.

Les territoires de la péninsule indo-chinoise sont partagés entre la domination britannique, le Siam et la domination française. Notre Indo-Chine, formée des colonies et protectorats de la Cochinchine, du Cambodge, du Laos, de l’Annam et du Tonkin, en est le morceau de choix, le plus peuplé, le mieux situé.

La Cochinchine est une ancienne province du Cambodge, annexée à l’empire d’Annam à la fin du xviie siècle et complètement assimilée par ses conquérants. Elle appartient à la France depuis les traités de Saigon consentis par l’empereur Tu-Duc à la suite des expéditions de l’amiral Rigault de Genouilly et de l’amiral de la Grandière en 1862 et 1867. Sa pacification fut longue, sinon difficile : c’est seulement en 1879 qu’il fut possible d’y fonder un régime administratif civil et cette époque marque en réalité le départ de notre œuvre.

La position géographique de la Cochinchine à l’embouchure du Mékong et au sud de la péninsule en a fait l’entrepôt commercial des pays environnants.

Sa valeur est surtout représentée par la production du riz. Elle est après la Birmanie le principal pays du monde exportateur de cette denrée. Dans les deltas du Mékong et du Donnai, la superficie des terrains convertis en rizières est évaluée à 1.200.000 hectares. On y cultive plus de 350 variétés. La fécondité de ces terres est exceptionnelle : leur rendement moyen dépasse 2.000 kilos de paddy — riz brut, non décortiqué — par hectare, ce qui représente une production totale de plus de deux millions de tonnes !

Le grand marché du riz est Cholon, faubourg de Saigon qui en est le port. La tonne de paddy s’y vendait 80 francs aux derniers cours. Il y existe un certain nombre de décortiqueries dont huit usines très importantes qui ne traitent pas moins d’un million de tonnes par an. Ces rizeries n’appartiennent malheureusement pas à des Français : six d’entre elles sont chinoises, les deux autres sont exploitées par des sociétés anonymes où dominent les capitaux allemands. On rencontre aussi à Cholon plusieurs manufactures de pâtes alimentaires et de nombreuses distilleries.

Ces détails ayant précisé le rôle du riz en Cochinchine, il faut ajouter que les rizières actuellement exploitées occupent à peine la moitié du delta susceptible de mise en valeur : c’est dire qu’on peut au moins doubler encore la production. Les riz de Cochinchine, inférieurs à ceux de Java, du Japon et même de la Birmanie, par conséquent peu appréciés sur les marchés d’Europe, trouveront toujours dans les pays d’Extrême-Orient, au Japon et surtout en Chine, des débouchés illimités. Ils sont la fortune du pays, c’est pourquoi nous y avons insisté si particulièrement.

Le Cambodge est le pays des Khmers. La race khmer, l’une des mieux civilisées de l’antiquité, a exercé sur l’Indo-Chine une influence affirmée encore de nos jours par quantité de ruines célèbres. Les monuments de la ville et de la pagode d’Angkor sont rangés parmi les plus beaux du monde antique. Les sociétés qui se donnèrent pour capitale cette cité merveilleuse atteignirent sans doute un degré éminent de savoir et de puissance. Leur histoire nous est mal connue et rien ne prouve que les Cambodgiens d’aujourd’hui en descendent comme ils le prétendent.

Vers le ive siècle de notre ère, le Cambodge était province chinoise. Il conquit son indépendance au viie siècle et lutta constamment depuis lors, tantôt avec l’Annam, tantôt avec le Siam, jusqu’au jour où le roi Norodom, pour échapper à la domination de l’Éléphant blanc, accepta la protection de la France. La délimitation des frontières du Cambodge devenu protectorat et quasi-possession française, entraîna d’interminables pourparlers avec le Siam et aboutit au traité de 1902 qui n’a pas accordé à la France toutes les garanties désirées.

Le Siam se régénère sous la poussée des étrangers qui lui ont imposé leurs services. Anglais, Japonais et Allemands y exercent une influence que nous n’avons malheureusement pas su leur disputer. Nous avons intérêt à surveiller attentivement l’émancipation de ce voisin. À la première occasion favorable il revendiquera certainement nos provinces cambodgiennes arrachées à sa suzeraineté. Sachons prévoir cette éventualité, gardons nos frontières, mais fortifions surtout les liens qui nous unissent à nos protégés cambodgiens : rivaux séculaires des Siamois ils confondront leur propre cause avec la nôtre si nous savons gagner leur sympathie et leur donner conscience de la force qu’ils tirent de notre protection. À la renaissance du Siam, opposons la rénovation du Cambodge. Issues ou non des anciens Khmers, ses populations sont très douées, très portées au progrès : leur éducation sera facile.

Le Cambodge, longtemps méconnu par l’administration coloniale, est aujourd’hui renommé pour la richesse et la variété de ses ressources. Il est le principal producteur de poivre et de coton de toute l’union indo-chinoise, il est aussi son premier centre d’élevage et l’un des plus gros fournisseurs de poisson de l’Extrême Orient tout entier.

Les pays du Laos occupent le centre de la péninsule indo-chinoise et sont partagés entre la France, le Siam et les États Chans. Le Laos français, qui s’étend de la Chine au Cambodge d’une part, du Mékong à la grande chaîne annamitique d’autre part, n’en est pas la partie la mieux favorisée. Il ne manque pas de ressources mais sa population est extrêmement clairsemée.

Sans cesse dévasté par les incursions de ses voisins chinois, annamites ou siamois, le Laos était autrefois divisé en un grand nombre de petites principautés : la France a respecté leur organisation, y ajoutant le lien d’une administration supérieure commune. Assez peu connu et peu exploité jusqu’alors, il manque de communications, d’outillage et de main d’œuvre. On dit merveille de ses forêts, on lui prédit un grand avenir minier. Dans l’état présent sa valeur tient surtout à l’élevage, au caoutchouc et à la culture du coton.

L’empire d’Annam est un vieil édifice historique dont l’origine remonte à l’an 2800 avant notre ère. Il perdit son indépendance en 111 avant J.-C. pour subir jusqu’au xe siècle la domination chinoise dont s’émancipa définitivement le fameux Dinh-tien-hoang, un berger selon les uns, un chef de voleurs pour les autres, plus simplement sans doute le fils d’un gouverneur chinois, qui fonda la première dynastie annamite de l’époque moderne. La sixième s’achève en ce moment sur la tête du jeune empereur fou dont les exploits navrants viennent de nous être racontés : son origine remonte au temps des premières relations officielles entre l’Annam et la France.

C’était vers 1785 : l’héritier du trône, Nguyen Anh, chassé de ses États par la révolution des Tai so’n, réfugié à Saigon, y subit l’influence d’un missionnaire français, l’évêque Pigneau de Béhaine, qui l’entraîna à faire appel au concours effectif de la France. Par son intermédiaire fut conclu en 1787 le traité de Versailles : Louis xvi s’y engageait à fournir une petite armée, des canons, quelques bâtiments de guerre au souverain détrôné qui promettait en retour de nous céder la baie de Tourane et d’ouvrir ses États au commerce français. La France n’exécuta pas ses promesses, mais l’évêque ami de Nguyen Anh, lui ayant procuré les services d’un certain nombre d’officiers et d’ingénieurs français, le fit bientôt rentrer en possession de son empire. Nguyen Anh fonda sous le nom de Gialong une dynastie nouvelle. Toujours aidé par nos compatriotes, il conquit ensuite le Tonkin, réalisant ainsi l’unité annamite depuis longtemps rompue.

Les successeurs de Gialong abandonnèrent sa politique et manifestèrent contre les Européens une hostilité violente. À force de persécutions ils attirèrent l’intervention française. Les expéditions militaires s’y succédèrent depuis 1873, et aboutirent en 1884 au traité de Hué qui consacra notre protectorat sur l’Annam.

L’Annam proprement dit, limité par la Cochinchine, le Cambodge, le Laos, le Tonkin et la mer de Chine, forme une bande de terre étriquée dont la largeur atteint à peine 150 kilomètres. C’est un pays très montagneux, boisé, bien arrosé, suffisamment peuplé.

Ses cultures caractéristiques sont le thé, le coton et le mûrier. L’avenir du thé est immense : l’Indo-Chine en importe environ 1.300.000 kilos par an ; le coton trouve un débouché dans les filatures du Tonkin qui en font venir de l’Inde pour plusieurs millions chaque année ; quant à la soie, on sait que nos manufactures lyonnaises en achètent annuellement pour plus de 30 millions sur le marché de Canton. Ces simples chiffres indiquent suffisamment les « perspectives » économiques de l’Annam pour ses trois principaux produits auxquels s’ajoutent d’ailleurs beaucoup d’autres ressources.

Le Tonkin appartient à la France depuis le traité de Tien-Tsin qui termina en mai 1885 la guerre menée contre la Chine à la suite de ses protestations contre l’établissement du protectorat français sur l’Annam. Ces faits, inséparables du nom de Jules Ferry, nous sont contemporains et très connus.

Le Tonkin est, nous semble-t-il, la partie de l’Indo-Chine française à laquelle nous devons attacher le plus de prix et consacrer le plus d’efforts. Sa position géographique nous facilite la pénétration commerciale des provinces limitrophes de la Chine : par les voies naturelles du Tonkin, Yunnan-Sen est à 24 jours de la mer, par la Birmanie à 38 et par la Chine elle-même à 42 ; pour une balle de coton les frais de transport par voie française atteignaient ainsi 37 francs, tandis qu’ils dépassaient 62 francs par voie anglaise ! La différence entre ces chiffres donne une idée précise de notre privilège. Nous l’avons d’ailleurs perfectionné par la construction de chemins de fer de pénétration qui affirment définitivement notre prépondérance économique sur le Yunnan et le Kwang Si. Le Tonkin est un riche pays agricole. La superficie de ses rizières atteint dans les deltas du Fleuve Rouge et du Thai Bin environ 900.000 hectares : les mieux placées fournissent deux récoltes par an. Cependant son avenir est ici inférieur à celui de la Cochinchine : presque toutes ses terres disponibles sont, en effet, dès à présent utilisées et surpeuplées : ou y compte dans certaines provinces plus de 350 habitants au kilomètre carré. Après le riz, le coton, le maïs, le manioc, le jute, la ramie, le mûrier sont de première importance dans l’agriculture tonkinoise.

Les forêts du Haut-Tonkin abondent en bois de fer, santal, ébène, bois de rose et possèdent des réserves considérables en plantes et lianes à caoutchouc. Mais la caractéristique économique spéciale du Tonkin, ce sont ses mines, et surtout ses houillères. Étant donné la position excellente des gisements de Hongay situés sur la côte même et la facilité de l’extraction du minerai qui s’y abat à ciel ouvert, ses charbons se sont vite répandus en Extrême-Orient. Sans valoir nos charbons gras, ils sont très appréciés pour leur grande puissance calorique et reconnus supérieurs aux charbons japonais. On en a exporté pour 4 millions de francs en 1904, principalement sur Hongkong. D’autres gisements houilliers très importants existent à Yen Bai sur le Fleuve Rouge et dans l’île de Kebao. Leur capacité totale est évaluée à 12 milliards de tonnes.

Considérez l’ensemble des ressources naturelles que nous avons énumérées, ajoutez y une population nombreuse, intelligente, réputée pour fournir une excellente main d’œuvre, et vous concluerez avec nous que le Tonkin est par essence un pays d’industrie. Nous devons profiter de cette disposition : elle donne à l’Indo-Chine française une valeur exceptionnelle entre tous les pays d’alentour. En y créant un centre manufacturier français nous lutterons avec avantage contre l’industrie étrangère qui, tous les jours, chasse nos produits des marchés chinois. Il ne s’agit nullement de faire concurrence à l’industrie française métropolitaine, mais d’utiliser un privilège spécial dont elle est par elle-même incapable de jouir. Ce ne sont pas, en effet, les Français qui occuperont jamais en Chine la place qui semble réservée aux Tonkinois, ce sont les Japonais et les Hindous avec leurs associés anglais. En nous abstenant nous favoriserons simplement la fortune de nos concurrents.

Nous avons brièvement résumé l’origine et la situation présente de nos possessions d’Indo-Chine. Elles forment ensemble un territoire égal à la France augmentée du tiers de sa grandeur et contiennent 20 millions d’habitants, soit environ 35 au kilomètre carré, densité trois lois supérieure à celle du Siam et de l’Indo-Chine anglaise.

Pays agricole, susceptible par son étendue et sa diversité d’altitudes et de climats d’une grande variété de cultures, elle est avant tout un immense grenier à riz. Elle en augmente sans cesse sa production et son exportation a passé de 500.000 tonnes en 1888 à près d’un million de tonnes en 1904.

La nomenclature complète de ses ressources remplirait plusieurs de ces pages. Nous en avons décrit les principales pour chaque pays de l’union. Elles suffisent à montrer l’étendue des « possibilités » économiques de l’Indo-Chine.

Ces perspectives y ont déterminé un énorme afflux de capitaux en majorité français et chinois qui ont naturellement précipité sa mise en valeur. En 1892 son commerce extérieur égalait 163 millions ; en 1902 il a dépassé 399 millions. La France a largement bénéficié de ce développement : ses importations en Indo-Chine, évaluées à 24 millions de francs vers 1890 ont atteint 98 millions en 1904, bénéfice particulièrement sensible en ce qui concerne les cotonnades : tandis qu’en 1894, l’Indo-Chine en achetait 2890 tonnes à l’étranger et 1090 en France, elle a fait venir en 1904, 4385 tonnes de France et seulement 204 de l’étranger. Ajoutez la rémunération de 422 millions de capitaux français placés dans la colonie et sa contribution annuelle de 13.500.000 francs au budget de la métropole. C’en est assez pour apprécier l’étendue des résultats acquis.

Ces résultats semblent pourtant infimes en comparaison des promesses de l’avenir. L’Indo-Chine apparaît comme une mine inépuisable où nous avons seulement donné quelques coups de pioche !

Les Français, qui commencent à le comprendre, attachent dès lors un très grand prix à la conservation de cette admirable possession. L’ayant jugée menacée par le progrès de l’impérialisme japonais, ils ont placé au premier rang la question de sa défense militaire. Comment défendre l’Indo-Chine ? un fait domine toutes les considérations stratégiques : nous n’y parviendrons jamais sans le loyalisme indigène. La politique locale joue ici un rôle primordial.

Nous avons affaire à des populations très civilisées qui sont à même de nous comprendre et de juger notre œuvre : elles s’attacheront à nous dans la mesure où nous aurons su mériter leur gratitude. C’est à leur propos que s’affirme dans toute son ampleur la valeur de « l’association ». Loin de vouloir nous les assimiler moralement et intellectuellement, respectons largement leurs mœurs et leurs coutumes, utilisons leur collaboration effective au gouvernement et au progrès du pays et sachons leur faire partager les bénéfices de sa rénovation. Il faut qu’ils se rendent compte que nous les protégeons sans chercher à les asservir, que leurs intérêts sont les nôtres : ils deviendront alors pour nous les auxiliaires les plus confiants et les plus sûrs contre toute agression de l’étranger.

À présent il me semble que le sentiment de ce péril ne doit pas être exagéré. Quelques écrivains nous l’ont montré très imminent du côté japonais ; leur erreur est flagrante à mes yeux. J’ai rapporté d’un récent séjour en Extrême Orient et au Japon même une opinion absolument contraire. Les hommes d’état nippons m’ont paru beaucoup trop avisés pour se lancer dans une aventure qui révolutionnerait l’Extrême-Asie entière, ils ne songent qu’à entretenir de bonnes relations avec la France, à réparer leurs forces en profitant pacifiquement des avantages de leurs victoires. Leur prêter un dessein aussi absurde que celui d’une expédition armée contre l’Indo-Chine est leur faire une injure gratuite : nous savons qu’ils ne la méritent pas.

Dans l’avenir même il est permis de prévoir que ce n’est pas le Japonais qui menacera l’Indo-Chine française : c’est plutôt le Chinois.

Le lecteur sait qu’il y a dix ans, la guerre sino-japonaise ayant révélé la faiblesse extrême du Céleste-Empire, les grandes puissances européennes prétendirent s’y tailler des sphères d’influence respectives et comment chacune d’elles obtint, pour gage de l’exécution des traités consacrant son droit de préférence sur le morceau de choix convoité, un lambeau de territoire chinois. La France jeta naturellement son dévolu sur les provinces voisines de l’Indo-Chine : le Yunnan, le Kwang-Si et le Kwang-tung, et prit possession effective de la baie de Kwan-Tchéou-Wan. La Russie, l’Angleterre, l’Allemagne en firent autant en Mandchourie, au Yang-Tse, au Chantoung : ainsi commença l’« ouverture » de la Chine à l’exploitation européenne.

Le mot exploitation a deux sens : mise en œuvre et abus de confiance. C’est un fait que l’Europe et les Européens en ont surtout retenu le second. Sous prétexte de rénovation nous avons voulu imposer brutalement nos progrès et même nos idées. Au lieu de nous consacrer à notre rôle de commerçants, nous nous sommes sottement obstinés à prétendre doter la Chine d’une civilisation nouvelle dont nous étalions, d’autre part, à ses yeux les côtés les plus détestables. Dites-le bien haut : nous avons fait fausse route et notre erreur est à présent bien difficilement réparable.

J’étais un soir dans une auberge de village, aux environs de Péking. Accroupis autour d’une petite table basse, des paysans dînaient au milieu de la cour. Ils causaient bruyamment, riaient beaucoup et me remarquaient à peine. Arrive un étranger : sous prétexte que la table est posée au milieu de son chemin, il la bouscule et renverse tous les petits plats, mes gens n’ont pas même protesté ; rassemblant les miettes de leur repas, ils sont allés l’achever dans un recoin obscur, mais ils n’ont plus cessé dès lors de nous épier. Ma présence même qui leur était indifférente, leur est devenue insupportable et s’ils avaient été les maîtres de l’auberge, ils m’auraient certainement expulsé. Hé bien ! — je ne l’écris pas sans quelque confusion — les façons d’agir de mon compagnon de hasard sont courantes parmi les Européens de Chine, elles se manifestent à propos des plus petits faits comme dans les plus graves circonstances ; les gouvernements européens eux-mêmes adoptèrent trop souvent vis-à-vis des autorités chinoises une politique aussi brutale et maladroite. Songeant à l’incident de l’auberge, je la qualifie volontiers de « politique des pieds dans le plat. » Nous savons que la France s’est montrée quelquefois plus modérée que les autres « grandes puissances », il n’en est pas moins vrai qu’elle souffrira un jour de leur méprise comme j’ai failli moi-même pour la faute d’un… mettons d’un sauvage à peau blanche : je ne veux pas dire sa nationalité.

Croyez-vous que ces pratiques soient jamais efficaces ? Et on nous parle ensuite de la haine des Chinois, de leur duplicité, du péril jaune ! Ayons donc la franchise de nous en reconnaître les auteurs : le péril jaune naîtra du « péril blanc. » Le jour où les Chinois, exaspérés contre l’Europe, auront pris conscience de leur force, ils nous chasseront de leur voisinage. Ce jour là, nous serons bien obligés de « lâcher » l’Asie.

Ces réflexions m’ont entraîné à insister précédemment sur l’importance de notre empire d’Afrique. Il ne faudrait pas en conclure que nous devons attacher moins de prix à nos colonies d’Indo-Chine. D’abord, la Chine s’éveille à peine et beaucoup d’années s’écouleront avant qu’elle soit capable d’user de représailles envers nous. Ensuite ces colonies elles-mêmes nous garantissent une compensation très rapide aux efforts dépensés pour leur mise en valeur. Ne ménageons pas ces efforts et profitons des avantages présents sans nous laisser influencer par la crainte des périls à venir. Ceux-ci, quoiqu’il arrive, n’atteindront pas ceux-là. L’Asie française est assez riche pour acquitter bientôt sa dette envers la métropole et lui payer comptant l’intérêt de son concours.