Revue pour les Français Août 1906/II

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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



La crise russe continue d’absorber la plus grande attention du monde. La Douma persistant à faire beaucoup plus de bruit que de besogne a été dissoute. C’est assurément ce qui pouvait lui arriver de plus heureux : elle semblait avoir entrepris de se discréditer elle-même et aurait vite perdu tout son prestige des premiers jours. Elle a donné sa mesure dans les manifestes posthumes qu’elle a jugé utile d’adresser au peuple. Il est surprenant, en vérité, qu’une assemblée composée en majorité d’hommes de réelle valeur en arrive à voter des résolutions aussi ridicules et aussi contraires au bon sens. Nous avons de ces hommes une trop bonne opinion pour penser qu’ils s’illusionnent un seul instant sur la portée de tels actes vis-à-vis leurs concitoyens : ce qu’ils veulent surtout, c’est attirer sur eux l’attention du monde extérieur, conquérir l’opinion étrangère. Hantés par les souvenirs de la Révolution française, ils en veulent imiter les grands gestes et en renouveler les coups de théâtre. Nous vous mettons en garde contre ces procédés dramatiques qui ont subjugué la plupart de nos journaux et les entraînent quotidiennement à de fausses appréciations. Nous n’avons jamais caché nos sentiments profondément antipathiques pour la bureaucratie réactionnaire et tous nos vœux, vous le savez bien, lecteurs, étaient du côté de la Douma. Nous regrettons à présent son échec mais nous sommes obligés de le proclamer bien mérité.

La fortune française en Russie.

De 1889 à 1906 la France a prêté officiellement à la Russie plus de huit milliards de francs. Nous avons engagé en même temps près d’un milliard dans les entreprises industrielles ou minières de l’Empire. Nos établissements commerciaux y représentent plus de 50 millions ; nos propriétés et nos capitaux employés en banque à peu près autant. Bref nos placements dans l’empire russe s’élèvent aujourd’hui à la somme colossale d’environ dix milliards.

Voilà qui justifie l’intérêt passionné avec lequel on suit chez nous les événements de là-bas. Cette fortune, à vrai dire, ne nous paraît nullement menacée : la Russie, quelle que soit l’issue de la crise qui l’accable, garde à nos yeux tout son crédit. Ses richesses naturelles sont intactes, son industrie prospère ; quel que soit son régime futur, il favorisera certainement davantage que l’ancien le développement de ses ressources. En somme il est peu de pays au monde qui offrent des garanties aussi positives. Les capitalistes français auraient pu sans doute employer leur argent en placements plus rémunérateurs mais ils auraient difficilement rencontré autre part la même sécurité.

Il ne s’agit pas de discuter ici si la démocratie française a bien rempli son rôle social en aidant l’autocratie russe. Au point de vue financier — le seul que nous envisagions — nous n’avons commis aucune faute. C’est important.

L’entente cordiale en Chine.

L’immobilisme du peuple chinois considéré dans sa masse contraste de façon flagrante avec l’activité personnelle des individus qui le composent. Ce besoin de mouvement se traduit particulièrement dans la facilité avec laquelle le Chinois se déplace et profite des moyens de transport créés dans son pays par les Occidentaux. Nous n’avons rencontré nulle part une telle affluence de voyageurs indigènes. Ajoutez à cela un trafic commercial intense, et vous serez bientôt convaincus des bénéfices réalisés par les Compagnies de navigation maritime et fluviale qui ont su établir à propos des services de transport entre les centres les plus peuplés ou les plus commerçants de ce pays.

Les Français sont hélas ! restés très en arrière de leurs concurrents et c’est bien tard qu’ils se décident à créer çà et là quelques lignes. Nous ne pouvons, par exemple, imaginer comment il ne s’est pas trouvé, depuis bientôt cinquante ans que le Yang Tsé est ouvert à la navigation européenne, un seul de nos agents diplomatiques ou consulaires pour mener à bien la création d’un service de bateaux français sur ce fleuve magnifique dont le bassin constitue l’une des plus riches régions du monde. Il a fallu l’arrivée de M. Doumer au Gouvernement général de l’Indo-Chine et l’attribution d’une subvention annuelle de 175.000 francs pendant dix ans sur le budget de la colonie pour décider cette création. La maison Racine-Ackerman, la principale firme française d’Extrême-Orient, s’en est chargée et vient de mettre en service trois beaux vapeurs entre Shanghaï et Hankéou avec escales aux principaux ports intermédiaires. Elle a témoigné d’une grande habileté en constituant, à cet effet, une société franco-chinoise — la Compagnie asiatique de navigation — dans laquelle sont entrés de nombreux actionnaires indigènes, gros négociants pour la plupart et par conséquent chargeurs éventuels de ses navires. Elle a également obtenu à Shanghaï et à Hankéou des positions d’accostage extrêmement avantageuses par rapport aux compagnies rivales. Tout serait donc pour le mieux sans les difficultés soulevées par deux consuls Anglais qui prétendent empêcher nos vapeurs de faire escale aux ports très importants de Kiu-Kiang et Tching-Kiang où leur juridiction s’exerce, sous prétexte que nos pontons atterrissent à la concession britannique.

Cette opposition est purement scandaleuse et malveillante. Dans plusieurs grands ports, à Shanghaï en particulier, les navires anglais ont, pour leur grand profit, accosté leurs pontons en concession française. Le gouvernement français n’en est que mieux armé pour réclamer une réciprocité de traitement et nous sommes étonné qu’au nom de l’entente cordiale il n’ait pu l’obtenir encore. L’entêtement absurde de deux consuls gallophobes ne saurait, pensons-nous, dénaturer aux yeux des populations d’Extrême-Orient la portée réelle et les bons effets de cette entente.

Le repos hebdomadaire.

Quoi de plus légitime ! Nous sommes bien en retard, avec nos idées avancées, puisqu’il nous faut une loi spéciale pour nous forcer à profiter de ce repos. Il en est de cette question comme de bien d’autres : nous ne savons pas user de la liberté et nos législateurs, pleins de sollicitude, sont réduits à nous en priver et à réglementer notre conduite.

Il est à propos de remarquer que les peuples qui se croient les plus libres sont quelquefois ceux où l’individu est le moins maître de ses actions. Ainsi l’Australie. En Australie, les heures de travail et d’ouverture des magasins sont rigoureusement fixées par les lois, et nous nous souvenons d’avoir assisté, au tribunal de Sydney, à la condamnation d’un pharmacien qui s’était permis de délivrer un médicament en dehors de ces heures prescrites. En Australie les boutiques ferment à midi la veille de chaque dimanche ou jour férié jusqu’au lundi ou jour suivant ; de sorte que si deux fêtes se suivent, ce qui arrive fréquemment, vous devez faire à l’avance pour trois jours vos provisions de pain, de lait, de viande, etc. C’est tout à fait pratique.

Les Australiens, d’ailleurs, ne s’en plaignent pas, parce qu’ils se sont eux-mêmes imposé cette gêne. Mais supposez que le tzar ordonne par un oukase une réglementation identique, ne crierait-on pas à la tyrannie ?… Telle est la puissance de l’illusion.

La réhabilitation du Cambodge.

Le récent voyage du roi Sisowath a donné lieu à des appréciations très diverses de l’importance et des richesses de son royaume. Beaucoup de journalistes ont cru devoir tourner en ridicule les honneurs rendus par le gouvernement de la République à ce souverain d’un royaume déchu, assurant qu’il nous en coûterait plus que le Cambodge ne rapporterait jamais. Ainsi le vieux préjugé colonial sur la non valeur du Cambodge a trouvé l’occasion de renaître. Ne le laissez pas s’enraciner dans votre esprit, car tous les faits récents l’ont à jamais détruit. Ayant multiplié en Cochinchine, en Annam, au Tonkin, les entreprises utiles à la mise en valeur de ces pays, l’administration coloniale a persisté longtemps à laisser le Cambodge à l’écart. Dès qu’elle a bien voulu s’en occuper, elle a de suite reconnu la richesse de son sol et la valeur de sa population, et lui prédit dès à présent un très brillant avenir économique.

Bien arrosés, ses territoires sont presque partout susceptibles de culture et d’élevage intensifs. Ses exportations de riz à destination du Japon et de la Chine sont déjà énormes ; le coton, le jute, la ramie y poussent communément, susceptibles d’alimenter des industries considérables ; le mûrier y vient bien, l’élevage des vers à soie y promet d’excellents résultats ; le café, le cacao, le tabac y produisent des espèces appréciées ; ses forêts sont très vastes et riches en belles essences ; enfin ses pâturages nourissent d’immenses troupeaux de bœufs, de buffles, de chevaux. Ajoutez à cette énumération des richesses agricoles du Cambodge ses réserves minières, encore fort peu connues, des Montagnes du Nord et de l’Ouest et vous reconnaîtrez avec nous que le royaume de Sisowath n’est pas indigne de figurer dans l’admirable groupe de pays qui composent l’Indo-Chine française.

La comédie du désarmement.

L’Angleterre, faisant mine d’exécuter les bonnes promesses répandues dans tous les discours de ses ministres, a décidé de réduire ses dépenses navales de 37 millions de francs pour l’exercice 1907. « Il faut donner l’exemple, s’est écrié Sir Henry Campbell Bannermann », et là-dessus tous les pacifistes du monde — au moins tous ceux qui affichent bruyamment cette qualité — d’applaudir l’Angleterre amie de la paix et d’exiger dans leur propre pays les mêmes « preuves de bonne volonté ». Ainsi sans l’énergique résistance de M. Thomson, Ministre de la Marine, la France allait, sur la foi de cette affirmation : « l’Angleterre réduit ses armements » arrêter l’exécution de son programme de constructions navales.

L’Angleterre nous joue là une belle comédie ! Elle possède en effet de nos jours une suprématie navale incontestée, elle est sûre de la conserver, ses chantiers construisant plus vite que tous les autres. Que risque-t-elle à retrancher cette année 37 millions sur ses dépenses de guerre ? Simplement d’entraîner les marines rivales de la sienne à limiter, dans une proportion plus grande, leurs armements respectifs et à les placer vis-à-vis d’elle dans une condition d’infériorité toujours plus accentuée. Ne vous y trompez pas, lecteurs. Nous nous réjouirons avec vous, est-il besoin de le répéter, quand une entente internationale aura su résoudre équitablement cette question, mais ce n’est pas en bluffant de la sorte qu’on y parviendra.

La Belgique allemande.

La Gazette de Huy a découvert dans une école allemande de Belgique un bien curieux manuel de géographie. Sous le titre « Petits États de nationalité allemande », l’auteur — le docteur Daniel — énumère « la Suisse, Lichtenstein, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg » et signale que ces cinq États « sont peuplés entièrement ou en majorité par des Allemands ». Ce manuel, écrit à l’usage des écoles allemandes d’Allemagne et de l’étranger, a atteint sa 232e édition.

Ses prétentions pangermaniques vous étonneront peut-être ? Nous, pas. Nous avons entendu plus d’une fois, en Allemagne, des lettrés soutenir publiquement l’origine et le caractère germaniques de nos populations françaises de Lorraine et de Champagne. Le docteur Daniel passe donc à nos yeux pour un modéré parmi ses collègues. Mais les Belges ne sont pas de notre avis. La seule pensée d’être pris pour des Allemands les met fort en colère. Qu’ils se rassurent : personne ne s’y trompera…

Musées commerciaux.

Nous avons souvent constaté, en courant le monde, combien les commerçants Français étaient mal renseignés sur les désirs de leur clientèle lointaine et combien mal ils connaissaient la production de leurs concurrents étrangers. Cette ignorance leur est infiniment préjudiciable. Il serait aisé, nous semble-t-il, de l’atténuer en annexant aux Chambres de commerce de nos grandes villes des musées commerciaux pratiquement agencés pour fournir les renseignements utiles à la vente ou l’achat d’un produit quelconque à un pays quelconque.

Nous en trouvons l’exemple au Musée commercial de Bruxelles. Fondé en 1884 pour renseigner les manufacturiers et les négociants sur la marche des affaires en pays étranger et leur faciliter les transactions commerciales avec les producteurs et les consommateurs de toutes régions, il joue dans le domaine commerçant le rôle des collections minéralogiques, géologiques, anatomiques dans le domaine des sciences naturelles ; il leur facilite le moyen d’étudier pratiquement les affaires et les armes pour la concurrence en leur mettant sous les yeux tel objet préféré dans telle ou telle partie du globe et en leur enseignant les meilleures façons de l’écouler.

Installé dans un vaste bâtiment à trois étages, le Musée commercial comprend trois principaux services : 1o les collections, composées d’échantillons de produits d’exportation, d’échantillons de produits d’importation, et d’échantillons d’emballages et d’apprêts, classés dans un ordre excellent ; 2o la bibliothèque, contenant les traités techniques, dictionnaires, journaux, périodiques, listes d’adresses, catalogues de toute sorte ; 3o les bureaux de renseignements, au nombre de trois, chargés respectivement des informations relatives au commerce intérieur, au commerce extérieur et aux douanes et transports. L’ensemble est ouvert au public à titre absolument gratuit et les plus grandes facilités sont accordées aux négociants pour toute espèce de recherches. Nous sommes convaincu qu’ils y trouvent des inspirations excellentes pour le développement de leurs affaires.

Le réveil de la Perse.

Le Chah de Perse vient de décider la convocation d’une Assemblée parlementaire. Cette nouvelle nous a paru très singulière. Nous connaissions les sentiments très libéraux, très modernes de Mouzaffer ed Dine et nous applaudissions aux efforts par lui dépensés pour régénérer son pays mais nous sommes étonné, de sa part, d’une résolution tellement exagérée et, disons-le, aussi peu sage. À vrai dire, nous demeurons très sceptiques sur les bons effets de cette réforme qui nous apparaît simplement comme une tentative énergique de réaction contre l’ingérence étrangère.

Depuis plusieurs années, le Chah s’était entouré de conseillers européens parmi lesquels un Belge, M. Nausse, ministre des douanes. Son administration réprima quantité d’abus et fit par conséquent de nombreux mécontents parmi les puissants bénéficiaires de l’ancien régime, s’attirant au contraire une foule de partisans dans les classes populaires. Les prêtres, les mollahs, réactionnaires forcenés, ennemis-nés des Européens, virent ainsi peu à peu leur influence décroître d’autant plus aisément que les Persans, raisonneurs et sceptiques, témoignent de sentiments religieux très modérés. C’est alors qu’ils firent volte-face, et soudainement, avec un remarquable ensemble, prirent la tête du mouvement réformiste dont ils étaient, hier encore, les adversaires les plus violents. « Nous serions aveugles de méconnaître que c’est grâce à la science européenne que le Japon a vaincu la Russie, s’écrièrent en pleine mosquée des prédicateurs. C’est grâce à cette science aussi, et seulement grâce à elle, que nous pourrons un jour défendre notre nationalité et notre indépendance. Mettons-nous donc au travail ! » Et ils se mirent à l’œuvre pour montrer aux populations qu’ils étaient réellement plus progressifs que les « frangis » : livres, pamphlets, affiches, furent soudain répandus dans toutes les grandes villes, surtout à Téhéran, où plusieurs complots furent publiquement tramés. Après quoi, réclamant un bouleversement général, les mollahs éconduits firent grève et quittèrent la Perse en pèlerinage vers Kerbelah, la ville sainte et l’Iman Hossein, située aux environs de Bagdad, en territoire turc.

Leur manœuvre a pleinement réussi. Ils ont regagné leur influence et, sous prétexte de progrès, entraîné le Chah à promulguer un semblant de Constitution. Les conseillers européens vont déménager et leur céder la place. Mais après ? Après, nous doutons fort que la Perse y trouve bénéfice.

P. S. — La décision pontificale.

Le Pape a repoussé les associations cultuelles. Nous n’en sommes pas surpris. Depuis son avènement Pie x s’est montré avant-tout pontife romain, catholique strictement orthodoxe. Il ne pouvait pas accepter de se soumettre à une loi qui — les théologiens nous l’affirment — viole le droit canonique. Au point de vue ultramontain la décision du Pape est donc absolument correcte et justifiée.

Il n’en est pas, hélas ! tout à fait de même au point de vue français. Les Français savent que la loi de séparation présentait des garanties suffisantes à l’exercice du culte : n’étant pas tous théologiens, ils comprendront difficilement les raisons qui s’opposent à propos de la France à la création de sociétés cultuelles qui existent en d’autres pays, et ils se permettront peut-être de juger fâcheusement la rigueur un peu rancunière du Souverain Pontife.

Sans doute la résistance des catholiques entraverait l’application de la loi et causerait de sérieux embarras au gouvernement français. Mais à quoi bon ? que gagnerait la France à ces luttes ? et qu’y gagneraient les catholiques eux-mêmes ? Nous souhaitons plutôt que les évêques, soucieux de la paix sociale et des intérêts de la nation, trouvent moyen — on nous dit que l’encyclique peut être ainsi « interprétée » — de concilier encore l’obéissance au Pape avec la soumission aux lois.


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