Revue scientifique - Il faut réveiller la terre

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Revue scientifique - Il faut réveiller la terre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 216-227).
REVUE SCIENTIFIQUE

IL FAUT REVEILLER LA TERRE [1]

Pour sauver la France et la faire refleurir dans sa grâce adorable, à nulle autre seconde, il ne faudra pas seulement bouter le Teuton bien loin de cette ligne de tranchées, qui court comme un long pli de souci sur le front meurtri de la patrie. Cette terre qu’on aura sauvée de l’ignoble esclavage, et qui de son corps brun fait un rempart là-bas à ses défenseurs, il faudra ensuite, il faut maintenant déjà la ranimer, la ressusciter, car elle se meurt, et dès le temps de paix, nous l’avions laissée s’engourdir, dans une léthargie toute proche de la mort.

Quelques chiffres exprimeront mieux que tous les discours, et d’une éloquence plus tristement frappante, en sa sécheresse, ce que je veux dire.

Nous avons dressé, à l’aide des données réunies par l’Annuaire international de statistique agricole, un tableau donnant pour les principaux pays, les rendemens annuels moyens, par hectare cultivé en froment, pendant les trois périodes quinquennales de 1901 à 1905, de 1906 à 1910 et de 1910 à 1914. Dans ce tableau, nous avons rangé les pays dans l’ordre de leur rendement, pendant la dernière de ces périodes.

Il en résulte que le premier des pays du monde au point de vue du rendement en blé est le Danemark, dont la merveilleuse organisation agricole est depuis longtemps hors de pair, et où le rendement moyen du blé à l’hectare est passé de 27,2 quintaux dans la période 1961-1905 à 28,5 quintaux dans la période suivante, et à 32,6 dans les cinq années précédant la guerre. Ensuite, et bien après vient la Belgique, qui a fourni dans cette dernière période 25 quintaux à l’hectare, puis la Hollande, l’Allemagne avec 19 quintaux dans la première, et 21,3 quintaux dans la dernière période, l’Angleterre, la Suisse, la Suède, la Nouvelle-Zélande (ô honte pour le vieux monde), l’Egypte, la Norvège, le petit Luxembourg, l’Autriche, le Japon, la Hongrie. Ensuite seulement vient la France, avec 13,6 quintaux, en 1901-1903, et 12,9 seulement dans ces dernières années d’avant-guerre. Puis la fin de la liste (car nous ne sommes pas les derniers, ce qui est une petite consolation), est occupée par les autres pays, la Russie y voisinant avec les États-Unis, la Serbie et Formose.

Diverses conclusions découlent de ce tableau : d’abord celle-ci, fort attristante, que la France, la plantureuse France, malgré son climat unique et modéré, malgré la richesse de son sol heureux, la France initiatrice de tant de découvertes, dans tous les domaines, et qui, comme nous le rappellerons tout à l’heure, a été l’instigatrice des principaux progrès de la chimie agricole, et la première protagoniste des engrais chimiques, est aujourd’hui, dans l’intensité relative de sa production du blé, au quinzième rang, et devancée par de tout petits pays comme le Danemark, la Hollande, la Suisse, par nos alliés, l’Angleterre et le Japon, par nos ennemis, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Le fait d’être, dans ce domaine, moins en retard que la Russie ou les États balkaniques, ne saurait nous être une consolation d’amour-propre, que si nous étions vraiment dénués de réflexion.

On nous dira peut-être que ces constatations sont attristantes, et pourraient atteindre notre moral, et que ce n’est guère le moment d’attirer l’attention sur nos imperfections. Tel n’est point notre humble avis ; nous estimons au contraire (et bien qu’il s’agisse ici uniquement de questions agricoles, ces remarques se pourraient peut-être généraliser) que les seules misères dont il ne faille point faire étalage, sont celles qui ne se peuvent point réparer. Pour les autres, au contraire, qui sont heureusement les plus nombreuses, il y a grand intérêt à débrider la plaie, comme en chirurgie de guerre, pour en pouvoir extirper les germes nocifs. La lumière et le grand air sont souverains contre tous les miasmes. L’ignorance systématique des imperfections entraîne celle de leurs causes, et celle des moyens propres à les balayer.

Elle est souvent la cause, toujours l’excuse ou le prétexte de leur pérennité. Il y a un grand principe que Newton a inscrit dans sa « Philosophie Naturelle » et qui, destiné dans sa pensée aux choses de la science, n’est, croyons-nous, pas moins fécond dans d’autres courans d’idées, plus étroitement mêlés au bouillonnement tragique des événemens présens : Omnis enim philosophiæ difficultas in eo versari videtur ut a phenomenis investigemus vires naturæ ; deinde ab his viribus demonstremus phenomena reliqua, ce que je traduirai un peu librement, pour ceux assurément très rares de nos lecteurs qui ont oublié ou perdu leur latin : Souvent la peur d’un mal fait tomber dans un... moindre.

Nous continuerons donc cet exposé de la situation agricole du pays, qui va nous faire toucher du doigt les remèdes simples et nécessaires, d’où l’agriculture française peut sortir demain, rénovée et triomphante.


Le tableau précédent ne met pas seulement la France à un rang indigne d’elle. Il montre que dans les quinze dernières années, les principaux pays civilisés ont vu, à peu d’exceptions près, leur rendement en blé augmenter sensiblement (pour le Danemark de 15 pour 100, pour l’Allemagne, de 11 pour 100, etc.) La France, au contraire, a vu son rendement moyen diminuer légèrement. On ne saurait donc invoquer à ce fait des causes météorologiques, qui se seraient également fait sentir dans les pays voisins.

Le blé n’est d’ailleurs point une exception à ce point de vue. Si nous regardons la situation en face, et que nous comparions le rendement moyen à l’hectare de la France et de l’Allemagne, pour les principaux produits agricoles, pendant les deux dernières périodes quinquennales, nous obtenons le tableau suivant, dont la signification est, hélas ! la même d’un bout à l’autre.


Rendement moyen à l’hectare en quintaux.

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1906-1910 « 1910-1914 «
France Allemagne France Allemagne
Froment 13,6 20,1 12,9 21,3
Seigle 10,6 17,0 10,2 17,8
Orge 13,0 19,6 13,9 20,5
Avoine 12,6 19,7 12,9 19,4
Pommes de terre 86,3 136,2 81,8 135,8
Betteraves à sucre 258,0 300,6 238,5 285,6


Nous n’avons pas fait figurer dans ce tableau les superficies totales, cultivées respectivement en chacun de ces produits, et qui sont fort inégales pour les deux pays. Par exemple, la France a à peu près 6 millions et demi d’hectares cultivés en blé, l’Allemagne, moins de 2 millions. Au contraire, tandis que la France n’a que 1 million et demi d’hectares de pommes de terre, l’Allemagne en a plus du double. Mais ces superficies totales, qui n’ont guère varié depuis longtemps, importent peu pour notre discussion.

Quelles sont les causes de notre infériorité ? Est-ce le morcellement de la propriété en France ? Mais elle n’y est pas plus morcelée qu’en Danemark, en Belgique, en Suisse où le rendement est meilleur ; elle y est plus morcelée qu’en Russie où le rendement est moins bon.

Est-ce faute d’une main-d’œuvre rurale suffisante, est-ce, comme on dit dans la rhétorique des comices agricoles (exception faite pour le sous-préfet d’Alphonse Daudet qui, même aux champs, était un lettré), est-ce parce que « l’agriculture manque de bras ? » C’est là l’excuse traditionnelle. Il est vrai malheureusement que les ouvriers agricoles, désertent de plus en plus les campagnes pour la ville dont les bistros, les cinémas, le clinquant et le bruit, et aussi les salaires supérieurs, ont trouvé pour leurs âmes simples plus de charmes que les paisibles douceurs bucoliques. Mais si on regarde la chose de près, on voit que pour cultiver une superficie de terres labourables à peu près égale à celle de la France, l’Allemagne emploie un nombre d’hommes au plus égal à celui dont nous disposons. Si la main-d’œuvre est insuffisante, elle l’est donc autant en Allemagne qu’en France. D’où provient donc, en fin de compte, la différence de rendement qu’illustrent douloureusement les tableaux précédens ? Uniquement de ce que les méthodes de culture sont chez nous surannées, beaucoup moins modernes que les méthodes employées ailleurs.

Si dans la plupart des pays civilisés la crise réelle de la main- d’œuvre agricole a été surmontée, si dans ces pays les rendemens ont néanmoins progressé, c’est que l’on a su augmenter le rendement de la main-d’œuvre elle-même en perfectionnant l’outillage. Aux attelages de chevaux et de bœufs qui, depuis les temps bibliques, tirent avec la même poétique lenteur les charrues immuables à travers les siècles, on a substitué les machines faisant plus vite et plus complètement le même travail et traînant des charrues appropriées. A la culture virgilienne des temps passés on a substitué la motoculture. Si la silhouette des labours en a perdu un peu de son harmonie pittoresque, si une Rosa Bonheur en eût brisé peut-être ses pinceaux, en revanche la motoculture a été ailleurs et doit être chez nous un bienfait et une nécessité pour l’agriculture. Pourquoi et comment ? C’est ce que nous examinerons dans une prochaine étude.


Aujourd’hui un autre aspect de la question nous tente, plus passionnant parce qu’il touche à des questions plus hautes de philosophie naturelle et parce qu’il est issu plus directement des idées françaises. A côté de la motoculture qui est en somme le remplacement de la traction animale des instrumens aratoires par la traction mécanique, et en dehors d’elle, il y a une autre solution, peut-être plus riche en conséquences, des problèmes agricoles actuels : et cette solution ne tendrait à rien d’autre qu’à modifier radicalement, dans sa nature même, le travail que l’on fait subir à la terre, à le révolutionner complètement.

« La terre, comme l’a si bien dit Berthelot, est un être vivant. » Elle n’est pas seulement le piédestal indifférent de nos petits gestes éphémères ; c’est d’elle qu’émanent toutes les substances qui nous permettent de subsister. Si nous passons rapidement en revue les diverses opérations où l’homme collabore avec la nature pour féconder cette matrice de toute vie humaine, nous serons amenés tout naturellement à comprendre et à souhaiter cette révolution nécessaire de nos méthodes agricoles.

Le blé est d’une fécondité absolument prodigieuse. Dès le XVIIIe siècle, des expériences ingénieuses avaient établi son étonnante faculté de reproduction. Ainsi Charles Miller en 1765 à Cambridge, en replantant une seule fois les élémens du pied fourni par un grain de blé, obtint 2 000 épis, ce qui, au taux d’environ 30 grains par épi, moyenne assez courante, correspond à une production de 60 000 pour un. En multipliant et combinant les repiquages des tiges provenant d’un seul grain, le même auteur a obtenu en un an à peine une multiplication plus de neuf fois plus forte.

Ces expériences ont été reprises par les agronomes modernes. Dans une expérience récente, M, Bellenoux, en semant une vingtaine de grains de blé et en repiquant convenablement les pieds ainsi produits, a obtenu au bout d’un an une récolte telle, que chaque grain de blé primitif en avait fourni finalement plus de 700 000. Il n’y a guère que les harengs qui dans le règne animal manifestent une fécondité comparable. L’expérience de M. Bellenoux a donné finalement un rendement d’environ 63 quintaux par hectare, soit le double du rendement moyen actuel au Danemark et plus du quintuple du rendement moyen français. Assurément on ne peut espérer obtenir dans la grande culture des résultats comparables à ceux-ci qui ont été obtenus par la transplantation dans des expériences soignées et limitées. Mais quelles magnifiques espérances une telle fécondité ne nous fait-elle pas entrevoir !

Quelles sont donc les conditions phénoménales qui laissent varier dans de telles proportions les rendemens en blé ? L’expérimentation scientifique nous permet de les définir. La terre est comme un laboratoire où, sous des influences variées et que nous allons passer en revoie, se fabriquent et se nourrissent les végétaux, à l’aide d’élémens empruntés au sol lui-même et à l’atmosphère. Dans ce que M. le sénateur Rey a appelé heureusement « l’usine végétale, » l’expérience prouve tout d’abord que l’air joue un rôle considérable et essentiel. Depuis des dizaines de siècles, le travail destiné à fertiliser le sol est le travail par excellence, le labour. Que fait donc le laboureur, le travailleur, avec sa charrue ? Il ouvre le sol et le rend propre à emmagasiner l’eau, il le retourne et le subdivise et y fait pénétrer l’air. Ces opérations empiriques qui ont pour effet de fertiliser le sol, on sait aujourd’hui quelle est leur raison d’être, et la science nous a dit le pourquoi de ces choses dont l’humanité penchée pendant des milliers d’années sur la terre nourricière avait à tâtons appris le comment.

Toutes les conditions qui améliorent la nutrition des plantes augmentent du même coup leur fécondité. Celle-ci n’est fonction que de celle-là. C’est une chose bien curieuse que la nutrition des céréales. Les lumières récentes que la chimie agricole et la microbiologie ont projetées dans ce domaine nous ont ouvert des horizons étranges sur le cycle de la vie organisée, et cette sorte de métamorphose circulaire qui transmute indéfiniment la substance des végétaux en celle des animaux, ceux-ci enfin en matières minérales qui seules entretiennent la vie des plantes. Comme les coureurs antiques dans le stade, ces trois formes de l’être sensible se passent sans fin le flambeau de la vie. En ce qui concerne plus particulièrement la nutrition des végétaux qui nous donnent le pain, on a établi avec certitude que les élémens dont ils ont besoin pour vivre, croître, et se multiplier, oxygène, azote, carbone, hydrogène, phosphore... (ils sont quatorze en tout) ne sont assimilables par eux que sous la forme de certains composés exclusivement minéraux. Les plantes, contrairement aux animaux (parmi lesquels il faut bien, hélas ! que nous nous rangions de temps en temps et notamment lorsqu’il est question de nourriture), ne peuvent se nourrir de substances organisées. Il est prouvé qu’avant de servir à l’alimentation des plantes, les corps organiques animaux ou végétaux doivent être décomposés complètement jusqu’à être rentrés dans le règne minéral. Tel est notamment le cas de l’azote que les plantes ne peuvent absorber sous ses formes de décomposition organique et tant que les microbes nitrificateurs ne l’ont point transformé en azotates purement minéraux. Étrange soudure qui ferme la chaîne sans fin de la vie terrestre : ce sont des microbes qui minéralisent les produits de l’ultime déchéance des êtres vivans, tandis que d’autres microbes replongent, comme nous allons voir, et parallèlement à l’assimilation chlorophyllienne, les substances minérales dans le grand torrent vital.

Cette découverte précieuse tend à révolutionner toute l’agriculture, car elle a rendu possible l’emploi des engrais minéraux. Grâce à elle le cultivateur a compris qu’il n’est pas tenu de fumer sa terre uniquement avec l’engrais de ses étables, ce qui l’obligeait à entretenir un nombreux bétail et à créer des récoltes fourragères. Aujourd’hui, il peut se borner à acheter ce qui n’est que le produit ultime de la décomposition des anciennes fumures. Le rôle des engrais organiques est pourtant loin d’être devenu complètement inutile, mais nous ne saurions y insister sans nous écarter de notre sujet.

L’eau est l’agent nutritif par excellence des végétaux ; non seulement elle leur fournit l’hydrogène qui fait partie de leurs tissus, non seulement elle sert de véhicule aux sels minéraux nécessaires par ailleurs à leur nutrition et qu’elle prend en dissolution, mais encore elle entre telle quelle dans leur poids pour une proportion considérable qui descend rarement au-dessous de 70 pour 100 et dépasse parfois 90 pour 100. On a démontré que la production de 1 kilo de blé exige le passage de 700 à 800 litres d’eau au travers des tissus du végétal. L’eau est le sang des plantes. Or les eaux pluviales seraient dans la plupart des pays suffisantes pour suffire à cette énorme consommation, si, d’une part, elles ne s’écoulaient en grande partie à la surface du sol pour aller alimenter les cours d’eau et si, d’autre part, elles ne s’évaporaient notablement. En outre elles tombent rarement au moment opportun, tantôt en trop grande quantité, tantôt trop peu. L’ameublissement du sol que produit le labour y remédie. L’expérience a montré en effet que la terre meuble emmagasine beaucoup plus d’eau que la terre tassée ; et d’autre part, l’évaporation y est au contraire beaucoup moindre. Dehérain, Grandeau et d’autres ont établi que ces effets sont d’autant plus notables que la division du sol est plus parfaite.


Ce n’est pas tout : l’air a un rôle essentiel dans l’opération de la nitrification qui fournit à la plante I’AZOTE, lequel est, plus que tout autre, son aliment essentiel. Deux de nos compatriotes, M. Schlœsing, à qui l’Académie d’Agriculture vient de décerner sa plus haute récompense et M. Muntz, ont l’honneur historique d’avoir montré que les matières organiques contenues dans la terre (débris de végétaux, fumier, etc.) transforment leur ammoniaque de décomposition en nitrates assimilables par les plantes sous l’influence de petits êtres vivans minuscules, de fermens dont le premier a été isolé par M. Winogradsky. Or, ces fermens nitrificateurs, qui agissent en oxydant l’ammoniaque, ne travaillent naturellement qu’autant qu’ils se trouvent dans une atmosphère oxygénée où ils puissent prélever l’élément qu’ils vont fixer sur l’ammoniaque. Une pulvérisation notable de la terre, en y faisant pénétrer partout l’air qui en baigne toutes les particules, sera donc favorable à une bonne nitrification, c’est-à-dire à une meilleure nutrition des plantes. Par surcroît, l’humidité, ainsi mieux assurée comme nous avons vu, n’est pas moins nécessaire que l’air lui-même à l’évolution de ces fermens nourriciers. Dehérain et Schlœsing, dans une remarquable expérience qui corrobore cette manière de voir, ont trouvé que la production de nitrate dans une terre triturée avait atteint 2kg,88 par mètre cube contre 0kg,025 seulement dans la même terre n’ayant pas subi cette préparation.

Dehérain a montré d’ailleurs que la proportion de substances azotées enfermées dans les sols cultivés est souvent 100 fois supérieure aux besoins des récoltes. Si néanmoins on est obligé d’incorporer à la terre des nitrates coûteux fabriqués ou importés au Chili, c’est que la nitrification naturelle se fait mal. Tout ce qui améliorera celle-ci comme fait la trituration très poussée du sol, augmentera les rendemens, tout en réduisant les frais.

Mais, dira-t-on, si abondantes que soient les substances azotées du sol, elles finiront alors par s’épuiser. Il n’en est rien, d’abord parce que la putréfaction des chaumes et les cultures dérobées suffiraient à les renouveler. Ensuite et surtout parce que ce renouvellement, — qui est souvent un enrichissement, — se fait grâce à l’azote puisé directement dans l’atmosphère par les microbes spéciaux découverts par Berthelot, et qui, par des mécanismes encore inconnus, transportent directement l’azote atmosphérique dans la substance même des plantes.

Ainsi de petits microbes infimes, réalisant ce que n’ont jamais pu faire les plus grands chimistes de nos laboratoires, assimilent directement à la matière vivante ce corps qui est, avec le carbone, l’élément essentiel à la vie, cet azote que l’étymologie nous montre si injustement nommé. Le jour où notre organisme saura utiliser ces microbes lui-même, — ce qui pourrait bien arriver dans quelques dizaines de siècles au maximum, — le problème de l’alimentation humaine sera singulièrement simplifié : une bouffée d’air atmosphérique, constituera presque un repas.

De tout cela il ressort que tout ce qui améliore l’aération et la division particulaire de la terre arable doit améliorer son rendement.

Telles sont les inductions de la théorie. Que prouve à cet égard l’expérience ? Il n’est pas nécessaire, comme dans les curieux essais de M. Bellenoux, de transplanter le blé pour le multiplier dans des proportions étonnantes. On y arrive par d’autres moyens. Depuis longtemps on a remarqué que dans les terres finement divisées des jardins potagers le blé est remarquablement prolifique. D’autre part diverses expériences, celles notamment de Grandeau qui ont donné 43 quintaux à l’hectolitre, ont prouvé ce qu’on peut obtenir lorsqu’on traite la plante comme une récolte sarclée de façon à la préserver des plantes parasites et à tenir le sol constamment ameubli et propre. Il n’est d’ailleurs nullement nécessaire, pour obtenir ces grands rendemens, de faire des semis abondans. Il en est des plantes comme des hommes : ce ne sont pas les peuples polygames qui ont la plus forte natalité.

Enfin certains exemples de cultures exotiques du blé sont particulièrement édifians à cet égard : dans certaines régions de Chine où l’énorme densité de la population exige une grande fertilité du sol, on est arrivé à une production d’environ 120 quintaux à l’hectare (4 fois plus que le Danemark, 40 fois plus que la France) grâce à des semis faits en quinconce ou en ligne dans une terre constamment ameublie, pulvérisée, triturée même à la main.

On comprend dans ces conditions les fermes conclusions relatives à l’avenir de l’agriculture auxquelles était arrivé Dehérain : « Quand une terre est convenablement remuée, aérée, travaillée, l’azote habituellement inerte qu’elle renferme évolue, devient soluble, assimilable ; la matière organique de l’humus, attaquée par des fermens, se réduit en acide carbonique, eau et nitrates, et si nous sommes réduits encore à acquérir ces nitrates, c’est que le travail du sol tel que nous le pratiquons aujourd’hui est inefficace. C’est aux ingénieurs à se mettre à l’œuvre ; c’est à eux qu’il appartient d’imaginer un instrument qui di\ase, remue, secoue, aère le sol tout autrement que ne font encore nos charrues et nos herses qui certainement dans cinquante ans d’ici seront reléguées dans les magasins de curiosités à côté des pieux durcis au feu des Gaulois ou des araires des sauvages. »

Il est évident en effet que la longue bande parallélipipédique que fournit la charrue n’est qu’un travail très imparfait au point de vue de la division de la matière et de l’aération, même complété par l’effet de la herse, et par celui toujours aléatoire des gelées.


Au problème si bien posé par l’illustre Dehérain divers chercheurs se sont attaqués avec des fortunes diverses. Parmi les solutions proposées il faut faire une place à part, pour son élégance et sa simplicité, à celle dont l’auteur porte un nom qui, dans cette maison, est cher et vénéré. L’appareil, que M. Xavier Charmes a appelé avec une pittoresque exactitude « l’effriteuse, » et qu’il a conçu depuis plus de douze ans et réalisé tout récemment sous sa forme définitive, pourrait bien apporter dans nos erremens agricoles la révolution si nécessaire qui leur infuserait un sang nouveau et plus riche. Sans entrer dans des détails techniques qui ne sauraient trouver place ici, il me suffira de dire que l’effriteuse de M. Charmes est constituée en principe par un châssis-automoteur portant une série de couteaux soigneusement étudiés, disposés sur un disque rotatif animé par le moteur et qui pulvérisent, effritent avec beaucoup de finesse le sol, tout en laissant sa surface parfaitement plane, ce qui réalise les conditions nécessaires aux semis réguliers et aux cultures à grand rendement. L’outil a fourni des essais très remarquables, notamment en Tunisie, et il a fait naître, chez beaucoup d’agronomes, de grands espoirs. On a constaté notamment qu’avec ce genre d’appareil les mauvaises herbes sont détruites, ce qui supprime en partie la nécessité du déchaumage, et que, d’autre part, le fumier de ferme qui, avec la charrue, se trouvait enfoui au contraire par paquets compacts et dispersés, est ici infiniment divisé et intimement incorporé aux particules du sol.

Comme il fallait s’y attendre, et comme c’est inévitablement le cas chaque fois qu’une nouveauté surgit qui heurte un peu les habitudes... et les préjugés, ce nouveau mode de travail de la terre que divers autres appareils effectuent également avec beaucoup de simplicité, a soulevé de vives critiques qui ne sont d’ailleurs pas négligeables. On s’est demandé notamment si la suppression des grosses mottes que produit la charrue est désirable ou du moins nécessaire. Le gel a en effet pour résultat, à cause de l’augmentation de volume que réalise l’eau en passant à l’état de glace, d’émietter les grosses mottes en particules beaucoup plus petites. C’est exact, mais, d’une part, la division du sol est alors beaucoup moindre et moins régulière qu’avec les appareils effriteurs. En outre, il est peut-être imprudent de confier l’aération du sol aux vicissitudes de la météorologie hivernale. Il se peut, en effet, qu’il ne gèle pas ou peu. En outre, il gèle très rarement dans un grand nombre de pays cultivés, notamment sur les rives de la Méditerranée. S’il ne gèle pas, l’air ne pénètre pas, et la motte n’est pas délitée. Enfin, l’argument ne porte guère que sur les blés de printemps qui n’entrent que pour une très faible part dans les emblavures françaises, puisque, dans la moyenne de cinq des dernières années, la proportion des blés de printemps, dans la totalité des surfaces ensemencées de blé, ne dépasse pas 4 p. 100 [2].

On a fait un certain nombre d’objections analogues, qui sont toutes fondées sur des argumens a priori. En ne se cantonnant pour un instant que dans le domaine théorique, on))eut y répondre qu’un type d’instrument établi conformément aux idées et aux désirs de ce grand agronome que fut Dehérain, ne peut pas choquer les théories qu’il connaissait toutes fort bien. L’expérience seule, « source unique de toute vérité, » peut permettre finalement de se prononcer dans cette controverse. Or, d’expérience concluante, suivie, scientifique et suffisamment vaste, il n’en a pas encore été fait. Les résultats des essais partiels et comparatifs auxquels on a procédé appellent des réserves nécessaires qui permettent de les interpréter dans un sens ou dans l’autre... On n’y a pas manqué. Il faut donc souhaiter que des expériences parfaitement définies, et réalisées dans des conditions excluant toute discussion, soient poursuivies à bref délai dans ce domaine, concurremment avec les essais de motoculture dont M. Fernand David a eu l’heureuse initiative, et dont il sera question dans une prochaine chronique.


On concevra l’importance de la question posée, si on veut bien se souvenir que la production moyenne à l’hectare en froment de la France était d’environ 13 quintaux, que pour chaque augmentation d’un seul quintal, la France gagnerait ou économiserait 150 millions, que si le rendement moyen était de 20 quintaux... comme en Nouvelle-Zélande seulement, nous économiserions, au pays, au moins 1 milliard par an. Si enfin nous arrivions à un rendement moyen égal à celui du Danemark, c’est près de 3 milliards que nous gagnerions. D’ailleurs, la fertilité atteinte par le Danemark est loin d’être une limite maxima, comme nous l’avons vu, et nous prévoyons très bien le jour où elle sera largement dépassée... d’abord par le Danemark lui-même.

La situation que nous venons d’exposer ne peut que s’aggraver encore beaucoup après la guerre, car la main-d’œuvre rurale sera notablement plus rare qu’avant, et les animaux de trait manqueront. Déjà, on peut calculer que nous avons dû importer de l’étranger pendant la première année du conflit pour environ 300 millions de blé. C’est par milliards que se solderont nos achats annuels de produits alimentaires à l’extérieur, si les pouvoirs publics ne prennent toutes les mesures propres à améliorer le rendement de notre sol.

Le moment est venu de se souvenir que « les blés d’or » dont parle le poète ne sont pas seulement une image, mais une réalité dont dépend la richesse ou l’appauvrissement du pays. Mais il faut, comme disait Candide, cultiver notre jardin. Comment ne le ferions-nous pas avec joie, avec passion, puisque notre jardin, c’est la France ?


CHARLES NORDMANN.

  1. Diverses données de cette méthode ont été empruntées aux intéressans et récens travaux de M. le docteur Emile Rey et de M. Silbernagel-Cherrière.
  2. Il convient d’ailleurs de remarquer que les adversaires les plus déterminés des effriteuses en reconnaissent la grande utilité pour les pays de sécheresse et de chaleur, pour ceux où on doit pratiquer le dry f’arming.