Revue scientifique - A propos de la Science allemande

La bibliothèque libre.
Revue scientifique - A propos de la Science allemande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 457-468).
REVUE SCIENTIFIQUE

À PROPOS DE LA SCIENCE ALLEMANDE

Le fait que la guerre actuelle est surtout une guerre scientifique n’est plus aujourd’hui contesté par personne. Mais de ce fait diverses personnes ont tiré des conclusions fort différentes selon qu’elles sont d’un côté ou de l’autre de la barricade… J’entends par-là la vieille barricade qui sépare, depuis qu’il y a des hommes et qui ratiocinent, les disciplines sentimentales des réalistes. Cette précision n’est pas inutile et c’est regrettable, car il ne devrait point y avoir aujourd’hui d’autre barricade que cette mince faille frangée de fils barbelés, qui, de la mer du Nord à la Suisse, est la marge sanglante de nos espoirs.

Une chose pourtant est faite pour nous consoler, c’est que ces polémiques d’avant-guerre sont exclusivement le fait de gens qui n’ont point fait la guerre et ne la connaissent point. Les combattans, eux, ont mieux à faire que de disputer sur des controverses métaphysiques. Ils laissent cela aux moins privilégiés qu’eux, dont l’héroïsme est surtout typographique, à ceux qui lancent bravement chaque jour à l’assaut du Boche les colonnes des gazettes, toutes hérissées des baïonnettes étincelantes de l’invective et des liquides enflammés de leur encrier. Au temps où les écritoires ne contenaient que des plumes d’oie, le cliquetis batailleur de toute cette éloquence scripturale eût évoqué l’image auguste du Capitole. Mais les plumes sont devenues métalliques, et c’est pourquoi tant d’aèdes bardés d’épithètes seront après tout fondés à dire que c’est à la pointe de l’acier qu’ils ont fait reculer l’ennemi.

Mais si les soldats n’impriment rien, — ceux du moins que l’âpre bataille n’a point couchés loin de l’action, — en revanche, ils lisent. Ils lisent pour se distraire ou pour s’endormir… selon les auteurs, et en lisant les polémiques qui, comme des relens de l’arrière, arrivent jusqu’à eux, ils risquent d’être parfois meurtris dans leurs plus chères illusions, dans leur idéal quel qu’il soit, dans ce qui leur donne tant d’âme pour se battre et pour endurer. Aussi n’est-ce point sans tristesse que nous avons vu et que nous voyons des doctrinaires tirer argument des événemens quelconques, heureux ou malheureux, de cette guerre, pour le système qui leur est cher, ce qui est légitime, et contre le système opposé, ce qui l’est moins. C’est ainsi que nous avons vu tour à tour proclamer, en des proses bourrées d’argumens comme une bulle de savon l’est d’air, que cette guerre a prouvé la faillite de la religion, de l’athéisme, du principe monarchique et du démocratique, du renanisme, de la théocratie, de l’antimilitarisme, du militarisme. Je me garderai bien de mettre le doigt dans l’engrenage de ces roues dentées qui, deux par deux et en sens inverse les unes des autres, tournent depuis longtemps à vide. C’est le propre des systèmes, qui sont rigides et simplistes, de pouvoir trouver, dans un fait quelconque parce qu’il est souple et nuancé aussi bien que dans son contraire, quelque facette où se réfléchisse brillamment leur lumière monochromatique.

Mais ce qu’on ne saurait laisser passer sans protester, ce sont les attaques perfides dont la guerre actuelle a fourni le prétexte à l’égard de la science qui, elle, n’est pas un système, mais une réalité belle, utile, respectable, et conciliable avec tous les idéals.

Ce n’est point la première fois que l’on proclame la faillite de la science ; mais celle-ci heureusement n’est point comme les murs de Jéricho, et il ne suffit point d’emboucher les trompettes de l’anathème pour la faire tomber. Cette fois-ci le développement pris en Allemagne par les sciences et leur application, tandis que l’état moral de ce pays restait ou plutôt devenait ce que nous le voyons, l’utilisation perfide par nos ennemis de certains procédés barbares empruntés à la chimie, la cruauté avec laquelle ils ont conduit cette guerre et plus encore l’apostille doctorale qu’ont donnée à ces procédés tant de cuistres à diplômes et à lunettes de l’autre côté du Rhin, tout cela a paru fournir, à ceux qui de bonne ou de mauvaise foi détestent la science, des argumens propres à démolir une fois pour toute la « nouvelle idole. » On y ajoute quelques sophismes rebattus, préalablement rajeunis d’une couche de peinture fraîche, et c’est ainsi que la science, cette pelée, cette galeuse d’où venait tout le mal, s’est vue plus que jamais vouée aux gémonies en vertu de raisonnemens que nous allons brièvement discuter et qui peuvent se résumer ainsi : 1° La prépondérance et le progrès de la science allemande, le développement scientifique de l’Allemagne tant pacifique que militaire sont cause de l’abominable rétrogradation morale constatée dans cette nation ; 2° cette prépondérance de la science allemande est liée, de l’aveu même des savans allemands, à celle du militarisme germanique ; 3° donc la science est une chose détestable, dont l’Allemagne telle que nous la voyons est le produit et le champion, tandis que les ennemis de l’empire allemand sont les défenseurs des disciplines sentimentales, qui sont toujours et irréductiblement opposées à la science.

Voyons ce qu’il faut penser de tout cela.


La science allemande est-elle prépondérante ? L’Allemagne a-t-elle eu dans l’histoire passée des sciences, a-t-elle dans leur histoire contemporaine une primauté ? C’est une question souvent examinée depuis quelque temps. Ici même, M. Emile Picard l’a traitée avec une remarquable maîtrise pour ce qui concerne les sciences physico-mathématiques. Dans sa belle leçon d’ouverture au Collège de France, M. Henneguy l’a abordée pour le groupe des sciences biologiques. Il serait aisé de faire de même pour les sciences historiques. La vérité c’est que de tels dosages, de telles comparaisons, sont difficiles à faire. Quelle est la balance qui nous permettra de soupeser côte à côte un Leibnitz et un Descartes, un Bradley et un Bessel, un Laplace et un Gauss ? L’importance du rôle joué par un pays dans l’histoire de la science dépend d’un très petit nombre d’hommes de génie ; et comme le génie est sporadique, comme il est en général complètement indépendant du milieu dans lequel il se développe et sans commune mesure avec lui, on conçoit la difficulté de telles comparaisons. Pourtant il résulte avec certitude des études consciencieuses que nous venons de citer que le rôle de l’Allemagne dans la science moderne est loin d’être d’une importance supérieure, sinon égale, à celui de la France ou de l’Angleterre. Si Kepler, Gauss, Kirchoff, Hertz, Helmholtz, Koch furent Allemands, Newton, Davy, Darwin, Maxwell, Faraday, Lister étaient Anglais ; Descartes, Laplace, Lavoisier, Carnot, Ampère, Claude Bernard, Pasteur, Poincaré étaient de notre France. Tous ceux-là furent de grands hommes, mais, comme l’a fort bien remarqué M. Émile Picard, les grands savans qu’a eus l’Allemagne se distinguent plutôt par leur minutie et leur lente ténacité, les nôtres par leur apport d’idées directrices,

Si les grandes envolées manquent même à leurs plus puissans cerveaux, s’ils sont incapables de ces coups de cognée qui font une brèche éblouissante dans la forêt du mystère, en revanche, ils ont des qualités qui suppléent au génie. Le génie, a dit Buffon, n’est qu’une longue patience. Il avait tort, et son propre génie à lui échappait à cette définition un peu désabusée. Le génie n’est pas cela seulement, mais cela en est une des formes, et que les Allemands possèdent à un haut degré. Leur érudition est méticuleuse, inlassable, fouilleuse ; leur labeur tenace, tatillon, sans répit. Ils ont le génie de la compilation. De là vient que le monde est inondé de leurs répertoires, annuaires, manuels, bibliographies, guides et histoires de toutes sortes. Chez nous-mêmes on est arrivé le plus souvent, lorsque dans nos établissemens scientifiques on a besoin d’une référence relative à une œuvre française, à la chercher dans les publications allemandes qui mâchent le travail et dispensent de l’effort de remonter aux sources. On devine facilement que l’esprit tendancieux dans lequel sont faites ces compilations boches n’a pas peu contribué à répandre partout la croyance à la prétendue supériorité de la science germanique. Notre manie de nous entre-dévorer a fait le reste, et nous connaissons chez nous des hommes de science, — je ne dis pas des « savans, » il y a des mois qu’il ne faut pas prodiguer, — importans par leur situation administrative, et qui sont trop heureux d’attribuer, d’accord avec les compilations boches, à nos ennemis, tels travaux dus à leurs subordonnés et qu’ils savent pertinemment avoir été importés de chez nous par nos ennemis. Ceux-ci sont si loin ! Ils ne seront jamais des concurrens pour les places et les honneurs et on a moins de peine à les haïr que les gêneurs de talens dont la présence vous porte ombrage.

Pour imiter les médecins qui affublent d’un beau nom néologique les maladies qu’ils ne savent point guérir, on me permettra de caractériser par deux mots les défauts qui chez nous ont contribué surtout à donner tant d’injuste prestige à la science germanique : xénolâtrie et allélophobie.

Si l’Allemagne ne peut réellement prétendre à une primauté quelconque dans la science moderne, elle y est nettement inférieure à la France et à l’Angleterre, si l’on remonte le cours de l’histoire.

S’il serait puéril de penser que les Germains sont moins bien doués pour les sciences et les arts que les peuples dits latins, en revanche il est incontestable qu’ils sont venus bien plus tard à la civilisation et n’ont contribué à celle-ci que par des apports plus récens et d’abord moins riches. Ce qui le prouve notamment, c’est encore la langue allemande. Tant qu’un peuple ne possède pas une langue bien formée permettant à ses « Génies » de s’exprimer clairement, il ne peut prétendre à une culture supérieure. Or combien tard l’Allemand s’est-il créé une langue, une littérature !

Voltaire déjà l’avait remarqué : « Pétrarque et Boccace fixèrent la langue toscane, qui ne reçut plus d’altération, tandis que tous les autres peuples ont changé leur idiome. Ces arts qui d’ordinaire naissent et périssent ensemble sortaient en Italie de la barbarie, grâce au seul génie des Toscans, avant que le peu de science resté à Constantinople refluât en Italie, à la chute de cette ville. »

C’est au XVIe siècle seulement que les sciences et les arts répandus en France gagnaient par elle et grâce à elle la barbare Allemagne. Au XVIIIe siècle encore, la science allemande était si pauvre que Frédéric le Grand, qui n’était pas le plus sot des Hohenzollern, était obligé de venir recruter en France l’état-major de l’Académie des sciences qu’il fondait à Berlin et de la faire présider par le Français Maupertuis. On sait d’ailleurs que les relations de celui-ci avec Voltaire, qui régnait alors sur les lettres de la Prusse, — l’usage de l’allemand étant réservé par Frédéric à ses conversations avec son cheval, — ne ressemblèrent pas beaucoup à l’union sacrée ; ce qui prouve que les Français même les plus intelligens ont toujours eu les mêmes défauts.

Quoi qu’il en soit, il n’y a guère plus d’un siècle et demi, — ce qui est peu dans l’histoire d’un peuple, surtout d’un peuple élu par la divinité, — l’Allemagne était fort loin de se prévaloir à notre égard d’une supériorité de culture, et trop heureuse de monter en croupe du Pégase français. Il en est de même dans presque tous les autres ordres d’idées concernant les œuvres de l’esprit, c’est-à-dire dans ceux qui caractérisent la « culture. » On ne peut qu’approuver M. Bergson qui fait dériver toute la philosophie moderne de Descartes. Les systèmes de Leibnitz, de Spinoza, de Malebranche, de Locke et jusqu’à l’idéalisme allemand du bon vieux temps, sont sortis du cartésianisme. Il en est de même pour le grand dada tant chevauché de la science allemande, la philologie : dès le XVIe siècle et pendant des siècles, l’école française produit des maîtres dont l’autorité se maintient encore aujourd’hui, et qui ont été copiés, mais non dépassés de l’autre côté du Rhin. Les Cujas, les du Cange, les Budé, les Estienne, les Scaliger, les Dolet, les Muret, les Barthélémy, etc., ont fondé et pratiqué toutes ces sciences profondes : linguistique, grammaire, archéologie, paléographie, épigraphie, etc, sur lesquelles la botte prussienne s’est lourdement posée sans en pouvoir effacer l’empreinte initiale et française.

On pourrait continuer cette énumération. On ne l’achèverait même pas en considérant l’histoire de la toute moderne Allemagne. Il n’est pas jusqu’à la bière allemande, cette liqueur que nos ennemis croient la plus germanique des choses germaniques et dont ils se gonflent éperdument comme du suc même de leur patrie, il n’est pas jusqu’à leur bière qui ne soit fabriquée partout en Allemagne avec les procédés découverts par le Français Pasteur.

Si donc il y a une science allemande qui ait produit quelque chose d’utile, c’est parce qu’il y a eu d’abord une science française. Nos ennemis oublient un peu trop cette filiation. Il est vrai que la gratitude filiale n’est pas la vertu dominante dans la famille de leurs tyrans.

Goethe opposait déjà la méthode française aux façons allemandes. « Nos savans, dit-il, sont des orgueilleux qui voient en tout la supériorité de leur génie individuel et du génie national en général. Le langage des Français est net, clair, hardi, contrairement à celui de nos Allemands qui haïssent quiconque ne pense pas comme eux. » Voilà défini en quelques mots le caractère de l’esprit germanique ; il se développera et deviendra germanolâtrie et haine sous l’impulsion savamment organisée de la Prusse.


De quel droit en effet les Allemands, et plus spécialement leurs mentors prussiens, osent-ils, après ce que nous venons de voir, se prétendre les possesseurs de toutes les supériorités, et surtout de la suprématie scientifique ? C’est tout simplement du droit du plus fort. Car ces prétentions ne sont venues à la Prusse qu’après la victoire de 1866.

Ayant bouté dehors l’Autriche, elle a façonné l’Allemagne à son image, instauré sa discipline brutale, imposé son esprit avide des conquêtes matérielles et « faussé » les esprits, dans le dessein avéré d’asseoir sa domination. Elle y a employé l’enseignement primaire et supérieur, les philosophes, les prédicateurs, les historiens, les écrivains religieux et les matérialistes, la science et la littérature.

La croyance des Allemands à leur « surhomie » est une sorte de folie des grandeurs provoquée de propos délibéré par une éducation spéciale ; on a fabriqué des surhommes comme on fabrique en Afrique des derviches tourneurs, ou, au cirque, des chevaux faisant le pas espagnol.

Ce but ainsi poursuivi par l’État prussien est avoué sans ambage. Aussi Haugwitz, organisateur de l’enseignement prussien, nous dit sans vergogne : « Nous enseignons ce qui peut nous être utile, que ce soit le vrai ou le faux, peu nous importe ; nous voulons que l’Allemand croie ce qui nous semble nécessaire qu’il croie pour atteindre le but que nous poursuivons. » Qu’eût pensé de cette méthode d’enseignement l’auteur des Provinciales ?

Et, en effet, l’histoire de la civilisation, telle qu’on l’enseigne dans les livres scolaires prussiens, sans parler du reste, est bien fabriquée d’après ce principe. Tout y est made in Germany. Nous avons vu par exemple des ouvrages allemands sur l’histoire de la chimie, où le nom de Lavoisier n’est pas cité ; nous en avons vu sur l’histoire de la photographie, qui ne mentionnent pas Niepce et Daguerre. C’est tout juste si les noms de Claude Bernard, Renan, Pasteur, Champollion, Burnouf, Lamarck, Saint-Hilaire, Cuvier, Laplace, sont cités par eux dans l’histoire des sciences. D’ailleurs les Grecs, Italiotes, Gaulois, Français, comme ils ont de-ci de-là produit quelque chose de bien, sont évidemment des Germains, dégénérés hélas !

Si les Allemands taisent les travaux des autres ou se les attribuent, ce ne peut être par ignorance, — ils ne sont pas ignorans, rien n’échappe à leur documentation méticuleuse et infatigable, — c’est par système.

En somme, on a inoculé au peuple allemand la croyance en sa supériorité, afin de s’en servir comme d’un levier, par les mêmes procédés de propagande que ceux des lanceurs d’élixirs, pilules, pommades, curatifs. Pour tout dire d’un mot, la guerre actuelle n’est que le résultat d’une affaire de publicité habilement lancée.

Les aveux du genre de ceux de Haugwitz, que nous venons de citer, se rencontrent assez fréquemment. Ce même auteur avoue sans ambages qu’il ne croit pas à la supériorité allemande, mais qu’il l’enseigne, afin d’exalter « l’orgueil allemand. » D’autres Allemands n’y croient pas non plus. Goethe écrivait après 1813 : « Les Français ont été nos maîtres en civilisation, et nous avons encore à apprendre d’eux ; personnellement, je leur dois beaucoup. » On sait comment Heine a opposé son livre : De l’Allemagne, à celui de Mme de Staël, trop favorable à son avis ; il ne revendique pour ses compatriotes aucune supériorité, sauf celle de la grossièreté. D’après Nietzsche lui-même, barde et prophète du surhomme, l’Allemand manque de quelques siècles de fermentation morale.

Comment des aveux du genre de ceux d’Haugwitz et de tant d’autres doctrinaires du crime ont-ils pu être publiés ? Est-ce cynisme ? Est-ce conviction que personne ne se préoccupera des publications allemandes ou n’en tirera des conclusions ? Ce ne serait déjà pas si mal raisonné. N’avons-nous en effet pas vu récemment de très bons Français, et même un ancien ministre de l’Instruction publique, proposer sans rire de cesser dès maintenant l’enseignement de la langue allemande dans les écoles françaises ?

Voilà une belle insanité à mettre à côté de la proposition que nous firent naguère de très graves personnages, de bannir pour toujours la musique allemande de nos tympans. Que ne nous propose-t-on aussi de ne pas utiliser les rayons X pour radiographier nos blessés, puisque c’est Rœntgen qui les a découverts, ou de bannir la T. S. F., sous prétexte que Hertz a eu une part dans sa découverte ?

Il faut réagir absolument contre cet état d’esprit enfantin, absurde et nuisible. C’est en connaissant bien nos ennemis qui resteront demain et toujours nos adversaires dans tous les domaines, que nous réaliserons la condition première de la victoire. Leur force provient précisément de ce qu’ils ont admirablement su tirer parti des trouvailles et des progrès de leurs voisins, de ce que j’appellerai leur « art d’utiliser les restes. » Ne craignons pas de les imiter à cet égard, et admirons chez eux l’état d’esprit pratique, qui, sur leurs fléchettes d’aéroplane, leur a fait graver cette inscription symbolique dans sa lourde ironie : « Invention française, fabrication allemande. »

Et maintenant je le demande, quand on se souvient que la science est par définition la recherche et le culte de la vérité, est-il rien de plus éloigné de la science, est-il rien qui soit plus anti-scientifique, plus ascientifique, si j’ose dire, que ces doctrines monstrueuses par lesquelles on a dressé au crime tout un peuple ? Est-il rien qui soit, à la pure figure de la science, un outrage comparable à ce système de mensonge national ? Entre un Ostwald, lauréat du prix Nobel de chimie et protagoniste de ces théories, et pour qui l’Allemagne est au-dessus de tout, même de la vérité, et un Etienne Lamy qui s’écrie : « Une seule devise est digne de la France. Au-dessus de tout la vérité. » entre ces deux hommes, je n’hésite pas, je dis que c’est le second, le noble écrivain, qui est le vrai apôtre de la science, et que le premier, l’homme de laboratoire, en est la négation et l’insulteur. Et je dis que quand on en arrive à entendre d’un côté à l’autre de la barricade, un des principaux et des plus intelligens hommes de science allemand, et un des représentans des pures lettres françaises brandir comme des drapeaux ces devises symboliques, il faut être insensé pour ne point voir que c’est bien réellement la France qui, dans cette lutte, est le champion de cette chose si haute et si pure : la science. Pour l’Allemand, celle-ci n’est rien qu’une prostituée.

Il s’est produit un phénomène bien curieux ; c’est qu’à force de professer avec méthode et de vanter la pseudo-supériorité scientifique allemande, dont ils ont fait prêcher l’évangile par des bandes d’historiens stylés, par des professeurs bien payés et bien décorés, par des écrivains stipendiés, les dirigeans prussiens ont fini par être eux-mêmes convaincus et victimes de leurs propres élucubrations ; ils se sont auto-suggestionnés. Rien de plus comique à cet égard que les argumens par lesquels le célèbre Ostwald dans son livre récent sur « les Grands hommes » essaie de se persuader à lui-même que c’est arrivé ; rien de plus amusant, si ce n’est la spirituelle réfutation, — je devrais dire « démolition, » — que, en employant les propres argumens ostwaldiens, M. Yves Delage lui a infligée.

Je m’excuse auprès de mes lecteurs de leur parler aussi souvent d’Ostwald. Mais ce physico-chimiste d’une incontestable valeur est plus que tout autre, par l’importance du rôle qu’il a joué et qu’il joue encore dans la mentalité allemande, le symbole de la surhomie teutonne et qu’on ne peut pas invoquer pour lui comme pour tel autre signataire du manifeste des 93, Hæckel par exemple, l’état gélatineux où un âge avancé conduit parfois les cervelles les plus académiques. Son cas est intéressant parce qu’il prouve qu’on peut être un savant de valeur tout en étant une insulte à la science. Il y a ainsi des banquiers très habiles qui sont néanmoins des voleurs, ce qui ne saurait entraîner aucun discrédit à l’égard de l’art très honorable de la banque.

C’est aussi par le dressage pédagogique et l’auto-suggestion des pédagogues qu’à côté de la supériorité teutonne s’est implanté le dogme de la quasi-divinité de l’Empereur. Mais cela a été plus difficile, et il a fallu pour obtenir ce résultat bien des amendes, bien des mois de prison. Quant à l’Empereur lui-même, il l’a cru sans peine. Pratiquez, la foi viendra toute seule.

Un homme méritant réellement le titre de surhomme devrait avoir du génie, de l’originalité. Or il n’est pas difficile de constater que même dans la préparation et la conduite de cette guerre, les Boches manquent tout à fait d’originalité. Leurs chefs de file eux-mêmes sont simplement des épigones marchant au pas de l’oie sur les traces de leurs devanciers, appliquant des principes surannés dont l’inefficacité a été maintes fois observée.

En particulier, le superhomme-chef, le divin Guillaume semble ignorer l’histoire, sinon il saurait que les atrocités, les nouveautés cruelles n’ont jamais fait reculer un peuple courageux. Les Romains cédèrent une première fois devant les éléphans de Pyrrhus, comme les Anglais devant les gaz asphyxians ; la deuxième fois, ils tuèrent ces « bœufs d’Apulie. » Après une première surprise dans la guerre macédonienne, ils adoptèrent eux-mêmes la lance plus avantageuse de leur ennemi.

Pour combattre la flotte punique, et finalement la battre, ils apprirent la navigation. Quant aux atrocités, comme moyen d’intimidation, c’est un procédé suranné et d’une inutilité démontrée par l’histoire. Pour faire un peu d’effet, il aurait fallu revenir à l’anthropophagie, et faire limer les dents des Poméraniens en pointe comme font les Nyam-Nyam. Quant aux bombes incendiaires et aux gaz asphyxians, il y a belle lurette qu’un pieux évêque de Munster les utilisa pour la première fois. Tout cela prouve que les atrocités actuelles des Allemands ne sont point un effet de la science, mais au contraire une réminiscence des temps où il n’y avait point de science.


Dans le célèbre manifeste des 93, qui a surtout de manifeste sa cynique outrecuidance, est soutenue cette affirmation effarante que le développement et le maintien de la civilisation et de la science allemandes sont liés à ceux du militarisme prussien. Et il y a des historiens fameux parmi ces 93, et il y a aussi des zoologistes notoires !

Que nous enseignent donc à cet égard l’histoire et la zoologie ? Évidemment un peuple écrasé ou presque détruit par la guerre ne jouera pas de grand rôle dans l’histoire du monde. Mais il ne s’ensuit pas que les peuples vainqueurs, plus guerriers, plus militarisés, mieux armés soient des peuples supérieurs.

Les Romains n’étaient pas plus civilisés que les Carthaginois, les Grecs, les Asiatiques qu’ils ont vaincus. Les Mandchoux ont vaincu les Chinois plus nombreux, plus civilisés mais moins aguerris. Très souvent on voit le vainqueur subjugué par le vaincu plus civilisé. Rome le fut par Athènes ; le Franc par le Gallo-Romain ; le Mandchou par le Chinois.

Quant aux peuples militaires proprement dits, c’est-à-dire ayant la guerre comme industrie nationale, tels les Assyriens, les Spartiates, leur essor a été passager, leur existence brève, leur ruine totale. Les Spartiates étaient des rustres qui n’ont pas laissé un homme de génie. On ne sait même pas où était Sparte. Les Turcs disparaîtront, quoique d’une race guerrière longtemps victorieuse, mais réfractaires à une civilisation supérieure. Non moins guerriers étaient les Havares, les Mongols de Tamerlan, les soldats de Gengis Khan. Tous ont disparu de la terre sans laisser de traces.

Les Suédois de Gustave-Adolphe, de Charles XII faisaient la loi en Europe à une époque où la Suède ne possédait qu’une civilisation bien arriérée. Les victoires de ces deux héros ont été funestes à leur pays par l’épuisement en hommes qu’elles ont entraîné. Carthage, Venise, la Hollande, l’Angleterre, tant d’autres villes et pays petits ou grands ont prouvé qu’on peut être très puissant, durer, atteindre une haute culture sans être militarisé.

Les Romains militarisés conquérans n’avaient dans leur langue aucun terme scientifique. Tout ce qui est relatif aux arts, à la science, à la philosophie est désigné chez eux par des mots grecs. Les jeux du cirque sont l’indice d’une barbarie, d’un mépris de l’humanité inégalés ; leurs mœurs privées n’étaient pas moins cruelles ; mais, après la conquête, il n’y avait plus de Romains. La civilisation qu’ils ont propagée était grecque. Rome ne serait plus qu’un marécage sans la Grèce et l’Eglise.

L’Allemagne doit évidemment sa grandeur politique à ses institutions militaires, à la politique des Hohenzollern, à la subordination de toutes les forces et de toutes les ressources à l’intérêt de l’État. Des auteurs allemands se sont donné beaucoup de mal pour démontrer que les œuvres de l’esprit en Allemagne s’étaient épanouies par le militarisme. C’est ainsi que, dans un article paru il y a quelques semaines et que nous avons sous les yeux, M. le professeur von Below, de Fribourg-en-Brisgau, nous présente le génie de Kant comme lié au militarisme prussien par cet argument que le vieux philosophe : le vieil apôtre de la paix éternelle goûtait, dit-on, beaucoup la musique militaire, et ouvrait sa fenêtre lorsqu’elle passait ! Il n’y a assurément rien à répondre à des argumens de cette force. Mais une chose est certaine pourtant, c’est que, dans aucun domaine relevant de la pensée, l’Allemagne n’a produit de grands hommes comparables à ceux qu’elle eut jadis, depuis que ses succès de 1870 ont enlizé toutes ses énergies dans l’activité militaire. Pour ne prendre qu’un exemple, ce pays qui fut jadis le temple même de la musique, n’a pas produit un grand musicien depuis cinquante ans, il n’en a même pas produit qui soient comparables à ceux qu’ont vus en cette période les pays qu’elle dépassait jadis dans ce domaine, la France, l’Italie, la Russie. Il en est de même en littérature : pas un écrivain vraiment génial n’est apparu en Allemagne depuis 1870. Dans les sciences, malgré la multiplication des laboratoires et des chaires, on y a vu surgir des talens, des expérimentateurs heureux, mais aucun grand cerveau, aucun nom comparable à ceux de la période précédente, aux Helmholtz, aux Gauss.

La vérité est que les États exclusivement militaires ne peuvent échapper à leur destin, qui est de périr comme Sparte et Ninive. La culture exclusive de la force brutale se fait au détriment de la force intellectuelle. La première doit servir seulement à protéger et à développer la seconde ; elle doit être un moyen et non une fin. Dans les États militarisés à l’excès, dans l’Allemagne actuelle c’est le contraire qui a eu lieu.


CHARLES NORDMANN.