Revue pour les Français Août 1906/I

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LA CLOISON ÉTANCHE



Avez-vous l’idée de ce que fut en son vivant M. R. J. Seddon, premier ministre de la Nouvelle-Zélande, mort récemment ? Il fut à dix ans un petit paysan anglais qui n’attendait aucun héritage et qu’on habituait sagement à l’idée d’avoir à se débrouiller tout seul dans la vie. Il fut à vingt ans un rude mineur d’Australie, travaillant ferme pour amasser le plus tôt possible un pécule qui lui permit de remonter à la lumière du jour. Il fut à vingt-cinq le propriétaire d’un hôtel sis à un carrefour fréquenté de la côte zélandaise ; la trentaine le trouva député au parlement de Wellington, et la quarantaine chef du Labour party de la colonie. Quand il revit l’Angleterre, aux environs de la quarantaine, ce fut pour y prendre part, en habit doré, au jubilé royal comme premier ministre de sa nouvelle patrie.

Voilà une carrière intéressante, mais qui n’est point unique. En Europe, il en a été fourni de comparables ; les exemples n’en sont pas rares. Aussi bien n’est-ce point sur l’homme et ses exploits que nous prétendons attirer en ce moment l’attention de nos lecteurs, mais plutôt sur certaines facilités rencontrées par M. Seddon au cours de son élévation et que la civilisation de chez nous ne lui eut pas fournies d’aussi bon gré. Nous voulons parler de l’absence de cette cloison étanche qui sépare obstinément les classes sociales dans des pays où l’aristocratie pourtant ne se survit guère qu’en apparence et qui, au contraire, n’existe pas là où il semblerait qu’elle doit se dresser de préférence, à savoir chez des peuples respectueux des hiérarchies établies et résolus à les maintenir. Ce paradoxe mérite de retenir un instant l’attention. M. Seddon ne s’est pas senti une seule fois « gêné aux entournures », même par son habit brodé de 1897. Encore moins a-t-il gêné ses voisins en portant la même tenue qu’eux. D’où cela vient-il ?

De ce que les Anglo-Saxons font usage d’une toise ingénieuse à l’aide de laquelle l’individu se mesure et se catalogue lui-même. Tous ne sauraient prétendre à devenir lords, mais chacun peut viser à devenir un gentleman ; il suffit pour cela d’acquérir un certain ensemble de qualités physiques et morales qui vous classent tel et par lesquelles vous vous honorerez à vos propres yeux et aux yeux de vos concitoyens. L’édifice social britannique est ainsi agencé que toutes choses tendent à y multiplier le type du gentleman. Ceux d’en bas aspirent à cette dignité ; ceux d’en haut la voient avec plaisir se répandre. Regardez autour de vous. Quel spectacle différent ! L’homme qui correspondrait en France au « gentleman » d’outre-mer (encore que l’équivalence soit très imparfaite) n’a qu’une idée : restreindre le chiffre de ses pareils et, par représailles, c’est une ridicule et stupide gloriole chez l’homme qui y pourrait atteindre de s’en abstenir. Ainsi voit-on des Français qui tirent vanité de leurs mauvaises manières et se drapent dans la vulgarité de leur attitude et de leur langage. « Vous n’entrerez pas », s’écrie-t-on d’un côté de la cloison. « Il n’y a pas de danger que nous cherchions à entrer », riposte-t-on de l’autre. Charmant dialogue. M. Seddon n’a pas connu un pareil état d’esprit. « Très honoré de me trouver parmi vous », a-t-il dit le plus simplement du monde en changeant de milieu. « Très honorés de vous recevoir », lui a-t-il été répondu. Lequel des deux systèmes vous semble préférable au point de vue de la paix sociale ?…


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