Revue scientifique - Fléaux exotiques
Il y a douze ans, un groupe de pastoriens, sous l’égide et l’impulsion du maître Laveran, l’illustre découvreur du parasite de la malaria, fondait la Société de Pathologie exotique. Cette Société se proposait l’étude des maladies exotiques de l’homme et des animaux, celle de l’hygiène coloniale, de l’hygiène navale et des mesures sanitaires destinées à empêcher l’extension des épidémies et des épizooties d’origine exotique. Elle se proposait d’attirer à elle les médecins, les pharmaciens, les vétérinaires et les naturalistes qui exercent leur activité dans nos colonies et partout où nos missionnaires scientifiques font pénétrer l’influence et la civilisation françaises. Elle envisageait, avec la publication de leurs travaux, la possibilité de grouper et de répandre partout des notions précieuses.
Ce programme, la Société de Pathologie exotique l’a rempli entièrement. Le professeur Calmette, qui vient d’en prendre, après M. Laveran, la présidence, a pu le constater récemment avec cette modestie, — dès qu’il s’agit de soi, — et cet orgueil impersonnel, — dès qu’il s’agit de la France, — qui donnent tant d’autorité à son caractère.
Je voudrais aujourd’hui indiquer rapidement à nos lecteurs pourquoi l’œuvre d’une assemblée de savants telle que la Société de Pathologie exotique a pour le pays une importance grandissante et trop ignorée. Je n’aurai pour le bien faire qu’à m’inspirer des exposés magistraux, lucides et persuasifs que le professeur Calmette a faits à diverses reprises devant la Société elle-même.
Nul n’est plus hautement qualifié pour être un guide et un conseiller en ces matières que le savant qui a créé à Saïgon dès 1889 le premier Institut Pasteur colonial, et à qui la science est redevable de tant de travaux lumineux et utiles sur la peste et la tuberculose et de la découverte des sérums antivenimeux. Que d’existences humaines ont été déjà sauvées par ces travaux !
Il y a deux raisons qui donnent aujourd’hui une importance aiguë, si j’ose dire, à l’œuvre de la Société de Pathologie exotique. C’est d’abord que, dans la pénurie de matières premières qui sévit et qui sévira longtemps encore sur le monde, la France a l’impérieux devoir de se tourner vers les ressources inépuisables et à peine connues de ses colonies. Tout ou à peu près tout ce que nous achetons si cher à l’étranger, à peu près tout ce qui nous rend tributaires des grandes nations commerçantes anglo-saxonnes, tout ou presque tout en un mot ce qui nous manque et cause pour la plus grande part nos difficultés économiques et financières actuelles, nous pourrions le trouver dans nos colonies et pays de protectorat. Les explorateurs scientifiques qui, succédant aux colonisateurs proprement dits, ont inventorié nos richesses coloniales, sont» d’accord pour montrer qu’au point de vue des richesses minérales, végétales et animales, notre réservoir colonial pourrait aisément suflire à tous ceux de nos besoins que ne satisfait pas la bonne terre de France elle-même. Pourquoi, cependant, laissons-nous encore à peu près inexploités ces milieux dont l’utilisation nous éviterait de passer sous les fourches caudines du mercantilisme étranger ?
C’est certes un peu à cause de notre tempérament généralement casanier ; c’est plus encore à cause des habitudes d’une administration honnête, mais qui a trop accoutumé de se considérer comme la maîtresse et non la servante des intérêts particuliers, cellules élémentaires de l’intérêt national; mais c’est surtout parce que l’exploitation, la mise en valeur de nos colonies paraît rebutante à beaucoup de Français à cause des maladies et des conditions sanitaires déplorables qui y régnent trop souvent. Faire fortune en quelques années dans la France d’outre-mer et servir du même coup son pays est une destinée qui tenterait plus souvent nos compatriotes, n’était la crainte de rapporter de là-bas un corps usé par les « années de colonies » et voué trop souvent à une mort prématurée.
C’est ici d’abord et avant tout que l’œuvre de la Société de pathologie exotique peut et doit être utile. En étudiant les maladies coloniales dont la richesse et le nombre sont, hélas ! égaux à ceux de la flore coloniale elle-même, en fournissant contre elles les remèdes préventifs et curatifs, en prenant d’autre part les mesures d’hygiène indispensables aux colonies, les pathologistes ont déjà maintes fois renversé et doivent renverser plus souvent encore dans l’avenir les principaux obstacles qui se dressent entre les Français et leurs richesses coloniales.
On ne peut donc que souhaiter, comme l’a fait la Société de pathologie exotique, que les voix des savants compétents soient à cet égard mieux écoutées dans l’avenir qu’elles ne le furent dans le passé. Le gouvernement eût été bien inspiré de solliciter leurs conseils lorsqu’il résolut naguère d’entreprendre l’expédition de Salonique ou de reconstituer l’armée serbe à Corfou et à Bizerte.
Et que de douloureuses expériences il se fût épargnées, s’il avait tenu compte des avertissements et des travaux de ces hommes lorsqu’il a fallu organiser l’armée noire !
Malheureusement, notre bureaucratie continue à vouloir tout régenter du haut de son omnipotence ignorante, sans daigner le plus souvent recourir aux avis des hommes compétents. Nous en donnerons tout à l’heure un exemple curieux, à propos de la lutte contre les rats, entreprise à Paris pour y éviter précisément certain tléau exotique. Mais voici mieux encore : en 1917, le Bulletin de la Société de Pathologie exotique a publié une note relative à un projet d’organisation des services d’hygiène publique dans nos colonies. On y insistait avec raison sur la nécessité, au moins pour chaque groupe de colonies, de s’attacher un nombre suffisant de médecins sanitaires, hygiénistes professionnels, possédant une solide instruction technique, aussi indépendants que possible de l’Administration (Timeo Danaos…) bien que faisant partie des divers comités consultatifs et des conseils de gouvernement, ayant une situation stable, réunissant entre leurs mains les pouvoirs d’initiative, de coordination et de contrôle de tout ce qui se rapporte à la recherche et à la prophylaxie des maladies virulentes, à l’ssainissement général des pays et à celui des agglomérations.
Cette note approuvée par la Société, le Bureau, — qui compte les spécialistes les plus éminents du pays et, à côté des Laveran et des Calmette, des hommes illustrés par leurs travaux de pathologie coloniale comme Marchoux, Mesnil, Ronbaud et tant d’autres, — la transmit ofticiellement aux ministères qu’elle concernait (Affaires étrangères et Colonies). Eh bien ! depuis lors, — et cela se passait il y a trois ans écoulés. — cette note n’a reçu aucune suite !
On reconnaîtra là, avec tristesse, mais sans étonnement, les errements qui ont fait déjà tant de mal au pays, et qui plus récemment se sont manifestés jusque dans cette œuvre de colonisation intérieure qu’est la reconstitution des régions dévastées. Il me suffira de rappeler, — sans insister sur cette triste situation, — que plusieurs membres du Comité consultatif dhygiène des régions libérées, et à leur léte le docteur Calmette, se sont crus dans l’obligation de donner leur démission parce que, dans l’œuvre de reconstitution des villes et bourgades, l’administration prétend remettre les choses exactement dans l’état où elles étaient auparavant sans tenir compte des améliorations indispensables concernant l’hygiène, l’aération, le tout à l’égout, les canalisations d’eau, etc. Tout cela est triste ; mais ce n’est qu’en le faisant connaître qu’on court quelque chance de le voir cesser. Lorqu’une plaie est infectée, la première chose à faire est de la débrider, car la plupart des germes pathogènes ne résistent pas à la lumière.
À toutes les raisons que nous venons de donner et qui imposent aujourd’hui l’étude plus sérieuse que jamais des questions de pathologie exotique, s’en ajoute une autre essentielle et à laquelle chaque Français sera sensible, si réfractaire qu’il puisse être aux affaires coloniales : c’est que certaines des maladies, certains des fléaux qu’on croyait ne devoir jamais sortir des contrées exotiques, ne jamais devoir menacer l’Europe, ou du moins la France, sont aujourd’hui à nos portes, et auront bientôt franchi ces [portes et pénétré largement chez nous, si nous n’y mettons obstacle. Parmi ces fléaux exotiques, dont l’offensive aujourd’hui menace l’Europe, il y a avant tout la malaria, le typhus et la peste, sans parler d’autres affections de lointaine origine dont l’importance et la gravité sont moindres.
Qu’est-ce qui a rendu possibles, ces menaces et urgentes les précautions qu’elles imposent ? C’est avant tout les grandes migrations d’hommes et d’animaux causées par la guerre mondiale ; c’est l’arrivée en Europe de soldats et de travailleurs africains, asiatiques, australiens par milliers ; c’est la misère causée par la guerre, les privations qu’elle a imposées et que ses conséquences imposent encore à beaucoup d’hommes,et qui, en débilitant les organismes, ont augmenté leur réceptivité aux germes pathogènes, diminué la vigueur de leurs réactions organiques défensives. C’est, à côté de la misère, sa compagne la saleté qui, multipliée par les promiscuités, a affaibli un peu partout la pratique de l’hygiène et des soins corporels etlaissé libre cours aux insectes parasites, si dangereux par les microbes qu’ils véhiculent. C’est le relâchement des règlements et mesures sanitaires qu’on aurait dû au contraire appliquer plus rigoureusement que jamais en présence de celle situation.
Le paludisme, la malaria, comme disent les Italiens, est le type de ces maladies qu’on appelle tropicales, ce qui est juste, mais laisse fallacieusemet entendre qu’elles ne peuvent sévir dans nos régions tempérées.
On peut aujourd’hui avouer sans inconvénients que l’inaction des troupes alliées en Orient, en 1916 et 1917, a été causée surtout par la malaria qui les décimait. Quelle peut-être la valeur combative d’une troupe dont la moitié est à l’hôpital ou grelotte d’une fièvre qui l’anémie ? De même, il est certain que la résurrection si décisive en 1918, du pouvoir offensif des armées d’Orient a été rendue possible surtout par l’efficacité des mesures prises progressivement contre la malaria. Petites causes, grands effets.
À cet égard, c’est l’Italie, — du moins en certaines de ces régions dès longtemps infectées, — qui a été le champ d’expérimentation le plus utile aux Alliés. L’efficacité des mesures progressivement adoptées par nos voisins a été telle que le nombre des paludéens de l’armée italienne est tombé de près de 50 p. 100 en 1901 à moins de 5 p. 100 en 1911.
Ici plus qu’ailleurs le mot de Bacon : « Savoir, c’est pouvoir, » a pris toute sa valeur. On n’a pu vraiment empêcher le paludisme ou du moins limiter ses agressions qu’à partir du moment où on a su comment il se propageait. Repérer les batteries ennemies, dans la guerre thérapeutique, comme dans la guerre tout court, est la première et la plus importante des conditions du succès.
La découverte mémorable faite par Laveran dans le sang des paludéens de l’animalcule, de l’hématozoaire agent de la maladie a été le premier pas dans cette voie où peu à peu, grâce ensuite aux travaux de Ronald Ross et de ses émules, on a découvert tout le mécanisme étrange et merveilleusement compliqué de la transmission morbide. Ce n’est pas le lieu de rappeler comment la malaria est transmise de l’homme à l’homme exclusivement par l’intermédiaire de certains moustiques, les anophèles, et, plus précisément, de leurs femelles, dans le corps desquelles le microorganisme, agent de la maladie, subit une série de métamorphoses surprenantes qu’Ovide lui-même, avec toute son imagination, n’eût pas osé rêver.
Toutes les mesures efficaces contre la malaria procèdent directement de ce que nous savons de l’évolution des hématozoaires responsables, tant dans le sang de l’homme que dans le corps des moustiques qui les véhiculent. Quelle dislance franchie depuis le temps où on croyait le paludisme causé par certaines émanations de l’air (malaria) !
Ce qu’il faut pour réaliser une prophylaxie efficace contre la malaria, c’est, d’une part, traiter les hommes atteints, d’autre part, protéger ceux qui sont indemnes des piqûres des moustiques transmetteurs (anophèles), enfin détruire ces moustiques.
Or, d’une part, il est reconnu que la portée du vol des anophèles ne dépasse guère 2 kilomètres et que ces insectes ne peuvent voler vers les endroits élevés; il suffira donc d’évacuer les endroits à une distance moindre que celle-là, des gites possibles des anophèles, c’est-à-dire des endroits marécageux et à eaux dormantes. Cette évacuation sera nécessaire pour les bien portants, mais encore bien plus pour les paludéens en traitement, qui cesseront d’être dangereux pour la collectivité, puisque les insectes transmetteurs, les exécrables agents de liaison de la maladie, ne pourront plus venir la sucerdans leur sang pour la transplanter aux individus sains.
Mais l’idéal serait non pas tant de se tenir hors de la portée des anophèles que de les empêcher de se reproduire. Or il est maintenant prouvé que leurs larves ne peuvent subsister que dans les eaux dormantes ; l’assèchement des régions marécageuses, le drainage si utile au rendement agricole des régions à marais détruiront donc du même coup les anophèles.
Faute de ces travaux de longue haleine qui ne peuvent être exécutés immédiatement partout, il y a un moyen de rendre inhabitables aux anophèles, même les eaux dormantes : c’est d’y répandre une légère couche de pétrole qui, étalé à la surface de l’eau, empêche les larves de moustiques de respirer et les tue. La pratique du pétrolage fréquent des eaux dormantes est pour beaucoup dans la diminution marquée de la malaria qu’on a obtenue en Italie et aux États-Unis. il est bien fâcheux que cette pratique ne soit pas réalisée systématiquement dans les régions françaises menacées depuis la guerre ou déjà infestées, comme certaines régions côtières de la belle Corse qui, à cet égard, nous fournissent les plus lamentables exemples de l’incurie bureaucratique.
Ce qui, en effet, peut donner quelque utilité française à cet exposé, c’est que, depuis la guerre, notre pays a cessé d’être un pays indemne de malaria. Non seulement de nombreux soldats nous sont revenus, d’Orient surtout, atteints de paludisme, mais on a constaté, endivers points du territoire, descas de la maladie d’origine nettement locale et on a découvert qu’il y a maintenant parmi nos moustiques nationaux un assez grand nombre d’anophèles. Pour éviter que le fiéau nouveau ne gagne du terrain chez nous, alors qu’il tend au contraire à disparaître en Italie, il est de toute urgence que l’on prenne les mesures reconnues utiles.
Parmi celles-ci, on ne saurait passer non plus sous silence les moyens mécaniques usités dans les régions infestées et où l’homme est pourtant obligé d’habiter : les moustiquaires et voilettes et surtout les grillages métalliques placés devant les fenêtres des maisons et même, — en certaines parties de l’Italie, — aux portières des wagons ; ces moyens se sont montrés efficaces.
Reste enfin la grosse question du traitement et de la guérison des paludéens, importante non seulement pour eux, mais pour la collectivité, à qui il importe d’empêcher le mal de se répandre. Il est aujourd’hui démontré que la quinine est le spécifique idéal qui détruit, dans le sang même, les hématozoaires de la malaria. Les formes sous lesquelles on la fait absorber (granules, cachets, comprimés enrobés ou non dans une enveloppe qui, ne s’ouvrant que dans l’intestin, empoche les effets fâcheux qu’a parfois la quinine sur l’estomac ; injections intramusculaires ou intraveineuses), tout cela dépend du caractère éminemment variable de la fièvre. La quinine d’ailleurs s’est montrée non seulement un curatif, mais un excellent préventif dans les régions contaminées, et l’expérience a établi son efficacité prophylactique lorsqu’on en prend environ 2 grammes par semaine en deux fois.
C’est en généralisant ces mesures partout où il est nécessaire qu’on empêchera la malaria de s’étendre en France.
Beaucoup des remarques précédentes s’appliquent à un autre fléau exotique dont nous sommes menacés : le typhus exanthématique.
Cette maladie fébrile, à manifestations éruptives et intestinales, est plus grave que la malaria, puisque la mortalité en est, dans certaines épidémies, de 50 pour 100. Elle a toujours accompagné les guerres et les misères qui en résultent, et c’est miracle qu’elle n’ait pas décimé davantage les armées de la grande guerre. Ou plutôt cela prouve que quelque chose, malgré tout, est en progrès dans l’humanité : la propreté et l’hygiène.
Le typhus est en effet une maladie des gens et des peuples sales.
Comme la malaria, elle est transmise d’homme à homme par l’intermédiaire d’un insecte, mais ce n’est pas le moustique, c’est le pou. La découverte du rôle joué par les poux dans la propagation du typhus est encore un des succès de la science française, étant l’œuvre de Charles Nicolle et de Comte et Conseil. Le pou transmetteur s’infecte (exactement comme l’anophèle malarique), en piquant un malade et devient dangereux cinq à sept jours après s’être infecté.
Mais, à l’inverse de la malaria, dont l’agent pathogène est un microorganisme assez volumineux, un hématozoaire, celui du typhus est un microbe totalement invisible qui appartient à la catégorie des virus filtrants.
Les virus filtrants qu’on appelle aussi des ultra-microbes, sont des germes infectieux que les plus puissants microscopes actuels ne permettent pas de déceler, mais dont l’existence n’en est pas moins bien prouvée. On a démontré leur existence en les séparant par filtration (de là leur nom) à travers des filtres aux pores extrêmement fins et qui ne laissent pas passer les microbes ordinaires. Le liquide ainsi filtré en prélevant les humeurs d’animaux ou d’hommes malades, est capable de transmettre la maladie à des animaux successifs, et successivement (par passage des humeurs de chaque animal inoculé au suivant) avec une égale intensité. Cela prouve que le virus ainsi filtré est capable de se multiplier dans l’individu inoculé, donc que c’est un organisme vivant.
Chose curieuse, la rage qui a été la première maladie guérie par les méthodes pastoriennes est causée comme le typhus, par un microbe filtrant qui n’a jamais pu être observé.
Grâce à des filtres en bougie de porcelaine en terre poreuse dont les pores arrivent à ne pas dépasser deux millionièmes de millimètre de diamètre, on est ainsi arrivé à isoler des ultra-microbes nombreux dont la dimension est très inférieure à la longueur d’onde de la lumière et qui, pour ce motif, ne sont pas décelables au microscope.
Le typhus a fait et fait encore des ravages effrayants dans toute l’Europe orientale et notamment en Russie (où la saleté et la misère bolcheviques l’ont multiplié), en Pologne et en Ukraine. Beaucoup des événements militaires dont ces pays ont été le siège, — et notamment naguère la défaite de Petlioura, — ont été causés par des épidémies de typhus.
Dans le reste de l’Europe, et notamment en France, quelques cas sporadiques et heureusement isolés ont été observés. C’est assez pour que les mesures les plus rigoureuses s’imposent contre un tel fléau. Les quelques cas très peu nombreux observés naguère chez nous, et notamment à Paris, ont été en général le fait de travailleurs venant de l’Europe orientale. C’est pourquoi maintenant les travailleurs polonais qui viennent en assez grand nombre dans nos régions libérées sont soumis à la frontière à des mesures sanitaires sévères. Ces mesures sont simples : elles consistent à épouiller les individus malpropres et leurs vêtements et leurs effets. Ceux-ci sont passés à l’ctuve ou soumis, suivant les heureuses suggestions du professeur Bertrand, de l’Institut Pasteur, à l’action, très efficace en ce cas, des gaz asphyxiants (notamment de la chloropicrine), qui ont trouvé ici un emploi pacifique assez inattendu.
C’est le moment de redoubler d’hygiène et de propreté, et notamment d’imposer un épouillage vigoureux aux enfants trop souvent malpropres des quartiers excentriques. ce prix, le typhus restera peu dangereux.
Reste
Ce mal qui répand la terreur
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
je veux dire la peste bubonique. Il s’agit bien en effet dans la fable
de La Fontaine de la peste bubonique, et non pas de sa sœur, la peste
pulmonaire, la « peste noire » du moyen-âge qui, il y a quelques
années, dépeupla la Mandchourie.
Ce qui le prouve c’est qu’ « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Ceci correspond bien à la peste bubonique dont la mortalité ne dépasse guère 70 pour 100, tandis que celle de la peste pulmonaire est de 100 pour 100 et que tous les malades frappés par celle-ci meurent sans exception.
Il faut d’ailleurs remarquer que la peste bubonique et la peste pulmonaire sont l’œuvre d’un seul et même malfaiteur, le microbe découvert par Yersin (encore un Français) en 1894.
Depuis l’antiquité et bien avant la peste d’Athènes décrite par Thucydide, et surtout depuis le moyen âge, qui vit un peu partout des épidémies effroyables de peste, ce mot seul a conservé dans le peuple une sorte de prestige terrifiant et de pouvoir d’épouvante.
C’est bien à tort, car, pour les raisons que nous dirons, il est bien probable que l’Europe ne reverra plus d’épidémie vraiment meurtrière de peste.
Ainsi la grippe, la fameuse grippe de l’autre hiver, a tué, dans le monde et en France même, comme dans tous les pays, infiniment plus d’hommes que ne fit jamais aucune épidémie de peste. Mais c’était la grippe, et ce mot, même quand il désigne une chose effroyable, est moins terrifiant pour le public que le mot peste, s’appliquant à un danger qui ne peut être, comme on va voir, que très limité. Car nous sommes conduits, non pas tant par des idées que par des mots.
Le microbe de la peste, comme celui de la malaria et celui du typhus, est véhiculé d’homme à homme par un insecte qui est, cette fois, la puce. Plus exactement, c’est la puce du rat et, parlant, le rat lui-même qui sont les agents transmetteurs du fléau. Donc : pas de puces, pas de peste ; et en tout cas : pas de rats, pas de peste. Car la peste est avant tout une maladie du rat.
Endémique en Asie, et surtout en Chine et aux Indes, où elle tue bon an mal an des centaines de milliers d’individus, la peste a depuis le xviiie siècle à peu près disparu d’Europe. Pourtant, on en a constaté des cas sporadiques à diverses reprises et tout récemment même dans les ports de la Méditerranée orientale et aussi dans plusieurs ports anglais sans qu’on s’en émeuve outre mesure.
Pourquoi malgré tout cela, malgré les contacts fréquents et plus ou moins directs que nous avons avec l’Asie infestée, n’a-t-on plus constaté depuis le xviiie siècle de grande pesle épidémique en Europe ? C’est qu’à la fin du xviiie siècle, l’Europe a été envahie par les rats d’égout, les surmulots qui, venus en masse du Nord, ont franchi par millions la Volga et se sont répandus rapidement en Europe en exterminant et chassant devant eux la rat de maison (mus ratus), le « rat de ville » de notre fabuliste.
Depuis cette invasion des barbares d’un nouveau genre, — et qui a été un heureux événement, — il n’y a plus en Europe de rats noirs, de rats de maison, de ces rats qui, vivant en contact permanent avec l’homme et à tous les étages des maisons, étaient des agents sûrs de transmission et de dissémination continuels de la peste.
Le rat d’égout au contraire, fuit la société de l’homme et évite les contacts trop rapprochés avec lui et d’ailleurs il n’habite pas les étages des maisons. C’est pour cela que la peste est maintenant, quoi qu’il arrive, d’une dissémination hautement improbable.
Les quelques cas de peste bubonique constatés récemment et qui paraissent étroitement circonscrits, ne doivent pas plus nous émouvoir que ceux constatés fréquemment dans les poils méditerranéens ; ils ont été évidemment apportés par les rats de navires provenant d’Orient, rats identiques au rat de maison, et qui, en Asie, sont toujours les occupants du terrain, n’en ayant pas été chassés par les surmulots. C’est pourquoi on voit ci on verra encore des épidémies pesteuses en Asie, tandis qu’en Europe on ne verra vraisemblablement jamais plus que des cas sporadiques.
Il n’en est pas moins vrai qu’il y aurait lieu d’entreprendre intelligemment la destruction des rats, surtout dans les ports et à bord des bateaux où divers moyens, et notamment la sulfuration et l’emploi de la chloropirine, peuvent rendre des services pour la dératisation.
Quant à la lutte contre les rats sous la forme qu’on vient de lui donner à Paris, j’avoue qu’elle me paraît soulever à certains égards quelques objections. C’est très bien d’avoir amélioré l’enlèvement des poubelles et de ne plus les laisser stationner indéfiniment sur les trottoirs, ce qui offrait aux rats une nourriture abondante, source d’une féconde pullulation. Il serait mieux encore d’imposer la fermeture hermétique desdites poubelles.
Excellente aussi est la prime fournie pour chaque rat tué. En revanche, ce qui est déplorable c’est la manière dont cette prime est distribuée, après transport obligatoire des animaux tués à travers la ville et jusqu’aux assises du distributeur de la manne administrative. C’est là le meilleur moyen, si le rat tué avait des puces et que ces puces fussent pesteuses, de contaminer la population.
Je suis persuadé que si l’administration avait daigné consulter le docteur Roux ou le docteur Calmette, avant d’élaborer ce règlement absurde, elle n’aurait pas eu sur ce point leur approbation.
Quoi qu’il en puisse être, les quelques cas de peste bubonique constatés naguère dans le monde des chiffonniers ne doivent pas nous inquiéter outre mesure. Le vaccin préventif de Haffkine et le sérum curatif de Yersin n’auront, croyons-nous, pas besoin de sortir de leur arsenal de verre. Un peu de propreté et d’hygiène y pourvoira. C’est parce que les malades y sont désinsectisés que le mot que me disait récemment le docteur Yersin est profondément vrai, sous son apparence de boutade : « C’est dans l’hôpital des pesteux qu’on risque le moins d’attraper la peste. »
Tels sont quelques-uns des fléaux exotiques dont il sied de nous
garder aujourd’hui. À cet égard, l’hygiène et les méthodes pastoriennes sont des armes à la fois « nécessaires et suffisantes, »
comme disent les mathématiciens.