Revue scientifique - Ecoute sous-marine, écoute souterraine

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Revue scientifique - Ecoute sous-marine, écoute souterraine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 935-945).
REVUE SCIENTIFIQUE

ÉCOUTE SOUS-MARINE ; ÉCOUTE SOUTERRAINE

Dans l’intéressant petit volume qu’il vient de consacrer aux applications de la physique à la guerre [1] et qui constitue un excellent et clair exposé de ces problèmes nouveaux, M. Vigneron déclare avec raison et montre que « l’action réciproque que l’art de la guerre et la physique ont de tout temps exercée l’un sur l’autre, — toute découverte nouvelle étant immédiatement appliquée à l’art militaire, — a été plus directe et plus riche pendant ces quatre dernières années qu’à aucune autre époque. »

Rien de plus exact que cette affirmation, comme mes lecteurs ont pu en juger par les diverses applications physiques que j’ai eu l’occasion d’exposer ici-même.

Il est en particulier une branche de la physique singulièrement délaissée par les spécialistes depuis une vingtaine d’années et un peu reléguée des laboratoires dans les livres classiques, — et à laquelle la grande guerre a donné un renouveau tout à fait remarquable. Je veux parler de l’acoustique.

Cela provient évidemment de ce que, — ainsi que je l’ai explique naguère ici, à propos du son du canon, — on s’est pendant cette guerre appliqué à dissimuler, à cacher, à masquer, à défiler soigneusement les combattants et leurs engins. Il s’en est suivi que généralement le champ de bataille semblait de prime abord désert et inhabité. Mais comme on n’a pas encore trouvé le moyen de défiler les ondes sonores qui, à cause de leur longueur très supérieure à celle des ondes lumineuses, tournent comme les ondes hertziennes les petits obstacles naturels ou artificiels qu’elles rencontrent, il s’en est suivi que si la zone du combat était un désert apparent, c’était un désert fort bruyant, où toutes les détonations des armes à feu au départ, des projectiles explosifs à l’arrivée, des mines, etc., marquaient à grand fracas leur meurtrière existence.

C’est ainsi qu’on a été amené à repérer, — comme je l’ai expliqué, — les canons invisibles au moyen du son. Mais à cette application de l’acoustique à la tactique, — qui fut, je crois, la première en date dans cette guerre, — ne s’est pas bornée l’utilisation, pour des fins militaires, des phénomènes sonores.

En dehors des bouches à feu situées au niveau même du sol ou à peu près, on a eu à repérer aussi des engins dont les uns se trouvaient très au-dessous de ce niveau, les autres au-dessus. Parmi les premiers, on peut citer sur terre les mines et tous les travaux qui s’y rattachent, et en mer les sous-marins. Il est clair qu’ici plus encore peut-être que pour les canons placés au sol, qui peuvent, en dépit de toutes les précautions, être repérés parfois visuellement, les ondes sonores offrent à peu près le seul espoir d’investigation. Dans le cas des sous-marins, la mer, — qui est comme on sait complètement opaque sous une épaisseur de quelques mètres, — la terre, dans le cas des mines terrestres, défilent en effet naturellement et masquent à la vue, en tout état de cause, les engins en question.

C’est ainsi que sont nés et se sont perfectionnés depuis quatre ans les curieux procédés de l’écoute souterraine et de l’écoute sous-marine.

« Frappe, mais écoute, » disait le héros antique. On pourrait, semble-t-il, paraphraser ce mot à l’usage des combattants de la dernière guerre — ce qui ne veut pas dire, hélas ! la dernière des guerres. — Il semble bien que la technique du combat moderne ou du moins sa caractéristique la plus nouvelle puisse se résumer aujourd’hui ainsi : « Ecoute pour mieux frapper, et pour ne pas être rappé. »

Voyons d’abord, ou plutôt esquissons, ce qui a été fait dans le domaine sous-marin. On sait que la recherche des submersibles en plongée a paru un moment un problème insoluble. Finalement, grâce à la science et à la ténacité des savants alliés, d’ingénieuses solutions ont fini par lui être trouvées qui ont grandement contribué à la faillite de la guerre sous-marine allemande, c’est-à-dire à la victoire elle-même.

Parmi les solutions sur lesquelles le voile a été légèrement soulevé, l’une des plus intéressantes est celle qu’a réalisée l’ingénieur américain Elias Ries. Cet inventeur avait construit dès avant la guerre des appareils acoustiques qui, placés sur les ponts des navires, étaient destinés à les renseigner, même en temps de brouillard épais, sur la présence d’autres navires ou d’icebergs dans le voisinage. L’appareil détecteur de sous-marins d’Elias Ries est construit sur le même principe. Il consiste à placera la proue du navire qui porte l’appareil une tringle mobile et orientable dans tous les sens, et qui porte l’instrument d’écoute. Celui-ci consiste en un tube creux portant à chaque extrémité un mégaphone, c’est-à-dire un téléphone très sensible. Les deux mégaphones peuvent être orientés de manière à être parallèles ou au contraire de manière que leurs directions convergent vers un point éloigné comme les deux lunettes d’un télémètre. Autrement dit, et si j’ose employer cette image, l’ensemble de l’appareil peut se déplacer dans tous les sens par rapport à la proue du navire de même que la tête d’un cheval peut se déplacer par rapport à son corps, et les deux mégaphones peuvent se déplacer par rapport à l’appareil de même que les oreilles du cheval peuvent se déplacer par rapport à sa tête.

Au milieu du tube portant les deux mégaphones et entre eux (au milieu du front du cheval, pour poursuivre ma comparaison) se trouve un projecteur de sons, une sorte de phare acoustique qui envoie dans l’eau des sons produits par un mécanisme simple, par une sorte de sirène. Quand ces ondes sonores ont une direction telle qu’elles soient réfléchies normalement par un obstacle sous-marin, elles reviennent dans leur direction de départ et sont reçues par les deux mégaphones qui les transmettent à un opérateur acoustique ou à un appareil enregistreur placé à l’intérieur du navire. Il est clair d’ailleurs que le son réfléchi sera à son maximum d’intensité lorsque les deux mégaphones convergeront vers le point d’où il est réfléchi ; en effet, à ce moment les mégaphones offriront la plus grande surface possible à ce son dont la direction leur sera exactement perpendiculaire.

Le problème consiste donc d’abord à déplacer par tâtonnement l’appareil jusqu’à ce que les sons émis par lui soient réfléchis et reçus aux mégaphones. L’opérateur déplacera à cet effet l’appareil dans tous les sens, de même qu’on déplace en tous sens un projecteur dans la recherche nocturne des avions. Puis lorsqu’on reçoit un son réfléchi, c’est-à-dire lorsque l’ensemble de l’appareil est tourné dans la direction d’un obstacle sous-marin, on déplace les mégaphones seuls jusqu’à ce que l’intensité du son reçu soit maxima. On a alors la direction de l’obstacle sous-marin et aussi sa distance, qui est donnée par l’angle que forment les deux, mégaphones, angle lisible sur un cercle gradué et qui est analogue à l’angle des deux lunettes d’un télémètre optique. Cet appareil constitue d’ailleurs vraiment une sorte de télémètre acoustique.

L’instrument est construit de telle sorte que l’opérateur ne soit pas gêné par le bruit du projecteur de son. À cette fin, celui-ci et les mégaphones sont alternativement déconnectés de la cabine de réception. De la sorte, le temps est subdivisé, si j’ose dire, en un très grand nombre de petites tranches alternées, pendant la moitié desquelles le projecteur de son fonctionne, tandis que, pendant les autres, c’est le récepteur acoustique qui est en action.

On a d’ailleurs trouvé avantageux d’employer dans l’appareil des vibrations acoustiques d’une fréquence plus élevée que celles qui sont sensibles à l’oreille. Ces vibrations très rapides et reçues par des microphones électriques spéciaux se transmettent mieux sous l’eau et sont plus aisées à séparer des vibrations parasites, telles que celles des moteurs du bateau. Je dois signaler en passant, — me réservant d’y revenir quelque jour, — que, dans un ordre d’idées voisin, et précisément à propos de l’écoute sous-marine, M. Langevin, professeur au Collège de France, a été amené à étudier des radiations intermédiaires, par leur longueur d’onde, entre les rayons infra-rouges et les ondes hertziennes et qui ont révélé des propriétés fort curieuses.

L’appareil d’Elias Ries, que nous venons de décrire sommairement, a donné des résultats extraordinaires dans le repérage des sous-marins. Il est clair d’ailleurs que cet appareil aura bien d’autres applications et que, notamment, il permet littéralement de « voir acoustiquement » sous l’eau, et de connaître en particulier, à chaque instant, la distance qui sépare le navire du fond de la mer. Connaissance précieuse pour l’océanographie et indispensable pour la sécurité de la navigation.

Il convient de remarquer d’ailleurs que l’emploi de projecteurs de sons sous-marins a déjà depuis longtemps des applications provenant de ce que le son se transmet sous l’eau à des distances bien plus grandes que dans l’air et d’ailleurs avec une vitesse bien supérieure (près de cinq fois plus grande). En particulier, les « phares acoustiques sous-marins, » dans lesquels une cloche immergée et mise périodiquement en vibration permet aux navires munis de microphones spéciaux de se guider en cas de brouillard, ont eu de longue date un utile et pacifique usage.

D’autres détecteurs de sons sous-marins ont été mis au point par les autorités américaines, qui avaient attelé à ce problème quelques-uns de leurs physiciens les plus éminents et notamment les professeurs Coolidge et Langmuir. Un certain secret a été gardé jusqu’ici sur ces dispositifs. Ce qu’on en peut dire, c’est qu’ils ont donné des résultats remarquables, soit qu’on arrête périodiquement les machines du navire qui les porte de façon à éviter les sons parasites et gênants, soit que, dans le même dessein, le détecteur soit remorqué à une certaine distance du navire au moyen d’un câble qui, en même temps, en transmet électriquement les indications.

Les appareils américains permettent dans les conditions les plus favorables de repérer acoustiquement sous l’eau jusqu’à une distance dépassant 15 milles. Pratiquement et en moyenne leur rayon d’action est d’environ 5 milles. Jusqu’à cette distance, on arrive si bien à identifier et à différencier les ondes de diverses natures et de diverses origines, qu’on est parvenu même par ce moyen à reconnaître par leur nom certains navires qui avaient été préalablement étudiés à cet égard. C’est ainsi que dans des expériences de nuit faites à Boston en septembre et octobre 1917 on est arrivé à reconnaître parfaitement par ce procédé les différents navires entrant dans le port.

Les détecteurs américains ont été adaptés même à certains sous-marins ; et on cite le cas de submersibles américains poursuivant et suivant de près un sous-marin allemand immergé pendant de longues heures et des centaines de milles, simplement au moyen des écouteurs dont le premier était muni.

Dans la lutte courtoise, dans la noble émulation qui a mis aux prises les savants et marins alliés à la recherche de procédés efficaces contre les sous-marins ennemis, ceux de France ne sont pas restés inférieurs à leurs camarades anglo-saxons. En particulier, des résultats excellents pour nous et fort dommageables à l’ennemi ont été obtenus au moyen de l’appareil d’écoute sous-marine, de l’hydrophone — comme dit clairement et simplement un heureux néologisme — inventé par le capitaine de corvette Walser, de la marine française. — Son principe est nettement différent de celui des appareils américains et non moins ingénieux. Je le résumerai rapidement d’après la description qu’en a donnée M. Émile Vedel.

La propriété utilisée dans l’appareil Walser est la réfraction que subissent les ondes sonores en passant d’un milieu dans un autre, par exemple de l’eau dans l’air, et qui est analogue à la réfraction lumineuse qui fait paraître brisé un bâton à moitié plongé dans l’eau.

Les rayons lumineux en passant de l’air dans le verre subissent ainsi une réfraction, une déviation, et c’est l’utilisation de ce phénomène qui permet de concentrer ces rayons au moyen de lentilles de verre. M. Walser s’est proposé pareillement de réaliser une sorte de lentille acoustique qui utilise le changement de direction, la réfraction que subissent les ondes sonores sous-marines en pénétrant dans la coque du navire écouteur. Il y est parvenu en juxtaposant de nombreuses petites plaques vibrantes — analogues à celles des microphones — et qui obturent des trous percés sur une calotte sphérique en tôle qui remplace une partie correspondante de la coque du navire.

Cette calotte sphérique avec ses trous multiples munis de plaques vibrantes ressemble un peu à l’œil à facettes multiples de certains insectes, et cela non seulement par sa forme, mais aussi par son fonctionnement.

En fait l’expérience montre que les sons venant d’une direction donnée sont concentrés en un point donné à l’intérieur de la coque, par cette sorte d’œil acoustique à facettes. L’expérience montre aussi que les points de concentration, ou comme on dit les foyers correspondant à des sons venant de directions très différentes, sont tous situés à peu près sur un cercle. Dans ces conditions un cornet acoustique assujetti à l’intérieur de la coque à se déplacer sur ce cercle, et que l’opérateur meut à volonté, fournira à l’oreille de celui-ci un son d’intensité maxima lorsqu’il sera au foyer correspondant à la direction du son reçu.

Dans la pratique, chaque navire écouteur est muni de deux de ces hydrophones, placés symétriquement, à bâbord et à tribord, sur la partie inférieure de la coque. L’opérateur dont les oreilles sont reliées par des tubes aux deux cornets acoustiques correspondants, déplace simultanément au moyen d’un mécanisme simple, les deux cornets jusqu’à obtenir l’audition la plus intense. La direction du son dont on recherche l’origine s’en déduit immédiatement. Quant à la distance de la source sonore, elle est déterminée, soit empiriquement d’après l’intensité du son, soit plus exactement par des recoupements.

Cet appareil a rendu de précieux services dans la chasse aux sous-marins ; son principal avantage parait être qu’il permet de passer mathématiquement au-dessus d’un sous-marin, ce qui rend possible de le bombarder, ou plutôt, comme disent maintenant les marins, de le « grenader » à coup sûr.

L’invention du capitaine de corvette Walser continuera d’être utile dans la paix retrouvée. Elle permettra aux navires d’éviter par temps brumeux et la nuit les collisions avec d’autres navires, d’utiliser avec plus de précision que naguère les indications des signaux sous-marins sonores ; enfin, elle pourra servir même aux baleiniers puisque l’expérience récente a montré que les grands cétacés immergés émettent des vibrations analogues à celles des sous-marins.

Bien d’autres inventions françaises ont été réalisées dans le domaine de l’écoute sous-marine. Je n’ai pas le loisir de les exposer aujourd’hui. Qu’on me permette de signaler pourtant l’ingénieuse trouvaille d’un jeune compositeur, M. André Bloch, prix de Rome de musique, qui a mis au point, sous le nom d’ « écouteur-isolateur, » un casque d’écoute permettant de s’isoler de tous les bruits parasites, et qui a rendu de précieux services à la marine. La musique produisant des engins nouveaux de combat, voilà une curieuse contrepartie à la pacifique légende d’Orphée.


La lutte souterraine n’a pas été dans cette guerre moins vive que la sous-marine. On a décrit maintes fois cette lutte de taupes que les belligérants menèrent pendant quatre ans, et où les avantages tactiques furent le plus souvent à celui qui savait le mieux surprendre son adversaire. Dans la préparation des attaques l’emploi des mines souterraines n’a guère eu un rôle moins important que l’artillerie.

On sait que quand les sapeurs creusent une galerie destinée à faire sauter au moment voulu une tranchée ou un ouvrage ennemi, ou simplement à y pénétrer, l’ennemi qui est à l’affût cherche à empêcher le travail, soit en creusant une contre-mine, soit en établissant un camouflet, c’est-à-dire en forant dans la direction de l’assaillant un trou qu’on chargera d’explosif et qui détruira la galerie en construction en ensevelissant les travailleurs.

Dans la guerre de mines, l’avantage est donc évidemment à celui qui connaîtra le mieux les intentions de l’adversaire, ses heures de travail, la position, l’état d’avancement de ses galeries. Il faudra le faire sauter, pour avoir le meilleur résultat, le plus près possible du moment et de l’endroit où il se disposait lui-même à vous faire sauter. Dans cette lutte infernale, il s’agit de devancer l’adversaire, mais parfois de quelques minutes seulement.

On conçoit, dans ces conditions, l’importance de ce que j’appellerai le repérage souterrain. Or, c’est par l’audition, — les combattants étant ici aveugles comme des taupes, — que se peut faire ce repérage. A cet effet, et, pour se protéger, les sapeurs qui visitent une galerie, font latéralement à celle-ci des amorces de galeries, des « rameaux » dans lesquels un observateur, munis d’appareils d’écoute, essaie de surprendre les travaux adverses. Parfois même, comme l’indique M. Vigneron dans son ouvrage, on augmente le rayon d’action du poste d’écoute en forant tout autour des trous de 10 à 20 mètres de profondeur, au fond desquels on dispose des microphones reliés à l’opérateur et qui, comme des tentacules, étendent la zone de protection. Les microphones ont été, en effet, très employés dans la guerre de mines. On a employé aussi beaucoup d’autres appareils fonctionnant de même, électriquement. Par exemple, on a utilisé des dispositifs instables où le moindre ébranlement du sol déterminait une variation de résistance électrique dans un circuit, laquelle se manifestait dans un téléphone.

Mais les appareils les plus simples, ceux qui dans la lutte souterraine ont rendu les plus grands services, sont sans doute les appareils purement mécaniques, ne comportant aucun dispositif électrique.

Mais avant d’aller plus loin, je voudrais signaler — parce qu’il se rattache en quelque sorte aux appareils d’écoute électrique — le curieux engin imaginé par M. le professeur Gutton pour le repérage des obus enterrés et non éclatés. Son principe repose sur un phénomène électrique bien connu et qui a depuis longtemps permis de fabriquer l’ingénieux instrument qui s’appelle la balance d’induction de Hughes. Dans cet appareil un courant d’induction est produit dans des bobines électriques accolées de telle sorte qu’elles se neutralisent et qu’un téléphone placé sur le circuit ne fait entendre aucun son. Si on approche de l’appareil un morceau de métal, la symétrie du champ électromagnétique est rompue et on entend dans le téléphone un craquement caractéristique.

Cet instrument a été appliqué en chirurgie de guerre au repérage des projectiles métalliques inclus dans les tissus, et c’est pareillement en lui donnant une forme appropriée que M. Gutton a pu l’appliquer à la recherche des projectiles enterrés, recherche dont on conçoit l’importance dans les régions dévastées.

Dans cette application, l’appareil est porté sur le terrain par un homme qui se déplace tandis qu’un autre a aux oreilles les écouteurs téléphoniques. Il a fallu d’ailleurs donner à l’appareil une sensibilité limitée pour qu’il ne réagisse qu’aux masses métalliques d’une certaine importance et qui ne sont pas trop profondément entourées. Autrement on décèlerait le moindre morceau de ferraille ou même des obus enterrés trop profondément pour être dangereux, ce qui entraînerait des fouilles inutiles.

On compte qu’il faut environ trois heures à peine par appareil pour explorer complètement un hectare.

Pour en revenir aux écouteurs souterrains ne comportant aucun dispositif électrique, on en a réalisé de toutes sortes. On les range sous le nom générique de « géophones, » qui est le pendant d’ « hydrophones. » Il ne faut pas médire de ces néologismes cursifs, commodes et pittoresques que la guerre a introduits dans la langue. Ils y resteront d’abord parce que, comme nous allons voir, la paix leur réserve de nouvelles utilités : ils y resteront surtout parce que ces mots nouveaux correspondaient à des choses nouvelles, et qu’ils ne peuvent pas plus être expulsés de la langue où ils ont conquis droit de cité, que ne pourrait par exemple, la locomotive, bien qu’on n’en trouve pas trace dans Voltaire.

Les géophones, — ces appareils à ausculter la terre, ces stéthoscopes du sol, si j’ose ainsi parler, — sont très nombreux et reposent sur des principes très divers. Mais ils utilisent tous la propriété que la terre comme tous les milieux liquides et solides de transmettre le son, et d’une manière générale toutes les vibrations, avec beaucoup plus d’intensité que l’air.

Les principaux géophones reposent à peu près sur la même conception que les sismographes, instruments qui enregistrent comme on sait, les tremblements de terre même faibles et éloignés. Autrement dit, les géophones enregistrent toutes les vibrations mécaniques, c’est-à-dire ont une zone d’action bien plus étendue que les microphones, puisque ceux-ci ne sont sensibles qu’aux sons et qu’un petit nombre seulement des vibrations mécaniques se traduisent en sons.

Ainsi que chacun sait, les sismographes comportent comme organe essentiel une masse assez lourde suspendue légèrement et qui, en vertu de son inertie, reste pratiquement immobile, lorsque le sol voisin est perturbé par un tremblement de terre. C’est même cette inertie qui fait que les maisons ne suivent pas les mouvements du sol et se disloquent lorsqu’arrive un séisme. Ayant donc un point en mouvement (le sol) et un point stationnaire(la masse suspendue), le sismologiste peut connaître, au moyen d’une plume solidaire de la masse et qui se déplace sur un cylindre enregistreur solidaire du sol, la durée et l’amplitude des vibrations terrestres.

Le géophone fait de même. Imaginons par exemple un réservoir plein d’eau ou de mercure, placé sur le sol et dont une paroi est constituée par une membrane flexible reliée par un tube léger à un cornet acoustique. La moindre vibration du sol en vertu de l’inertie du liquide sera transmise à l’oreille en comprimant l’air du tube acoustique, et sera nettement perçue. L’expérience montre qu’un dispositif de ce genre permet de percevoir les bruits et mouvements produits dans le sol à des distances considérables. En particulier, les coups de pioche des mineurs creusant une galerie font à l’oreille, et à des distances incroyables, l’impression de véritables chocs.

On a varié naturellement à l’infini la disposition et la matière des géophones. L’un des plus usités qui a été réalisé en France et qui est maintenant couramment employé par les bureaux des mines aux Etats-Unis, est constitué par une boîte ronde étanche à l’air dans laquelle est suspendue une masse de plomb. La boîte est fermée par deux membranes de mica. Un trou relie l’appareil par le moyen d’un tube acoustique à un stéthoscope. Si l’appareil est placé sur le sol et qu’il se produise un déplacement, une vibration dans le voisinage, celui-ci est transmis à la boîte du géophone. La masse de plomb reste relativement immobile entre les deux disques de mica. Il y a donc un déplacement relatif de la boîte et de la masse de plomb incluse ; l’air contenu dans la boîte subit donc des compressions et raréfactions qui sont transmises à l’oreille par l’intermédiaire du tube de caoutchouc et du stéthoscope.

Une des particularités de l’appareil est la facilité avec laquelle l’opérateur peut reconnaître, lorsque ses deux oreilles sont reliées à deux géophones, quel est le son qui lui parvient le premier. Lorsque les deux géophones ne transmettent qu’un même bruit, on a en général l’impression que l’intensité de la sensation est très différente aux deux oreilles. En déplaçant les deux géophones l’un par rapport à l’autre, il arrive un moment où l’impression produite sur les deux oreilles paraît égale. La direction d’où vient le son est alors, — l’expérience l’a prouvé, — exactement perpendiculaire à la direction joignant les deux géophones. On peut donc par ce procédé déceler non seulement l’existence d’un ébranlement souterrain mais aussi la direction d’où il provient. Si donc deux opérateurs sont placés à une certaine distance l’un de l’autre avec chacun deux géophones, le recoupement des deux directions fournies permettra de localiser exactement dans le sol l’origine de l’ébranlement. C’est ainsi qu’on est arrivé à faire la carte rigoureusement exacte et, point par point, des travaux de mines ennemies. N’est-ce pas merveilleux ?

On conçoit quel appoint un pareil instrument peut apporter aux travaux pacifiques des mines, et qu’il permet notamment de localiser immédiatement tout ouvrier enseveli et partant de lui porter secours.

Une des particularités de l’instrument est qu’il est sensible non seulement aux vibrations, mais aux variations des vibrations. C’est ainsi qu’il est facile, grâce à lui, de connaître et de reconnaître l’origine d’un son souterrain, et de savoir par, exemple, s’il provient d’une pioche, d’un marteau, d’une explosion, d’une flamme, d’un écoulement d’eau ou de toute autre origine. Les limites d’emploi, le rayon d’action du géophone sont considérables. Le bruit d’une pioche frappant du charbon bitumineux est aisément entendu à tra- vers une épaisseur interposée de 250 mètres de terre et de charbon. Un marteau concassant le charbon est entendu à une distance encore plus grande et avec une netteté suffisante pour déterminer sa direction ; et l’explosion d’une trentaine de grammes de dynamite peut être perçue à environ 800 mètres à travers le sol.

Une autre particularité curieuse du géophone est que la présence de chambres et galeries sur le trajet des vibrations a peu d’influence sur la perception de celles-ci. L’instrument permet de localiser, du sol même, les ouvriers qui travaillent dans la mine à des dizaines de mètres de profondeur. Mais cette propriété dépend beaucoup de circonstances atmosphériques et elle peut, en particulier, être gênée par le vent. Non seulement le géophone permet de surveiller les travaux miniers, mais grâce à lui on peut maintenant réunir, à coup sûr, deux galeries qu’on veut faire converger, ce qui ne se faisait jamais naguère sans de grandes difficultés et de coûteux travaux. Certains ingénieurs estiment que l’appareil permettra d’éviter dans l’avenir beaucoup de catastrophes causées par le grisou. On a récemment dans une mine des États-Unis localisé nettement un incendie qui s’était produit à une quinzaine de mètres de profondeur ; les flammes se dénotaient par un bruit caractéristique d’appel d’air auquel se mêlait le bruit des morceaux de rocs détachés par le feu.

Les Peaux-Rouges de Fenimore Cooper repéraient leurs ennemis à des distances incroyables en collant simplement leur oreille contre le sol. Le géophone a modernisé et singulièrement amplifié cette ruse de sauvages. Le fil, le fameux fil qui guida si opportunément Ariane à travers les galeries ténébreuses du Labyrinthe, et sur la nature duquel les historiens ne sont pas du tout d’accord, n’était peut-être, après tout, qu’un géophone complaisamment prêté par Jupiter.


CHARLES NORDMANN.

  1. « Les applications de la physique pendant la guerre, » par H. Vigneron. Masson et Cie, éditeurs.