Revue scientifique - Le Canon d'infanterie

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Revue scientifique - Le Canon d'infanterie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 934-945).

REVUE SCIENTIFIQUE

LE CANON D’INFANTERIE

De vives polémiques se sont élevées depuis quelque temps dans la presse à propos de la question du canon d’accompagnement de l’infanterie. Ces polémiques avaient été précédées d’autres non moins vives, mais plus discrètes, dans le champ clos des commissions d’expériences. Depuis les tentatives de percée disruptive des fronts inaugurées par les Allemands le 51 mars dernier et qui aujourd’hui d’ailleurs paraissent se retourner contre eux, ces controverses ont redoublé d’intensité. Des débats se sont produits, où la vigueur des arguments invoqués n’égalait pas toujours l’ardeur de la discussion. Je ne voudrais pour rien au monde, et je ne dois ni ne puis « pour cent une raisons » prendre ici parti. Ce que je voudrais, c’est, tâchant d’en abaisser… ou d’en élever le diapason du domaine des polémiques à celui d’un exposé purement objectif, m’efforcer d’examiner impartialement l’état du problème et ce qu’on peut raisonnablement induire des deux opinions contradictoires…

A priori d’ailleurs, — et il en est ainsi hélas ! dans toutes les choses humaines, — il est certain que ni l’une ni l’autre ne doit être parfaitement bonne ni parfaitement mauvaise, que la plus juste doit contenir quelque part contestable et que dans la plus fausse doit surnager un brin de vérité.

Telle est en effet, nous pouvons le dire dès maintenant, la conclusion à laquelle nous conduira un examen aussi impartial que possible, — errare humatmm est, — des doctrines en présence.

Il va de soi d’ailleurs que nous ne pouvons pas ici dire tout ce que nous savons. Au point de vue technique, je ne donnerai que des renseignements qui, nous en avons la preuve, sont connus de l’ennemi : ne pas instruire celui-ci reste pour l’écrivain le plus sacré des devoirs.

On peut résumer de la façon suivante les deux opinions antagonistes relatives au canon d’accompagnement, à la lumière, — si on peut dire, — des enseignements dégagés par les opérations des quatre derniers mois, et qui n’ont fait d’ailleurs que raviver et renouveler la discussion.

Première opinion. Si les Allemands ont pu réaliser à diverses reprises la percée des fronts, c’est parce qu’ils possèdent abondamment des canons d’accompagnement de leur infanterie. Là est le secret de leurs succès heureusement éphémères et déjà balayés par le balancier oscillant de la guerre. Là est le moyen pour les Alliés de percer victorieusement le front ennemi et de finir la guerre.

Deuxième opinion. L’artillerie d’accompagnement des Allemands n’est pour rien, ou presque, dans leurs succès du premier semestre 1918. Ce genre d’engins ne saurait prétendre à être la « machine à finir la guerre. »

J’ai à dessein schématisé d’une manière un peu simpliste, les opinions en présence. En vérité, elles touchent à beaucoup d’autres problèmes, comme nous le verrons au cours de cette brève étude. En particulier, les partisans de la deuxième opinion se sont surtout recrutés parmi ceux qui croyaient la rupture des fronts impossible, leurs adversaires parmi ceux qui estimaient, au contraire, cette rupture, cette percée très possible, et qui considéraient la surprise, la rapidité du coup donné, comme la condition réalisable de cette percée et le canon d’accompagnement comme son agent nécessaire. Il faut bien reconnaître qu’à cet égard ce sont ces derniers qui avaient raison, en principe du moins, car dans les modalités il est fort contestable que l’agent essentiel des récentes surprises allemandes ait été leur canon d’accompagnement.

A la tête de ceux-là, à la tête de ceux qui se sont faits les protagonistes du canon d’infanterie, il faut placer l’ingénieur Archer. Avec une ardeur passionnée et qui n’est ni sans péril ni sans courage, avec une fougue qui ne connaît pas les obstacles, et qui peut-être eût gagné à les vouloir tourner plutôt que heurter de front, avec une passion qui route pêle-mêle, ainsi qu’un torrent tumultueux, beaucoup d’idées limpides et quelques scories, ce jeune technicien poursuit depuis trois ans une lutte sans fin en faveur de l’engin nouveau dont il a voulu doter son pays, en faveur du « canon d’infanterie. »

Quelque exagérés que puissent être, comme nous serons obligés de le conclure, les espoirs qu’il n’a pas cessé de fonder sur cet engin, quelle que puisse être par ailleurs la supériorité ou l’infériorité du canon Archer par rapport à d’autres canons analogues étudiés depuis, il faut rendre à ce jeune ingénieur l’hommage que mérite son énergie. C’est toujours beau de lutter sans crainte et sans trêve pour une idée qu’on croit juste, même quand cette idée n’est peut-être pas tout à fait juste ; c’est toujours beau d’avoir la foi, même quand cette foi trouve des incrédules, même quand les faits donnent de faciles arguments à ces incrédules.

Le mérite d’Archer est d’avoir, le premier en France, voulu énergiquement doter notre armée en guerre d’un bon canon accompagnant l’infanterie. Ce n’est pas un mince mérite.

Car, entre désirer ou souhaiter une chose utile à son pays, et la vouloir, il y a mieux qu’une nuance, il y a un abîme, il y a l’abîme qui sépare la pensée de sa réalisation, la conception de l’acte. Et, dans cet abîme, il y a toutes sortes d’obstacles, toutes sortes de monstres infernaux dont les gueules vomissent, comme sur le chemin d’Orphée aux Enfers, des flammes brûlantes et des encens empoisonnés : il y a la force d’inertie, la plus grande force de la terre ainsi que prouve la mécanique rationnelle, il y a la routine, il y a le misonéisme, il y a même quelquefois l’intérêt et la vanité. Et pourtant, je demande grâce pour tous ces monstres qui se mettent parfois sur le chemin d’un progrès technique, et je voudrais avoir la permission de plaider ici leur cause, car je suis convaincu que d’un côté comme de l’autre dans ces controverses, dans ces luttes pour ou contre une idée, pour ou contre une arme nouvelle, on est neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille de bonne foi, et on a également en vue le bien du pays. — Le misonéiste, le routinier à qui on apporte un engin nouveau, il y a du vrai dans sa méfiance : il y a que l’ « expérience étant la source unique de toute vérité, » suivant la parole immortelle de Henri Poincaré, on n’a point le droit de le considérer comme bon avant la sanction de l’expérience, tandis que les engins auxquels veut se substituer le nouveau, l’ont, eux, cette sanction, puisqu’ils existent. L’intérêt et la vanité de ceux que va déranger l’arme nouvelle n’ont pas moins de bonnes raisons pour se rebiffer : n’est-il pas naturel et humain que chacun de nous identifie son propre intérêt à l’intérêt général au point que, lorsque le premier est lésé, il nous semble qu’on meurtrit le second ; cela n’a-t-il pas comme heureuse contre-partie que nous aurons ainsi souvent tendance à respecter et servir le second pour soigner le premier que nous lui avons innocemment identifié ?

N’est-il pas naturel que lorsqu’à l’un de nous chargé, de par ses fonctions, d’une certaine organisation, on vient apporter une chose à laquelle il n’avait pas pensé, il se rebiffe en considérant que cela constitue un blâme, un reproche indirect à son égard, et que la pensée de n’avoir pas tout prévu et tout préparé à la perfection lui soit insupportable ? Ne mérite-t-il pas toutes les légitimes défenses de l’orgueil offensé, celui qui ose apporter une pierre nouvelle à l’édifice qui a priori devait être parfait ? L’orgueil n’est-il pas un des plus beaux sentiments, un des plus nobles moteurs des actions humaines ?

Tout cela fait qu’il faut apporter une infinie indulgence aux appréciations qu’on fait dans ces discussions techniques. On y pourrait joindre même un bienveillant et sceptique sourire si ce qui est enjeu n’était pas parfois le sang précieux de nos soldats.

Mais, j’ai hâte de revenir à mon sujet, que cette digression côtoie d’ailleurs étroitement, et je dois indiquer maintenant, — mieux vaut tard que jamais, — comment s’est posée d’abord la question du canon d’infanterie.

Elle ne date pas d’hier. Il y a trois siècles déjà que le canon de bataillon au service de l’infanterie a été inventé par Gustave-Adolphe. Le maréchal de Saxe, entre beaucoup d’autres grands capitaines, en lit un remarquable usage, et Napoléon, à diverses reprises, regretta amèrement la disparition de cet engin. Mais les armes s’étaient spécialisées de plus en plus et partant séparées ; elles tendaient à servir chacune indépendamment, à s’ignorer trop peut-être, car la fable « des membres et l’estomac » ne faisait pas partie des programmes des Académies militaires.

Pourtant, dès les environs de 1885, d’après le général Malleterre, on avait repris l’étude d’un canon léger, mobile, servi par l’infanterie. Et il n’y a pas bien longtemps, si mes souvenirs sont exacts, que, dans cette Revue, le regretté général Langlois, à la suite des constatations faites dans la guerre du Transvaal préconisait le petit canon pompom à tir rapide comme arme d’accompagnement de l’infanterie.

C’est alors que la naissance du 75 et ses remarquables qualités balayèrent tous ces engins considérés comme secondaires et embarrassants. Le 75 est une merveille et ici même, à diverses reprises, on a fait l’éloge sans réverve de ses précieux services. Mais il n’est point, pas plus à la guerre qu’ailleurs, de panacée universelle. Dans l’attaque et dans la défense, les armes ont des rôles multiples à remplir, et c’est pourquoi une seule ne saurait suffire à tous, ou du moins les remplir tous également bien. La spécialisation, l’adaptation des organes aux fonctions est ce qui crée la variation des espèces et leur différenciation. On ne saurait bien faire la guerre sans suivre les exemples que nous donne la nature ; on perd toujours à s’insurger contre ses enseignements. Et c’est pourquoi, si parfait que fût le 75, on a eu tort de vouloir en faire un engin « omnibus » apte à la fois à la destruction du personnel et du matériel, au tir tendu et courbe, à brève et longue portée ; cela a été cause en partie que nous étions démunis d’artillerie lourde et d’engins de tranchée au début de la guerre. Pareille erreur a failli être commise dans le domaine de l’aviation, et la poursuite de ce mythe : l’avion propre à la fois au bombardement, à la chasse, à la reconnaissance, a retardé longtemps notre supériorité aérienne. Si j’insiste sur ces souvenirs, c’est précisément pour mettre d’abord en garde contre une exagération les protagonistes enthousiastes du canon d’accompagnement : croire comme ils le font que cet engin, si réelles que soient ses qualités, puisse suffire à tout, remplacer en particulier toute artillerie lourde, c’est retomber dans un errement déplorable. La guerre est une équation à plusieurs inconnues qui admet des « racines » ou, comme on dit vulgairement, des solutions multiples. Ce qui importe surtout, — tous ceux qui ont mordu un peu au biberon mathématique me comprendront, — c’est d’écarter les « solutions imaginaires. »

Dès que, à la fin de 1914, la lutte se fut cristallisée en guerre de tranchées, on se proposa de part et d’autre le problème de la destruction de la tranchée et de ses défenses accessoires. Cette destruction était le préliminaire indispensable de toute opération offensive. A cet effet, on développa les canons lourds et en même temps on vit apparaître, à l’imitation des Allemands, des engins périmés, anciens mortiers, petits obusiers, qui lançaient de tranchée à tranchée des projectiles très chargés en explosifs et auxquels vinrent s’ajouter bientôt des engins nouveaux et notamment le 58 de tranchée et ses succédanés plus gros qui ont rendu de bons services.

Malgré tout, on n’allait pas assez vite dans cette voie et on persistait à vouloir assurer la destruction de la tranchée par l’artillerie lourde proprement dite. Archer a eu le mérite de s’élever avec un vigoureux bon sens contre cette conception bâtarde. Il était clair en effet, — bien que ce n’ait point été admis sans grandes conteste et résistance, — que charger l’artillerie lourde de détruire avant toute attaque ces fortifications de campagne de l’ennemi avait deux inconvénients ou plutôt trois.

D’abord, de par sa nature même, sa difficulté de transport et d’installation, elle ne peut tirer que de loin, de plusieurs kilomètres de distance en général. Il s’ensuit que la dispersion des coups qui augmente, comme on sait, avec la distance, est assez grande de ce fait même, et qu’il faut aux canons lourds en général, un bon nombre de projectiles pour atteindre un objectif linéaire comme une tranchée. D’où grande dépense. Ensuite, lorsqu’une première ligne de tranchées était détruite, — on l’a bien vu lors de la première offensive de la Somme, — il fallait un temps assez long pour prendre les dispositions nécessaires à la destruction de la suivante, si bien que l’ennemi avait le temps de créer une autre ligne plus en arrière et que le problème de la percée devenait un cercle vicieux. Enfin, tout cela, — projectiles et canons lourds, — coûtait cher.

On avait si bien senti, à l’imitation des Allemands, que le canon tirant de loin était insuffisant pour la destruction de la tranchée que nos troupes depuis 1915 étaient dotées de tout un matériel d’artillerie de tranchée dont le canon de 58 fut longtemps le plus répandu. Mais avait-on assez développé d’abord l’artillerie de tranchée en fonction de la lourde ? A cet égard M. André Tardieu, dans une interview donnée à la presse américaine, a fourni des chiffres intéressants : « Lors de la dernière offensive[1], a-t-il dit, nous avons envoyé par mètre courant de tranchée, 407 kilogs de projectiles au moyen de nos canons de campagne, 203 kilogs au moyen d’engins de tranchée, 704 kilogs avec notre artillerie lourde et 728 kilogs avec notre artillerie lourde à grande puissance. » Ainsi notre artillerie lourde, tirant de loin, a envoyé sur les tranchées une masse de projectiles quatorze fois plus grande que les engins de tranchée eux-mêmes. Or, le prix de revient et la durée de fabrication d’un coup d’engin de tranchée sont, si on tient compte du prix du matériel, au moins dix fois plus faibles, en moyenne, que ceux du même coup lancé par l’artillerie. Et alors la question se pose : si la même somme globale avait été dépensée en majorité pour alimenter une artillerie de tranchée, de combien de millions de projectiles supplémentaires les tranchées allemandes n’auraient-elles pas été arrosées ? Et quelles n’en eussent pas été les conséquences ?

C’est pour cela que les Allemands ont, dès le début de la campagne, intensifié l’emploi de leurs « minenwerfer » (lance-mines) de tranchée. C’est pourquoi nos Alliés anglais ont développé l’usage d’un engin analogue, leur canon Stokes, dont ils ont fait notamment sur la Somme un fructueux usage, canon léger, sans culasse, et qui lance, comme chacun sait, un petit projectile fort démoralisant de 5 kilogs environ.

A côté de ces engins, notre 58 était évidemment encombrant, lourd, imprécis, difficilement maniable, d’un tir lent. Ce fut un bon outil d’improvisation, qui n’eût dû être qu’une transition et dont on voulait faire (le provisoire étant administrativement toujours destiné à durer) une chose que rien ne devait remplacer. C’est dans ces conditions que, dès 1915, Archer présenta son canon dont, sans vouloir en donner ici aucune des caractéristiques, on peut dire qu’il était infiniment plus léger, plus maniable, plus précis, plus rapide. Depuis, d’autres engins analogues ont été mis au point chez nous pour la destruction de tranchée à tranchée, et il n’entre point dans mon sujet d’en balancer les avantages respectifs. Ce qu’on peut dire seulement c’est qu’ils paraissent équivalents. Pourtant, quand le canon Archer fut imaginé, il présentait une supériorité marquée sur les engins alors en service. Il a des inconvénients ; il a aussi des avantages, notamment de pouvoir lancer des projectiles des calibres les plus variés, ce qui permettrait d’utiliser les lots abondants de projectiles rebutés que nous possédons.

En somme, il résulte de cet exposé que la première nécessité à laquelle a paru répondre d’abord le canon de tranchée (qui est bien un canon d’infanterie, puisqu’il est là où est l’infanterie) ce fut la destruction de la tranchée adverse.

A cet égard, une remarque et une réserve s’imposent immédiatement : il est maintenant admis, et cela ne fut point sans peine, que la destruction de la première tranchée n’est point le rôle de l’artillerie lourde. Comme le disait naguère le chef d’armée allemand von Below, dans une instruction confidentielle : « L’artillerie lourde ne doit pas se laisser entraîner à choisir des positions trop en arrière en se basant sur la portée de ses pièces. Celle-ci n’a pas pour but de permettre aux batteries d’échapper au tir de l’ennemi en se plaçant loin, mais d’utiliser cette grande portée pour agir très loin en arrière du front ennemi[2]. »

Là est précisément l’importance de l’artillerie lourde et sa fonction que nulle autre ne peut remplir : battre les positions et les voies de communication lointaines de l’ennemi, contre-battre ses pièces (et on sait quelle importance a prise la contre-batterie, déjà si remarquable à Verdun sous Nivelle, depuis l’emploi des obus toxiques). Ces besognes essentielles, indispensables, un canon d’infanterie ne les peut assumer, et c’est pourquoi en faire l’instrument unique, l’instrument « Maître Jacques » de la victoire, a été, de la part de ses plus fanatiques partisans, une erreur de conception ou de tactique que je déplore pour ma part. « Qui veut trop prouver ne prouve rien » est un proverbe inexact comme tous les proverbes, mais dont il faut éviter sagement que des adversaires ne puissent vous faire l’application simpliste.

Ce canon d’infanterie, tel que nous l’avons étudié jusqu’ici, n’a qu’un rôle, en quelque sorte fixe, de destructeur de tranchées, et nous n’avons pas encore vu intervenir sa fonction d’accompagnement. Cette fonction est essentielle.

Initialement, le canon d’infanterie devait avoir pour but, par la rapidité de transport, de mise en batterie et de tir, de détruire au fur et à mesure qu’on avancerait les lignes de tranchées successives, ce que ne pourrait faire l’artillerie ordinaire à cause de son éloignement qui risquait de lui faire atteindre les troupes amies, à cause aussi de la distance ou de la précarité des liaisons.

Mais, à la suite de la dure expérience faite par eux lors de la bataille de la Somme, qui, si j’ose dire, fut le type de la bataille de pilonnage, les Allemands substituèrent au système des tranchées linéaires successives, et dont la puissance défensive allait crescendo vers l’avant, le système de la fortification en profondeur et en surface. Dans ce nouveau dispositif la tranchée était remplacée par une série de simples trous, empêchant la concentration du tir ennemi et dis posés de manière que la résistance croisse du front ennemi jusqu’à un certain maximum plus en arrière, afin que l’attaque pénètre en s’amortissant comme dans un obstacle mou. C’est la méthode encore employée dans ses grandes lignes de part et d’autre aujourd’hui ; elle a vu se multiplier les « centres de résistance » que l’attaquant rencontre à l’improviste et qui le désorganisent ; contre eux l’artillerie ordinaire est impuissante, à cause de l’impossibilité pour elle de régler ; et la nécessité d’une artillerie accompagnant l’infanterie et servie par elle en a été encore augmentée.

Le canon préconisé par Archer, d’autres imaginés depuis, plus ou moins analogues (je n’en puis discuter ici les avantages et inconvénients respectifs, et je dois dire d’ailleurs qu’ils me paraissent à peu près équivalents) fournissent de bonnes solutions du problème.

Je préfère, — car ceci n’apprendra rien à l’ennemi que nous ne sachions par lui, — donner ici quelques détails sur la manière dont les Allemands ont, pour ce qui les concerne, résolu la question du canon d’accompagnement.

L’engin adopté par eux est un petit « minenwerfer, » — un petit « minen » comme disent les techniciens, en vertu de leur faculté d’abréviation qu’il serait souhaitable de pouvoir appliquer à la guerre elle-même, — du calibre de 75 millimètres, comme notre pièce de campagne. On peut en voir les anciens modèles dans la cour des Invalides. C’est un petit canon rayé, lançant des projectiles à ceinture préparée, chargé par la gueule, muni de freins hydrauliques et de récupérateurs à ressorts. L’ensemble est monté sur une petite plate-forme circulaire et très inclinée, portée sur un petit chariot à deux roues basses. Le tout pèse environ 145 kilogs. Ce M. W. (encore une abréviation très usitée) tel qu’on le voit aux Invalides, ne peut faire du tir tendu.

Postérieurement modifié, sous l’appellation de L. M. W. N. A. (leichter minenwerfer neuer art = M. W. léger nouveau modèle), cet engin envoie jusqu’à une portée de 1 300 mètres environ des projectiles de 4 à 5 kilogs chargés d’explosifs ou de gaz. Les premiers ont à peu près la même efficacité que le projectile du canon de campagne, mais ils ne possèdent pas ses effets de pénétration à cause de la vitesse initiale moindre. Peu efficaces contre les obstacles sérieux, ils le sont surtout contre le personnel.

Ces engins, tels qu’on les voit aux Invalides, étaient destinés au tir courbe (évidemment le plus important, puisque généralement la troupe se place derrière quelque couvert) et leur plate-forme ne permettait pas de leur donner une inclinaison intérieure à 45°. En vue de les adapter au tir tendu et spécialement afin de leur permettre de tirer contre nos tanks, ces M. W. ont été récemment munis d’un affût spécial permettant à volonté et presque instantanément de faire passer l’engin du tir courbe au tir tendu et réciproquement. Nous en avons eu un exemplaire sous les yeux : le dispositif est rustique et ingénieux, mais il pèse environ 25 kilogs, ce qui porte à environ 170 kilogs le poids du M. W.

Par ce moyen les Allemands disposent dans le même engin à la fois d’un obusier et d’un canon à tir tendu, contre-partie de l’excellent petit canon de 37 dont nos fantassins sont munis depuis 1916 et qui n’a que l’inconvénient grave de n’être efficace que contre le personnel découvert. L’engin allemand peut être tiré soit par un cheval, soit à la bricole par des hommes (de deux à quatre).

Tel est le canon d’accompagnement d’infanterie dont nos ennemis ont fait usage lors de leurs dernières offensives disruptives.

L’emploi de cet engin parait avoir été envisagé par eux sur une très large échelle, puisque, d’après leur programme tel qu’il devait être réalisé fin décembre 1917 (et qui paraît même avoir été dépassé depuis), chaque bataillon d’infanterie devait être à cette date muni de S M. W. léger, ce qui correspondait à plus de 17 000 M. W. pour l’ensemble de l’armée allemande.

Quel a été le rôle de ces milliers de M. W. dans les offensives allemandes du dernier trimestre ? Quelle a été leur importance ? On entend et on lit là-dessus les choses les plus contradictoires, et il faut craindre qu’un peu de passion ne tire à hue et à dia la trame encore assez limitée des renseignements précis recueillis là-dessus. En toute impartialité, il faut reconnaître que les M. W. ont certainement joué dans la première partie, dans la période de rupture initiale des dernières offensives allemandes, un rôle dont l’importance s’est ralentie ensuite.

Par exemple, lors de l’avance allemande du printemps en Picardie le correspondant du Times auprès du G. Q. G. écrivait :

« Au nombre des raisons pour lesquelles l’ennemi put avancer aussi loin et aussi rapidement qu’il le fit durant les premiers jours de l’offensive, contrairement à tous les précédents de la guerre se trouve la suivante : pendant la première partie de son avance, l’infanterie était suivie de près et accompagnée par un « minnenwerfer » d’un modèle particulier[3]. La pièce reste sur roues pendant le tir qui est suffisamment précis pour qu’on puisse employer utilement cette arme contre les tanks et les nids de mitrailleuses. En outre, son feu direct à une si faible distance le rend très efficace contre l’infanterie. Mais, en raison de la difficulté d’emporter suffisamment de munitions, il ne pouvait accompagner l’infanterie pendant plus d’un jour ou deux, et c’est un fait positif qu’ils n’ont pas fait leur réapparition dans la bataille depuis que les positions se sont stabilisées. Mais, c’est là leur seul défaut et, pendant les deux premières journées de l’offensive, ils ont rendu des services inappréciables à l’ennemi en achevant quelques-uns des travaux de destruction commencés, besogne qui, autrefois, était toujours accomplie par l’artillerie au cours d’une préparation qui durait des journées au lieu d’heures. »

Le pour et le contre semblent assez bien résumés dans cet exposé du journaliste anglais. La grande pierre d’achoppement du canon d’infanterie est évidemment la difficulté d’approvisionner en munitions, à travers les bombardements du champ de bataille, ce mangeur de projectiles qui est d’autant plus vorace qu’il tire plus vite et que les projectiles qu’il lance sont plus puissants : autrement dit, il tire ses faiblesses de l’excès même de ses qualités. C’est pour cela sans doute que, si important qu’ait été le rôle du M. W. il a été singulièrement dépassé par celui des mitrailleuses légères dont l’approvisionnement et le déplacement sont bien plus aisés et qui, tirant soit en tir tendu, soit même en tir courbe, en barrage (d’après la conception ancienne du capitaine français Carrier), ont été véritablement les outils essentiels des succès temporaires remportés par l’ennemi. Il faut y ajouter, naturellement, l’effet de surprise que l’ennemi a obtenu par divers procédés, et notamment par l’emploi intensif et rapide d’obus à gaz ; il faut y ajouter aussi l’esprit offensif qui permet, par des concentrations habiles, d’être, là où l’on attaque, d’une supériorité écrasante sur l’ennemi, fût-il même plus nombreux sur l’ensemble des lignes.

Il n’en reste pas moins que les canons d’infanterie sont des engins précieux et indispensables, et que l’ennemi en possède incomparablement plus que nous. Certes, ce n’est qu’un des éléments du problème tactique, puisque malgré cela la victorieuse contre-offensive de Foch a donné les brillants résultats que l’on sait. C’est qu’heureusement notre général en chef disposait, en grandes quantités, d’une arme qui paraît être, comme je l’ai dit naguère ici même, le canon d’accompagnement idéal : le tank, et surtout le tank léger, qui transporte lui-même ses munitions, qui est peu vulnérable aux balles à cause de sa cuirasse, aux obus à cause de sa mobilité, et qui ajoute à son armement contre le personnel l’effet d’écrasement de sa masse contre les obstacles matériels.

Mais, comme le prix des tanks est élevé, que leur fabrication en grand nombre, — où nous avons d’ailleurs une supériorité qu’il faut espérer voir conservée, — est longue et difficile, il ne faut point négliger cette autre solution, moins parfaite, mais aussi plus rapide et meilleur marché du problème de l’accompagnement : le canon d’infanterie.

Entre les divers types de ce canon étudiés chez nous, je ne veux, encore un coup, ni ne puis faire un choix. Il nous sera permis cependant de déplorer un peu quêtant de semaines et de mois… d’années quelquefois, se passent en études, en transmissions de rapports, en expériences, à la poursuite de cette chimère : la perfection. A la guerre, l’engin le plus parfait, c’est celui qui existe, à l’encontre de celui qui existera un jour… Mais voilà que je m’oublie à employer, en faveur des canons d’infanterie, les plus anciens, le même argument qu’on leur objecta naguère lorsqu’il s’agissait de substituer au vieux 58 quelque chose de mieux. J’en demande pardon…

Il est bien difficile de sortir de toutes les contradictions que la guerre traîne dans les plis de sa robe sanglante. Il est bien difficile de savoir si le mieux est ou n’est pas l’ennemi du bien, et de savoir si aujourd’hui doit ou non céder le pas à demain.

Et pourtant ces problèmes sont importants : une décimale de plus où de moins dans le chiffre qui exprime l’efficacité d’un engin peut décider du sort des batailles, de même qu’une décimale changée, en physique, a fait faire parfois des découvertes, des progrès capitaux.

C’est ainsi que l’incertitude, l’équilibre si difficile à garder entra le possible et le réel, font que la tactique, la technique de guerre qu’on pourrait croire les plus positives des sciences, finissent par devenir de petites choses presque aussi conjecturales, je ne dirai pas que l’histoire, qui l’est moins, mais que la métaphysique.

Mais ce que la France est en droit d’exiger dans ce domaine, ce qui a manqué un peu parmi les rouages, — admettons qu’il y a de cela très longtemps, — c’est la volonté, c’est parfois la bonne volonté.

Voilà qu’à l’horizon, dans la constellation des étoiles américaines où notre étendard se profile comme un arc-en-ciel, la Victoire altière s’avance : arrachons du chemin toutes les pierres qui pourraient encore retarder d’une heure sa marche désormais rectiligne.


CHARLES NORDMANN.

  1. Il s’agit de l’offensive du 16 avril 1917.
  2. C’est moi qui souligne. — C. N.
  3. C’est celui que nous venons de décrire.