Revue scientifique - La quadrature du cercle est résolue

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Charles Nordmann
Revue scientifique - La quadrature du cercle est résolue
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 924-934).

REVUE SCIENTIFIQUE

LA QUADRATURE DU CERCLE EST RÉSOLUE

Voilà un problème célèbre et classique à tel point qu’il est passé en proverbe. Lorsque, dans quelque circonstance que ce soit, une difficulté se présente qui paraît insoluble, — lorsqu’aujourd’hui par exemple il s’agit de faire payer l’Allemagne, — on n’a encore rien trouvé de mieux pour exprimer le comble du découragement que de s’écrier : « C’est chercher la quadrature du cercle ! » Par là on exprime communément que c’est chercher une solution impossible.

Il est vrai, comme nous allons le voir, que le problème de la quadrature du cercle est resté insoluble dans le sens où l’entendaient les anciens mathématiciens. Mais il est vrai aussi, comme j’espère le démontrer, que les conceptions modernes de la physique et les rapports nouveaux qu’elle nous suggère entre la réalité et la géométrie tendent à nous faire envisager sous un angle entièrement nouveau cette vieille et passionnante question. Je pense même pouvoir démontrer tout à l’heure que le problème de la quadrature du cercle est, — contrairement à ce que croyait pouvoir penser la science classique, — résolu par la nature elle-même et sous nos yeux.

Mais il sied d’abord d’éclairer notre lanterne, c’est-à-dire de définir notre problème, ensuite de montrer comment il a évolué dans le cours des âges, passionnant tour à tour non seulement la raison raisonnante, mais aussi la frénésie mystique la plus échevelée et jusqu’à l’appât du gain chez beaucoup d’hommes.

En quoi consiste le problème de la quadrature du cercle ? Voici : Étant donné un cercle dont le rayon est connu, il s’agit de trouver un carré qui soit équivalent en surface à ce cercle. Autrement dit, il s’agit de savoir, le rayon d’un cercle étant donné, combien de fois exactement le côté d’un carré de surface égale à ce cercle contient de fois ce rayon. Par exemple, soit un cercle de 50 centimètres de rayon, à combien de centimètres et de fractions de centimètre exactement est égal le côté d’un carré égal en surface à ce cercle ?

Il est très facile de montrer que la surface d’un cercle, — son aire comme disent les géomètres, — est égale à celle d’un triangle rectangle dont un des côtés est égal au rayon de ce cercle et l’autre à la longueur de sa circonférence. Mes lecteurs voudront bien me croire sur parole, même si je ne leur démontre pas ici cette proposition dont la première démonstration connue se trouve dans le célèbre Traité de la dimension du cercle d’Archimède.

Bref, il résulte de ce qui précède que, si on sait construire le triangle rectangle équivalent à un cercle de rayon donné, la quadrature du cercle est résolue. Or on connaît très bien l’un des côtés de ce triangle, puisque c’est précisément le rayon donné. L’autre côté est la longueur de la circonférence de ce cercle.

Finalement, tout le problème se ramène donc à savoir tracer une ligne droite exactement égale à la circonférence d’un cercle de rayon donné. Le problème de la quadrature du cercle est ainsi ramené à celui de la rectification de la circonférence, c’est-à-dire à la question classique : quelle est exactement la longueur d’une circonférence dont le rayon est connu ? Tout cela est élémentaire et pose nettement la question qui est en définitive celle-ci : quel est exactement le rapport de la circonférence à son rayon (ou à son diamètre qui est le double du rayon) ?

On trouve déjà que dans la Bible (Livre des Rois, chap. VII, vers. 23) la longueur de la circonférence est indiquée comme égale à trois fois son diamètre. Cette valeur est à peu près exacte, mais à peu près seulement. Si elle était rigoureusement exacte, le problème de la quadrature du cercle serait immédiatement résolu. On construirait un triangle rectangle dont les deux côtés de l’angle droit seraient respectivement égaux à une fois et trois fois le rayon d’un cercle donné, et le triangle obtenu aurait la même aire que ce cercle. Ce ne serait plus qu’un jeu ensuite de construire un carré de surface égale à ce triangle.

Malheureusement, — ou plutôt heureusement, puisque les problèmes difficiles sont les plus intéressants, — le rapport de la circonférence à son diamètre n’est qu’à peu près égal à 3, et, lorsqu’on veut le calculer à une faible fraction près, il arrive qu’on se rapproche autant qu’on veut de la valeur exacte, mais sans l’atteindre jamais.

La Bible n’est pas seule à avoir dès une antiquité très reculée effleuré en passant le problème.

Dans le Papyrus Rhind, écrit près de 2000 ans avant Jésus-Christ et conservé au British Museum, il est dit que le côté d’un carré dont l’aire est égale à celle du cercle de rayon R a une valeur égale à , c’est-à-dire à . Cette valeur correspond à un rapport de la circonférence au diamètre égal à 3,16. C’est une valeur déjà plus exacte que celle du Livre des Rois.

Pour simplifier, je désignerai désormais, le rapport de la circonférence à son diamètre, ainsi qu’on en a pris partout classiquement l’habitude, par la lettre grecque π.

Cette même valeur π = 3,16 a été employée par les anciens Japonais ; quant aux anciens Chinois, ils ont longtemps adopté la valeur π = 3 (v. Mikami, The development of Mathematics in China and Japan, Leipzig 1912).

L’histoire de la science hellénique nous montre que la quadrature du cercle a beaucoup occupé et préoccupé les savants issus de l’ancienne civilisation grecque.

Bien avant Archimède, Anaxagore (celui-là même qui fut jeté en prison pour avoir publié un mémoire sur la véritable cause des éclipses), puis Hippocrate de Chio, négociant devenu géomètre (ce qui, dans la société d’alors, n’était peut-être pas une déchéance), s’en occupèrent. Ils crurent à tort avoir résolu le problème, mais, chemin faisant, ils avaient découvert de précieux théorèmes.

La question sollicita divers autres philosophes pythagoriciens. Elle était dès lors tellement classique qu’Aristophane, dans sa comédie les Oiseaux, s’en servit pour ridiculiser l’astronome Méton, celui-là même à qui nous devons la découverte du cycle de Méton relatif aux éclipses, et qui, — titre de gloire moins incontestable, — simula la folie pour ne pas être obligé de prendre part à la guerre de Sicile. Or, que fait Aristophane ? Il met Méton en scène dans sa comédie, et lui fait prétendre qu’il a carré le cercle. Cette prétention était dès lors considérée comme ridicule, et nous verrons que telle est précisément la conclusion des plus modernes géomètres.

Archimède, nous l’avons dit, établit d’abord que le problème se ramène à rectifier la circonférence. Cela fait, il montre, — ce qui saute aux yeux, — que la longueur de celle-ci est plus petite que celle d’un polygone circonscrit et plus grande que celle d’un polygone inscrit. En inscrivant et circonscrivant à une circonférence des polyones dont on double sans cesse le nombre des côtés (Archimède opéra sur des polygones de 12, 24, 48, 96 côtés), puis en calculant en fonction du rayon les périmètres de ces polygones, on trouve des valeurs, l’une trop grande, l’autre trop petite, entre lesquelles est nécessairement comprise la longueur de la circonférence, et qui, à mesure que le nombre des côtés polygonaux augmente, enserrent de plus en plus la valeur cherchée comme entre les branches d’un étau lentement resserré.

Archimède montra ainsi que la valeur de π est comprise entre et , ce qui donne cette valeur avec deux décimales exactes.

Il faut attendre ensuite jusqu’à la Renaissance pour voir la question faire quelques progrès. Les Arabes, pourtant très mathématiciens, s’en occupèrent peu. Mais au xvie siècle, il y a un renouveau pour la quadrature du cercle.


En 1586, Métius fait connaître la valeur , qui est exacte jusqu’à la sixième décimale. Divers mathématiciens, en employant toujours la méthode d’Archimède plus ou moins perfectionnée, augmentent l’approximation et le nombre des décimales exactes.

Mais on cherchait toujours, non pas seulement une solution approchée, mais la solution rigoureuse. Charles-Quint promit 100 000 écus à qui la trouverait ; les États Hollandais promirent également de fortes sommes d’argent. Tout cela enflamme les imaginations, et l’appât du lucre multiplie le nombre des chercheurs. Scaliger affirme avoir trouvé la solution. Viete (qui lui-même a calculé π avec neuf décimales exactes) le réfute. D’où discussion très aigre dont tout le monde se mêle et qui occupe le siècle autant que peut le faire de nos jours, — est-ce un progrès ? — une affaire de lettres anonymes ou de femmes brûlées.

Alors sévit une vraie folie des quadratures ; l’esprit d’illumination s’en mêle. Un négociant de la Rochelle, Delaleu, fait paraître une solution et explique que « c’est celle de la quadrature du temple céleste, tandis que la duplication du cube était celle de l’autel élémentaire terrestre et aquatique d’où découle la conversion des Juifs et des idolâtres, et qu’ainsi la religion avait besoin de la manifestation de cette vérité qui lui avait été communiquée (à lui Delaleu) par révélation divine. » Des géomètres sollicités par l’autorité religieuse montrent à l’inventeur son erreur. Il y persista néanmoins jusqu’à sa mort, et il garda des partisans.

Avec non moins d’obstination Longomontanus, professeur de mathématiques à Copenhague et qui, comme collaborateur de Tycho-Brahé, avait montré par ailleurs des qualités de savant, s’obstina jusqu’à sa mort dans une solution fausse qu’il avait donnée ; il en arriva à soutenir à cet effet les paradoxes les plus déconcertants.

Il faut mentionner aussi la solution fameuse que le Père Grégoire de Saint-Vincent publia en 1647 dans un ouvrage rempli d’ailleurs de beaux théorèmes. Descartes en signala l’erreur au Père Mersenne qui écrivit un livre pour la réfuter. Mais cela ne suffit pas et il fallut qu’Huyghens publiât un opuscule avant que l’erreur fût reconnue.

Le mysticisme continuait d’ailleurs à se mêler étrangement à ces questions. On publia à cette époque une « démonstration du divin théorème de la quadrature et des rapports de ce théorème avec la vision d’Ezéchiel et l’apocalypse de saint Jean. » Ces étranges aberrations ne sont après tout pas plus singulières que l’harmonie pythagoricienne des sphères. Puis c’est le géomètre Matulon qui promit 1 000 écus à qui démontrera qu’une solution qu’il donne est fausse. Ils sont gagnés par Nicole, jeune encore et qui les donne aux pauvres de Lyon. Enfin, parmi d’autres manifestations de la folie des quadratures, signalons celle du chevalier de Causans qui, en 1753, donne par la quadrature l’explication du péché originel et dépose 10 000 livres destinées à qui trouvera une erreur dans sa conclusion. Elles sont réclamées par une demoiselle devant le Châtelet, et il faut que le Roi intervienne et décide dans sa sagesse qu’un homme qui avait ainsi perdu l’esprit ne devait pas être responsable de ses folies.

C’est sur ces entrefaites que l’Académie des Sciences, excédée par les nouvelles solutions qu’on lui adressait sans répit, décide qu’elle n’examinera désormais aucune nouvelle solution du problème de la quadrature du cercle. À l’appui de sa délibération, Condorcet rédigea un mémoire qui fut publié et où il concluait que la décision de l’Académie rendrait certains hommes aux occupations de la famille et d’un travail régulier et les empêcherait de s’adonner à leur détriment à des recherches vaines.

Chose curieuse, dans son mémoire, Condorcet ne considère nullement comme théoriquement impossible la solution de la quadrature du cercle. Il se fonde pour l’écarter seulement sur cet argument, — si j’ose dire pragmatique, — que les innombrables solutions jusque-là proposées étaient erronées. C’était là un raisonnement non exempt de faiblesse, avouons-le ; car enfin, de ce qu’une solution dont on admet la possibilité n’a pas encore été trouvée, il n’en résulte pas qu’elle ne le sera pas demain ou après.

Il manquait à la décision un peu arbitraire de l’Académie la justification et la sanction d’une démonstration de l’impossibilité de la quadrature du cercle. Elle les obtint après coup.

Esquissée en partie par Lambert dans les « Mémoires de l’Académie de Berlin, » puis par Legendre et par Liouville, la démonstration tant attendue a été définitivement donnée, — en partant d’une méthode suggérée par Hermitte, — par le géomètre allemand Lindmann en 1882.

Il est aujourd’hui acquis, sans appel possible, que la circonférence et son diamètre sont incommensurables entre eux, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de commune mesure de l’une et l’autre, c’est-à-dire qu’il n’existe aucune quantité, si petite soit-elle, qui soit sous-multiple à la fois de la circonférence et de son diamètre.

Si loin qu’on pousse le calcul, et fût-ce jusqu’à la millionième décimale, on n’obtiendra jamais qu’une approximation, non une solution rigoureuse. Bref, la quadrature du cercle est impossible.

Cela n’empêche pas l’Académie des sciences de continuer à en recevoir des solutions presque à chaque séance, et je connais personnellement plusieurs hommes occupant par ailleurs des rangs distingués dans la société qui croient dur comme fer avoir trouvé la solution. Laissons-les à leurs illusions.

Et pourtant… Je disais tout à l’heure que l’impossibilité de la quadrature du cercle a été démontrée sans appel. Mais il s’agit de s’entendre et de préciser.

Les propriétés du cercle et celles du carré, le rapport de la circonférence à son diamètre, tels qu’ils entrent en jeu dans toute l’histoire de la quadrature du cercle que nous venons d’esquisser, ces propriétés, dis-je, sont celles qui sont définies dans la géométrie classique qu’on enseigne exclusivement aujourd’hui dans nos lycées, dans nos petites et grandes écoles. Cette géométrie, c’est la géométrie dont les théorèmes fondamentaux ont été créés et solidement emboîtés autrefois les uns dans les autres par le génie d’Euclide. De là le nom de géométrie euclidienne qu’on donne à la géométrie classique. On a cru longtemps que c’était là la géométrie. Les travaux des savants modernes ont montré qu’il n’en est rien et que la géométrie euclidienne est seulement une des géométries possibles. Kant s’est trompé lorsqu’il a affirmé que les vérités ou pour mieux dire, les affirmations déductives de la géométrie euclidienne étaient des « jugements synthétiques a priori, » des évidences sans autre issue qu’elles-mêmes.

Quand on examine l’édifice de la géométrie classique, on voit qu’il repose sur un certain nombre d’axiomes et de postulats, par exemple celui qu’on appelle le postulat d’Euclide. Si on appelle parallèles deux lignes droites situées dans un même plan et qui ne se rencontrent jamais, le postulat d’Euclide dit : « Par un point on ne peut faire passer qu’une parallèle à une droite donnée. » Ce postulat nous paraît correspondre à la réalité, parce que, à l’échelle de nos habitudes quotidiennes, nous constatons qu’en effet dans un plan on peut toujours par un point tracer une ligne qui, pour autant que nous pouvons le vérifier (c’est-à-dire dans un espace très limité), ne rencontre pas une ligne donnée de ce plan. Voilà qui montre bien que le postulat d’Euclide n’est qu’une sorte d’hypothèse. Mais il y a des géomètres qui n’ont pas admis ce postulat, Riemann par exemple qui le remplace par celui-ci : « Par un point on ne peut faire passer aucune ligne droite parallèle à une droite donnée, c’est-à-dire aucune ligne qui ne la rencontre jamais. » Et là-dessus il fonde une géométrie parfaitement cohérente, et dont les théorèmes s’enchaînent aussi rigoureusement que ceux (d’ailleurs fort différents) de la géométrie euclidienne.

Allez donc démontrer à Riemann que son postulat est faux et celui d’Euclide vrai ! Comment pourriez-vous le tenter ? Il n’y aurait qu’un moyen. Vous diriez : « Je vais tracer sur un plan réel, deux lignes droites que j’appellerai parallèles, et je montrerai qu’aussi loin que je suivrai ces lignes, elles ne se rencontreront jamais. J’en déduirai que le postulat d’Euclide est conforme à la nature des choses, et celui de Riemann non. »

Mais à cela le savant qui tient pour la géométrie riemannienne pourra répondre très fortement : « Le plan réel sur lequel vous tracerez vos lignes réelles est forcément très limité, ne serait-ce que par la rotondité de la terre. Qu’est-ce qui prouve que si vous pouviez prolonger ce plan suffisamment loin dans l’espace cosmique, vos deux lignes droites ne finiraient pas par se rencontrer ? » Il est difficile de répondre à cela.

Mais avant que de poursuivre cette passionnante discussion, les deux interlocuteurs sentent tous deux l’impérieux besoin de définir cette chose dont ils parlent sans cesse l’un et l’autre et qu’ils appellent « une ligne droite. » Dans le monde idéal et subjectif de la pensée, chacun de nous voit ou plutôt s’imagine très bien ce qu’il appelle ainsi. Mais les pensées n’ont pas de commune mesure possible sans l’intermédiaire du monde extérieur, et c’est pourquoi, avant de discuter pour savoir si deux droites tracées réellement, objectivement dans un plan peuvent ou non ne jamais se rencontrer, il est nécessaire de préciser ce que c’est qu’une ligne droite réelle, qu’une ligne droite objective.

Si on exclut les expériences relatives aux axes de rotation qui pouvaient elles aussi servir à définir la ligne droite, mais sur une étendue pratiquement très réduite, qu’est-ce en fait qu’une ligne droite ? À cela Henri Poincaré a répondu il y a longtemps : « La ligne droite ne peut être donnée que d’une façon, comme le trajet d’un rayon lumineux. Je veux dire que les expériences toujours plus ou moins grossières qui nous servent de point de départ devront toutes être applicables au rayon lumineux et que nous devons définir la ligne droite comme une ligne pour laquelle les lois simples auxquelles le rayon lumineux obéit approximativement seront rigoureusement vraies. »

Cela chacun de nous le savait depuis longtemps, plus ou moins consciemment. Dans la pratique, chacun sait bien ce qu’il appelle une ligne droite : c’est la ligne que dessine l’arête d’une règle bien dressée. Comment sait-on qu’une règle est bien dressée ? En la plaçant devant l’œil et en observant que ses deux extrémités, lorsqu’on les vise, sont confondues par le regard qui voit confondus tous les points intermédiaires de l’arête. C’est ainsi que les menuisiers jugent qu’une planche est rabotée droit. Bref, nous appelons ligne droite dans la pratique la ligne que suit le regard du tireur entre le guidon et le cran de mire.

Tout cela revient en somme à définir la ligne droite, comme le fait Poincaré, par la direction d’un rayon lumineux.

On peut donc affirmer : pratiquement, la ligne droite est le chemin parcouru par la lumière dans un milieu homogène. Dire qu’un objet est droit, c’est dire que, dans un tel milieu, la ligne qui le délimite coïncide sur toute sa longueur avec un rayon lumineux.

Mais alors nous entrevoyons le moyen de trouver un critère expérimental qui puisse départager le conflit qui surgit tout à l’heure entre le riemannien et l’euclidien, je veux dire entre le savant qui soutenait que la vraie géométrie est celle de Riemann et l’autre pour qui c’est la géométrie d’Euclide.

Ici une parenthèse. Il est certain que dans le monde idéal et purement formel de la géométrie pure, la géométrie d’Euclide et celle de Riemann sont aussi vraies l’une que l’autre et aussi vraies (ni plus ni moins) que les autres géométries fondées par Bolyay, par Lobatchewski, par Poincaré lui-même sur des postulats différents des premiers. À ce point de vue, toutes ces géométries sont également vraies, en ce sens qu’elles sont non moins logiquement et justement déduites les unes que les autres des prémisses qu’on leur donne comme bases. Ces prémisses ce sont les axiomes et les postulats qui, une fois posés, entraînent tout le reste. À cet égard, la question de savoir si l’une de ces géométries est plus vraie que les autres n’a pas de sens.

Mais cette question prend un sens très précis et très net lorsqu’on se demande laquelle de ces géométries idéales est la plus conforme au monde réel, la mieux adaptée aux objets sensibles[1].

On a cru longtemps que c’était la géométrie euclidienne, et Poincaré lui-même n’a pas entendu prétendre autre chose, lorsqu’il a dit que la géométrie d’Euclide est la plus commode. C’est qu’il croyait, avec toute la science classique, au dogme de la propagation rectiligne de la lumière, c’est qu’il ignorait le fait fondamental découvert depuis par Einstein, — et qui eût entièrement modifié sa manière de voir, — que la lumière ne se propage pas rigoureusement en ligne droite dans l’espace, mais qu’elle y est légèrement infléchie par la gravitation. Chacun sait comment ce fait prévu par la théorie de la relativité a été vérifié lors d’éclipses récentes du soleil et je n’y reviendrai donc pas.

Retenons-en seulement la conséquence que voici. Deux droites réelles situés dans un même plan peuvent-elles ne jamais se rencontrer ? C’est-à-dire deux rayons lumineux cheminant dans l’espace vide et dans ce que (pour chaque fraction de ces rayons) nous appellerons un même plan, peuvent-ils ne jamais se rencontrer ? La réponse à cette question est non, puisqu’en effet deux rayons parallèles sont déviés et déviés inégalement par la gravitation des astres et en conséquence finissent nécessairement par se rencontrer, s’ils restent dans le même plan (ce qui est la première condition de leur parallélisme).

Bref, pourvu qu’on le considère non plus dans le champ ridiculement borné des expériences terrestres, mais dans la vaste étendue céleste, l’univers réel n’est pas euclidien, mais riemannien. Le fait que la lumière ne s’y propage pas en ligne droite en est le signe, la preuve. On comprend alors le sens profond de l’expérience faite l’autre siècle par Gauss (avec des instruments malheureusement insuffisants) dans le dessein de vérifier par des visées réciproques faites entre trois sommets montagneux si la somme des angles d’un triangle est bien égale à deux droits.

Avec des appareils plus précis, et en opérant sur un triangle défini par trois astres, Gauss eût trouvé que la somme des angles du triangle n’est qu’à peu près égale à deux droits, et qu’en conséquence le monde n’est qu’à peu près conforme à la géométrie classique, c’est-à-dire pour parler net ne lui est pas conforme.

Toute la synthèse de la théorie de la relativité est fondée sur cette conception brillamment vérifiée, comme on sait, dans ses conséquences, que l’Univers réel n’est à peu près euclidien que dans les régions de l’espace éloignées des masses gravitantes, et que partout où il y a de la matière, celle-ci modifie le caractère géométrique de l’espace, et apparente celui-ci à la géométrie de Riemann.

Or, — j’en arrive maintenant à ma conclusion, — l’effet des masses gravitantes sur les propriétés de l’espace, est selon les démonstrations relativistes, de modifier le rapport de la circonférence ou diamètre tel qu’il est défini dans la géométrie classique, de même que dans la géométrie de Riemann ce rapport diffère plus ou moins de sa valeur classique. Cette modification est telle que la pesanteur a pour effet de donner au nombre π une valeur plus petite que sa valeur classique.

Bref, dans l’univers, les circonférences réelles tracées autour des masses de matières ont, par rapport à leur diamètre, une longueur plus petite que dans la géométrie euclidienne. La différence n’est d’ailleurs pas bien grande en fait, mais elle est réelle. Si, par exemple, on place une masse d’une tonne au centre d’un cercle de 5 mètres de rayon, le nombre qui exprime le rapport de la circonférence de ce cercle à son diamètre différera réellement de la valeur euclidienne de π de moins d’un millionième de milliardième.

Et alors j’ai le droit de dire et je vais montrer qu’en fait la quadrature du cercle est, en de certaines circonstances, résolue dans la nature Cela signifie ceci : En fait pratiquement, réellement, si dans ces mêmes circonstances, je trace un cercle réel de rayon donné, ce rayon étant défini par un nombre déterminé des divisions d’une règle, je pourrai tracer ensuite un carré de surface égale à celle de ce cercle, le côté de ce carré étant défini par un autre nombre déterminé des divisions de la règle.

Entendons-nous bien. Lorsque les tenants de la géométrie euclidienne prétendaient impossible la quadrature du cercle, ils voulaient dire par là que, si on traçait avec un compas idéal un cercle parfait de rayon donné par un trait de la graduation d’une règle parfaite, il serait impossible de tracer un carré d’aire égale dont le côté figurât un nombre déterminé des traits de la règle. Ils savaient très bien, comme nous le savons, que, si nous tentons de faire cette expérience avec des compas réels et des règles réelles, cette impossibilité n’existera pas parce qu’il arrive un moment où les défauts du compas, l’épaisseur même des traits qu’on trace ne permettent plus de trouver une différence observable entre l’aire du cercle et celle du carré. Mais ils savaient aussi, comme nous le savons, que, dans l’hypothèse d’un monde réel euclidien, cette différence, encore qu’inobservable à cause de la grossièreté de nos moyens, n’en était pas moins réelle, et qu’elle fût apparue à des yeux parfaits, à des observateurs munis d’instruments idéaux.

Après ce que nous avons vu, il n’en est plus de même. Puisque le rapport d’une circonférence à son diamètre est modifié au voisinage de la matière, il est clair qu’en se déplaçant par exemple à la surface de la terre et par rapport au soleil et à la lune, on modifie, d’une manière faible, mais réelle et continue, le rapport d’un cercle réel à son diamètre. Il s’en suit que ce rapport differe petit à petit de sa valeur euclidienne incommensurable, et par conséquent passe peu à peu par toute une série de valeurs qui, elles, sont commensurables, c’est-à-dire sont dans un rapport simple, ont une commune mesure. Il s’ensuit qu’il existe dans tout l’univers, et singulièrement à la surface de la terre, un grand nombre de circonstances de temps et de lieu où un observateur, même supposé muni d’instruments parfaits et traçant des lignes sans défaut, pourrait carrer rigoureusement avec la règle et le compas un cercle de rayon donné.

La quadrature du cercle est donc en fait résolue dans la Nature et par la Nature. Si nous avions des sens et des appareils parfaits, nous pourrions sans peine le vérifier. Faute de quoi, il nous suffira de l’avoir montré aux yeux immatériels de la raison. Dans un monde conforme à la géométrie euclidienne, la quadrature du cercle demeure impossible, même théoriquement. Dans l’univers réel où nous passons, c’est un problème tout résolu à la fois par la théorie et par la pratique.


Charles Nordmann.
  1. Les rapports nouveaux que la théorie de la relativité suggère entre la physique et la géométrie ont été exposés avec profondeur par Einstein lui-même dans une brochure la Géométrie et l’expérience, excellemment traduite en français par M. Solovine Gauthier-Villars éditeur).