Revue scientifique - Industrie et science

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Revue scientifique - Industrie et science
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 697-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

INDUSTRIE ET SCIENCE

Nous avons vu comment les instrumens d’optique, qu’on croyait naguère bons tout au plus à satisfaire les goûts bizarres de quelques amateurs du point de vue de Sirius, et dont le bonhomme Chrysale ne voulait même pas dans son grenier, se sont trouvés des auxiliaires précieux des guerriers et leur ont fourni des armes dont ils se passeraient difficilement.

Ainsi nous avons apporté une démonstration de plus de cette vérité aujourd’hui… un peu tard… banale, que cette guerre est une lutte de science. On devrait dire plutôt qu’elle est une lutte de science appliquée, c’est-à-dire d’Industrie.

A vrai dire, en considérant ces deux expressions comme synonymes, je prends un peu mes désirs pour des réalités ; il n’en est pas moins vrai que l’industrie de l’avenir sera scientifique ou ne sera pas, et qu’une des raisons des victoires économiques de l’Allemagne avant la guerre est qu’elle a su rendre son industrie scientifique ou, plus exactement, industrialiser sa science. La délicate industrie du verre, qui réalise précisément tous les instrumens d’optique dont nous avons parlé, va nous en fournir un exemple décisif, et nous dévoiler quelques vérités qu’il sera bon de ne pas perdre de vue, si nous voulons qu’à notre victoire sur le champ de bataille fassent écho plus tard les victoires pacifiques du travail.

On m’excusera d’aborder, dans ce qui va suivre, des choses de prime abord assez terre à terre et aussi peu romanesques que possible. Mais il est de plus en plus nécessaire au pays de jeter un pont, d’opérer une « liaison » continue entre le savant et l’artisan. Ce mot de Bacon qu’ « il y a plus de science dans les ateliers que dans les écoles, » n’est plus vrai depuis que la science, cessant d’être une ratiocination subjective, a observé la nature ; mais, lorsque nous serons arrivés à ce qu’il n’y ait guère moins de science dans les ateliers que dans les écoles, nous ne craindrons plus l’ennemi sur aucun terrain.


S’il est un pays qui a été vraiment le berceau de l’optique, c’est bien le nôtre ; Descartes, qui découvre la loi de la réfraction de la lumière dans le verre, Fresnel, Malus, Arago, Fizeau, Foucault, dont les travaux, avec ceux du grand Newton, constituent la Bible de la lumière, étaient des Français. La photographie enfin, qui est la plus vaste des applications de l’optique, et dont l’empire s’étend à la fois sur nos activités pacifiques et guerrières, est sortie tout entière des deux cerveaux français de Niepce et de Daguerre. Il est vrai que j’ai vu un traité historique et pratique d’optique photographique allemand où ces deux noms ne figurent pas ; mais l’histoire n’est pas toujours conforme à ce que ces messieurs la font avec leurs plumes gothiques, ni même… on commence à s’en apercevoir… à ce qu’ils la voulaient faire avec leurs épées. Si d’ailleurs, chez eux, des techniciens osent commettre des oublis aussi étranges que celui que je viens de signaler, ce n’est nullement par l’effet d’une ignorance qui serait une circonstance atténuante ; c’est en connaissance de cause et volontairement, par l’effet de ce système de gouvernement où l’on a embrigadé jusqu’aux Universités, et qui, catéchisant, en vue de la domination, tout un peuple, s’est efforcé par tous les moyens de lui persuader qu’il est supérieur aux autres, et que rien n’existe que par lui et partant pour lui.

Pourquoi donc, si l’optique est une création avant tout anglaise et française, le monde entier était-il, avant la guerre, presque exclusivement tributaire de l’Allemagne pour les instrumens d’optique et de verrerie les plus courans : microscopes, jumelles, objectifs photographiques, verres variés de laboratoire ? Pourquoi, ici comme dans tant d’autres domaines, avons-nous tiré, en somme, les marrons du feu pour nos adversaires ? C’est ce que nous allons rechercher.

Mais auparavant une remarque suggestive s’impose : si j’ai précisé à dessein que l’envahissement mon liai de la marchandise allemande est un fait certain pour tout ce qui concerne les appareils d’optique courans, il n’en est plus de munie pour les pièces rares, pour colles qui ne se peuvent fabriquer on série, pour celles, m un mot, où le talent individuel de l’artisan garde un rôle primordial. Tel est, par exemple, le cas des grosses pièces optiques employées en astronomie.

Les puissantes lunettes pour leurs objectifs, les grands télescopes pour leurs miroirs paraboliques exigent des pièces de verre de grandes dimensions qu’on ne peut obtenir exemples de défauts que grâce à des précautions et des tours de main délicats. Dans ce domaine et jusqu’à ces dernières années, la France est restée maîtresse ; ce sont nos grandes industries verrières (Saint-Gobain, Para-Mantois, etc.), qui ont fourni les verres des plus puissans instrumens astronomiques du monde entier. Les Américains eux-mêmes pour le verre du télescope de 2m, 50 de diamètre, qu’ils destinent à leur magnifique observatoire solaire de Mount-Wilson, ont eu recours à nous.

Ces résultats, dont nous pouvons être fiers, ne sont pas dus seulement à l’habileté de nos industriels dans l’art de fabriquer des pièces maîtresses, elle est due surtout au travail ultérieur de ces pièces et exige une habileté manuelle où nos artistes excellent… Qu’on me pardonne d’employer ce mot d’artiste pour désigner les maîtres artisans du verre ; mais les rois de la peinture ou de la déclamation ne se pourraient formaliser sans mauvaise grâce d’une telle compagnie.

Lorsqu’il s’agit de tailler par exemple un petit objectif photographique de dimension courante, le morceau de verre employé peut toujours être considéré comme à peu près homogène et partant la taille de ses surfaces courbes peut être réalisée mécaniquement et en série. Aussi les Allemands y excellent. Au contraire, dans une grosse masse de verre destinée à une lunette astronomique et qui a quelquefois un mètre et plus de diamètre, l’homogénéité ne peut plus être considérée comme réalisée ; tous les points de la masse n’ont ni exactement la même densité, ni exactement la même composition, ni le même degré de trempe par suite de la difficulté de brasser, de recuire, et surtout de refroidir uniformément de gros blocs de verre.

Si donc on taillait mécaniquement les surfaces sphériques de ces blocs hétérogènes, la réfraction inégale des rayons lumineux dans ses diverses parties produirait de mauvaises images. Pour compenser cette hétérogénéité il faut déformer systématiquement et de place en place les surfaces régulières et sphériques, de façon à les diminuer aux endroits où le verre est trop dense. Ce procédé de retouches locales imaginé par notre Foucault ne peut être réalisé qu’à la main, et il exige une grande délicatesse, un grand doigté. Dans ce domaine les Allemands se sont toujours montrés inférieurs ; chez nous au contraire des artistes comme les frères Henry, mes regrettés collègues de l’Observatoire de Paris, se sont révélés sans égaux, et c’est ainsi que les meilleures et les plus puissantes pièces d’optique employées par tous les observatoires du monde entier sont sorties de chez nous.

Dans cette industrie comme dans toutes celles qui relèvent de l’adresse individuelle et où les machines ne sauraient suppléer aux « retouches » et aux redressemens d’une main intelligente, nous ne risquons point d’être battus. C’est le cas de l’optique astronomique, c’est le cas aussi… à l’autre pôle du monde des étoiles, de la mode et de la couture. Mais il faut convenir que ce ne sont là, — pût-on même… et on le peut, trouver quelques autres exemples analogues, — que des cas exceptionnels dans la bataille économique.

Dans l’optique même, l’exemple précédent ne tient qu’une toute petite place. Dans l’optique photographique courante, dans la fabrication des jumelles, dans la verrerie de laboratoire, indispensable à la chimie et à tout ce qui s’y rattache, le travail mécanique et systématique doit triompher et triomphe de l’empirisme individuel dans la production, et avant celle-ci l’expérimentation domine l’expérience.

L’exemple des objectifs photographiques est à cet égard particulièrement démonstratif : il va nous montrer comment la science intelligemment associée à l’industrie a permis à un petit ouvrier teuton qui s’appelait Cari Zeiss de devenir, suivant l’amusante expression de M. Houllevigue, le Krupp de l’optique et d’inonder le monde d’appareils allemands réalisant les idées françaises de Porro (jumelle à prisme) et de Niepce et Daguerre (photographie).

On sait que l’image d’un objet donné par une lentille de verre n’est jamais parfaite par suite de diverses causes qui perturbent la concentration des rayons réfractés par la lentille ; parmi ces causes perturbatrices les plus importantes sont l’aberration chromatique, l’aberration de sphéricité et l’astigmatisme. L’aberration chromatique provient de ce que les rayons des diverses couleurs qui composent la lumière blanche sont inégalement réfractés par le verre ; il s’ensuit que les images que donneraient séparément ces divers rayons ne se superposent pas et que l’image résultante est floue, imprécise et irisée. Autre cause de flou : les rayons provenant d’un point donné de l’objet ne convergent pas rigoureusement au même point selon qu’ils ont traversé la partie centrale ou les bords de la lentille ; c’est ce qu’on appelle l’aberration de sphéricité. Enfin les rayons pénétrant dans une lentille sous des incidences obliques inégales, s’ils proviennent d’un point non situé en face du centre même de la lentille, ne donnent pas pour image un point mais deux petites lignes lumineuses placées dans des plans différens ; c’est ce défaut qu’on appelle l’astigmatisme (α privatif, στιγμα point).

Les théories élémentaires montraient bien que l’on arriverait à diminuer ces défauts en mettant à la place d’une lentille unique deux ou plusieurs lentilles de formes différentes et composées de verres différens. Mais en fait on n’utilisait dans l’optique que deux espèces de verre, le crown léger et le flint rendu plus lourd par la présence du plomb. (Je rappelle que le verre est obtenu en fondant ensemble dans des creusets spéciaux du sable blanc, du carbonate de potasse ou de soude, et de la chaux ou un sel de plomb). Zeiss comprit qu’il était nécessaire d’améliorer dans ce domaine à la fois la théorie et la pratique, et la pratique par la théorie : il associa au petit atelier où il fabriquait ses microscopes un assistant de l’Université d’Iéna, le mathématicien Abbe. Pendant dix ans Abbe étudia géométriquement les lentilles et leur association, et les formes et les propriétés qu’il faudrait leur donner pour atténuer ou supprimer les diverses causes perturbatrices, signalées plus haut, sans enlever aux objectifs leur luminosité. Pendant dix ans il aligna et développa les calculs, ne laissant aucun détail inexploré, faisant en quelque sorte la métaphysique de l’optique, non pas en prenant pour base de ses calculs les propriétés des verres connus, mais en édifiant le château de ses théories, comme si les possibilités pratiques étaient infinies. Il trouva ainsi les formules de divers bons objectifs, mais qui exigeaient pour leur fabrication des verres ayant des propriétés non encore réalisées. C’est alors que Zeiss associa à ses recherches un verrier pour fonder une fabrique de verre que l’État prussien dota dès sa formation d’une subvention annuelle de 30 000 marks. En faisant varier la nature et la proportion des constituans classiques du verre on y réalisa des centaines et des centaines de sortes de produits nouveaux dont les propriétés étaient étudiées par les méthodes délicates du laboratoire en vue de découvrir les verres qui se rapprocheraient des types idéaux calculés par Abbe. C’est ainsi qu’en incorporant aux verres notamment la baryte, on en obtint qui étaient très voisins des types théoriques et qu’on appela les verres d’Iéna. On réalisa en particulier ainsi des verres où le pouvoir dispersif n’était nullement lié au pouvoir réfringent, contrairement aux idées longtemps admises à tort.

C’est ainsi que fut rendue possible la construction des objectifs anastigmats qui, dans les microscopes, les appareils photographiques et tous les instrumens d’optique, se sont depuis répandus dans le monde par centaines de mille. Mais pour en arriver là il fallait remplacer le travail manuel par des procédés mécaniques à grand rendement, les tours de main par la perfection des outils, et, suivant l’expression de Zeiss, « rendre le succès indépendant de l’adresse personnelle des individus. » — Ce but, si différent de l’idéal individualiste de nos producteurs, Zeiss le réalisa, et c’est ainsi que les établissemens créés par lui à Iéna en étaient arrivés avant la guerre à occuper 1 500 ouvriers dont le cerveau collectif était constitué par une vingtaine de mathématiciens, physiciens et chimistes qui, pour leurs seuls travaux de laboratoire, dépensaient chaque année 200 000 marks. Il n’est guère douteux d’ailleurs, étant donné le développement pris par l’optique de guerre, que, malgré la fermeture de la plupart des débouchés étrangers, le personnel et l’activité des établissemens d’Iéna n’aient encore beaucoup augmenté depuis 1914.


Si j’ai insisté un peu sur l’œuvre de Zeiss, sur cet exemple caractéristique de la patiente habileté allemande à tirer parti des découvertes étrangères, c’est pour une raison de principe et pour une raison de fait.

La raison de principe, c’est que le meilleur moyen de nous défendre dans la paix comme dans la guerre contre un ennemi tenace est d’apprendre d’abord à le bien connaître et d’imiter ce qu’il a de bon. C’est par cette méthode seulement que Rome est venue à bout de Carthage, Pierre le Grand de Charles XII.

Il est ridicule, bien plus, il est criminel et néfaste à la patrie de vouloir systématiquement ignorer ce qu’a fait l’ennemi. L’un des plus curieux symptômes de ce singulier état d’esprit est la tendance qu’ont certains de ne plus vouloir faire enseigner la langue allemande à leurs enfans ; on a même proposé de la bannir du programme de nos écoles militaires, alors qu’il faudrait au contraire doubler son importance. Si les Allemands n’avaient pas voulu utiliser l’antisepsie sous prétexte qu’elle est d’origine française et anglaise, ils eussent perdu leurs millions de blessés ; s’ils avaient voué systématiquement au mépris la poudre pyroxylée et les explosifs brisans stables, découvertes françaises, il y a longtemps qu’ils seraient battus L’exemple de Zeiss montre au contraire quel profit, même dans la paix, ils ont toujours tiré de la connaissance exacte des méthodes et des découvertes de l’étranger. Il est donc de première importance d’étudier soigneusement ce qu’ont fait nos ennemis dans l’ordre des sciences appliquées, si nous voulons pouvoir lutter là avec eux ; une pareille étude doit être faite non dans un esprit de dénigrement qui aurait pour résultat de nous faire négliger des enseignemens importans, mais au contraire avec le désir de découvrir plutôt les choses à louer que les autres, plutôt ce qu’il faut imiter que ce qui est méprisable, plutôt le centre que le défaut de leur cuirasse. Le système de l’autruche qui se cache la tête derrière un arbre pour n’être pas vue, ce qui est bien, et pour ne point voir, ce qui est absurde, doit avoir fait son temps. Il a fait trop de mal à la France pour qu’on y puisse persévérer sans crime. Le sentiment de l’imperfection est la condition du progrès.

La raison de fait pour laquelle j’ai exposé l’exemple de Zeiss est qu’il me paraît infiniment plus caractéristique que tout autre des méthodes par lesquelles les Allemands étaient en passe de dominer économiquement, et surtout industriellement, la terre, lorsqu’ils ont fait la sottise criminelle de déchaîner cette guerre.

Que voyons-nous à la base de l’œuvre industrielle accomplie à Iéna comme aussi de la plupart des grandes industries allemandes, des industries chimiques, métallurgiques, électriques, mécaniques en particulier ? Des recherches de science pure suivies et accompagnées de recherches pratiques de laboratoire. Ces travaux de théorie et d’expérimentation scientifique ne sont pas seulement à l’origine de l’industrie ; elles continuent à côté de celle-ci et se développent parallèlement de manière non seulement à en contrôler sans cesse les résultats, mais à les améliorer par des perfectionnemens incessans.

En un mot, la caractéristique primordiale de tout cela est une collaboration complète, une imbrication, une véritable anastomose de la Science et de l’Industrie.

L’industriel ne se contente pas d’utiliser invariablement de vieux tours de main qui se passent de père en fils, et qui sont fondés assurément sur une expérience respectable. Il ne se contente même pas d’appliquer tel progrès scientifique réalisé bien loin de là, au fond d’un laboratoire par un pauvre savant perdu dans ses rêves. Non ; ce savant, il va le chercher, non pour le distraire un moment de ses recherches et le consulter à la dérobée, comme font parfois, aux médecins rencontrés dans un salon mondain, les personnes économes ; il va le chercher pour l’ai tacher tout entier à son œuvre, il lui pose les problèmes pratiques à résoudre, il l’intéresse moralement et matériellement à leur solution. Une fois le problème résolu, il ne renvoie pas le savant, il le garde plus jalousement encore pour améliorer sans cesse cette solution, car il sait qu’à un petit perfectionnement scientifique correspondront de vastes répercussions dans son industrie, et qu’il fait, en somme, un bon placement.

Il y a là des leçons qu’il nous faut méditer sévèrement, et nous devons regarder en face le problème de la collaboration future de la science et de l’industrie, qui va se poser bientôt dans la France victorieuse réorganisée. Un des membres les plus éminens de notre Académie des Sciences, un de ceux dont la Tour d’Ivoire enfonce par les plus solides fondemens dans l’humus des réalités, M. Henry Le Chatelier, a fait entendre naguère là-dessus de fortes vérités dont on nous saura gré de glaner ici quelques-unes.

Chez nous, la science et les savans ne sont pas appréciés comme ils le sont à l’étranger, ou du moins dans les plus avancés des pays étrangers… Si le grand public croit un peu à la science, il n’en est généralement pas de même des pouvoirs publics, ni des chefs d’industrie. Jamais les hommes de science ne sont consultés sur les mesures d’intérêt public, même les plus étroitement liées à la science, comme les questions d’organisation de l’enseignement. Dans l’industrie, il en est généralement de même. Dans l’armée même, — j’en sais quelque chose, — beaucoup ont considéré comme anormal et presque scandaleux que certains problèmes militaires d’ordre exclusivement scientifique fussent abordés et, — scandale encore plus grand ! — résolus par des hommes de science.

En Angleterre, en Allemagne, en Amérique, les grands industriels sont très fiers de venir présider les réunions des grandes sociétés savantes. Ils manifestent souvent leur amour de la science par des fondations magnifiques (Institut Carnegie, Institut Solvay, prix Nobel, dont il y a plusieurs pour les sciences et un seul pour la littérature, fondations diverses des Sociétés d’Ingénieurs Allemands, fondation Guillaume II). En dehors de ces établissemens de haute culture scientifique et de recherche pure qui n’ont d’analogue en France que notre admirable Institut Pasteur, les grands groupemens industriels créent, beaucoup plus abondamment dans ces pays que chez nous, des laboratoires collectifs qui servent d’instrumens au perfectionnement des méthodes industrielles. Il en est aussi de beaux exemples chez nous, comme la station expérimentale à Liévin, du Comité des Houillères, mais ils sont sporadiques et trop rares.

Enfin, et si nous descendons d’un degré de plus dans l’échelle de la spécialisation, nous voyons qu’à l’encontre de l’Allemagne, un trop grand nombre d’industries ignorent encore l’usage des laboratoires d’usine. C’est la raison principale, — non la seule, — de l’envahissement de nos marchés par des produits supérieurs ou meilleur marché venus de l’étranger, et de notre évincement progressif des. marchés industriels exotiques.

Comme le remarque très justement M. Le Chatelier, la difficulté principale à vaincre pour y remédier est le scepticisme un peu méprisant des classes éclairées de la société française à l’égard de la réalité et de la bienfaisance de la science. Le miroitement des mots étincelans nous cache trop les choses ; les formes nous cachent trop lu substance ; le vers du poète :


… L’homme, c’est le verbe et le verbe c’est Dieu,


est surtout vrai de nous et dans un sens où ne l’entendait pas celui qui l’écrivait. Ou, pour mieux dire, ce n’est pas le verbe qui est le Dieu de nos gens du monde, mais l’adjectif. Renan a écrit là-dessus jadis, et ici même, des choses fort dures, trop dures même pour être rappelées en ce moment. En revanche, sur le même sujet, on peut citer, de Pasteur, les paroles suivantes où il explique nos désastres de 1870, et qui pourraient expliquer aussi, en atténuant un peu leur sévérité, que nous n’ayons pas eu deux ans plus tôt la victoire aujourd’hui certaine : «… Victime sans doute de son instabilité politique, la France n’a rien fait pour entretenir, propager, développer le progrès des sciences dans notre pays… tandis que l’Allemagne multipliait ses universités, qu’elle entourait ses maîtres et ses docteurs d’honneurs et de considération, qu’elle créait de vastes laboratoires dotés des meilleurs instrumens de travail… »

En regard, il met « l’oubli, le dédain que la France avait eu pour les grands travaux de la pensée, particulièrement dans les sciences exactes. » Et Sainte-Claire Deville dans le même temps disait à l’Académie des Sciences : « C’est par la science que nous avons été vaincus. »

Ces avertissemens pour notre bonheur ont été depuis des années partiellement entendus. Il appartient à la France de demain de les graver à jamais au centre de ses préoccupations et, alors, elle sera invincible dans la paix comme dans la guerre ; c’est une affaire d’éducation, d’enseignement, de mœurs, et l’influence de la presse pourra ici être très utile.

Il va sans dire que nous ne venons d’examiner qu’un des côtés de la question. Si Zeiss s’était contenté de faire travailler Abbe et d’utiliser en même temps ses anciennes méthodes de taille des verres, si intéressans que fussent ceux-ci, il n’eût pas eu le même succès. Mais il se préoccupa de remplacer le travail individuel par la production mécanique et en série, qui permet seule, par l’étendue des bénéfices, le développement d’un outillage industriel stable. Au lieu d’en rester au stade un peu médiéval où stagnaient les industries du verre avec des petits groupes d’ouvriers habiles produisant de coûteux chefs-d’œuvre, il amplifia la production par des procédés où l’habileté professionnelle de l’opérateur devenait secondaire. Ici encore nous avons assisté à la lutte de la quantité contre la qualité dont un éminent publiciste italien nous entretenait naguère à tout autre propos.

En même temps, et comme corollaires il développait ces moyens de propagande commerciaux qui ont tant fait dans le monde pour l’expansion des produits allemands : voyageurs de commerce polyglottes s’enquérant des goûts et des besoins des cliens au lieu de vouloir leur imposer des produits uniformes, catalogues magnifiques rédigés dans les langues des pays à conquérir, etc. Il y faut ajouter les facilités que, sous forme de subventions industrielles, de primes d’exportation, etc., le gouvernement allemand ne marchandait pas à ses sujets.

Dans tous les ordres d’idées, il y a beaucoup à faire chez nous, dans le dernier surtout. Pour n’en prendre qu’un exemple, étranger d’ailleurs à l’optique, sait-on pourquoi l’industrie horlogère française, pour laquelle cependant nous sommes si admirablement doués, n’arrive pas à concurrencer à l’étranger l’horlogerie suisse, et par une conséquence immédiate n’arrive même pas à développer ses moyens de production jusqu’à pouvoir lui résister sur notre propre marché ? C’est à cause de je ne sais quels règlemens antédiluviens qui interdisent pour la France les bijoux d’or au-dessous d’un certain titre (ce qui est légitime) mais qui par surcroît entourent la sortie pour l’exportation et la rentrée des bijoux de titre inférieur dans les pays où ils sont autorisés, d’un tel réseau barbelé de formalités et de chinoiseries que cette exportation est pratiquement impossible. Les pires ennemis de la prospérité du pays, ce sont souvent des « règlemens, » c’est-à-dire des textes, datant généralement du temps des diligences, et on ne sait pourquoi intangibles.


Mais déjà nous pouvons apercevoir des signes joyeux et réconfortans d’une rénovation industrielle qui, — en cela à coup sûr la guerre a été utile, — commence à se manifester sous l’impérieuse pression des circonstances.

C’est encore l’industrie optique qui va nous servir d’exemples, mais d’autres comme l’industrie chimique le pourraient faire aussi bien.

Dès le début de la guerre, l’importation, considérable naguère, non seulement des divers instrumens d’optique nécessaires à la guerre, » que nous fournissait l’Allemagne, mais aussi celle des masses considérables de verre brut (verre de Bohême, de Thuringe, d’Iéna) qui nous venaient des pays ennemis étant taries, il a fallu développer soudain chez nous cette fabrication. Notre belle Société d’Encouragement pour l’Industrie nationale, habilement secondée par quelques courageux industriels, s’est employée à cette tâche et dès maintenant les efforts réalisés commencent à porter leurs fruits.

Pour la verrerie de laboratoire indispensable à toute l’industrie chimique et qui nous venait pour la plus grande part d’Allemagne, il convenait de réaliser des verres spéciaux doués de propriétés différentes suivant leur destination : verre blanc se travaillant aisément, verres verts et verres durs pour les appareils à combustion, verres peu dilatables pour la thermométrie, verres spéciaux pour rayons X, verres, fusibles, en tubes pour appareils, verres inattaquables pour sérums, verres d’optique divers, etc. A la belle exposition du matériel pour laboratoire qu’a organisée récemment la Société d’Encouragement, nous avons eu la joie de constater que, dans tous ces domaines, nos industriels avaient dès maintenant obtenu des résultats qui nous rendront à bref délai complètement indépendans de l’importation étrangère… et l’Allemagne fournissait avant la guerre environ 70 pour 100 des instrumens en usage dans nos laboratoires.

Dans l’art de fabriquer les appareils de verrerie compliqués et délicats dont ont besoin les laboratoires, tels que les pompes à vide, les appareils à distillation fractionnée, et qui exigent une grande adresse manuelle, nous étions depuis longtemps passés maîtres. Mais il existait toute une catégorie d’appareils courans, vendus en série dans le commerce et pour lesquels nous étions depuis longtemps entièrement tributaires de l’Allemagne : je veux parler des thermomètres, particulièrement des thermomètres médicaux, et aussi des flacons à double enveloppe à vide intermédiaire qui servent à la conservation soit des liquides très froids, soit des alimens chauds (bouteilles thermos, magie, etc.).

Fabriquer ces appareils ne serait qu’un jeu pour nos verriers ; ce qui devait être plus difficile, c’était de les faire à un prix de revient tel que les installations créées fussent viables et ne fussent pas immédiatement réduites à néant après la guerre par la construction étrangère intensive et à bas prix.

Eh bien ! ce double problème, nos industriels ont su le résoudre, et à leur tête l’habile M. Berlemont, président du syndicat des souffleurs de verre et dont j’eus naguère l’honneur d’être l’élève dans cet art délicat. Grâce à ses efforts, la fabrication des thermomètres médicaux, dont nous fûmes un temps démuni au début de la guerre, est aujourd’hui assurée chez nous dans des conditions qui rendent inoffensive pour l’avenir la concurrence ennemie. Chose curieuse, ce résultat a surtout pu être obtenu grâce à l’emploi de la main-d’œuvre féminine, particulièrement apte au travail très minutieux des minces tubes capillaires nécessaires dans ces instrumens. D’autres résultats non moins beaux ont été obtenus dans le même domaine, et dont il serait trop long de parler ici.

Ce que nous avons pu faire dans la verrerie et improviser au milieu des difficultés de toutes sortes que crée la guerre, et sous l’aiguillon même de ces difficultés, il n’y a pas de raison pour que nous ne le réalisions pas demain, sinon aujourd’hui même, dans tous les domaines industriels. Notre France a assez de ressources d’intelligence et d’initiatives privées pour cela.

Mais pour atteindre ce résultat, qui serait la pire punition que nous puissions infliger aux Allemands, il ne faudra pas trop oublier quelques-uns des enseignemens de fait que j’ai essayé de dégager dans ces pages. Il faudra surtout que nous tâchions de renoncer dans l’Industrie, dans les applications de la Science, ù notre déplorable individualisme, à notre manie, comme on dit vulgairement, de nous tirer réciproquement dans les jambes.

Comme le disait le physicien Cornu qui fut un des rois de l’optique française : « Une solidarité intelligente fait converger les efforts vers un but commun, au lieu de les user dans ces luttes stériles que l’âpreté des intérêts immédiats provoque chez les esprits imprévoyans. » Cette sentence n’est peut-être pas d’une forme très élégante, mais elle est bien pensée, et par un Français qui aimait et connaissait ses compatriotes.


CHARLES NORDMANN.