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Revue scientifique - Au-delà du microscope

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Revue scientifique - Au-delà du microscope
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

AU-DELÁ DU MICROSCOPE

La découverte du microscope et ses perfectionnemens successifs ont rendu aux sciences naturelles d’inestimables services. Depuis deux siècles et demi cet appareil optique est le principal instrument de travail des naturalistes. La vue simple n’a qu’une puissance très limitée : sa pénétration s’arrête entre le dixième et le vingtième de millimètre. Tout objet dont les dimensions sont au-dessous de cette limite est non avenu pour notre œil : à partir de ce point tout détail de composition lui échappe.

Le microscope a plus que centuplé le pouvoir de la vision ; au sens exact du mot il faudrait dire qu’il l’a milluplé, c’est-à-dire multiplié par mille. Au lieu d’une fraction de millimètre, c’est à une fraction de millième de millimètre qu’il a reporté les bornes du monde visible. Tout ce qui est de l’ordre du millième de millimètre, — du micron, comme on dit en physique, — est de son ressort. Tout ce qui mesure quelques microns, ou seulement un demi-micron, un cinquième, un quart et même un tiers de micron, lui appartient. Or, il se trouve que le millième de millimètre est l’étalon absolu de mesure de la nature vivante et d’une partie de la nature morte. Du moins on le croyait et quelques naturalistes le croient encore.

Il existe au sein des eaux douces et salées ou dans les liquides organiques tout un monde d’animaux et de plantes que l’on dit « microscopiques » parce qu’en effet c’est le microscope qui nous en a révélé l’existence et qui nous a permis de les apercevoir et de les étudier. Il faut entendre que leurs dimensions s’évaluent en millièmes de millimètre, comme, dans la vie courante, le métrage des étoffes se fait en mètres et l’estimation des distances en kilomètres. D’autre part, les naturalistes ont analysé au point de vue optique les organismes animaux et végétaux. Ils ont vu que les êtres vivans se décomposent en appareils, ceux-ci en organes, les organes en tissus, et les tissus enfin en un dernier élément, « l’élément anatomique » dont le prototype est la cellule. Précisément ces dernières pierres de l’édifice vivant, ces élémens anatomiques, ces cellules, se chiffrent en microns. Les globules rouges du sang de l’homme, par exemple, sont des disques ayant sept microns ou sept microns et demi de diamètre. Ainsi s’estiment tous les autres élémens ; leur longueur ou leur diamètre est un nombre entier de millièmes de millimètre ; tout au plus s’y ajoute-t-il une fraction d’un demi, d’un quart ou de quelques dixièmes de cette unité. — De même les microbes et bactéries qui sont la cause spécifique d’un grand nombre de maladies ont des longueurs qui s’évaluent en millièmes de millimètre, ou en dixièmes de cet étalon de mesure. — De même encore, les germes cristallins qui, précipités dans une solution sursaturée ou dans une liqueur en surfusion, en provoquent la cristallisation presque immédiate, ont des dimensions limites de quelques dixièmes de micron. Le grain de salol, par exemple, qui projeté dans la liqueur fondue de cette substance, la fait prendre en une masse de cristaux ; autrement dit, la particule cristalline du salol, sa molécule cristallographique, elle aussi, mesure quelques microns en dimensions linéaires, comme les microbes, comme les élémens anatomiques.

Les observateurs ont donc été frappés de cette uniformité relative dans les dimensions, dans la taille des élémens derniers du monde animal et du monde végétal. Ils ont été fondés à croire que cet étalon de mesure, le millième de millimètre, avait quelque chose de fatidique, d’obligatoire, qu’il répondait à quelque nécessité fondamentale de la constitution des corps naturels. On tend aujourd’hui à revenir de cette opinion. Sans méconnaître le caractère significatif que peut avoir cette fixité relative des dimensions des élémens anatomiques, des micro-organismes et des micro-cristaux, on n’y cherche plus de secret mystère : on n’y place plus la cause suffisante de leur activité dynamique. On croit que ce secret doit être poursuivi plus loin, dans une analyse plus profonde encore et que l’on qualifie d’hypermicroscopique.

Ce que le microscope était par rapport à la vue simple, l’hypermicroscope l’est ou le sera par rapport au microscope. Le nouvel appareil multiplie par mille la puissance de l’instrument ancien, comme celui-ci avait multiplié par mille la pénétration de l’œil nu. Pour parler plus simplement, ce nouveau dispositif permet d’apercevoir des objets mille fois plus petits que le millième de millimètre ; il recule la limite du monde visible au micron de micron, c’est-à-dire au millième de millième de millimètre, ou, autrement dit, au millionième de millimètre. Imaginons une sorte de haie formée par un million d’objets alignés sur un seul rang, si petits pourtant qu’ils ne couvrent qu’une longueur de un millimètre, l’hypermicroscope permettra d’apercevoir chacun d’eux individuellement. Les physiciens allemands Siedentopf et Zsigmondy qui ont imaginé, en 1903, ce dispositif nouveau sont parvenus à rendre visibles des granules dont le diamètre ne dépassait pas 5 à 10 millionièmes de millimètre. Plus récemment l’appareil a été très simplifié par deux jeunes savans, nos compatriotes, MM. A. Cotton et H. Mouton.

L’hypermicroscope ainsi modifié se réduit essentiellement à un microscope ordinaire avec objectif à immersion homogène. Il s’y ajoute seulement un bloc de verre convenablement taillé qui supporte l’objet à examiner et qui en permet l’éclairage latéral. Ce qu’une disposition si simple ajoute de puissance à l’instrument, peut se concevoir assez facilement. L’explication en est parfaitement accessible. Elle fera l’objet d’une revue prochaine. D’autre part les résultats obtenus avec cet instrument ont des conséquences importantes, pour la biologie, pour la physique et pour la chimie. Le problème de la visibilité des objets ultra-microscopiques forme une introduction naturelle à l’étude des solutions colloïdales, c’est-à-dire à un chapitre tout à fait nouveau de la physicochimie qui se développe chaque jour sous nos yeux. En outre de cet intérêt, en quelque sorte indirect, l’examen hypermicroscopique est d’une importance considérable pour la bactériologie, pour la pétrographie et pour l’ensemble des sciences anatomiques. Cet intérêt justifiera les détails dans lesquels nous devons entrer à cet égard.


I

Ni l’anatomie, ni la bactériologie, ni la minéralogie, ni la chimie physique ne peuvent se contenter des renseignemens que fournit le microscope ordinaire, même le plus perfectionné. Au-delà des détails que le meilleur appareil permet d’apercevoir, l’observateur en soupçonne d’autres qui échappent à la pénétration de l’instrument.

L’anatomie microscopique, par exemple, ne s’arrête pas aux particularités de structure que la puissance de l’instrument ne permet pas de dépasser. Au-delà des microsomes visibles, les anatomistes ont supposé l’existence de corpuscules invisibles, hypermicroscopiques, plastidules de Haeckel, gemmules, biophores, pangènes de De Vries, idioblastes de Dertwig, micelles de Naegeli, tagmas de Pfefler. À tous ces naturalistes les particularités de configuration révélés par le microscope n’ont été que d’un faible secours pour l’explication du fonctionnement de la cellule vivante. C’est pour cela qu’ils ont imaginé ces élémens hypothétiques auxquels ils ont conféré les propriétés qui leur paraissaient nécessaires pour rendre compte des faits vitaux.

La marche constante de l’anatomie a consisté à décomposer en parties de plus en plus petites les organismes complexes qui s’offrent à son examen, avec le secret espoir de les résoudre en leurs élémens ultimes. Au siècle dernier un pas immense avait été accompli dans cette direction par les fondateurs de la doctrine cellulaire, Schleiden, Schwann et leurs successeurs Kölliker, Max Schultze, Ranvier. Ils établirent que tous les tissus étaient constitués par une sorte de boue microscopique dont chaque grain était construit sur un prototype-commun, la « cellule », organite de quelques microns de diamètre. Montrer la généralité de cette constitution cellulaire, dans tous les tissus, chez tous les animaux et chez toutes les plantes ; suivre la filiation de chaque élément anatomique depuis la cellule-œuf jusqu’à son état adulte, telle avait été la besogne des premiers micrographes, botanistes, zoologistes, anatomistes et médecins.

À dater du dernier tiers du XIXe siècle, les efforts des observateurs se tournèrent vers l’analyse de cet élément anatomique lui-même, la cellule, considérée jusqu’alors comme le terme ultime de la complication structurale. Strassburger, Bütschli, Flemming, Heitzmann, Balbiani, Guignard, montrèrent l’extrême complexité de cet élément et lui firent subir la même dissection pénétrante à laquelle leurs prédécesseurs avaient soumis l’organisme tout entier en le démembrant en groupemens de complications décroissantes, appareils, organes, tissus, et cellules. Ils aperçurent dans la cellule une sorte d’édifice très complexe avec noyau, vacuoles, leucites, inclusions diverses ; et au bleu d’une matière homogène ils montrèrent l’existence dans le protoplasma, à la limite de visibilité, de granulations très petites, de microsomes unis par un ciment pour former des chaînes, rubans ou filamens chromatiques diversement enchevêtrés. Là s’arrête, avec la puissance d’analyse du microscope, l’observation positive. L’au-delà, qui a été suppléé par les vues de l’esprit, par les hypothèses des plastidules, des pangènes ou autres, appartient maintenant au domaine de l’hypermicroscope. Il est permis d’attendre de l’usage de la nouvelle méthode d’investigation des éclaircissemens précieux.


II

La bactériologie et la pathologie, à leur tour, ont été amenées à la considération des corpuscules ultra-microscopiques. Les bactériologistes ont dû admettre l’existence de microbes invisibles comme agens pathogènes d’un certain nombre d’affections épidémiques et contagieuses. Il y a toute une série de maladies qu’on est obligé d’attribuer, suivant la conception pasteurienne, à des parasites vivans, à des micro-organismes capables de pulluler et de répandre ainsi les contagions. Et cependant tous les efforts que l’on a faits pour les voir sont restés infructueux jusqu’au jour où la méthode hypermicroscopique est entrée en scène.

Parmi ces maladies microbiennes à microbe inconnu on peut citer ; la clavelée des moutons, le molluscum des oiseaux, l’affection myxomateuse des lapins ; une maladie végétale, la « mosaïque » du tabac ; la maladie des chevaux de l’Afrique du Sud, « horse sickness, » la fièvre aphteuse des vaches et la péripneumonie des bovidés. Ces deux dernières sont les mieux étudiées et les plus connues : pour elles, la preuve est faite qu’elles sont dues à un microbe que son extrême ténuité soustrait à la visibilité microscopique. Enfin on soupçonne — mais on ne fait encore que soupçonner — certaines maladies humaines d’avoir pour agens spécifiques des micro-organismes hypermicroscopiques. De ce nombre seraient la variole et la rage. L’hypothèse, en ce qui concerne la rage, n’est pas nouvelle : elle date de 1881 et elle a pour auteur Pasteur lui-même. L’illustre savant ne pouvant parvenir à mettre en évidence le microbe rabique, ne craignit pas de le déclarer invisible.

Toutes ces affections qui se propagent, qui se développent et se comportent à tous égards comme les affections microbiennes véritables ne laissent cependant pas apercevoir le micro-organisme qui les engendre. On ne connaît point leur microbe : tout au moins on ne le connaît point de vue, car à tous les autres égards on est renseigné sur son compte. On ne trouve aucun parasite dans le sang des sujets atteints ; on n’en trouve pas dans les sérosités, on n’en trouve pas dans les organes. On ne voit se développer aucune forme microbienne dans les bouillons de culture qu’on ensemence avec les tissus malades. Le bouillon reste limpide dans sa masse. On le croirait stérile comme un champ qui n’aurait pas été semé, qui n’aurait pas reçu de germe vivant. Pourtant, il n’est pas stérile ; et la sérosité et le sang ne le sont pas davantage. Quelques gouttes de ces liqueurs filtrées, limpides, si on les inocule à un animal sain, lui communiquent la maladie. Le semis a donc produit une récolte : l’agent morbide s’est répandu ; il s’est multiplié comme se multiplient les générations successives d’un être vivant.

On ne peut faire que deux suppositions, relativement à la nature de cet agent morbide ? La première alternative est que la liqueur filtrée qui le contient n’est limpide qu’en apparence, et qu’elle renferme réellement en suspension des germes qui, à raison de leur petitesse, traversent les filtres, et échappent à l’examen microscopique : ce sont des microbes invisibles, hypermicroscopiques. Cette supposition est la vraie, et nous allons voir qu’on peut donner de sa réalité des preuves convaincantes, dans le cas de la fièvre aphteuse et de la péripneumonie bovine. A défaut de cette hypothèse il faudrait admettre, comme seconde alternative, que le liquide infectieux est un liquide véritable qui doit sa virulence à une toxine. Mais si l’on soumet cette supposition au contrôle de l’expérience, en filtrant ce prétendu liquide sur des bougies de porcelaine de différens numéros, on constate que les bougies les plus serrées lui font perdre sa virulence, et qu’en conséquence celle-ci est due à des particules retenues par ces filtres fins.

L’épreuve de la filtration est, en effet, un moyen d’analyser les dimensions des microbes ou des corpuscules qui peuvent exister en suspension en petit nombre dans une liqueur d’apparence limpide. Les bactériologistes emploient à cet effet des filtres de deux marques, la marque Berkefeld et la marque Chamberland. Les fabricans en livrent aux laboratoires de divers degrés de finesse, et, pour ainsi dire, de diverses qualités au point de vue de la capacité filtrante. Telle bougie Berkefeld arrêtera des microbes volumineux comme le bacillus fluorescens et laissera passer des micro-organismes plus petits, tels que celui de la fièvre aphteuse. La bougie Chamberland de marque F livre passage au microbe de la péripneumonie bovine ; la bougie de marque B l’arrête. Celle-ci arrête également le microbe de la fièvre aphteuse, mais elle laisse passer, d’après M. Mac Fadyean, celui de la horse sickness.

Il y a donc des degrés dans la petitesse des microbes comme il y en a dans la finesse des bougies et dans leur puissance filtrante. Un bacille, comme celui de Schaudinn, qui mesure, en moyenne, quatre microns et demi, est un géant à côté du bacille de la grippe, trouvé par Pfeiffer, qui mesure seulement un demi-micron, et est encore nettement visible au microscope. Ce dernier, à son tour, est une sorte de colosse en comparaison du microbe de la péripneumonie bovine quatre à cinq fois plus petit. Celui-là, dont la longueur est d’un peu plus d’un dixième de micron, est à la limite de la visibilité. Il marque le terme où s’arrête la puissance du microscope ; il forme la transition des microbes ordinaires aux microbes invisibles.

Il n’y avait pas de raison a priori pour que le monde des microbes finît précisément au degré de petitesse que le microscope permet d’apercevoir. La puissance de l’instrument s’arrête aux environs de trois dixièmes de micron. Là se trouve la frontière du monde invisible. Le monde des microbes est à cheval sur cette frontière : il y en a en deçà et au-delà. On conçoit que d’un côté à l’autre les caractères de ces populations microbiennes ne présentent pas de différences très sensibles : leurs mœurs, leurs propriétés sont les mêmes. Quelques dixièmes de micron de plus ou de moins, cela est sans conséquence au point de vue des propriétés de la matière vivante. Visibles ou invisibles, microscopiques ou ultra-microscopiques, ces organismes se cultivent dans des milieux analogues ; ils se multiplient par semis ; ils sont vulnérables aux mêmes agens, détruits par le chauffage, par les antiseptiques, arrêtés par les parois filtrantes dont les pores sont en proportion de leur taille. Quand ils viennent à être semés chez l’homme, les animaux ou les plantes, c’est-à-dire quand ils tombent sur un terrain animal ou végétal qui leur convient, ils se propagent en donnant lieu aux maladies sporadiques ou aux épidémies.


Parmi les épidémies les plus redoutées des éleveurs il faut ranger la péripneumonie des bovidés. On en a longtemps recherché l’agent. Les poumons de l’animal malade sont infiltrés d’une sérosité qui est virulente. Si l’on ensemence un bouillon convenable avec une goutte de cette sérosité, le liquide tout entier devient virulent. Sa transparence, cependant, est à peine troublée : vainement tenterait-on, pour l’éclaircir, de le filtrer sur les bougies ordinaires : il conserve après filtration son aspect et sa virulence. Au contraire la bougie Chamberland de la marque B le rend tout à fait limpide et inoffensif : le principe actif est resté sur la paroi filtrante. Il n’y a pas à douter, d’après cela, que ce principe actif est formé de grains très ténus en suspension dans le liquide, et invisibles individuellement.

On est arrivé ainsi à se convaincre, par des argumens rationnels, de l’existence du microbe de la péripneumonie, avant d’avoir réussi à le voir. C’était jusqu’à ces derniers temps, un être de raison, de nécessité. Nocard et Roux lui ont donné un commencement d’existence sensible en le cultivant sur un milieu solide approprié où il forme des colonies si populeuses et si pressées que ces entassemens finissent par devenir visibles à l’œil nu.

La méthode hypermicroscopique a transformé ces présomptions en certitude. A. Cotton et II. Mouton, au moyen de l’éclairage latéral par réflexion totale, ont montré dans la culture de péripneumonie les individus microbiens isolés, en nature. Ils se présentent sous l’aspect de corpuscules très brillans, peu mobiles par eux-mêmes, et animés seulement de trépidations assimilables au mouvement brownien.


La fièvre aphteuse fournit un second exemple de maladie à microbe invisible, ultra-microscopique. C’est une affection qui sévit épidémiquement dans les étables et qui frappe plus ou moins gravement un grand nombre de vaches. Elle se manifeste, entre autres symptômes, par la présence d’aphtes, c’est-à-dire de vésicules gorgées de liquide, à l’intérieur de la cavité buccale. Une gouttelette de la sérosité limpide extraite d’une de ces vésicules, examinée directement, traitée par les méthodes de coloration les plus variées, ne permet d’apercevoir aucun micro-organisme. Loeffler et Frosch ont ensemencé cette sérosité dans les milieux les plus divers sans y faire apparaître de micro-organismes visibles. On peut soupçonner qu’elle en contient pourtant, puisqu’elle transmet la maladie. Loeffler et Frosch ont démontré la réalité de l’existence du microbe aphteux, par voie indirecte et d’une manière élégante. Ils commencent par filtrer la sérosité aphteuse sur une bougie Berkefeld ordinaire. La filtration arrête tous les corps étrangers tels que les cellules lymphatiques et fournit un liquide transparent qui contient pourtant le principe actif de la maladie, car quelques gouttes introduites dans les veines d’un veau communiquent à cet animal une fièvre aphteuse caractérisée.

Cette liqueur filtrée une première fois et restée virulente néanmoins, les savans allemands la soumettent à une seconde filtration, mais sur une autre bougie plus fine, de texture plus serrée (bougie de Kitasato). Cette fois le principe virulent est retenu et le liquide filtré est devenu inoffensif pour les animaux. Ainsi, le principe actif et virulent traverse un premier filtre et n’en traverse pas un second à mailles plus fines : il n’est donc pas une substance liquide, soluble, car une telle substance traverserait le second filtre comme le premier : c’est un corps solide, figuré, un organisme ayant des dimensions finies qui lui permettent le passage de certains couloirs filtrans mais lui en interdisent d’autres plus étroits. — Et cet organisme est un être vivant, car injecté en très faibles proportions dans les veines d’un veau, il se multiplie au point de se rencontrer ensuite partout, dans la lymphe de cet animal. C’est un microbe, un microbe invisible, ultramicroscopique.

Ces déductions irréprochables de Loeffler et Frosch ont été confirmées par l’épreuve directe. L’hypermicroscope de Siedentopf et Zsigmondy a montré à l’œil le microbe de la fièvre aphteuse qui, jusque-là, n’avait qu’une existence logique.

Cette étude des deux bactériologistes allemands a eu un autre avantage. Elle a appelé, pour la première fois, l’attention sur la diversité de valeur des bougies filtrantes. On croyait jusqu’alors à la vertu absolue des filtres de porcelaine. On pensait qu’ils arrêtaient tous les microbes et qu’une eau, au sortir de la bougie, était parfaitement stérilisée. Il n’en est rien. À la vérité, la plupart des microbes banals et des bactéries pathogènes sont retenus par la paroi filtrante. Mais la stérilisation n’est pas absolue et les microbes ultra-microscopiques peuvent franchir l’obstacle. La précaution de filtrer l’eau est bonne, en hygiène pratique ; mais, rigoureusement parlant, son effet n’est pas certain.


On a vu que Pasteur, il y a près de vingt-cinq ans, avait eu la prescience qu’il existait des microbes pathogènes invisibles. Il pensait que le microbe de la rage appartenait à cette catégorie.

Il est devenu vraisemblable, aujourd’hui, — que la variole est dans le même cas, que c’est une maladie microbienne à microbe ultramicroscopique. On en a pour garante l’histoire de la clavelée du mouton. C’est là encore une affection épidémique redoutable qui sévit durement sur les troupeaux. Elle offre beaucoup de ressemblance avec la variole humaine, si bien qu’elle est parfois désignée par le nom de variole ovine. Or, la clavelée est une maladie à microbe invisible. L’analogie amènerait donc à croire que la variole humaine a le même caractère. — D’autres maladies épidémiques de l’homme qui ont jusqu’ici défié les efforts des bactériologistes et dont on n’est pas parvenu à reconnaître le micro-organisme spécifique, se ramèneront sans doute à la même catégorie dans un avenir plus ou moins prochain. Ce sera là un nouveau domaine ouvert à l’investigation hyper-microscopique.


III

Les sciences physiques, à un moindre degré pourtant que les sciences naturelles, sont intéressées aux progrès de l’investigation microscopique. Il est quelquefois nécessaire au physicien et au chimiste de connaître la grandeur, la figure ou simplement l’existence de corpuscules très petits qui existent dans des conditions diverses et de résoudre pour l’œil des structures de plus en plus délicates. L’étude des précipités chimiques, des suspensions de solides dans les liquides, des émulsions, et enfin des solutions colloïdales comporte, dans une large mesure, l’usage du microscope, et, par là même, de l’investigation hypermicroscopique.

Les solutions véritables n’ont rien à montrer à l’examen microscopique ni à l’examen hypermicroscopique ; mais, comme on va le voir, les « fausses solutions » en sont justiciables ; et, par fausses solutions, on entend les suspensions, les émulsions et les solutions colloïdales.

Le moyen le plus parfait de diviser à l’extrême une substance telle qu’un morceau de sucre ou un morceau de sel, ce n’est pas de la broyer au pilon dans un mortier ; c’est de la dissoudre dans un liquide tel que l’eau. Dans la solution salée ou sucrée, le sel et le sucre subsistent avec leurs caractères et leurs propriétés, mais elles sont à l’état de division ultime au-delà duquel ces corps perdraient leur nature, c’est-à-dire à l’état de molécules. L’œil armé du microscope le plus puissant ne peut voir ces particules. C’est qu’elles sont en effet bien au-dessous de la limite de visibilité du microscope ; et même au-dessous du millième de micron qui semble actuellement celle de l’hypermicroscope. Le diamètre moyen des molécules, est, en effet, d’un dix-millionième de millimètre. L’examen hypermicroscopique nous conduit seulement à apercevoir des corps trente fois plus gros.


Les suspensions sont les mélanges que l’on obtient lorsque l’on introduit dans un milieu fluide une poussière très divisée qui ne peut s’y dissoudre. Ultérieurement le milieu pourra se consolider, comme ces vitraux dans lesquels on a incorporé, pendant que le verre était en fusion, tel ou tel oxyde métallique destiné à leur donner telle ou telle brillante coloration. Un exemple de ces suspensions de particules dans un milieu solide est celui des verres colorés par la poussière d’or très divisée dont Zsigmondy et son collaborateur ont fait l’étude. A l’œil nu, ces lames de vitrail paraissent parfaitement transparentes comme si l’or avait pu se dissoudre dans le verre en fusion. Examinées au microscope ordinaire, leur homogénéité peut encore sembler parfaite. C’est qu’en effet, les particules d’or dispersées dans la masse sont si ténues qu’elles restent au-dessous de la limite de visibilité. Dans certaines conditions favorables leur diamètre ne dépasse point 5 millionièmes de millimètre. Examinées avec le dispositif hypermicrosco-pique, ces lames apparaissent comme un champ parsemé d’une infinité de points brillans : leur aspect est celui d’un ciel étoile : chaque étoile, chaque point brillant est une particule d’or ultramicroscopique.

MM. Cotton et Mouton ont examiné une autre préparation. Leur attention s’est portée sur les plaques de gélatino-bromure qui sont employées dans la photographie. Celles qui sont destinées à la photographie Lippmann sont les plus pures. Et cependant le bromure d’argent y est réellement en grains ; mais ceux-ci sont invisibles par les moyens ordinaires. La méthode hypermicroscopique révèle seule l’existence de ces particules dont on ne soupçonnait pas l’existence.

Les suspensions de particules ultra-microscopiques dans un liquide véritable ne sont pas moins intéressantes que les suspensions solides. L’un des meilleurs exemples est fourni par la sépia, par l’encre de Chine véritable. L’encre de Chine ne se dissout pas dans l’eau ; elle s’y délaye. Si l’on fait ce délayage en employant une petite quantité d’encre de Chine pour une grande quantité d’eau, on a une liqueur louche., Cette liqueur contient des granulations de deux espèces, les unes plus volumineuses, visibles au microscope et qui, si on laisse le vase au repos, finiront par se précipiter sur le fond ; les autres plus ténues, réellement ultra-microscopiques, qui ne finissent jamais de tomber.

Le dispositif hypermicroscopique permet de les apercevoir : elles forment un champ étoile, comme les particules d’or du vitrail dont nous parlions tout à l’heure, mais avec cette différence, qu’au lieu d’être immobiles dans le champ, elles sont animées de mouvemens très vifs ; c’est une danse sur place, une sorte de trépidation qui jamais ne s’arrête. Les micrographes connaissent bien ce phénomène d’agitation qui se produit déjà pour des particules plus grosses, discernables au microscope. C’est le mouvement brownien, dont le botaniste anglais Brown, en 1827, fit l’objet de ses recherches. Ces oscillations individuelles ne se montrent que pour les particules qui ont moins de 4 microns de diamètre : elles sont d’autant plus amples que les granules sont plus petits. Le phénomène, d’ailleurs, n’a pas de signification vitale, car il se manifeste dans des liqueurs qui ont bouilli, dans des acides concentrés et dans des substances toxiques ; et il est indéfini en durée. M. Gouy, en 1894, a donné de ces phénomènes une explication savante et simple à la fois et parfaitement satisfaisante.

En général, les physiciens réservent le nom de suspensions véritables au cas où les poussières qui flottent dans le liquide sont relativement volumineuses, visibles au moins au microscope, c’est-à-dire de dimensions supérieures au demi-millième de millimètre. Dans le cas où les grains sont plus petits, c’est-à-dire ultra-microscopiques, le mélange prend le nom de solution colloïdale.

Une émulsion ou suspension d’une part et une solution colloïdale d’autre part ne diffèrent entre elles que par la visibilité ou l’invisibilité des granulations qui entrent dans leur composition. Les suspensions toutefois ne sont point stables. Les grains se rassemblent : ils s’agglutinent en amas ou flocons et tombent sur le fond du vase. On connaît les lois de cette chute ; les granulations les plus grosses tombent le plus vite. La vitesse de chute est proportionnelle au carré du diamètre. Elle est très faible et pratiquement nulle pour les très petites granulations, c’est-à-dire dans le cas des solutions colloïdales. De là la permanence apparente de ces fausses solutions opposée à la caducité des suspensions. Mais il n’y a là, comme on le voit, qu’une question de degré.

Le type le plus commun d’une solution colloïdale, c’est l’eau de savon. Le savon y est à l’état de granules hypermicroscopiques disséminés dans toute l’étendue du liquide. Cet état se maintient indéfiniment. Le savon n’a aucune tendance à se déposer. Au contraire, si on le met en morceau au fond du vase, la solution colloïdale se fait d’elle-même. Il en est de même pour l’encre de Chine. Le bâton mis dans l’eau dissémine ses granules et redonne de l’encre liquide.

L’étude des solutions colloïdales est à l’ordre du jour. Elle intéresse au plus haut degré les physiciens et les chimistes. Les biologistes, à leur tour, s’en préoccupent vivement. Presque tous les liquides organiques et la matière vivante elle-même sont à l’état colloïdal. Aussi peut-on attendre des progrès réalisés par la Physico-Chimie dans cette voie l’explication d’un grand nombre de phénomènes vitaux.


A. DASTRE.