Revue pour les Français Octobre 1906/IV

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FOIRE NORMANDE



Il avait une brave figure, ce Normand et, tout de suite, il comprit la situation et envoya chercher un « siau ». Comme les chevaux allaient être contents de manger leur avoine dans un siau ! Cela les changerait, pour sûr, de leurs habitudes. En attendant, à demi-dételés, ils se tournaient avec une mine inquiète vers un grand rideau d’arbres embroussaillés derrière lequel devait se passer quelque chose d’inaccoutumé ; une rumeur confuse venait de là, dominée de temps à autre par un éclat de voix humaine ou des cris d’animaux. Dans le champ clos servant de remise, notre grand break à roues jaunes se dressait, l’air un peu dédaigneux, au milieu de centaines de carrioles ; il en arrivait toujours ; le champ voisin commençait d’être envahi lui aussi ; à l’entrée, le propriétaire recevait d’une manière fort correcte, indiquant les places selon l’ordre de préséance des bourses. Quelques pas plus loin, les arbres s’écartant soudain, on découvrait dans toute sa splendeur la foire de Theurteville.

Une lande très vaste montait en pentes douces vers des sommets rocheux ; tout près de nous, des régiments d’oies tassées les unes sur les autres formaient de grandes taches blanches tandis que, là-haut, les ajoncs en floraison d’automne mettaient de l’or sur l’herbe rougeâtre ; des bœufs solennels et mécontents, des juments poulinières escortées de poulains bondissants s’étageaient entre les oies et les ajoncs ; sur la gauche, un village de toile grise s’était improvisé : boutiques, restaurants, cafés. Le regard embrassait tout cela d’un seul coup pour venir se reposer ensuite sur les haies verdoyantes qui fermaient la vallée. Le tableau, pour surprenant qu’il fût, charmait néanmoins par son originalité et sa diversité. Nous nous mîmes à gravir, traversant d’abord la région des oies où flottait, comme une neige, un blanc duvet très léger. Le pays des bœufs fut plus long et plus difficile à parcourir ; les habitants animés d’intentions mauvaises ne se dérangeaient point. Quelques-uns, en conciliabule sérieux, paraissaient examiner l’opportunité d’une grève générale. Les chevaux occupaient toute la lande supérieure ; les mères venues de loin et fatiguées par la route remuaient peu ; sur leur poil luisant, la selle normande — un simple tapis de cuir piqué, tranchait allègrement ; les poulains gambadaient tout autour, joyeux du bruit et du mouvement, heureux de vivre dans le plein air de ce site champêtre et les Normands se les disputaient sans en avoir l’air. « Vingt-trois pistoles » disait l’acheteur en simulant l’indifférence, décidé s’il le fallait à aller jusqu’à trente. L’autre protestait comme si on lui eût offert deux francs cinquante. Finalement il livrait sa bête après s’être fait promettre quelque boustifaille en surplus.

Leurs vestes lâches en forme de blouses très courtes étaient faites d’étoffes sombres. Au col, une agrafe de métal et sur la tête un petit chapeau plat. Les femmes étaient en bonnet sauf quelques riches fermières dont les toilettes ineffables reproduisaient le coloris de l’arc-en-ciel. L’une d’elles, géante et rougeaude, portait un chapeau couvert de dahlias et une confection gris-clair ornée de verroteries à reflets chatoyants. Nous la retrouvâmes un peu plus tard au café Brisset, dévorant à belles dents du gigot et de la langouste près de son époux dont le vaste sourire indiquait l’état d’âme. Évidemment, il avait gagné « queuques sous ».

Le café Brisset groupait sous sa longue charpente la haute gomme de la foire : éleveurs de Caen aux allures importantes, paysans rusés avec des yeux tout autour de la tête : on y voyait même un député et — pour représenter le sport — quelques cyclistes dont les montures gisaient, poussiéreuses, à l’entrée de « l’Avenue des gigots ».

Un poème, cette avenue ! Soixante ou soixante-dix broches tournant devant une quinzaine de brasiers comme savent en allumer, pour se sécher, les héros de Jules Verne lorsqu’ils naufragent sur une île déserte. Quinze débraillés d’aspect méphistophélique gagnent un modique salaire à tourner ces broches ; leurs visages donnent un avant-goût des délices du purgatoire. Une odeur de graisse est répandue aux alentours. « Le gigot de Mme  Mathieu » appelle une voix et, dans un plat creux en terre brune, l’appétissant morceau s’en va rejoindre sa propriétaire. Mme  Mathieu reçoit en même temps, pour elle et sa famille, une langouste, une miche de pain, du beurre et du sel dans une assiette et un pichet de cidre. Qu’elle se débrouille maintenant ! Les garçons courent à Mme  Leroy qui s’impatiente. Il y a peut-être 200 convives sous la tente du café Brisset quand nous y arrivons. Des places de faveur nous ont été réservées près de l’entrée par où vient un courant d’air frais. On aperçoit de là les petites boutiques. Mme  Leroy, avant de se mettre à table, a acheté des bretelles pour M. Leroy et un mirliton pour son mioche. Elle n’est cependant pas satisfaite du marché qu’on vient de conclure. À quoi a-t-il pensé M. Leroy, de donner un si beau poulain pour trente-deux pistoles. Le monsieur d’à côté qui en aurait donné trente-trois si on l’avait poussé un peu.

Deux heures ! l’Avenue des gigots s’est vidée, les estomacs sont bien remplis et les regards se font plus tendres. Mais il n’y a pas de pochards parce que les marchés ne sont pas encore tous terminés et qu’il faut avoir son bon sens pour pouvoir mettre dedans son prochain. Les poulains gambadent toujours très éveillés, jolis à croquer, l’œil méfiant et la crinière toute droite. La grève des bœufs ne s’est pas décidée. Cette question qui est à l’étude depuis le commencement du monde ne paraît pas près de sa solution. Quant aux oies, empaquetées en pyramides sur des charrettes, elles partent pour l’Angleterre où elles auront l’honneur d’être mangées le jour de Noël. Conscientes de leur destinée, elles jettent sur la foule des regards empreints d’une gravité sereine.

Sur la route, c’est un long défilé de véhicules surchargés où parfois se découpe la silhouette d’une coiffe tuyautée en forme de labyrinthe, selon la mode du vieux temps. Et le champ de foire très sale, très labouré, présente l’aspect mélancolique des lendemains de fêtes. Le soleil lui-même se retire en mettant une étincelle suprême sur les ajoncs.