Revue scientifique - La querelle de l’heure d’été

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Charles Nordmann
Revue scientifique - La querelle de l’heure d’été
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 934-945).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA QUERELLE DE L’HEURE D’ÉTÉ

Il faudrait la verve et l’ironie d’un Rabelais ou d’un Swift pour narrer congrument la singulière et burlesque épopée de cette petite réforme anodine qu’on a appelée l’ « heure d’été. » Les coups échangés dans les controverses infinies et encore inachevées qu’a provoquées cette réforme, rappellent en effet parfois les combats de Pichrocole, ou la guerre, qui étonna tant Gulliver, des gros boutiers et des petits boutiers, c’est-à dire de ceux qui prétendaient que l’œuf à la coque doit se manger par le gros bout, et de leurs adversaires acharnés pour qui c’est le petit bout qui doit au contraire être rompu à cet effet.

Certes, dans l’apologue des gros boutiers et des petits boutiers, Swift a surtout voulu faire allusion à ces litiges sans rime ni raison dont l’objet ne mérite pas bataille. Si l’Iliade de l’heure d’été ressemble à ce conflit, c’est seulement par son côté un peu grotesque à certains égards, comme nous verrons ; nullement par l’indifférence avec laquelle on devrait considérer l’objet de la querelle. Celui-ci n’est en effet nullement dénué d’importance, et c’est très nettement que, pour ma part, je prendrai parti pour ceux qui défendent et préconisent l’heure d’été contre ceux qui l’attaquent.

L’idée très simple qui a servi d’origine à l’heure d’été, — que j’ai proposée pour la première fois en France, il y a dix ans, — est la suivante : les actes de la vie sociale, les habitudes des habitants des cités, des commerçants, des industriels, sont réglés par l’heure légale, par l’heure que marquent les montres et les pendules. Je parle exclusivement ici des habitants des villes et non pas des agriculteurs, dont l’activité est uniquement réglée sur le temps qu’il fait, et sur le soleil lui-même, et reste par conséquent, — l’expérience le prouve depuis des siècles. — totalement indifférente à la manière légale de mesurer le temps.

Or, en ce qui concerne la vie des citadins, il est un fait unanimement constaté : c’est qu’en grande majorité ils se lèvent après le soleil et se couchent également après lui. Bref, à d’infimes exceptions, si on compare les heures où se lèvent et se couchent les citadins à celles où se lève et se couche, — en quelque saison que ce soit, — le soleil, on constate que la journée des citadins est en retard sur celle du soleil, et qu’on vit beaucoup plus après le coucher du soleil qu’avant son lever.

C’est un fait certain, établi, incontestable. Il provient manifestement de ce que les gens, pour des raisons qu’il y aurait lieu de rechercher, ont beaucoup plus de répugnance, généralement, à se lever qu’à se coucher lorsque règne l’obscurité, à se lever avant le soleil qu’à se coucher après lui. C’est un fait, d’ailleurs difficile à expliquer, mais c’est un fait.

Benjamin Franklin déjà l’avait remarqué, puisqu’il disait en 1784 : « Faites donner toutes les cloches des églises au lever du soleil et, si cela ne suffit pas, faites tirer un coup de canon dans chaque rue pour ouvrir les yeux des paresseux sur leurs véritables intérêts... »

Si les citadins qui n’aiment pas se lever avant le jour se levaient en même temps que celui-ci, l’heure d’été eût été sans objet. User de la lumière artificielle pendant un nombre déterminé d’heures, que ce soit avant le jour ou après la tombée de la nuit, serait en effet indifférent. Mais il est arrivé que la répugnance générale à se lever avant le jour a entraîné des conséquences excessives : on a pris peu à peu l’habitude urbaine de se lever non pas avec le jour, mais bien après celui-ci. Lorsque la plupart des citadins sautent du lit en été, il y a beau temps, il y a des heures que le soleil est levé. Et ces citadins-là qui naturellement ne dorment que le nombre d’heures nécessaires à l’homme, huit heures en moyenne, vivront d’autant plus tard, la nuit tombée, à la lumière artificielle, qu’ils se sont levés plus tard après le soleil. Double conséquence fâcheuse : 1° la dépense de combustible et d’énergie nécessaire à l’entretien de cette lumière artificielle sera augmentée d’autant ; c’est cette considération surtout qui a fait adopter l’heure d’été pendant les dernières années de la guerre où le charbon nous manquait ; 2° les citadins qui pratiquent ces errements, c’est-à-dire la majorité d’entre eux, perdent le bénéfice de plusieurs heures de soleil ; or on sait que celui-ci y est le grand régulateur de la santé humaine, le grand microbicide, le puissant guérisseur de beaucoup de maladies, et que la santé et l’hygiène générales seront d’autant plus florissantes qu’on vivra davantage à sa saine lumière et moins à celle des lampes.

Telles sont les deux considérations dominantes qui ont d’abord fait adopter l’heure d’été. On remarquera que, dans l’exposé précédent, j’ai parlé surtout de ce qui se passe l’été. L’hiver, en effet, les considérations invoquées perdent de leur force. Les gens qui se lèvent, par exemple, à 6 heures, le font en effet bien après le soleil en été et bien avant lui au gros de l’hiver. Pour ces gens-là, le bénéfice de l’heure d’été ne subsiste pas en hiver, s’ils se couchent, par exemple, à dix heures du soir,— je veux dire à 22 heures, car il sied de ne pas enfreindre les décrets administratifs réglant notre langage. Il est vrai qu’un grand nombre de citadins se lèvent non pas à 6 heures ou plus tôt, mais à 7 heures ou plus tard. Pour tous ceux-ci, au contraire des précédents, il y a des heures de soleil perdues même au gros de l’hiver ; c’est pourquoi certains ont proposé que l’heure d’été fût adoptée toute l’année durant. Il est certain que les bénéfices seraient moins grands et qu’un plus petit nombre de citoyens en profiteraient l’hiver que l’été. Il n’en est pas moins vrai qu’au total et pour l’ensemble des habitants des villes, ce bénéfice de l’hiver serait réel, quoique moins important qu’il n’est l’été. Cela ressort immédiatement de ce qui vient d’être dit.

Et maintenant, à la lumière de ce qui précède, on aperçoit en quoi consiste le mécanisme de l’heure d’été : en avançant, pendant les mois de longue insolation, l’heure légale, c’est-à-dire en avançant pendant ce temps les montres des habitants des villes, on a obligé ceux-ci, — dont les habitudes sont réglées par leurs montres, — à profiter d’une heure supplémentaire de lumière naturelle, à vivre une heure de moins à la lumière artificielle. La vie tout entière des cités a été, par cet innocent artifice, décalée vers le matin, c’est-à-dire dans un sens tel qu’elle tend à se rapprocher davantage de la journée de lumière, à se centrer mieux, encore qu’incomplètement, sur le midi vrai, sur l’heure où le soleil est au plus haut de sa course.

Si on n’a pas jusqu’ici adopté l’heure d’été toute l’année, — ce qui aurait l’énorme avantage de supprimer les deux coups de pouce annuels qu’il faut donner aux pendules, et les légères perturbations que cela entraîne, — c’est pour deux raisons. D’abord, parce que les bénéfices de l’avance de l’heure seraient, ainsi que je viens de l’expliquer, bien moindres l’hiver que l’été. Ensuite, parce qu’un plus grand nombre de gens seraient l’hiver obligés de se lever avant le jour, ce qui entraînerait la répugnance dont j’ai parlé plus haut. Si ce nombre de gens levés avant le soleil devenait assez grand, — et on sait que les mécontents n’ont pas besoin d’être en majorité pour entraîner les autres, — on les ramènerait insensiblement aux anciennes habitudes et on détruirait par répercussion, petit à petit, en vertu d’un nouveau décalage progressif de la vie vers le soir, les heureux effets de la réforme. Entre ces inconvénients opposés on a choisi ceux qui ont paru les moindres.

Ce n’est pas le lieu de revenir sur les objections a priori que souleva naguère, — avant sa première adoption, en 1916, — l’avance de l’heure. Certaines pourtant étaient singulières, tel ce député qui déclarait mélodramatiquement à la tribune de la Chambre : « L’heure à laquelle tombe un soldat sur la ligne du feu est sacrée ; ne la changeons pas. » Où sont les « astronomes » qui nous accusaient de vouloir adopter l’ « heure boche, » oubliant que les Boches eux-mêmes adoptaient l’été une heure plus orientale, et que toutes ces heures étaient d’ailleurs anglaises parce que fondées sur le méridien de Greenwich ? Et puis au reste, eût-elle été boche, l’heure d’été ne devait-elle pas être adoptée, si elle était utile ? Sinon, il aurait fallu interdire à nos chirurgiens l’emploi des rayons X, pour la raison qu’ils furent découverts par Rœntgen. On n’ose plus aujourd’hui émettre des arguments de cette trempe.

Quant aux critiques qui contestaient par avance que l’heure d’été dût, dans les cités, produire des économies d’éclairage, les statistiques leur ont a posteriori, à défaut de l’évidence des pronostics raisonnés, victorieusement répondu. Ces statistiques démontrent que l’heure d’été a économisé à la France, depuis 1916, au moins 5 millions de tonnes de charbon. Calculez ce que cela représente au point de vue de nos budgets publics et privés et de notre change.

Ce qu’on ne peut pas calculer en revanche, parce que cela est sans prix, ce sont les trésors supplémentaires de santé que la réforme a apportés aux travailleurs des villes en leur permettant, après la fin de leur journée de travail, de profiter d’une heure supplémentaire de lumière.

Aussi ce ne sont pas seulement les Chambres de commerce et les industries, les compagnies de chemins de fer et toutes les grandes associations économiques qui maintenant réclament le maintien de l’heure d’été, source précieuse d’économie pour elles, ce sont aussi les associations sportives, les groupements qui s’occupent du tourisme, les employés des services publics qui ont découvert, par la force même de l’expérience, tout ce qu’il y avait là pour eux d’hygiène, de santé, de douceur de vivre.

Et pourtant l’an passé, nous avons vu que l’heure d’été n’a été maintenue que par une sorte de faveur, de condescendance de la Chambre. Et pourtant cette année-ci nous voyons que celle-ci vient de se mettre en vacances sans avoir accepté, malgré les objurgations du ministre des Travaux publics, de discuter la réforme.

Comment cela est-il possible ? Quelle est la raison d’un tel état de choses. Je crois qu’il n’est pas malaisé de la découvrir. Il y a à la Chambre une majorité de députés ruraux, majorité consciente de sa force, et qui n’entend éviter aucune occasion de la faire sentir. Or, nous l’avons dit, l’avance de l’heure n’intéresse pas, ne peut pas intéresser les campagnes, la vie agricole étant aujourd’hui, comme elle l’a toujours été, réglée par les circonstances atmosphériques locales et par la marche réelle du soleil.

Il est vrai que, par ailleurs, certains petits inconvénients se sont manifestés dans certaines campagnes lors de l’application de l’heure d’été les années précédentes. Les heures légales d’ouverture et de fermeture des écoles étant, notamment, restées les mêmes, il est arrivé que par endroits les enfants devaient se lever trop tôt pour aller en classe.

Cet inconvénient et les analogues ont été supprimés par la mesure adoptée l’an passé et qui était incorporée au projet tombé dans l’eau cette année, et selon laquelle les autorités locales ont, à la demande des municipalités, la faculté de modifier les heures des écoles et celles des chemins de fer d’intérêt local.

On a d’ailleurs une statistique bien suggestive concernant l’usage que les municipalités ont fait l’an passé de cette faculté : statistique dont j’emprunte les éléments essentiels à M. F. Honoré :

Sur 40 000 communes environ dont se compose la France, des dérogations ont été demandées par 15 031 communes, soit par 39 pour 100. On peut donc dire que les deux tiers des communes se sont accommodées du régime de l’heure d’été sans éprouver le besoin d’y apporter aucune modification. Et ces deux tiers, qui comprennent toutes les villes, c’est-à-dire toutes les communes les plus peuplées, représentent beaucoup plus que les deux tiers de la population française.

D’autre part, sur les 15 031 communes ayant demandé des dérogations, 1 323 appartiennent aux départements de la zone la plus orientale de la France (Meurthe-et-Moselle, Vosges, Haute-Saône, Doubs, Jura, Ain, Savoie, Haute-Savoie, Isère, Hautes-Alpes, Basses-Alpes, Var, Alpes-Maritimes, Corse). Elles n’ont, en raison de leur longitude, aucun motif de préférence entre l’heure ancienne et l’heure d’été ; par rapport à l’heure solaire, l’heure ancienne les met en avance d’environ une demi-heure, l’heure d’été les met en retard à peu près du même temps. L’écart change de sens, mais, à part une zone étroite, garde sensiblement la même amplitude.

Il est clair que si l’avance de l’heure est gênante, c’est beaucoup plus à l’Ouest de la France, où le soleil se lève plus tard, qu’à l’Est. Cela décale d’autant l’heure légale par rapport à l’heure vraie. Au contraire, dans l’Est, en Alsace par exemple, l’heure d’été est en moyenne plus voisine de l’heure solaire vraie que n’est l’heure d’hiver.

Or, parmi les 13 708 autres communes, ce ne sont pas celles des départements les plus occidentaux qui tiennent la première place, soit par leur nombre absolu, soit par leur proportion relativement au nombre des communes qui n’ont pas demandé de dérogations. A cet égard, certains cas sont typiques et semblent défier toute vraisemblance.

Enfin, les communes ayant sollicité des dérogations ne sont en majorité que dans 33 départements.

Bref, il résulte de cette statistique que les inconvénients ruraux de l’heure d’été ont ainsi passé inaperçus précisément dans les régions des territoires où ils auraient dû être les plus notables. Rien ne souligne mieux le caractère artificiel, factice, que certains députés ont imprimé à leur hostilité à l’égard de l’heure d’été. Le bon sens paysan ne s’y laissera pas prendre, et il y a gros à parier que lorsque viendra l’heure prochaine de la reddition des comptes, — et cette heure-là, nul ne pourra l’écarter, — il ne se contentera pas d’entendre les élus, faisant le bilan de leur activité et de leurs réformes, proclamer triomphalement : j’ai fait échouer l’heure d’été qui économise des milliards à l’Etat, mais que réclamaient messieurs les citadins.

Il faut d’ailleurs reconnaître qu’un grand nombre de députés ruraux, à la suite de M. Gast, ont reconnu loyalement l’absurdité de cette opposition, et sont maintenant partisans de la réforme.

Cependant, nous l’avons dit, la Chambre vient de se séparer sans en avoir délibéré. On me permettra de voir là un des meilleurs arguments qui ait été fournis en faveur de l’heure d’été, car il est évident que si, se sentant en majorité, les adversaires n’ont néanmoins pas voulu aborder la question, qu’il leur était facile de régler négativement, c’est qu’ils ont senti obscurément que le terrain était mauvais sous leurs pas, et qu’il y a quelque chose contre quoi nulle majorité ne peut décréter, sauf à se discréditer elle-même : le bon sens, le sens commun.

Rien ne démontre mieux à quel point les bienfaits de l’heure d’été se sont imposés, que le tableau des périodes successives pendant lesquelles, depuis 1916, — première année de l’application, — cette heure a été appliquée chez nous.

En 1916, la période d’application s’est étendue du 15 juin au 1er octobre, soit trois mois et demi ; en 1917, du 25 mars au 7 octobre, pendant près de six mois et demi ; en 1918, du 10 mars au 6 octobre, pendant quinze jours de plus ; en 1919, du 2 mars au 5 octobre, pendant encore huit jours de plus ; en 1920, du 15 février au 25 octobre, pendant huit mois et dix jours ; en 1921, du 15 mars au 26 octobre, pendant sept mois et dix jours ; en 1922, du 26 mars au 8 octobre. Ainsi l’heure d’été a rapidement gagné du terrain jusqu’à commencer bien avant le printemps et à finir en plein automne.

Un des grands arguments que continuent à prodiguer ses adversaires est que l’heure d’été n’est pas scientifique, ce que serait au contraire l’heure d’hiver. C’est une erreur profonde, l’une n’est ni plus ni moins scientifique que l’autre. Depuis qu’il a fallu renoncer à l’heure solaire vraie, qui est, en chaque lieu, l’heure indiquée par le cadran solaire, — et on y a renoncé parce que le soleil a une marche apparente irrégulière qui donne au jour vrai des durées inégales et variables d’un bout de l’année à l’autre ; depuis qu’on a substitué à l’heure vraie l’heure moyenne qui est celle donnée par un soleil fictif circulant d’un mouvement uniforme à l’inverse du soleil vrai ; depuis qu’à l’heure moyenne locale, c’est-à-dire propre à chaque lieu, ou plutôt à chaque méridien, on a substitué une heure légale unique par toute la France ; depuis que cette heure légale nationale, qui était d’abord l’heure moyenne du méridien de l’Observatoire de Paris, est devenue celle du méridien de Greenwich, qui retarde sur la précédente de 9 minutes et 21 secondes ; depuis que tous ces changements se sont effectués, le public s’est habitué à comprendre que l’origine des heures (sinon leur durée) est une chose extrêmement arbitraire et qui n’a rien de proprement scientifique. On peut donc s’étonner de voir revenir un argument, qui se prétend, à tort, fondé sur la science et qui, pour avoir beaucoup servi, n’en est pas pour cela plus valable.

Prenons un exemple. A la date où parait ce numéro de la Revue des Deux Mondes, le 15 avril 1923, le soleil passe au méridien de Paris à 11 h. 50 m. et 55 secondes (temps légal, c’est-à-dire heure d’hiver). Il est donc midi vrai à cette heure-là. Si nous étions sous le régime de l’heure d’été, il serait à Paris midi vrai à 12 h. 50 m. et 55 secondes. En revanche, à la même date, à Strasbourg, il est midi vrai, lorsque les pendules marquent 11 h. 18 minutes en heure d’hiver et 12 h. 18 minutes de l’heure d’été. La différence serait en sens inverse, si l’on considère les régions Ouest de la France.

Il y a certaines époques de l’année où l’heure vraie serait beaucoup plus proche de l’heure d’été que le 15 avril. Ainsi dans les derniers jours d’octobre ou les premiers jours de novembre prochain, quand il sera midi vrai à Paris les pendules marqueront en heure d’hiver 11 h. 34 minutes, en heure d’été midi 34 minutes ; quand il sera midi vrai à Strasbourg, elles marqueraient 11 h. et 3 minutes en heure d’hiver, et midi et 3 minutes en heure d’été.

Il est donc absurde d’opposer l’heure d’hiver (notre présente heure légale), à l’heure d’été, en disant que la première est plus scientifique que la seconde. Scientifiques, elles ne le sont ni plus ni moins l’une que l’autre.

Il faut d’ailleurs reconnaître que l’administration, dite compétente, a tout fait pour propager des erreurs de ce genre. C’est ainsi que, dans le texte du projet de loi (n° 5676), soumis tout récemment à la Chambre des députés, en vue de l’adoption de l’heure d’été, cette année et les années ultérieures, projet que la Chambre n’a pas discuté, on parle d’« avancer la date de retour à l’heure normale (?!) au troisième samedi de septembre. » C’est moi qui ai surajouté au texte officiel ces points d’exclamation et d’interrogation qui n’y sont pas, mais qui devraient y être. Car enfin, nous venons de le montrer, l’heure d’hiver n’est ni plus ni moins normale que l’heure d’été. Et c’est fournir des arguments, d’ailleurs mauvais, aux adversaires de celle-ci, que de s’obstiner, depuis des années, à appeler « heure normale » l’heure d’hiver.

Il est d’ailleurs d’une lecture bien distrayante, le texte de ce projet de loi que les bureaux ont préparé avant de le soumettre aux signatures du président de la République et des principaux ministres. On y lit des phrases comme celle-ci, — j’en passe et des meilleures : — « La mesure est particulièrement réclamée par certaines industries et commerce (que dites-vous de ce « certaines » au féminin ?), notamment celles (même remarque) du tourisme, des transports, de l’industrie hôtelière... » (que penser des « industries et commerce de l’industrie hôtelière » ?)

On frémit quand on sait que ce document a été renvoyé à quel titre ?) à la Commission de l’Enseignement où siègent quelques lettres. Si j’ai cité ce texte qui laisse à supposer que quelque vache espagnole, en dépit des prohibitions douanières, a franchi la porte de nos ministères, c’est pour souligner par un très petit fait la négligence avec laquelle les intérêts les plus graves sont laissés à des soins assurément peu avertis.

Il y a d’ailleurs d’autres remarques à faire, non pas seulement sur la forme, mais sur le fond même du projet de loi. Pourquoi cette fois-ci, comme chaque fois depuis que l’heure d’été a été ou dû être appliquée, en prévoir l’application entre des dates qui ne sont pas symétriquement placées par rapport aux équinoxes ? Pourquoi, puisqu’on se propose de commencer le régime de l’heure d’été au dernier samedi de mars, c’est-à-dire après l’équinoxe de printemps, le faire finir le premier samedi d’octobre, c’est-à-dire après l’équinoxe d’automne. C’est un peu avant l’équinoxe d’automne qu’il faudrait placer cette fin, pour qu’il y eût symétrie, et ainsi l’heure d’été commencerait et finirait à deux époques où la durée de la lumière du jour est la même. Faire autrement est illogique. Mais j’arrête là ces remarques

L’autre semaine, quelques jours avant que la Chambre prît le parti de se mettre en vacances sans avoir réglé la question, une solution transactionnelle avait été proposée, qui paraissait de nature à rallier tous les suffrages, qui conciliait les points de vue en présence et qui avait l’avantage de supprimer le double changement d’heure annuel.

Voici ce dont il s’agissait. La confédération patronale d’Alsace et de Lorraine, — évidemment d’accord, en cela, avec ceux qu’elle emploie, — avait adressé aux députés et sénateurs d’Alsace et de Lorraine, dont on sait la grande et légitime influence, un appel en faveur de l’adoption de l’heure d’été toute l’année, ou sinon d’une heure avancée toute l’année de trente minutes.

Le groupe agricole de la Chambre, après en avoir délibéré, s’est déclaré, à une forte majorité, partisan de cette dernière mesure transactionnelle. Ainsi disparaissait la source d’opposition la plus vive qu’avait rencontrée l’avance de l’heure.

Ce compromis aurait de nombreux avantages. Il échapperait à peu près aux inconvénients que j’ai signalés plus haut d’une avance d’une heure entière toute l’année. En outre, l’adoption définitive et constante d’une heure avancée de 30 minutes sur celle de Greenwich aurait les avantages suivants :

1° Elle ne modifierait pas sensiblement les habitudes. Car enfin, il ne faut pas oublier qu’il y a quelques années, la France n’avait pas encore, — par une condescendance excessive et non payée de retour, — adopté le méridien initial de Greenwich. Notre heure légale, fondée sur le méridien de Paris, avançait de dix minutes (exactement 9 minutes 21 secondes) sur l’heure d’hiver actuelle. Adopter maintenant une heure constante en avance de 30 minutes sur celle de Greenwich devenue notre heure légale, ce ne sera avancer les pendules que de 20 minutes par rapport à l’heure du méridien de Paris, notre ancienne et glorieuse heure nationale.

2° Ce système conserverait à la France à peu près intacts les avantages internationaux du système des fuseaux horaires, car le demi-fuseau, d’une demi-heure, fait encore partie de ce système.

3° Enfin et surtout, cette mesure reviendrait à adopter pour heure nationale, l’heure moyenne de nos provinces recouvrées. Le méridien de la cathédrale de Strasbourg se trouve, en effet, à 31 minutes exactement à l’Est du méridien initial de Greenwich. L’heure proposée est donc l’heure moyenne réelle de l’Alsace-Lorraine, et le méridien correspondant passe dans la banlieue immédiate de Strasbourg.

Et puis ce compromis est séduisant parce qu’il remuera au cœur de tous les Français les sentiments qu’évoque toujours ce qui nous lie un peu plus aux provinces que la victoire nous a rendues. Au reste, faute de grives on mange des merles. Bref, l’heure de Strasbourg serait peut-être aujourd’hui notre heure nationale, si la hâte de nos seigneurs et maîtres à se donner des vacances n’avait laissé la chose en suspens. Mais ce qui est différé n’est pas perdu. En attendant, voici que vient de surgir un nouveau projet qui vaut que nous l’examinions attentivement.

Sur l’initiative et sous la présidence de M. Le Trocquer, ministre des Travaux publics, une réunion s’est tenue le 31 mars afin d’étudier « un ensemble de mesures qui, sans modification proprement dite de l’heure, permettront de faire bénéficier les habitants des villes importantes et des centres de tourisme de certains avantages de l’heure d’été. » Le sous-secrétaire d’État des Postes et Télégraphes ; les préfets de la Seine et de police ; les représentants des grands réseaux de chemins de fer, des stations thermales, des syndicats hôteliers assistaient à cette réunion.

Les membres de la Conférence, — nous dit le communiqué officiel, — ont pensé qu’il convenait d’assurer par la voie réglementaire, — celle des arrêtés ministériels, — la vie des stations thermales, touristiques et climatiques (je me demande si Voltaire eût admis tous ces adjectifs-là ?) grâce à un décalage de l’heure et de faire bénéficier en même temps d’une heure avancée les agglomérations urbaines.

« On s’est trouvé d’accord,— je continue à citer,— pour reconnaître l’urgence de mettre en application la solution proposée, en modifiant les horaires des chemins de fer, auto-cars et autres moyens de transport en commun, les heures d’ouverture et de fermeture des bureaux de poste, et en général des administrations publiques et des heures de travail dans l’industrie et le commerce. » Je passe sur la proposition des hôteliers qui, faisant leur nuit du 4 août, se sont déclarés disposés à modifier l’heure des tables d’hôte, en consentant au besoin des réductions de prix aux clients non récalcitrants.

Pour moi,— je crois de mon devoir de le dire ici,— je me permets d’être extrêmement sceptique quant à l’efficacité de ces palliatifs et quant à l’exactitude même du principe sur lequel on les fonde. Car enfin, de deux choses l’une :

1° Ou bien ces mesures réparatrices seront efficaces et en ce cas vous donnez raison aux adversaires impénitents de l’heure d’été, qui, unanimement, ont toujours affirmé qu’il n’y avait pas besoin de changer l’heure légale et que des mesures du genre de celles-lâ suffiraient pour donner les mêmes avantages à l’État et aux cités ; en ce cas, on a eu bien tort de dépenser tant d’éloquence et de coups de pouce aux pendules depuis six ans ;

2° Ou bien, au contraire, ces mesures nouvelles seront inefficaces et même dangereuses et coûteuses, et il ne faut pas les adopter.

C’est, je le crains fort, cette deuxième hypothèse qui est la vraie.

Il est certain d’abord que les stations climatiques ou autres ne pourront pas, quoi qu’on en ait dit, avancer leurs horloges d’une heure ou même d’une demi-heure. En effet, d’une part, cela entraînerait des litiges, des erreurs, des accidents sans nombre dans les transports et déplacements ; ce serait retomber aux errements antérieurs, à l’adoption d’une heure nationale unique. En second lieu, et surtout, la loi l’interdit et exige l’emploi exclusif de l’heure légale. Si les pendules de vos stations marquent, comme elles le doivent, midi quand il sera légalement midi, vous aurez beau annoncer que la table d’hôte est à onze heures et demie, les gens, s’ils ont l’habitude de déjeuner à midi, viendront à midi ou protesteront ; et on ne tardera pas à refaire comme ils veulent.

Mais voici qui est beaucoup plus important : on dit que « la vie du pays étant intimement liée au trafic des moyens de transport ie au fonctionnement des bureaux de poste, » il suffira d’avan eure de ceux-ci pour la décaler automatiquement.

reur profonde. Vous pensez changer par cet artifice les habi- . Ce qui règle la vie sociale des citadins, c’est l’heure que marque montre. Les gens qui ont l’habitude de se lever| à huit heures, déjeuner à midi, de dîner à sept heures, de se coucher à dix, c’est-à-dire quand leur montre marque ces heures-là, vous ne les ferez pas changer leurs habitudes sinon en changeant l’heure de leur re, l’heure légale, — ce que faisait précisément l’heure d’été.

Prenons un exemple : vous allez faire partir plus tôt les premiers us et métros, mais il n’y aura personne dedans, et bientôt les compagnies les supprimeront ; vous allez faire partir plus tôt les derniers autobus et métros, bientôt les gens à qui ils manqueront les réclameront, et les compagnies, dont c’est l’intérêt, les rétabliront.

On pourrait faire les mêmes prévisions, — car ne pas gouverner c’est quelquefois prévoir, — pour les bureaux de poste.

Ce ne sont pas les heures des bureaux administratifs ou les horaires des transports qui règlent la vie des cités, c’est au contraire celle-ci, ce sont les habitudes de l’ensemble des citoyens qui règlent et modèlent ces heures et ces horaires. Croire le contraire, c’est mettre la charrue avant les bœufs. Pour que ces mesures proposées soient efficaces, il faudrait qu’elles agissent sur les mœurs. Or, on ne décrète pas contre les mœurs. Aucun potentat ne l’a réussi parmi ceux, très peu nombreux, qui l’ont essayé.

Bref, à moins de décréter la peine de mort contre ceux qui ne consentiront pas à changer l’heure, — l’heure qu’ils lisent sur leur montre, — à laquelle ils ont l’habitude de manger, de dormir, aller au théâtre, etc., les palliatifs qu’on propose ne serviraient qu’à créer des difficultés et des litiges sans nombre.

Le Conseil des ministres après avoir examiné les palliatifs que je viens de critiquer a d’ailleurs eu le bon esprit de rejeter ces mesures inefficaces, qui n’eussent été qu’une source de désordre et de confusion, et qui risquaient de compromettre, par leur propre et inévitable discrédit, celle de ces deux réformes utiles que le Parlement se décidera peut-être un jour à choisir : l’heure d’été pendant la belle saison ou l’heure de Strasbourg.


CHARLES NORDMANN.