Revue scientifique - L’Enigme martienne

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REVUE SCIENTIFIQUE

L’ÉNIGME MARTIENNE


Les rares personnes à qui les durs problèmes de l’heure présente laissent le goût et le loisir de lever parfois les yeux vers le ciel nocturne peuvent y apercevoir en ce moment, — lorsque les nuées n’y opposent pas leur veto, — un astre assez remarquable. C’est une sorte d’étoile, visible presque toute la nuit au-dessus de l’horizon méridional, et qui, se levant aux environs du coucher du soleil, passe au plus haut de sa course, c’est-à-dire au méridien, vers le milieu de la nuit. À ce moment-là cet astre est à une trentaine de degrés au-dessus de l’horizon, c’est-à-dire à peu près à un tiers de la distance apparente qui sépare l’horizon du zénith. Cet objet céleste qui divague lentement d’une nuit à l’autre dans la constellation de la Vierge est actuellement plus brillant que toutes les étoiles visibles, Sirius excepté. Il se distingue d’ailleurs des étoiles voisines par deux singularités : d’abord par sa couleur d’un rouge orangé très foncé, ensuite parce qu’il ne scintille pas, ce qui lui donne je ne sais quelle apparence de sérénité calme au milieu du tremblotement et de la palpitation sans fin des étoiles voisines. C’est Mars, qui est actuellement celle des grosses planètes dont nous sommes le plus rapprochés.

Ce qui la rend à présent notre voisine, c’est qu’elle est en opposition, c’est-à-dire placée en un point de son orbite qui la met à peu près à l’opposé du soleil par rapport à la Terre. Au contraire, lorsque Mars est en conjonction, c’est-à-dire est placée par rapport à la Terre de telle sorte que le soleil soit à peu près entre lui et nous, la distance qui nous en sépare est alors la plus grande, étant égale à la distance actuelle augmentée du diamètre de l’orbite terrestre, c’est-à-dire de 300 millions de kilomètres.

L’époque exacte de l’opposition de Mars a été le 21 avril. À ce moment, sa distance à la Terre était d’environ 87 millions de kilomètres, ce qui n’est guère, astronomiquement parlant. Depuis, cette distance n’a que peu augmenté. Les circonstances se sont donc trouvées et sont encore particulièrement favorables à une observation attentive de notre mystérieuse voisine planétaire. Pour des raisons qu’il serait fastidieux d’exposer ici, les conditions actuelles d’observation de Mars sont les plus favorables depuis sa dernière opposition (mars 1918) quoique moins bonnes que ne seront ses deux prochaines oppositions et notamment celle qui aura lieu en août 1924.

Quoi qu’il en soit, on parle beaucoup de Mars, ou plutôt on en reparle beaucoup depuis quelques semaines. Les journaux des deux mondes (je veux dire du vieux continent et d’Amérique, car pour les journaux de Mars, la poste n’en assure pas encore le service) mettent en bonne place des télégrammes annonçant les « performances » plus ou moins étonnantes des terriens qui essayent une fois de plus de communiquer avec l’étrange planète. En dépit des grèves et des fluctuations qui cahotent les gens entre la politique étrangère et leur politique intérieure (laquelle est culinaire) on lit ces nouvelles, on s’y intéresse même un peu, on en parle à l’heure où, dans la fumée légère des cigarettes, s’allument les conversations d’après-dîner.

C’est qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours au cœur des humains une attirance vers l’au-delà, même vers cet au-delà purement matériel et tout proche de nous que constituent les planètes, et qui en fait comme des points de suspension posés sporadiquement sur la grande page vide de l’infini interstellaire. Ce qui contribue à nous donner maintenant une dilection particulière pour la planète Mars, c’est aussi, assurément, son nom qui en fait un astre particulièrement représentatif des années que nous venons de vivre. Si les considérations astrologiques ne m’étaient rigoureusement interdites, je ne manquerais pas de remarquer que notre époque a certainement été placée sous le signe de Mars, car jamais on ne vit autant sur la Terre, de manifestations martiales. Je remarquerais aussi qu’aucune des grosses planètes ne s’appelle Minerve, et j’en déduirais quelques aphorismes désabusés sur le peu de prestige qu’a ici-bas la Sagesse, à s’en rapporter du moins à la nomenclature astronomique. Mais ces considérations m’éloigneraient un peu de mon sujet.

Lorsqu’il y a quelques semaines, les agences télégraphiques ont annoncé que, d’après les propres dires du célèbre Marconi, les stations mondiales de T.S.F. avaient enregistré des signaux hertziens d’origine inconnue et qui ne pouvaient par leur nature, — et pour les raisons que je dirai, — être attribués à aucune source purement terrestre, une grande « sensation » a été produite dans les salles de rédaction, autour de la table de marbre du « Café du Commerce, » et même parmi les poufs soyeux des plus aristocratiques salons. On a dit aussitôt et même imprimé abondamment que les signaux hertziens venus manifestement de l’espace ne pouvaient être que des messages, des appels angoissés que nos voisins planétaires nous adressaient. Évidemment, et sans aucun doute c’étaient les habitants de Mars qui nous envoyaient ces marconiprammes (car probablement ils appellent aussi de la sorte leurs radiotélégrammes). Il ne restait plus qu’à trouver la clef, le chiffre, qui devait permettre de traduire en anglais… ou même en français ces messages cryptographiques. Ce ne devait être qu’un jeu pour les innombrables Champollions que le service du contrôle télégraphique a multipliés depuis la guerre.

Pourquoi, me direz-vous, ces messages devaient-ils provenir de Mars plutôt que de Vénus, de Saturne, ou de Neptune ? Mais d’abord parce que Mars est en ce moment bien plus près de nous que les autres planètes et qu’il y a des chances, dans ces conditions, pour que ce soient ses envois qui nous arrivent le mieux, toutes choses égales d’ailleurs, comme disent les physiciens. Et puis et surtout il y a autre chose : c’est que toutes choses ne sont nullement égales d’ailleurs. Mars s’est en effet, à ce que chacun sait… ou du moins à ce que chacun dit, révélé depuis longtemps comme le séjour d’une élite intellectuelle parvenue certainement à un haut degré de civilisation. Par conséquent, — et en ceci le raisonnement est irréfutable, — il est tout naturel d’attribuer à Mars les mystérieux signaux plutôt qu’à toute autre planète, où jamais, à notre connaissance, ne s’est manifestée la moindre trace de vie organisée et intelligente. Lorsque, dans une vaste pièce où se trouve seulement une autre personne et une caisse à bois, on entend chanter « Madelon, » il est tout naturel qu’on attribue ce chant à la seule personne présente dans la pièce. En général, on a raison ; … pas toujours, car le chant peut provenir d’un phonographe caché dans la caisse à bois, ou même d’un microphone dissimulé sous n’importe quelle lame du parquet.

Arrivé à ce point de notre discussion, et avant d’examiner plus avant les causes possibles, les origines, les modalités des mystérieuses ondes hertziennes cosmiques enregistrées par les stations de Marconi, une question préalable se pose, que nous nous devons d’élucider dans la mesure de nos faibles moyens.

Cette question, la voici : que faut-il penser, d’après les découvertes et les précisions récentes de la science, des phénomènes depuis longtemps signalés sur la planète Mars par divers observateurs ? Autrement dit, qu’est-ce que les fameux « canaux » de Mars ?

C’est l’astronome italien Schiaparelli, aujourd’hui décédé, qui, je crois, signala, le premier, en 1877, à la surface de la planète Mars, le réseau des « canaux. » Depuis lors de multiples observateurs, tant en France qu’à l’étranger, et dont certains ont prouvé par ailleurs une haute valeur astronomique et rendu de vrais services à la science, ont confirmé et étendu la découverte de Schiaparelli. À la lunette, Mars offre immédiatement sur les autres grosses planètes observables (Vénus, Jupiter, etc.) un immense avantage : sa surface n’est pas comme la leur enveloppée d’une épaisse couche de nuages sans cesse en mouvement et qui empêchent de l’observer. En outre, l’atmosphère de Mars est certainement peu dense, comme le prouve le fait que lorsqu’une étoile est occultée par le disque de la planète, elle disparaît très soudainement derrière ce disque, ce qui n’aurait pas lieu si la lumière de l’étoile subissait une réfraction sensible dans l’atmosphère de Mars. Ces circonstances permettent d’observer avec beaucoup de netteté la surface de Mars et d’y distinguer un certain nombre de particularités topographiques observables à la fois visuellement et photographiquement et sur l’existence desquelles tous les astronomes sont d’accord. Du nombre sont les calottes polaires de Mars, toutes blanches comme celles du globe terrestre et probablement formées de glace ou de neige, et dont les dimensions varient suivant les saisons et l’intensité des rayons solaires. Ces calottes polaires qui s’étendent en hiver (il s’agit de l’hiver martien) jusqu’à une distance de 35 degrés du pôle (ce qui sur la terre correspondrait à peu près au centre de l’Angleterre ou au Danemark) sont à tel point diminuées quand la saison chaude s’avance qu’elles arrivent à disparaître complètement au fort de l’été martien. On a d’ailleurs émis diverses hypothèses sur la nature exacte de ces calottes polaires que certains ne croient pas être de la neige massive, que d’autres même attribuent à la neige carbonique provenant de la condensation du gaz carbonique qui serait abondant dans l’atmosphère de Mars. Ce n’est pas le lieu de discuter ces hypothèses.

En dehors des calottes polaires si caractéristiques avec leurs variations, toutes les observations manifestent à la surface de Mars des taches plus au moins foncées avec des zones ombrées de formes diverses dont la plus remarquable, qui se projette sur une zone plus claire, a un peu la forme et l’orientation qu’a sur le globe terrestre la péninsule de l’Inde.

Certains observateurs ont cru remarquer des variations dans l’intensité de ces diverses taches. Leur fixité a permis de déterminer avec précision la durée de rotation de Mars qui est de 24 heures 37 minutes et 27 secondes (exprimée en notre temps solaire moyen.) Le plan de l’équateur de Mars est à peu près incliné sur l’écliptique de la même quantité que l’équateur terrestre. Il s’ensuit que la succession des saisons et des jours y est assez semblable à ce qu’elle est chez nous. Rappelons pour mémoire que l’année de Mars dure un peu moins de deux des nôtres, que son diamètre est un peu plus de la moitié de celui de la Terre, sa masse un dixième de la masse terrestre, et que la planète a deux toutes petites lunes découvertes en 1877 par Hall, et qu’on a appelés Phobos et Deimos.

Restent maintenant les fameux « canaux. » Les « canaux » tels que les ont observés Schiaparelli et ses successeurs constituent à la surface de Mars un réseau entrecroisé de lignes sombres généralement droites et convergeant vers de petites taches sombres que nous avons signalées sur la planète et que pour cette raison on nomme des « lacs. » Les plus étroits de ces canaux ont plus de 20 kilomètres de largeur. Généralement les canaux, à l’endroit où ils se croisent, forment une tache noire plus large, et réciproquement presque tous les « lacs » de Mars sont des points de jonction de « canaux. » C’est ainsi que 7 « canaux » convergent dans la tache appelée « Lacus Phœnicus. » On remarquera les guillemets dont nous nous obstinons à cerner les mots lacs et canaux. Ces guillemets sont essentiels en ce qu’ils montrent que nous employons les termes consacrés sans leur attacher une signification nécessairement objective.

Un autre phénomène extraordinaire constaté d’abord par Schiaparelli, puis par d’autres astronomes, est la gémination des « canaux. » Certains de ceux-ci, à certains moments, paraissent se dédoubler en deux lignes parallèles et voisines.

Le nombre des « canaux » observés a été grandissant et a été porté à plus de 400 par le principal continuateur de Schiaparelli, l’Américain Percival Lowell.

Si les calottes polaires de Mars sont de la neige et si les « canaux » existent réellement, il est certain que la question de leur origine offre un puissant intérêt. Pour W. H. Pickering, ce sont des lignes de végétation qui sont rendues plus luxuriantes lorsque l’eau provenant de la fonte des neiges polaires leur arrive au printemps. Effectivement c’est à cette saison que, d’après certains observateurs, les « canaux » sont les plus nets. Lowell va plus loin et suppose que ces lignes de végétation se développent ainsi parce qu’elles sont irriguées par des canaux artificiellement creusés. La rectitude absolue de ces lignes empêche en effet de les considérer comme naturelles. Ceci implique sur la planète l’existence de la vie et d’un haut degré de civilisation intelligente. Les régions extérieures aux « canaux » seraient désertiques et les habitants utiliseraient pour se rendre la vie supportable et faire pousser ce qui leur est nécessaire la fonte des neiges polaires, soigneusement dirigées dans le puissant système de canaux d’irrigation qu’ils ont creusés pour lutter contre la sécheresse extrême du climat martien.

On peut discuter cette ingénieuse et séduisante hypothèse, qui a eu en France même de nombreux adeptes, de divers points de vue : de celui de l’économie politique, de la psychologie, de la biologie, de l’agronomie, de ce que les Américains appellent l’« efficiency. » L’espace me manque pour examiner tout cela, bien qu’il y ait beaucoup de choses à en dire.

Remarquons pourtant que ce n’est peut-être pas, après tout, un signe si grand d’intelligence, que de construire des canaux de milliers de kilomètres de long en ligne droite et d’une largeur uniforme sans tenir compte des irrégularités du relief du sol et de la fertilité variable. Les irrégularités du bord de la calotte polaire prouvent que la surface martienne est loin d’être très plate, et les teintes différentes des taches martiennes prouvent que cette surface n’est pas uniforme. Comment peut-on imaginer que des habitants qu’on suppose si intelligents creusent dans ces conditions leurs canaux en ligne absolument droite et d’une largeur absolument uniforme ? D’autre part, il est bien peu économique d’amener l’eau à des 5 000 kilomètres de la source, alors que tout près de celle-ci on laisse sans les irriguer de vastes territoires désertiques. La dépense ne doit pas être petite.

Et puis, s’il y a de la vie dans Mars, pourquoi supposer que les êtres arrivés à un haut degré d’intelligence sont physiquement quelque chose de semblable aux hommes ? Les animaux terrestres et le plus raisonneur (je ne dis pas raisonnable) d’entre eux, l’homme, sont adaptés aux circonstances ambiantes, faute de quoi ils auraient péri. Par exemple notre squelette est fait de manière à nous permettre certains efforts de mouvements qui dépendent de la pesanteur ; notre poumon est adapté à la pression de notre atmosphère et la quantité d’eau sur la terre et dans l’air est un facteur important de la vie terrestre auquel celle-ci est adaptée. Or, sur Mars, toutes ces conditions essentielles sont radicalement différentes : la pesanteur à la surface n’y est que le tiers de ce qu’elle est sur la terre, la pression atmosphérique n’y est qu’une très faible fraction de la nôtre, la constitution de l’atmosphère doit y être très différente comme l’est assurément l’intensité du rayonnement solaire. La vie organisée doit nécessairement être très différente ici-bas et les considérations économiques et politiques relatives à Mars qu’on peut faire en raisonnant, comme Lowell, par analogie sont certainement puériles et erronées.

Pour finir, je me bornerai à examiner, sans autre considération théorique ou inductive, la question des « canaux » de Mars, du point de vue des faits. C’est un point de vue peut-être un peu étroit, et auquel manque l’envergure vaporeuse de l’imagination. Mais quel piédestal solide, en son étroitesse, il fournit à la conviction ! N’est-on pas mieux en sécurité, en mer, lorsqu’on est assis sur un îlot minuscule, mais granitique, que lorsqu’on a pied sur un fond de sable mouvant et indéfini… et indéfiniment mouvant où on s’enlize ?

M. Percival Lowell s’est fait en Amérique l’apôtre enthousiaste des « canaux » de Mars, je veux dire de leur existence en tant que travaux d’art produits par une civilisation supérieure. Il est venu en France même prêcher cette croisade et il nous a raconté naguère, notamment, comment il a assisté du bout de sa lunette, à l’inauguration sur Mars d’un gigantesque canal à écluses. Il a oublié de nous dire si le chef d’État Martien qui présida cette cérémonie planétaire était un souverain héréditaire ou l’élu d’un congrès issu lui-même de quelque R. P. Mais ce fut évidemment par pure discrétion et pour ne pas influencer, par le poids d’une autorité céleste, les luttes politiques qui divisent et agitent les pâles humains.

Il est un point sur lequel nous sommes tous d’accord, quelle que puisse être non point notre dédain (il ne faut jamais dédaigner ce qui est agréable), mais notre défiance des extrapolations diaprées de la fantaisie et de l’imagination : c’est que si les « canaux » de Mars existent avec toutes les particularités qu’on y signale, ils ne peuvent être qu’une œuvre admirable créée par des ingénieurs étonnants et qui laissent loin derrière eux, — encore qu’ils ne sortent vraisemblablement pas de nos grandes écoles, — nos propres techniciens.

Ce point admis, une toute petite question préjudicielle se pose :

Les « canaux » de Mars existent-ils réellement à la surface de cette planète ? Ne sont-ils pas dus à quelque défectuosité dans les moyens d’observation des rares astronomes qui affirment leur existence ?

Sans parti pris, interrogeons les faits. Ils vont nous répondre.

Une première constatation s’impose. Tous ceux qui ont cru observer sur Mars des canaux rectilignes utilisaient des lunettes de faible ou de moyenne puissance. La lunette qui permit à Schiaparelli de les découvrir n’avait par exemple pas moins de 9 pouces d’ouverture d’objectif.

Les astronomes s’obstinent à désigner en pouces les dimensions de leurs objectifs et miroirs ; c’est une offense déplorable à la majesté du système métrique, mais il faut la commettre quelquefois si on ne veut pas paraître n’être point « de la partie. »

Or on ne voit plus rien qui ressemble aux « canaux » lorsqu’on observe Mars avec les quelques rares lunettes de grande puissance dont disposent les observatoires d’Europe et d’Amérique. Avec eux, la surface de Mars apparaît comme parsemée de petites taches très nombreuses et irrégulières et dont la répartition n’offre aucune symétrie. Dès que la lunette devient moins puissante (et on peut diminuer la puissance, ou du moins le pouvoir de séparation, de définition, d’une lunette donnée en la diaphragmant) ces petites taches paraissent se fondre les unes avec les autres et former des chapelets et même des lignes régulières. Ce sont les « canaux ! »

Ainsi avec la puissante lunette de 91 centimètres d’ouverture de l’observatoire Lick en Californie, qui est au sommet d’une montagne dans une atmosphère exceptionnellement pure, le célèbre astronome Barnard n’a jamais constaté sur Mars la moindre apparence d’une formation géométrique ressemblant aux « canaux ; » il annonce au contraire que les taches de la surface martienne lui ont toujours paru très irrégulièrement distribuées, tandis qu’en l’observant avec des lunettes moins puissantes il avoue avoir vu des apparences rectilignes d’autant plus nettes et plus nombreuses que la lunette employée était plus faible ! Or la lunette de Lick est la même avec laquelle le même Barnard a découvert le 5e  satellite de Jupiter, astre minuscule de moins de 50 kilomètres de diamètre. Cela suffit à montrer ce que valent à la fois l’observateur et l’outil.

Avec la lunette de Lick, la plus puissante du monde est celle de l’observatoire de Yerkes près de Chicago dont l’objectif a 105 centimètres de diamètre. Or, à quelqu’un qui, à propos des observations sensationnelles de Lowell, lui demandait naguère ce que cette lunette unique montre sur Mars, l’éminent directeur de l’observatoire de Yerkes, M. Frost, a répondu par le câblogramme suivant dont on goûtera la concision romaine et l’humour très anglo-saxon :

« Télescope Yerkes trop puissant pour canaux ! » On voit que M. Lowell a trouvé quelques contradicteurs parmi les astronomes américains. Décidément nul n’est prophète en son pays.

Si nous passons maintenant aux observatoires européens, et particulièrement à ceux de France, les mêmes constatations s’imposent. La plus puissante lunette de France est celle de l’observatoire de Meudon, que dirige, avec tant de science intelligente et avec des vues si lumineuses sur l’avenir, l’astronome Deslandres. Or les observateurs qui ont examiné Mars avec ce puissant instrument n’y ont rien vu qui ressemble aux « canaux. » Parmi ces observations, celles de M. Antoniadi méritent particulièrement d’être signalées, parce que cet astronome est de ceux qui, observant antérieurement Mars avec des instruments plus faibles, a, pendant longtemps, cru voir et indiqué dans ses dessins de multiples canaux sur la planète.

De tout cela, le simple bon sens permet de déduire, a priori, que vraisemblablement les « canaux » de Mars n’existent pas objectivement à la surface de la planète. Il est, en effet, inconcevable, inadmissible, que des objets qui sont vus avec des lunettes médiocres, qu’on voit d’autant moins que la puissance des lunettes augmente, et dont il n’y a plus d’apparence avec des lunettes très puissantes, existent réellement.

Mais il ne suffit pas de nier pour expliquer. Il est incontestable que des astronomes habiles et dont l’expérience et la bonne foi ne sauraient être mises en doute ont vu avec des lunettes à faible puissance les apparences qu’on a appelé les « canaux de Mars, » et que les dispositions et la répartition géométrique de ces « canaux » concordaient.

Comment cela est-il possible ? Comment se fait-il qu’avec une faible lunette, on constate des choses qui n’existent pas avec une plus puissante ?

L’explication est assez simple. Divers savants ont contribué à l’établir et notamment le regretté Charles André, directeur de l’observatoire de Lyon et qui fut chez nous un des lucides et intelligents pionniers de la physique stellaire aujourd’hui si florissante… en Amérique.

Voici, grosso modo, et sans entrer dans des détails techniques un peu ésotériques, quelle est cette explication qui ne peut d’ailleurs laisser aucun doute.

Le pouvoir particulier qu’ont les lunettes de distinguer les détails s’appelle leur « pouvoir séparateur. » Ce nom vient de ce que, si on observe dans le ciel ces curieux systèmes qu’on appelle les étoiles doubles et qui sont constitués par deux soleils voisins tournant l’un autour de l’autre, on n’arrive à voir les deux étoiles composantes nettement séparées qu’avec des lunettes assez puissantes. Sinon, les deux points paraissent confondus en un seul. Or on sait, — c’est-à-dire on calcule et on constate. — que ce pouvoir séparateur est d’autant plus grand que l’objectif employé est plus large, et les deux composantes d’une étoile double, vues nettement séparées avec un certain objectif, finissent par être confondues si on met devant cet objectif un diaphragme suffisamment petit.

C’est le même phénomène qui fait que si on trace sur le papier deux lignes étroites et parallèles, il arrive un moment où, en éloignant l’œil suffisamment, elles paraissent confondues. À une certaine distance, on ne sait pas combien un commandant ou un colonel a de galons sur la manche et ces galons indistincts paraissent confondus en une seule plaque dorée. De même, l’œil ne distingue pas directement la fine trame d’une phototopie, qui apparaît au contraire à la loupe.

Semblablement les petites taches distinctes et éparses sur Mars que montrent les grands instruments paraissent, dans les lunettes plus faibles, c’est-à-dire de pouvoir séparateur médiocre, agglomérées, anastomosées, réunies par des lignes.

Mais pourquoi ces lignes apparentes, qui sont donc des illusions d’optique, sont-elles rectilignes et non pas sinueuses ? C’est là un fait non encore très bien expliqué par les physiologistes, mais dont l’existence a été démontrée par de nombreuses expériences. Je n’en rappellerai qu’une seule, — faute d’espace, — qui est due au célèbre astronome américain Simon Newcomb. Newcomb avait dessiné sur un disque blanc une série de taches obscures, distinctes et placées irrégulièrement à peu près de manière à obtenir un aspect grossièrement analogue à l’image de Mars dans une très puissante lunette. Or, un grand nombre d’astronomes renommés et notamment Barnard, placés à une distance de ce modèle telle que le pouvoir séparateur de l’œil fût très diminué, tracèrent de ce dessin, tel qu’ils le voyaient, des images où ces taches séparées paraissaient réunies par des lignes droites. Chose curieuse, c’est précisément ce même Barnard qui, dans la grande lunette de Yerkes, n’avait jamais rien vu sur Mars qui ressemblât à un « canal, » qui fit de ce modèle le dessin le plus ressemblant aux images martiennes de Lowell.

Enfin l’astronome italien Cerulli a montré qu’avec une lunette suffisamment faible et diaphragmée on arrive à voir sur la lune elle-même des apparences identiques aux prétendus « canaux de Mars. »

Mais les tenants de ces canaux ne se sont pas tenus pour battus. Ils ont invoqué, en en tirant argument, de petites photographies de Mars obtenues à la lunette, notamment par Lowell, et où on voit des traînées rectilignes analogues aux « canaux. »

À cela M. Charles André a répondu très fortement que les défectuosités optiques dues à un pouvoir séparateur insuffisant sont les mêmes photographiquement que visuellement. La plaque sensible n’est qu’une sorte de rétine enregistreuse qui reproduit fidèlement même les défauts des images qu’elle reçoit. À l’appui de cette manière de voir on peut citer une curieuse expérience due à MM. Lumière de Lyon, les célèbres fabricants de plaques. Si on photographie une certaine diatomée, Pleurosigma angulatum, à l’aide de deux objectifs dont le second a un pouvoir séparateur assez faible, on constate que les points séparés qui recouvrent cette diatomée et qui sont nettement distincts sur le cliché donné par le premier objectif, sont au contraire réunis par des lignes droites sur le cliché donné par le second.

Or, précisément M. Lowell avoue dans son dernier ouvrage qu’il n’a réussi à photographier des canaux sur Mars qu’en diaphragmant très fortement l’objectif, c’est-à-dire en diminuant son pouvoir séparateur.

Finalement M. Hale, le savant astrophysicien de l’observatoire de Mount-Wilson, a photographié Mars au moyen du télescope géant de cet observatoire qui constitue un appareil unique avec son miroir admirable de 1m52 de diamètre.

Les photographies de Mars ainsi obtenues dans une atmosphère parfaite et au moyen d’un instrument de pouvoir séparateur sans égal et qui montrent sur Mars une foule de détails délicats qu’on n’avait pas encore aperçus, ne montrent pas la moindre trace des prétendus « canaux » rectilignes de Schiaparelli et de Lowell.

Tout cela confirme avec éclat ce qu’écrivait Newcomb : « Toutes les nombreuses spéculations auxquelles on s’est livré au sujet de l’habitabilité de la planète Mars sont des fantaisies qui ne reposent sur aucun fait positif d’observation. »

Pour m’exprimer d’une manière plus précise, on peut conclure, je crois : les fameux « canaux » de Mars n’existent pas, ou du moins ils n’existent pas sur Mars. Ce ne sont pas des phénomènes purement subjectifs ; ce sont des apparences instrumentales dues aux défectuosités optiques des lunettes médiocres, et notamment à l’insuffisance de leur pouvoir séparateur.

Si M. Lowell ne s’est, malgré lui, pas trompé lorsqu’il a écrit que « les aspects de Mars indiquent une œuvre humaine dont il n’est plus possible maintenant de douter » (et il a eu tort d’employer le mot « humain, » car tout ce qui est intelligent n’est pas nécessairement humain), c’est que cette œuvre humaine n’est autre que celle de Schiaparelli, de Lowell lui-même et de ses imitateurs. Ils ont vu dans Mars des « canaux » à peu près comme ils auraient pu y voir, — si on veut me permettre cette image, — trente-six chandelles, s’ils eussent heurté leur œil contre la bonnette de bronze de l’oculaire.

C’est un peu la fable de l’« Animal dans la lune » que chacun a apprise sur les bancs de l’école. Certes l’animal en question existait, mais il n’était pas dans la lune ; il était dans la lunette. Il en est de même des canaux de Mars.

C’est dommage. On aurait aimé à pouvoir considérer comme démontrée l’existence de ce réseau cyclopéen de canaux d’irrigation, œuvre d’une haute civilisation extra-terrestre. Jusqu’à nouvel ordre, hélas ! nous devons continuer à penser qu’aucune manifestation ne nous est connue d’une vie organisée et intelligente existant sur une autre planète que la nôtre. Ceci ne veut nullement dire qu’une pareille vie intelligente n’existe pas sur d’autres planètes, — j’aurais même une tendance à être persuadé du contraire. — Cela veut dire seulement que ce phénomène, s’il existe, échappe jusqu’ici à la grossièreté de nos moyens d’observation, c’est-à-dire qu’il ne relève pas de la science, mais de la fantaisie. La fantaisie, ce n’est pas toujours l’erreur, c’est souvent la vérité non démontrable, ou du moins non démontrée.

Mais alors, si rien ne tend à prouver que les mystérieux messages cosmiques enregistrés par nos stations de T. S. F. proviennent de Mars plutôt que d’ailleurs, d’où nous arrivent donc ces ondes hertziennes, émanées évidemment, — nous verrons pourquoi, — d’une source extra-terrestre ? Qu’est-ce donc que ces messagères subtiles rayonnées d’on ne sait où, mais sûrement de l’espace interstellaire ? C’est ce qu’il me reste à examiner.

Charles Nordmann.