Revue scientifique - Le Réglage du tir de l’artillerie

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Revue scientifique - Le Réglage du tir de l’artillerie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 457-468).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE RÉGLAGE DE TIR DE L’ARTILLERIE

Naguère mon maître M. Violle, avec un flegme scientifique non dénué d’ironique tristesse, appelait la guerre « un grandiose phénomène physique. » Il vaut mieux en effet, si on veut l’observer avec- intérêt, considérer ce phénomène du point de vue de la physique que de la morale ; et il faut reconnaître en particulier que les problèmes que posent au physicien les modalités du tir de l’artillerie sont tout semés d’ingénieuses et passionnantes surprises.

J’ai indiqué sommairement dans ma dernière chronique, comment en s’étayant sur les béquilles hasardeuses du calcul des probabilités, on construit les tables de tir et comment on prépare celui-ci. Cette préparation du tir, c’est-à-dire la détermination préliminaire des élémens initiaux qui serviront à tirer le premier coup de canon aussi près que possible du but, est nécessaire pour deux raisons : d’abord elle permet, lorsque le moment est venu, de tirer efficacement, de ne pas gaspiller inutilement des quantités de munitions tombant très loin de ce but ; ensuite, elle rend possible l’effet de surprise foudroyante d’un tir immédiatement juste qui, outre son résultat moral, ne laisse pas à l’ennemi le temps de s’abriter.

Mais à vrai dire, sauf lorsqu’il s’agit de tirer sur un objectif de vaste étendue, — campement, système de tranchées très serré, colonne de troupes ou de ravitaillement, — ce dernier avantage est rarement obtenu. Si parfaite que soit la connaissance des éléments initiaux du tir, le premier coup du canon va en effet rarement au but, non pas seulement à cause de la dispersion naturelle des coups, mais surtout à cause de ce qu’on appelle, dans le langage ésotérique des suppôts de Sainte-Barbe, la. hausse du jour.

Les tables de tir nous donnent en effet la hausse qui convient à la distance du but sous certaines conditions moyennes nettement fixées et étroitement limitées (emploi de cartouches donnant à l’obus la vitesse initiale inscrite dans les tables, conditions atmosphériques définies : température de 15°, pression barométrique de 750 millimètres, air calme). Si un jour quelconque une batterie doit tirer, elle ne se trouvera pas en général dans ces conditions moyennes. Si elle tire par exemple avec la hausse de 3 000 mètres, le point moyen obtenu (j’ai déjà défini ce terme) ne se trouvera pas en cette distance, mais par exemple à 3 040 mètres. Pour atteindre le but, il faudra donc inversement employer non la hausse de 3 000 mètres, mais la hausse de 2 960 mètres, c’est-à-dire corriger, et en sens contraire, la hausse théorique de l’écart obtenu. La hausse ainsi corrigée s’appelle la hausse du jour, qui dépend surtout des conditions atmosphériques. On admet qu’elle est la même pour toutes les batteries tirant au même moment dans la même direction.

Cette hypothèse n’est exacte que lorsqu’il s’agit de batteries très voisines, car ces conditions atmosphériques peuvent varier beaucoup d’un point du terrain à un autre éloigné. La différence entre la hausse des tables et la hausse du jour est ce qu’on appelle l’écart de la hausse du jour ; il varie naturellement avec la distance et augmente avec elle. Cet écart est à peu près deux fois plus grand lorsqu’on tire à 6 000 mètres par exemple que lorsqu’on tire à 3 000. Je dis à peu près, car il est évident que les variations atmosphériques peuvent n’être pas homogènes, de même sens et proportionnelles, en tous les points des trajectoires intéressées.

De même il est clair que l’expression hausse du jour n’a qu’une apparence fallacieuse de précision, les conditions de l’atmosphère variant sans cesse et partout d’un bout à l’autre de n’importe quelle journée. Pour être rigoureux, il faudrait parler de la hausse de l’heure, de la hausse de l’instant... Mais l’art de tirer des coups de canon n’en est pas encore à ce point de complication. Ce sera sans doute pour la prochaine guerre.

Les résultats des expériences faites sur un grand nombre de coups tirés dans les conditions les plus variées ont conduit à admettre qu’avec les armes actuellement en usage il y a une chance sur deux pour que la hausse du jour ne diffère pas de la hausse des tables de plus de deux et demie pour 100 de celle-ci. Autrement dit, si on tire sur un point réellement situé à 3 000 mètres en donnant au canon la hausse de 3 000 mètres, le point moyen sera en moyenne à 75 mètres du but.

L’erreur commise peut donc être de ce fait considérable, surtout si l’on vise sur un objectif étroit, comme une tranchée, par exemple. En ce cas, il est évident que si l’on opérait en se contentant d’utiliser les élémens initiaux topographiques du tir, on risquerait, en tirant uniquement sur la hausse théorique, de ne mettre aucun coup au but, même si on en tirait un grand nombre. Le seul moyen qu’on aurait dans ces conditions de toucher sûrement le but serait d’échelonner les coups sur des hausses réparties à plusieurs centaines de mètres de part et d’autre de la hausse théorique ; c’est-à-dire de faire ce qu’on appelle un tir sur zone, autrement dit de répartir les coups sur un vaste espace de terrain. Il est évident qu’un tir de ce genre consomme pour un résultat aléatoire des quantités énormes de projectiles et qu’il ne faut pas songer à en généraliser l’emploi, sous peine de gaspiller le plus souvent sa poudre aux moineaux.


Préparer le tir n’est donc pas suffisant ; il faut ensuite le régler. Régler un tir, c’est le rectifier, s’il y a lieu, de telle sorte que le point moyen ne soit pas éloigné du but de plus d’un écart probable. Il résulte des considérations de probabilité que j’ai déjà développées qu’on ne gagne effectivement rien à vouloir pousser la précision plus loin et qu’un réglage sur un point défini (j’entends le mot au sens géométrique, et en supposant que l’objectif n’a pas une certaine superficie) est illusoire.

Autrement dit, on ne gagnera pratiquement pas grand’chose à vouloir encadrer le but dans une fourchette plus petite que la valeur de deux écarts probables.

La fourchette dont il est question ici, et qu’il convient de définir, n’a rien de l’instrument tétradenté dont une civilisation raffinée a armé nos dextres afin de nous empêcher de tremper aux repas les doigts dans la sauce : ce qu’on désigne par cette expression dans l’artillerie, c’est l’intervalle de deux points de chute entre lesquels à un moment donné est placé un objectif. Supposons par exemple qu’une salve tirée sur un croisement de tranchées tombe en deçà du but, c’est-à-dire soit courte et qu’on en tire une autre à 200 mètres plus loin (ce qu’on peut faire facilement avec les hausses de tous nos canons) et qui tombe au delà du but, c’est-à-dire soit longue. On dit dans ce cas que l’objectif est encadré dans la fourchette de 200 mètres. Une nouvelle salve tirée juste entre les deux premières ne tombera pas en général exactement sur le but, et encadrera celui-ci dans la fourchette de 100 mètres. Ainsi, de proche en proche, ou, comme disent les mathématiciens, par approximations successives, on peut encadrer le but dans des fourchettes de plus en plus serrées.

Pour prendre un exemple, l’écart probable en portée du 75 à 6 000 mètres étant de 20 mètres environ, la règle énoncée ci-dessus veut dire qu’il n’y a plus pratiquement intérêt à changer la hausse lorsque le but est encadré entre deux hausses différant de 40 mètres. A ce moment, le réglage du tir peut être considéré comme terminé et il n’y a plus qu’à déchaîner le tonnerre des salves ou des rafales du tir d’efficacité.

A côté de la hausse du jour, ou, pour mieux dire, de la hausse du moment, il faut considérer aussi la dérive du moment, c’est-à-dire non plus la portée, mais la direction ou l’azimuth de la trajectoire corrigée de la quantité dont le vent la dévie à droite ou à gauche, Ces écarts de la dérive peuvent être très importans.

La détermination de la hausse et de la dérive du moment constitue donc le préliminaire essentiel de tout réglage de tir.


Deux groupes de méthodes s’offrent pour faire cette détermination : D’une part, on peut la faire en utilisant les observations météorologiques combinées avec le calcul ; ces observations sont faites aujourd’hui très ingénieusement dans les armées au moyen notamment de petits ballons pilotes dont on suit et détermine à la lunette la vitesse et la direction aux diverses altitudes et d’où se déduisent les caractéristiques correspondantes du vent. Cette méthode en quelque sorte indirecte a l’avantage d’être économique : le prix d’un seul coup de canon équivaut, à celui de plusieurs thermomètres, baromètres, ballons pilotes, etc. elle a l’avantage aussi d’être silencieuse et de ne donner aucune indication préalable à l’ennemi relative aux objectifs sur lesquels on va tirer. En revanche, elle a l’inconvénient de faire intervenir des formules théoriques forcément approximatives et plus ou moins inadéquates, dans leur rigidité mathématique, à la souple et capricieuse fluidité des phénomènes atmosphériques ; en outre, les données qu’on introduit dans ces formules sont forcément incomplètes et approximatives.

L’autre catégorie de méthodes auxquelles on peut avoir recours pour déterminer la hausse et la dérive du moment est moins transcendante peut-être sur le papier, moins artistotélicienne et moins propre à satisfaire les amans des complications numériques et des élégances algébriques ; elle est aussi peut-être un peu plus coûteuse en elle-même ; mais elle est certainement plus sûre dans ses résultats et par là elle redevient la plus économique en abrégeant mieux la dépense des munitions utiles aux réglages : c’est la méthode expérimentale de notre bon maître Bacon. Pour connaître les écarts de la dérive et de la hausse du moment, elle consiste tout simplement à tirer des coups de canon sur des points dont la dérive et la hausse sont connus, d’après la carte, et à voir, à observer de combien on s’en écarte dans les deux sens.

Il importe le plus souvent, pour ne pas avertir l’ennemi, que ces coups de canon de sondage ne soient pas tirés vers les points sur lesquels le tir doit être réglé, et en admettant même que ces points soient observables. Mais il y a plusieurs moyens pour tourner la difficulté.

Le plus simple consiste à tirer quelques coups sur un but de position bien déterminée sur la carte, dit but auxiliaire, distinct da but définitif, mais qui n’en soit pas trop éloigné (pas de plus d’un quart environ en distance et en dérive angulaire). Ce but auxiliaire peut être une haie, une croisée de route, un arbre, un point bien déterminé du terrain. En comparant la hausse et la dérive théoriques à celles qui correspondent à un tir réglé sur ce but auxiliaire, on a pour lui les écarts de dérive et de hausse du moment, qu’une simple règle de trois permet de transposer immédiatement au cas du but définitif. Il me souvient à ce propos, et pour illustrer d’un exemple concret ce qui précède, que pendant longtemps devant Saint-Mihiel, nous avons utilisé comme but auxiliaire une petite maison située presque au sommet du Camp des Romains et que nous appelions la « maison des officiers » parce qu’un jour un coup de canon de ces tirs préliminaires bien assené devant la porte en avait fait sortir précipitamment plusieurs officiers allemands dans des poses peu avantageuses. Une fois les corrections déterminées par le tir préalable sur la « maison des officiers, » on pouvait presque immédiatement tirer avec exactitude sur les batteries que nous avions repérées topographiquement par le son derrière la masse somptueuse du Camp des Romains qui les masquait de la vue.

Une telle opération s’appelle un transport de tir

Il en est encore d’autres sortes : au lieu de tirer sur un but auxiliaire bien défini, on peut tirer arbitrairement sur une hausse et une dérive données : les recoupemens des observations des éclatemens faites de plusieurs observatoires et immédiatement transmises au P. C. par téléphone, fournissent la position géographique du point de chute moyen ; et la différence entre cette position et celle qui devait correspondre aux hausse et dérive de la pièce donnent les écarts cherchés. C’est une autre méthode de correction par tir sur but auxiliaire, et il ne reste plus qu’à faire ici encore un transport de tir.

Il peut arriver enfin que les buts sur lesquels on tire ne soient pas topographiquement déterminés. Supposons par exemple, — pour anticiper sur ce qui va suivre — qu’on ait réglé par avion un tir sur un objectif invisible de la batterie, puis qu’on ait tiré sur un autre objectif visible au contraire de celle-ci ou de ses observateurs avancés. Il est clair qu’en cas d’impossibilité de régler de nouveau par avion sur le but invisible, on pourra néanmoins faire sur celui-ci quand on voudra un transport de tir après avoir d’abord réglé sur l’objectif visible. En ce cas, celui-ci s’appelle but témoin.


Il est clair que ces déterminations expérimentales des corrections du moment, si elles devaient être faites isolément par chaque pièce ou même par chaque batterie, coûteraient beaucoup de munitions et seraient souvent de nature à avertir l’ennemi. Aussi s’est on préoccupé, chez les Allemands comme chez nous, de les centraliser et de faire faire pour chaque secteur ces déterminations diverses par des pièces ou des batteries auxiliaires qui les communiquent à toute l’artillerie des secteurs pour être utilisées après correction convenable.

Lorsque les Allemands, pour régler le tir de leurs obusiers géans ou de leurs canons longs à grande portée, utilisent le tir d’une pièce auxiliaire de petit calibre, satellite de la première, ils appliquent en somme ce principe, non pas pour user un moins grand nombre de projectiles faisant multiple emploi, mais pour en dépenser un plus petit nombre de gros.


Une fois les corrections de hausse et de dérive du moment ainsi déterminées par l’un quelconque des procédés précédens, il ne reste plus qu’à procéder au réglage même du tir, c’est-à-dire à l’encadrement du but dans la fourchette efficace minima, ainsi que je l’ai expliqué plus haut.

Pour cela, on observe les points de chute des projectiles, et on rectifie la hausse et la dérive du canon jusqu’à ce que ces points de chute tombent dans cette fourchette.

Il est donc essentiel, pour régler un tir, de l’observer, de voir les points de chute et le but, et c’est pour cela que les observations d’artillerie ont une telle importance.

L’observation des coups dans le réglage du tir n’est inutile que dans le cas où l’objectif a des dimensions telles que, une fois les élémens initiaux connus, les écarts probables et ceux de la hausse et de la dérive du moment soient certainement inférieurs à ces dimensions. Tel a été notamment le cas des tirs allemands à longue portée sur Dunkerque, ville ayant plusieurs kilomètres de diamètre. Si parfois, et surtout les premières fois, ces tirs ont été observés par des avions allemands volant à très grande hauteur, tel n’est plus le cas la plupart du temps.

Mais si les Allemands, au lieu, comme on dit vulgairement, de « taper dans le tas » sur la population pacifique d’une ville, se proposaient d’en atteindre des points déterminés d’importance militaire comme les fortifications, le tir tel qu’ils le réalisent serait inefficace, parce que non réglé. Ils sont assez bons artilleurs pour ne rien ignorer de ceci, et c’est ce qui rend systématiquement et volontairement barbares et inexpiables leurs bombardemens de ce genre.

Hormis donc pour un objectif à surface énorme aux distances éloignées (et il n’existe pas d’objectifs militaires dans ce cas) et pour un objectif à surface assez grande aux distances moyennes, le réglage du tir doit être exécuté et rectifié par l’observation et plus généralement par l’observation visuelle. Dans les règlemens d’artillerie d’avant-guerre, il était prévu que le commandant de batterie monterait, le cas échéant, sur une sorte d’échelle-observatoire pour régler à la voix le tir qu’il jugerait à la jumelle. On prévoyait aussi que bien plus rarement il devrait, pour observer, éloigner ses pièces au point de ne les plus tenir à portée de sa voix. En ce cas, il devait commander son tir, soit par un certain nombre d’hommes jalonnant le terrain et qui transmettraient de proche en proche les indications verbales, soit par des signaleurs dont les bras étrangement inclinés suivant le rythme d’un alphabet conventionnel, seraient un peu des succédanés en chair et en os du télégraphe des frères Chappe.

En fait, rien de tout cela n’a été et n’est appliqué, et le règlement une fois de plus a été submergé par la marée des faits imprévus. Aujourd’hui, dans presque tous les cas, — et sauf parfois lorsqu’il s’agit de ces canons des fantassins qui constituent l’artillerie de tranchée, — la nécessité de défiler, de masquer et d’abriter les pièces et d’assurer la possibilité, la sécurité et l’accès de leur ravitaillement a conduit à les placer quelque peu en arrière de la toute première ligne. En outre, l’immobilisation des fronts a permis l’établissement de centaines de milliers de kilomètres de fils téléphoniques, et c’est par téléphone que presque sans exception celui qui observe règle le tir et communique avec la batterie.

Cela a permis de rendre les choix des positions de batterie et des postes d’observation complètement indépendans, et sans que l’un se doive subordonner à l’autre.


On a longtemps discuté,— surtout entre troupiers, — la question de savoir si les observatoires d’artillerie devaient être très en avant ou pouvaient être relativement en arrière. En fait, la puissance de l’armement de l’infanterie ne nécessite pas un champ de tir étendu ; au contraire, le tir de l’artillerie demande des vues lointaines et étendues. D’une manière générale, les observatoires d’artillerie ne devront donc pas être placés comme les postes de guetteurs d’infanterie, mais si possible plus haut, le plus haut possible de façon à dominer la plus grande étendue de terrain. — Mais plus haut veut-il dire plus loin, plus en arrière ? Pas nécessairement. On a objecté pendant longtemps à l’établissement des observatoires d’artillerie très en avant que la difficulté du réglage est plus grande : il est certain qu’un observateur placé près de la batterie juge bien si un coup est à droite ou à gauche, tandis qu’un observateur près du but juge quelquefois à droite du but un coup en réalité à gauche par rapport à la batterie, et trop court un coup long par rapport à elle. Pour appuyer tout cela d’une démonstration, j’aurais besoin du secours du dessin, mais on voudra bien me croire sur parole ; et d’ailleurs, chacun peut facilement se convaincre de tout ceci en faisant un croquis. Quoi qu’il en soit, cette objection n’avait guère de valeur, car les observateurs avancés d’artillerie peuvent facilement rectifier leurs observations de façon à les rapporter à la batterie même ; c’est une petite éducation à faire. L’objection qui valait encore un peu du temps que chaque batterie ou groupe n’avait qu’un observateur, ne subsiste plus depuis que les observateurs se sont multipliés et conjugués de telle sorte que tout coup de canon est vu par au moins deux postes différens. Ces deux guetteurs d’artillerie munis de viseurs gradués spéciaux, déterminent chacun une direction. Le recoupement sur la carte de ces directions communiquées par téléphone fournit sans ambiguïté le point cherché.

Les Allemands emploient comme nous-mêmes sur une vaste échelle ce procédé classique d’observation par recoupement. Si, au lieu de deux observateurs, trois ont fait des visées, on a par surcroît une valeur de la précision obtenue, ou si on préfère de l’erreur maxima commise, qui est toujours petite ; mais par surcroit le troisième observateur a l’avantage de démontrer qu’il s’agit bien d’un même coup de canon, et non de deux différents confondus par erreur, comme il pourrait arriver.

Ces postes d’observation d’artillerie consistent généralement, comme les postes de guetteurs d’infanterie, en un abri enterré, blindé si possible et muni d’une fente étroite pour l’observation. Il va sans dire qu’il y a de nombreuses variantes moulées sur les conditions locales.

Pour avoir des vues sur les objectifs éloignés de l’artillerie il est essentiel de placer ces postes sur les points élevés. C’est pour ce motif que la lutte pour la possession de ces points est toujours si âpre d’un bout à l’autre du front.

La bataille terrible qui se poursuit depuis des semaines pour la possession du tragique « Chemin des Dames » illustre d’une manière sanglante cette importance des observatoires. De la crête que dessine le Chemin des Dames nos observateurs découvrent tout l’arrière des positions allemandes vers l’Ailette, leurs positions d’artillerie, leurs voies de communication. — Inversement la possession de cette crête d’observation permettrait à l’ennemi des vues étendues en profondeur sur nos lignes et lui permettrait de nous faire beaucoup de mal en assurant le réglage de ses tirs. De là l’acharnement de la lutte en ce lieu, et en tant d’autres analogues comme la crête de Messines, si brillamment conquise naguère par les Anglais.


Tout ce que nous venons d’expliquer relativement au réglage par l’observation des coups s’applique aux coups perçu tans, c’est-à-dire aux obus éclatant à la surface du sol où ils projettent généralement une gerbe sombre de terre déchiquetée bien visible. Mais tel n’est pas toujours le cas. Il peut arriver que les coups percutans ne soient pas observables ou que la nature du sol rende irrégulier l’éclatement de ces coups. Dans ce cas, on procède au réglage en se servant de coups fusans qui éclatent à une certaine hauteur au-dessus du sol en projetant le petit nuage pommelé bien connu de tous ceux qui ont combattu. On cherche alors à encadrer le but entre deux coups fusans pour en déduire la position où la trajectoire prolongée jusqu’au sol aurait rencontré celui-ci si elle n’avait pas été coupée avant sa fin par l’éclatement aérien.

Le plus généralement on opère ce réglage par fusans en les faisant éclater au ras du sol, c’est-à-dire très près du point de croisement de celui-ci avec la trajectoire. Dans ce cas, si le nuage d’éclatement apparaît derrière le but, on est certain que la trajectoire est trop longue ; mais la réciproque n’est pas toujours vraie et il peut arriver qu’un éclatement-vu en avant du but et au-dessus de celui-ci appartienne à une trajectoire dont l’extrémité tombe en réalité en arrière.

Ce n’est qu’un jeu pour nos artilleurs de se débrouiller dans ces difficultés.


L’observation terrestre lorsqu’elle est possible est assurément le plus sûr moyen de régler efficacement le tir des canons. Mais il est des cas où elle n’est pas possible. Tout d’abord, même armés de jumelles ou de bonnes lunettes de Galilée et même en terrain découvert à l’œil, il est difficile d’observer avec exactitude des objectifs et des éclatemens à plus de six ou sept kilomètres. — Comment régler le tir des gros canons longs qui tirent beaucoup plus loin et jusqu’à une vingtaine de kilomètres et au delà ? Il n’y avait qu’un moyen : l’avion, l’avion qui à volonté va survoler l’objectif si éloigné qu’il soit et signale par T. S. F. à la batteries ! ses coups sont trop longs, courts, à droite, à gauche et de combien... ou au but. J’ai indiqué naguère ici même quelles devaient être les caractéristiques des bons avions de réglage et je n’y reviendrai donc pas. Mais une chose ressort avec évidence de ce qui précède : puisque le tir d’artillerie ne vaut que par son réglage, on peut bien dire que c’est l’avion seul qui a rendu possible l’emploi aujourd’hui fondamental de l’artillerie lourde à longue portée ; c’est lui qui par cela a donné à cette guerre son caractère si particulier. Cela fait que de tous les avions de guerre, l’avion de réglage est sans conteste le plus important, bien que son rôle soit apparemment moins brillant que celui de l’avion de chasse : celui-ci et les « as » qui l’ont illustré ne jouent réellement un rôle utile qu’en fonction de l’avion de réglage et parce qu’ils le protègent chez nous et le détruisent chez l’ennemi.

Sur la plus grande partie du front de France, le terrain n’est pas suffisamment accidenté pour que les observatoires terrestres, même aux points culminans, aient des vues assez étendues pour épuiser la limite de la visibilité, et la ligne sèche d’un horizon borné vient rapidement mettre un trait final aux velléités indiscrètes des observateurs. D’autre part ce n’est pas nous partout qui tenons ces points culminans ; c’est par endroit l’ennemi, et pourtant le problème reste toujours le même et plein d’angoisse shakspearienne : Voir ou ne pas voir, voilà toute la question ; car pour l’artilleur c’est cela qui est être ou ne pas être.

Tout cela a donné un développement imprévu à un mode d’observation et de réglage du tir qui n’a ni la sécurité de l’observation terrestre, car il dépend un peu des vicissitudes atmosphériques, ni la vue très lointaine de l’avion, mais qui a plus de champ que celle-là et plus de sûreté de visée que celui-ci à cause de son immobilité : je veux parler des ballons-observatoires.

Si je ne me trompe, c’est il y a plus d’un siècle, à Fleurus qu’on employa pour la première fois un ballon à l’observation du champ de bataille. Ainsi fut trouvé, suivant l’expression d’un citoyen de l’époque, « le moyen de porter sans cesse des yeux observateurs sur les manœuvres de l’ennemi. »

La France créatrice de la navigation aérienne avec Montgolfier et Charles inventait ainsi l’aérostation militaire. Malgré cela, et comme il est arrivé trop souvent dans trop de domaines, nous nous étions un temps laissé dépasser dans cette voie ouverte par nous ; et au début de la présente guerre — on peut bien le dire maintenant que nous avons regagné sur ce point notre avance — les Allemands avaient des ballons d’observation très supérieurs au nôtre.

Le ballon sphérique, qui seul était jusqu’à la guerre utilisé par notre armée, est le jouet des moindres brises qui tendent à le coucher vers le sol, diminuent son altitude et lui donnent un mouvement d’oscillation qui rend toute visée précise impossible, d’autant qu’il tourne continuellement au bout du long câble qui l’amarre. Aussi l’officier observateur placé dans la nacelle de cette flottante bouée aérienne n’a aucune fixité dans sa direction de visée et dans les points de repère qui lui permettraient de régler le tir.

Pour échapper à ces inconvéniens qui rendaient presque impossible le réglage par ballon des tirs d’artillerie, puisque le moindre vent les rend inutilisables ou peu efficaces et qu’il y a toujours du vent, le capitaine Sacconney avait, longtemps avant la guerre, imaginé d’utiliser à cet effet des trains de cerfs-volants qui, eux au contraire, fonctionnent bien dans le vent, mais seulement dans le vent.

Il restait à trouver un observatoire aérien qui synthétise les avantages des deux systèmes. C’est ce que réalise l’étrange « drachen-ballon » imaginé par les Allemands et dont ils firent grand usage pour régler leurs tirs dès le début de la campagne. Comme son nom l’indique — drachen veut dire cerf-volant en allemand — c’est un engin amphibie tenant à la fois du ballon et du cerf-volant. Du ballon il a la flottabilité dans l’air même calme, étant gonflé à l’hydrogène, comme le sphérique. Du cerf-volant il tire ses autres avantages : sa forme allongée fait que comme une barque amarrée dans une rivière il s’oriente invariablement dans le lit du vent, ce qu’assurent par surcroît des ailerons et une poche à air placée à l’arrière de l’aéronef, où s’engouffre le vent et qui se comporte comme un stabilisateur d’orientation. — Ainsi la rotation de la nacelle, si gênante dans le sphérique, est tout à fait supprimée.

D’autre part on sait que lorsque le vent augmente il tend à faire monter le cerf-volant par la pression exercée sur sa face inférieure, et au contraire à abaisser et à coucher vers le sol le ballon sphérique captif.

Le drachen est construit de telle sorte que ces deux actions antagonistes se compensent exactement, et ainsi l’appareil, à peu près indifférent aux variations du vent, reste sensiblement immobile et à l’abri des oscillations et des variations d’altitude, quelles que soient les irrégularités des mouvemens de l’air.

Nous sommes aujourd’hui largement pourvus de ces engins qui constituent des auxiliaires précieux pour les réglages d’artillerie grâce au téléphone qui les relie au sol. D’ailleurs beaucoup d’armées européennes les avaient adoptés dès avant la guerre. Il y a quelques semaines, sur un tout petit coin du front de Champagne, j’ai compté trente-deux des nôtres simultanément au-dessus de l’horizon.

En baptisant du nom de « saucisses » ces grosses outres aériennes nos poilus ont trouvé une image pittoresque, parfaitement adéquate à l’objet, et qui sans doute restera dans la langue. Elle manque peut-être un peu de poésie, mais tout n’est pas poétique à la guerre.


CHARLES NORDMANN.