Revue scientifique - L'Optique et la guerre

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Revue scientifique - L'Optique et la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

L’OPTIQUE ET LA GUERRE

La guerre, de quelque façon qu’on l’examine, est avant tout un problème de repérage dans le sens le plus vaste du terme.

On a souvent cité ce mot de Napoléon expliquant à un de ses généraux sa méthode pour diriger simultanément l’action de ses troupes sur tout le champ de bataille : « Je m’engage partout, et puis je vois. » C’est en somme toujours le veni, vidi

Voir, découvrir ce que fait l’ennemi et où il est a toujours été les rois quarts de l’art de le battre. Ce l’est plus que jamais aujourd’hui que les mêlées à visage découvert des temps révolus ont fait place au vide du champ de bataille. Ce vide a été causé, non seulement par quelques perfectionnemens matériels comme la poudre pyroxylée, mais surtout parce que, comprenant de mieux en mieux les nécessités du combat, on a mieux apprécié l’avantage énorme à la guerre de voir et de ne pas être vu.

Mais la nécessité de se cacher, de n’être pas vu, tout en voyant soi-même, a imposé l’emploi de toutes sortes d’artifices par lesquels notre œil a vu reculer les limites de sa puissance et d’autres qui lui ont fourni une vision indirecte, sans qu’il doive se démasquer lui-même. Et c’est ainsi que l’Optique est devenue un des auxiliaires les plus utiles du guerrier.

Pour en comprendre toute l’importance, essayons brièvement de nous représenter quelle serait la situation respective de deux belligérans également nombreux, également bien outillés par ailleurs, mais dont l’un serait démuni d’instrumens d’optique. Celui-ci ne pourrait pas assurer la justesse du tir de ses canons, faute des instrumens de pointage nécessaires. Un exemple récent vient d’illustrer tragiquement ce que serait cette situation. On sait que l’armée roumaine était fournie d’artillerie de campagne par Krupp. Or, depuis près de trente ans, la Roumanie était liée par un traité d’alliance avec l’Allemagne ; malgré cela, — et comment ne pas admirer ici le stupéfiant et diabolique esprit de prévoyance de nos ennemis ? — il y avait, dans tous les canons de campagne fournis par Krupp aux Roumains, un petit détail optique qui avait été systématiquement « saboté : » tous les niveaux de pointage à bulle d’air des pièces avaient été par le constructeur remplis seulement d’eau au lieu de la dissolution saline qu’on y met toujours pour empêcher la congélation du liquide par le froid. Les Allemands se réservaient naturellement, si la Roumanie marchait avec eux, de corriger cette défectuosité au moment voulu. Au contraire, si elle se déclarait contre eux, le fonctionnement de son artillerie était compromis. C’est ainsi qu’un grand nombre des canons roumains n’ont pas pu tirer utilement, parce que, dès qu’on les amena dans la montagne, le froid congela l’eau des niveaux de pointage qui éclatèrent, rendant impossible un tir précis.

Comment qualifier l’honnêteté commerciale de ceux qui livrèrent du matériel dûment payé dans ces conditions de machiavélique perfidie ?

Comment aussi ne pas s’étonner que les techniciens chargés de la réception de ce matériel n’aient pas aperçu en temps utile le sabotage ? Mais passons… et venons à notre démonstration.

Non seulement celui des deux belligérans qui serait démuni d’instrumens d’optique ne pourrait pas pointer exactement le tir de ses canons, mais il ne pourrait pas télémétrer les distances qui servent d’élémens à ce tir ; en outre, il ne pourrait pas observer ce tir lui-même dès que la portée serait un peu grande, faute des lunettes, jumelles et autres appareils de télévision nécessaires ; voilà pour l’artillerie.

L’infériorité de l’infanterie ne serait pas moindre : d’une part, la nécessité de s’abriter s’accompagnerait pour elle d’un aveuglement complet, faute d’appareils de vision indirecte, périscopes et autres, et là livrerait non prévenue à toutes les surprises. En outre, incapable dans l’obscurité d’éclairer le terrain et aveuglée ou repérée dans ses attaques par les faisceaux ennemis des projecteurs dont elle serait elle-même démunie, son infériorité serait encore plus grande la nuit que le jour. Faute d’appareils optiques, les postes d’observation et de commandement verraient leur travail rendu presque impossible ou, en tout cas, beaucoup moins utile.

Enfin l’aviation elle-même ne pourrait ni assurer, par des visées précises, ses bombardemens, ni recueillir ces précieuses téléphotographies qui servent de base à la préparation des attaques et aux tirs de l’artillerie.

Tout ce que nous venons de dire n’est pas moins vrai de la guerre navale où les tirs se font à des distances qui les rendraient impossibles sans instrumens d’optique, et où l’arme moderne et redoutable, le sous-marin, ne puise précisément sa terrible efficacité que dans l’appareil optique qui lui permet de voir et de frapper sans être vu lui-même.

En un mot, on voit dès l’abord, en développant l’hypothèse que nous avons faite, ce qu’un examen un peu plus précis va nous démontrer mieux encore : que l’optique, sur terre comme sur mer, est une des armes les plus indispensables, car elle multiplie la précision et l’efficacité des armes proprement dites. Et c’est pourquoi je crois être fondé à dire dès maintenant, sans aucun paradoxe, que l’optique joue dans l’art de la guerre un rôle comparable à la révolution qu’elle a produite dans l’astronomie par l’invention des lunettes. Le pauvre Spinoza se fût sans doute récrié, — et pas seulement par modestie, — si on lui avait dit qu’un jour l’art de gagner les batailles puiserait une force nouvelle dans son métier, qui était, comme on sait, de polir des verres de lunette, la philosophie n’ayant jamais nourri son homme.


Il faut reconnaître sans fausse honte que, pour ce qui concerne l’infanterie, les Allemands avaient, au début de la guerre, beaucoup plus que nous, développé l’usage des instrumens d’optique. Depuis, heureusement, l’écart qui existait entre eux et nous à cet égard a été fortement diminué. Tout d’abord, la plupart de leurs gradés avaient dès le début de la campagne d’excellentes jumelles prismatiques ; aujourd’hui, nos cadres en sont largement munis aussi, et nous contribuons même pour une bonne part à l’approvisionnement de nos Alliés. Dans la guerre en rase campagne comme dans la lutte de tranchées, le chef d’infanterie muni d’une bonne jumelle sera capable d’apercevoir l’adversaire avant d’en être vu lui-même à l’œil nu.

Des tireurs d’élite étaient, en assez grand nombre, munis, dès 1914, d’appareils de télévision chez nos ennemis, et c’est ce qui, — avec la visibilité exagérée de nos galons d’or, — explique nos grandes pertes en officiers au début de la guerre. — On sait que la jumelle est formée par la combinaison de deux lunettes de Galilée. Les bonnes jumelles sont aujourd’hui à prismes ; ces instrumens ont un notable grossissement pour leurs petites dimensions et un champ assez étendu ; mais leur principale qualité provient de ce que l’action des prismes a pour effet d’accroître beaucoup le relief. Chacun sait en effet que la sensation du relief est due à la superposition des images différentes données par chaque œil ; il est évident que plus ces images seront différentes, plus le relief paraîtra accentué ; or, grâce aux prismes, les objectifs des deux lunettes de Galilée, des jumelles, peuvent être beaucoup plus écartés (en général deux fois plus) l’un de l’autre que les deux oculaires contre lesquels sont appliqués les yeux. C’est comme si, grâce à la concentration des rayons lumineux que rassemblent les prismes, on avait observé avec des yeux deux fois plus écartés l’un de l’autre qu’ils ne sont en réalité.

Les jumelles réglementaires d’artillerie portent d’ailleurs une graduation intérieure qui se superpose au paysage, et qui, divisée en « millièmes » (j’ai expliqué naguère quelle est cette unité), facilite la détermination rapide de certains élémens du tir.

Enfin, et grâce à un artifice que la place nous manque pour détailler ici et qui est fondé sur le principe appliqué aux télémètres et dont il sera question ci-dessous, les jumelles prismatiques transformées en jumelles stéréoscopiques non seulement deviennent des instrumens rapprochans et grossissans, mais donnent la valeur approchée des distances des objets.

Sous ses diverses formes, et grâce aussi à son faible encombrement, la jumelle est donc un auxiliaire précieux du combattant, quel qu’il soit.

Les Allemands, dès le début de la lutte de tranchées, ont muni certains tireurs spéciaux, dits « tireurs d’officiers, » de fusils sur lesquels était fixée, en guise de ligne de mire, une lunette à réticule à assez fort grossissement. — On sait assez ce qu’ont coûté ces engins, pointés en permanence sur les créneaux de nos tranchées, aux imprudens qui séjournaient plus que de raison à ces créneaux. Depuis longtemps, nous sommes entrés dans la même voie, mais nous n’aurions jamais dû nous y laisser précéder.

Tapis dans leurs tranchées respectives, les combattans, s’ils étaient forcés, pour surveiller la position adverse, de l’observer directement, devaient lever la tête au-dessus du parapet protecteur. Pour éviter les deux termes également fâcheux de ce dilemme : ne rien voir ou n’être plus protégé, on a créé ou plutôt généralisé d’ingénieux dispositifs qui sont les périscopes : mes lecteurs, j’en suis sûr, sont assez versés dans l’étymologie pour que je n’aie pas besoin de leur expliquer le sens de ce mot.

Innombrables sont les systèmes de périscopes, et il serait fastidieux, sans intérêt, et d’ailleurs indiscret, de les exposer ici. Ils sont tous établis sur un principe vieux comme le monde, que Narcisse déjà connaissait lorsqu’il se complut dans sa propre admiration, et dont tous les romanciers tirent des effets lorsqu’ils font observer dans une glace par un témoin mystérieux les gestes des personnages qui se croient seuls : la réflexion de la lumière.

Dans les maisons flamandes nous avons tous vu, lorsqu’on pouvait encore voyager en Belgique, — quand ce temps-là reviendra-t-il ? — de ces glaces discrètement posées sur l’appui d’une fenêtre au premier étage des maisons et qui permettent au maître de céans de voir sans être vu le visage de celui qui sonne à la porte ; ce miroir ainsi disposé, ce muet défenseur de l’intimité flamande est comme le type des périscopes. Qu’à ce premier miroir on en ajoute un second qui renvoie l’image du paysage dans une nouvelle direction, qu’à ces miroirs on substitue des prismes à réflexion totale, qu’on ajoute sur les trajets des rayons lumineux des lentilles destinées par surcroît à grossir les images et à changer le périscope en lunette périscopique, c’est toujours le même système, système qui consiste à aller cueillir, par le moyen d’un objet réfléchissant, l’image qu’on veut voir sans y risquer dangereusement l’œil lui-même.

C’est aussi une sorte de périscope, cette glace que les chauffeurs fixent sur les montans de leur automobile et qui leur montre les voitures arrivant derrière eux. Enfin le principe périscopique est depuis longtemps et fructueusement appliqué dans certains instrumens astronomiques comme l’équatorial coudé inventé par ce savant à jamais regretté, Maurice Lœwy, directeur de l’Observatoire.


Outre les instrumens d’optique utilisés par l’infanterie, l’artillerie en emploie d’autres qui lui sont plus particulièrement nécessaires à cause des distances plus grandes auxquelles elle tire. Tout d’abord, elle emploie différentes lunettes assez analogues aux lunettes astronomiques et notamment des lunettes de batterie d’assez forts grossissemens et qui servent à apprécier certains élémens du tir.

Dans beaucoup d’observatoires d’artillerie, on emploie aujourd’hui des lunettes assez puissantes, qui permettent d’observer des objectifs lointains et de régler sur eux le tir des canons. Une vieille méthode classique, le repérage des batteries par les lueurs, y est appliquée concurremment ; le principe bien connu de cette méthode est simple : si lorsqu’une pièce ennemie tire, et de préférence la nuit, on observe sa lueur de deux observatoires suffisamment écartés l’un de l’autre et que l’on reporte sur la carte les directions suivant lesquelles on a observé cette lueur respectivement aux deux stations, il est clair qu’elles se recouperont à l’endroit de la carte où se trouve la pièce. Cette méthode élémentaire n’est pas d’une application aussi aisée qu’on le pourrait croire, car on a soin le plus possible de « défiler les pièces aux lueurs, » comme on dit dans le jargon d’artilleur, c’est-à-dire de les placer derrière un masque naturel ou artificiel suffisamment élevé ; néanmoins, il est des cas, provenant de la nature du terrain et de la position des observatoires, où on aperçoit les lueurs, et la méthode précédente est alors applicable. Elle donne de bons résultats grâce à des dispositifs assurant une précision satisfaisante dans la détermination exacte des directions de visée et qui relèvent de l’optique, mais qu’on voudra bien nous excuser de ne pas décrire ici.

La détermination des distances des objets éloignés sur lesquels elle tire est avant tout nécessaire à l’artillerie. Elle la réalise grâce aux télémètres dont le nom indique suffisamment la destination.

Tous les télémètres employés dans les armées et dans les marines belligérantes sont des appareils optiques établis d’après le principe de la triangulation.

C’est par une triangulation que les astronomes mesurent la distance des astres à la Terre ; pour la Lune, par exemple, des observateurs se placent à deux endroits de la Terre très éloignés l’un de l’autre et visent, à un instant donné, un point de la Lune ; connaissant l’angle que font alors les deux rayons visuels et la distance des deux observateurs, on en déduit la distance cherchée, car on a ainsi un triangle don ttoutes, les dimensions sont déterminées, puisqu’on en connaît la base et les deux angles adjacens à cette base. C’est par des procédés analogues qu’on a déterminé exactement les dimensions de la Terre et les distances géodésiques, en partant d’une base préalablement connue. C’est pareillement par une triangulation en partant d’une base que les géomètres et les topographes font leurs levers. Lorsque nous apprécions à l’œil nu la distance d’un objet situé à quelques mètres, nous estimons inconsciemment l’angle que forment les rayons visuels menés de nos deux yeux à l’objet ; dans ce cas, c’est la distance de nos yeux qui sert de base, et tout le monde fait ainsi, sans le savoir, de la triangulation et de la trigonométrie, comme M. Jourdain faisait de la prose.

Dans les télémètres militaires et marins, on emploie pareillement une base de longueur connue et on détermine l’angle que font les rayons visuels menés de l’objet aux deux extrémités de cette base, angle qu’on appelle, depuis que les astronomes ont introduit ce terme ésotérique, la parallaxe de l’objet.

On peut prendre comme type de ces appareils le télémètre Barr et Stroud, qui est connu et répandu un peu partout depuis une trentaine d’années.

Deux objectifs placés à l’extrémité d’un tube métallique servant de base, parallèles à ce tube et entre eux, reçoivent la lumière de l’objet ; grâce à un système de prismes à réflexion totale, ils renvoient cette lumière vers un oculaire unique placé au milieu du tube. L’œil voit ainsi, l’une au-dessus de l’autre, deux parties de l’objet dont les images sont données respectivement par les deux objectifs. Il ne reste qu’à amener en coïncidence, ou plutôt en juxtaposition, ces deux parties de l’objet, ce qu’on fait en inclinant l’un des prismes à réflexion totale d’une quantité correspondante à la parallaxe de l’objet. Un index gradué, solidaire du prisme qu’on a fait tourner, donne immédiatement la distance cherchée.

Il est évident que cette distance est donnée avec d’autant plus de précision que la parallaxe est plus grande et que la base est plus longue ; car, pour une distance donnée, la parallaxe est d’autant plus grande que la base est plus étendue. C’est pour cela que pour mesurer la distance des étoiles, qui sont, comme on sait, assez éloignées, on a dû, faute de base suffisamment grande existant sur la Terre, prendre pour base le diamètre de l’orbite terrestre, soit 300 millions de kilomètres. Encore, à cette distance, la parallaxe des plus proches étoiles n’est-elle guère que d’un dixième de seconde d’arc, ce qui est à peu près l’angle sous-tendu à 2 kilomètres de distance pour un objet de 1 millimètre de long. On conçoit ce que la précision des instrumens astronomiques doit être pour permettre de mesurer sans erreur des angles aussi petits.

En fait, avec les télémètres d’artillerie courans, et dont la base est de l’ordre du mètre, on obtient une précision d’environ 5 pour 100, c’est-à-dire qu’on fait une erreur probable d’une cinquantaine de mètres lorsqu’on mesure des distances d’environ 1 kilomètre.

Dans la marine, on obtient une précision supérieure parce qu’on peut y employer des télémètres à base beaucoup plus longue ; certains construits par Barr et Stroud ont jusqu’à une dizaine de mètres de longueur. Chaque tourelle des cuirassés, presque chaque blockhaus est muni de postes télémétriques dans les récentes unités navales. La possibilité de donner dans la marine des dimensions bien plus grandes à ces instrumens que dans l’armée provient de la même cause qui permet de donner aux canons de bord des longueurs très supérieures à celles des canons de campagne : ces engins étant sur les navires invariablement fixés à leur support, et non obligés de se déplacer par rapport à lui comme les canons de terre par rapport au sol, on peut leur donner des dimensions d’encombrement bien supérieures.

Pour en finir avec cette rapide revue des principaux instrumens d’optique nécessaires aux artilleurs, il nous faut indiquer les appareils de pointage des canons qui, outre les niveaux, comportent dans les canons de gros calibre de véritables lunettes micrométriques, et dans notre 75 l’ingénieux collimateur où les images de deux fentes lumineuses en croix sont projetées optiquement sur l’objet à pointer et permettent de mesurer exactement sa dérive et son angle de site, qui définissent, comme je l’ai déjà expliqué, les coordonnées d’un point par rapport au canon.


Parmi les engins optiques dont le rôle s’est montré essentiel dans cette guerre, il n’en est guère de plus importans que les projecteurs.

La nuit, qui supprime souvent et diminue toujours la visibilité, se prête par cela même très bien aux opérations de surprise. Aussi les attaques de nuit ont-elles été et sont-elles encore très fréquentes.

Pour enlever à l’attaquant la supériorité tactique que lui donne l’obscurité, il n’est qu’un moyen : supprimer celle-ci, et c’est pourquoi, avec les fusées éclairantes, les projecteurs se sont montrés des engins de défense extrêmement précieux qui éclairent les abords des tranchées, en facilitent la surveillance et vont chercher et découvrir, en permettant de régler sur eux le tir, les rassembiemens ennemis qui se forment mystérieusement dans les ténèbres.

Mais le projecteur ne sert pas seulement à démasquer à la vue les choses et les gestes de guerre, fallacieusement abrités sous le voile de l’obscurité ; sa lumière, supérieure en cela à la lumière même du jour, non seulement décèle l’ennemi, mais l’empêche de voir lui-même. Tout le monde a remarqué que lorsqu’on rencontre la nuit sur une route obscure, un auto, tous phares allumés, on est à ce point aveuglé qu’on est comme noyé dans l’imprévue lumière et qu’on ne sait plus se diriger, ni s’orienter par rapport aux objets avoisinans. Cet effet aveuglant des projecteurs est pour beaucoup dans leur efficacité et, grâce à lui, ils sont non seulement des outils de défense précieux mais d’excellens engins offensifs.

Non seulement le projecteur permet un balayage lumineux constant des abords immédiats des tranchées, mais, grâce à sa portée de plusieurs kilomètres, il surprend les relèves, les rassemblemens clandestins, les convois de ravitaillement en arrière des lignes et permet de les inquiéter à toute heure à coups de canon : il est ainsi l’œil noctiluque de l’artilleur, et, dans l’ombre la plus épaisse, « cet œil est toujours là et regarde Caïn. »

Un autre emploi fréquent et non moins utile des projecteurs de campagne comme des projecteurs de place, est leur application à la télégraphie optique, à la « liaison » si nécessaire des diverses formations de combat. En munissant la partie antérieure des projecteurs de systèmes permettant d’éclipser à volonté leurs rayons, et qui consistent le plus souvent en une série de volets rabattus ou ouverts analogues aux vieilles jalousies des fenêtres, on peut à volonté, entre deux projecteurs éloignés, échanger tous les signaux Morse et communiquer ainsi. C’est la forme la plus moderne du télégraphe optique qui a valu aux frères Chappe quelque renommée dans l’histoire et partant, — car il paraît que la gloire ne peut se passer d’un accompagnement de blocs métalliques, — la statue du boulevard Saint-Germain.

A vrai dire, je crois que les frères Chappe ne sont pas les vrais inventeurs du télégraphe optique, mais plutôt les adaptateurs ingénieux de ce système à la transmission des nouvelles en plein jour. Pour leur transmission nocturne, en cherchant bien on trouverait, je crois, dans Aristote qu’elle était déjà, dans l’antiquité, obtenue au moyen de feux, qui permettaient aux souverains de Perse de recevoir en peu d’heures des nouvelles de toutes leurs lointaines frontières. Et puis Homère, — cet aveugle s’intéressait beaucoup à tout ce qui se rapporte à la lumière, — nous a vanté l’éclat des feux que Clytemnestre avait fait préparer le long de la côte pour être avertie de l’arrivée d’Agamemnon. On voit qu’on trouve tout dans le vieil Homère, même la télégraphie optique militaire. Je montrerai peut-être quelque jour, à propos du soi-disant cheval de Troie, qu’on y trouve même des procédés de sape et de mine que certains ingénieurs croient très modernes, ayant le tort de faire dater l’esprit inventif de la fondation de l’École polytechnique… Mais revenons à nos projecteurs.

Leur usage n’est pas moins important sur terre que sur mer, et tous les bâtimens de guerre en sont abondamment munis. On sait, assez pour que nous n’ayons pas besoin d’y insister, quel rôle essentiel ils ont joué dans toutes les rencontres navales et aussi dans ces combats unilatéraux que sont les torpillages d’inoffensifs vapeurs, depuis le début de la campagne.

Enfin la guerre aérienne sous toutes ses formes a ouvert un nouvel empire à l’activité des projecteurs de lumière. Sans eux, la défense des places contre les bombardemens nocturnes des avions serait impossible ; sans eux également, l’Angleterre et la France se fussent trouvées livrées sans riposte possible aux raids destructeurs des zeppelins. Si ceux-ci sont aujourd’hui extrêmement vulnérables au tir des canons et aux bombes incendiaires des avions de défense, c’est uniquement parce que canons et avions peuvent, grâce à l’éclairage du monstre par les projecteurs, diriger et régler leurs coups.

À ce propos, on a souvent proposé de fixer le projecteur sur les pièces de canon elles-mêmes et solidairement avec elles, pensant résoudre ainsi le problème du tir nocturne. Mais cette disposition serait inefficace et nuisible : inefficace, parce qu’il ne suffit pas de diriger la ligne de mire d’une arme vers le but pour atteindre celui-ci, puisque la hausse qui dépend de la distance fait au contraire que pour l’atteindre on dirige la pièce vers un point différent ; nuisible, parce que, lorsqu’on est placé immédiatement derrière un projecteur en action, on voit beaucoup moins bien les objets éclairés par lui que, lorsqu’on est placé latéralement et à une certaine distance. Cela provient de ce que la lumière du faisceau est diffusée par les poussières et particules en suspension dans l’air, — et que tout le monde a vues danser dans un rayon de soleil pénétrant par une persienne entre-bâillée ; — cette diffusion produit dans l’air un éclairement qui éblouit ceux qui sont placés exactement derrière le faisceau lumineux et les empêche de voir les objets éloignés.

C’est pour le même motif, — diffusion de la lumière par les particules d’eau, créant une zone fortement éclairée dans le milieu ambiant, — que l’usage de projecteurs sous-marins si souvent préconisé ne peut pas rendre de grands services.

Tout cela explique pourquoi, dans les navires comme dans les batteries, les projecteurs sont généralement placés à une certaine distance des pièces de canon qu’ils servent.

Quant à la construction même des projecteurs, il nous suffira de dire, sans entrer dans aucun détail, qu’elle est aujourd’hui très perfectionnée. On a longtemps utilisé, comme pièces optiques de ces engins militaires, les réflecteurs inventés par le capitaine Mangin qui vient de mourir et qui consistaient en une lentille divergente concave-convexe, argentée sur sa face convexe, et où la réflexion et la réfraction des rayons se combinaient ingénieusement pour donner des faisceaux lumineux bien parallèles. Le parallélisme des faisceaux émergens est en effet une condition essentielle de la portée lumineuse des projecteurs, car il est clair que si le faisceau émis diverge rapidement au lieu de rester parallèle, l’éclairement produit devient très faible à une petite distance.

Aujourd’hui on préfère aux miroirs Mangin de simples réflecteurs paraboliques ou plutôt paraboloïdaux que l’on a trouvé d’ingénieux moyens de tailler industriellement. Les autorités militaires préfèrent les miroirs métalliques aux miroirs de verre, car ils se laissent à l’encontre de ceux-ci traverser par les balles sans être brisés. Leur surface réfléchissante est argentée ou de préférence dorée (à cause de l’inaltérabilité de l’or). — La source lumineuse est le plus souvent constituée par le cratère de l’arc électrique dont la haute température (environ 3 500°) assure une grande luminosité. Dans les projecteurs de campagne aujourd’hui fréquens sur tous les fronts comme dans les places et dans la marine, l’énergie électrique est fournie, par le moteur même des « autos-projecteurs » variés sur lesquels on transporte ces précieux engins.

Les puissances lumineuses obtenues peuvent être considérables, et, pour ne citer que des chiffres relatifs à certains projecteurs américains récens, les projecteurs Sperry, on obtient avec des réflecteurs d’environ 1 mètre de diamètre (comme on les voit dans la marine ; des puissances lumineuses égales à celles de plus de 100 000 becs Carcel et qui, à plusieurs dizaines de kilomètres, éclairent encore d’une façon appréciable les objets plongés dans l’ombre.


Pour achever cette brève revue des applications guerrières de l’optique, je devrais parler aussi des périscopes des sous-marins, de ces yeux pédoncules qui permettent à ces bâtimens de voir sans être vus et assurent leur terrible efficacité et leur invulnérabilité relative. Les périscopes de sous-marins sont analogues dans leur principe aux lunettes périscopiques de tranchée dont nous avons parlé ci-dessus, mais d’une construction beaucoup plus perfectionnée et plus compliquée ; il n’est donc pas utile d’entrer ici dans plus de détails à leur sujet, notre but étant non d’entasser des données inutilement précises, mais de remuer des idées. — À cet égard, rien ne démontre l’importance de l’optique dans le conflit mondial mieux que les périscopes de sous-marins, puisque sans eux, c’est-à-dire sans elle, la guerre sous-marine tout entière sur qui l’attention de toute la terre est aujourd’hui fixée, serait impossible.

Pour en finir avec cette brève revue qui est plutôt un examen sporadique de quelques exemples, il me faudrait parler de toute l’optique photographique, qui est devenue elle aussi un auxiliaire indispensable des combattans, puisque c’est par elle notamment que les avions de reconnaissance peuvent prendre ces clichés aériens, ces plans photographiques des lignes ennemies qui servent de bases à la préparation des attaques et au tir de l’artillerie.

J’y reviendrai plus spécialement au cours d’une prochaine étude, complément nécessaire de celle-ci et où j’examinerai les répercussions nationales qu’a eues la guerre sur l’industrie qui sert de base à l’optique, l’ingénieuse industrie du verre.


CHARLES NORDMANN.