Revue scientifique - Le Rythme du cosmos

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REVUE SCIENTIFIQUE

LE RYTHME DU COSMOS

Le cartographe céleste, celui du moins qui utilise, par les procédés que nous avons décrits, la photographie, suit une marche exactement inverse de celle du géographe et du géodésien. Tandis que ceux-ci commencent par faire des levers sur le terrain, par déterminer exactement la position des lieux intéressans, puis avec les documens obtenus dressent leurs cartes, l’astrophotographe au contraire commence par obtenir une image exacte du ciel et c’est sur cette image qu’il fait les mesures de position qui lui donneront la clef de la topographie céleste.

Nous avons vu déjà les conclusions auxquelles on est arrivé par le seul dénombrement des étoiles photographiées en fonction de leur grandeur. Quel que soit leur intérêt, il est largement dépassé par l’étude des mouvemens des étoiles tel qu’il a été réalisé ces dernières années. Cette étude a été abordée par deux voies distantes : d’une part, l’analyse spectrale et le principe de Doppler-Fizeau dont j’ai entretenu récemment mes lecteurs ; d’autre part, l’étude directe des déplacemens stellaires sur les clichés pris à des intervalles suffisans. Le principe de Doppler-Fizeau donne la vitesse des étoiles suivant la ligne de visée, autrement dit leur vitesse de rapprochement ou d’éloignement. La seconde méthode au contraire donne leur vitesse perpendiculairement à la ligne de visée, tangentiellement à la sphère céleste. Les deux procédés se complètent donc admirablement sans faire double emploi.

La petitesse des déplacemens appareils relatifs des étoiles d’une année à l’autre est d’ailleurs prodigieuse et pendant des siècles même on l’a crue insensible. La permanence de la forme des constellations depuis l’origine des temps historiques suffit à prouver cette immobilité presque absolue des étoiles et explique le mot « fixes » dont on les qualifia si longtemps. Cette apparente fixité s’accordait fort bien avec l’idée scolastique de la sphère matérielle sur laquelle les étoiles avaient été clouées par quelque dieu artiste. Il fallait que cette sphère fût solide : Aristote avait énoncé en effet que la solidité était un attribut attaché à la noblesse de sa nature et il eût fallu être bien difficile pour ne pas être persuadé par cet argument. Solide et transparente elle ne pouvait être qu’en cristal. Lorsqu’on découvrit que le Soleil et les planètes n’ont pas les mêmes vitesses de rotation apparente que les étoiles, il fallut imaginer pour les y accrocher un grand nombre d’autres cieux de cristal, dont le septième, on n’a jamais su pourquoi, fut tenu pour être le siège de félicités extraordinaires. Par où l’on voit que le cristal ne coûtait guère aux anciens philosophes. Le chanoine Copernic ayant d’une chiquenaude brisé avec fracas toute cette cristallerie céleste, seul le ciel des étoiles paraissait avoir gardé jusqu’à ces derniers temps une rigidité immuable. Hélas ! il a bien fallu qu’il y passe lui aussi, et cède à la mobilité, au changement qui n’épargne rien ici-bas… ni là-haut.

Trois causes principales déplacent légèrement les étoiles les unes par rapport aux autres. La première est le mouvement annuel de la Terre autour du Soleil. Une comparaison fera aisément comprendre pourquoi. Supposons que je place mon doigt immobile à quelques centimètres devant mon visage en fermant un œil ; de l’autre œil, je verrai mon doigt se projeter à un certain endroit du mur de la pièce où je fais cette expérience, sur une des fleurs de la tapisserie dont je suppose cette pièce ornée. Si, tout en restant immobile, j’ouvre au contraire l’autre œil et ferme le premier, je verrai mon doigt se projeter sur une autre fleur de la tapisserie et à une certaine distance de la première. Il est facile de voir que cette distance sera d’autant plus grande que mon doigt sera plus près de mon œil, et plus éloigné de la tapisserie. Or supposons que j’appelle parallaxe de mon doigt l’angle ayant pour sommet mon doigt, et sous-tendant mes deux yeux, ou les deux fleurs considérées (ce qui est le même angle), supposons que celles-ci soient des étoiles très éloignées, mon doigt une étoile rapprochée, et mes deux yeux, les positions de la Terre autour du Soleil à six mois d’intervalle, et on aura compris que la parallaxe annuelle des étoiles, due au mouvement de la Terre, paraît déplacer périodiquement les étoiles proches parmi les autres et fournit indirectement une mesure de leurs distances au Soleil.

Quelques chiffres montreront que ces déplacemens sont toujours bien petits : la parallaxe de l’étoile la plus rapprochée de nous dans l’hémisphère boréal (elle s’appelle 21 185 Lalande, ce qui est un nom bien peu poétique pour une étoile aussi intéressante) est d’environ une demi-seconde d’arc. C’est l’angle sous lequel on verrait un objet d’un mètre de diamètre placé à 430 kilomètres de distance, ou encore c’est l’angle sous lequel on verrait un objet d’un millimètre placé à 430 mètres. C’est donc un angle très petit et on imagine quelle doit être la précision des mesures astronomiques pour déceler sans erreur des quantités aussi faibles. Sur les clichés de la carte du ciel un tel angle ne correspond qu’à un cent-vingtième de millimètre environ, et il faut des microscopes micrométriques spéciaux pour le mettre en évidence.

Étant donné que cet angle est beaucoup plus petit encore à mesure qu’il s’agit d’étoiles plus éloignées on conçoit qu’on n’ait pu mesurer directement jusqu’ici que les parallaxes de quelques centaines d’étoiles tout au plus. Pour les autres on a des procédés indirects et donc moins sûrs. La plus rapprochée est a du Centaure dans l’hémisphère austral qui n’est guère qu’à 41 trillions de kilomètres de nous, c’est-à-dire à deux pas, astronomiquement parlant.

La mesure des parallaxes par la photographie a d’ailleurs reçu récemment une application très importante et inattendue, à la suite de la découverte de la curieuse planète Eros. On sait qu’entre Mars et Jupiter circulent tout un essaim de petites planètes dont j’entretiendrai quelque jour mes lecteurs et qui d’après certains seraient les débris d’une ancienne grosse planète éclatée. Quoi qu’il en soit, les découvertes de ces astéroïdes se multiplient, on en trouve bon an mal an quelques douzaines, et les astronomes n’en sont généralement guère enchantés, car il faut calculer leur orbites, ce qui est fastidieux et ne conduit généralement qu’à ce résultat prévu : que toutes ces petites planètes se ressemblent comme des sœurs et suivent monotonement la même carrière.

Il en fut tout autrement, lorsqu’en 1898 l’astronome allemand Witt découvrit l’astéroïde baptisé par lui Éros. On constata en effet bientôt que son orbite a cette particularité d’être très excentrique, tellement excentrique qu’à un moment donné elle coupe l’orbite de Mars, si bien qu’Éros se trouve être à un moment de sa course plus rapproché de la Terre que Mars ou Vénus, à qui il enlève ainsi le privilège d’être notre plus proche parente dans le cercle de famille planétaire. Or ceci est d’une haute importance pour la détermination d’une donnée qui est la base de toute l’astronomie de position : la distance du Soleil à la Terre.

Les distances relatives de toutes les planètes au Soleil sont en effet connues exactement par les lois de Kepler qui permettent de les déduire toutes, de l’une seule d’entre elles, par une simple règle de trois. En un mot nous savons construire un modèle exact du système solaire, mais l’échelle nous manque. Pour avoir celle-ci, pour connaître en valeur absolue, en kilomètres, toutes ces distances, il faut et il suffit d’en avoir déterminé une directement. Pour cela on observera l’une d’elles, Mars par exemple à un instant donné, de deux points de la Terre aussi éloignés que possible, et Mars se projettera respectivement en deux points du ciel étoile dont la distance angulaire fournira la parallaxe de Mars par rapport à la Terre et à la distance kilométrique des deux points d’observation.

Mais dans la comparaison qui nous a servi ci-dessus, nous avons vu que la distance des deux fleurs de la tapisserie sur lesquelles se projette notre doigt observé alternativement avec les deux yeux est d’autant plus grande que la distance du doigt à notre œil est plus petite. Si on mesure la distance de ces fleurs avec un double décimètre comportant une erreur d’une certaine fraction de millimètre, l’erreur relative sur la mesure de cette distance sera d’autant plus faible que celle-ci sera plus grande.

Pareillement l’erreur faite dans la détermination de la parallaxe et de la distance d’une planète à la Terre (d’où dérivent toutes les autres distances du système solaire) sera d’autant plus faible que la planète sera plus rapprochée de nous.

C’est ainsi que la découverte d’Éros a immédiatement donné l’espoir de connaître avec une précision non encore atteinte la distance du Soleil à la Terre. Cet espoir était d’autant plus fondé que la petitesse d’Éros et son faible éclat la rendaient comparable à un grand nombre d’étoiles et rendaient ainsi les mesures et comparaisons possibles beaucoup plus faciles et beaucoup plus nombreuses, donc beaucoup plus exactes.

Un homme éminent, M. Lœwy, directeur de l’Observatoire de Paris dont la mort a été pour notre grand établissement national une perte qui n’a, hélas ! pas été réparée, a pris l’initiative de proposer en 1900, au Comité International de la carte du ciel dont il était président, d’utiliser les instrumens de la carte pour cette étude d’Éros. Précisément en 1901 la planète se trouvait dans une position favorable et c’est ainsi que fut organisée en 1901 la « campagne d’Éros » durant laquelle toutes les batteries de télescopes photographiques restèrent pointées vers Eros. C’était là certes une expédition latérale que l’amiral Mouchez n’avait pas prévue lorsqu’il imagina la carte photographique du ciel. Elle n’en a pas moins fourni des résultats qui sont parmi les plus utiles de cette grande entreprise restée internationalement si française.

Depuis lors et pendant près de dix ans une armée de physiciens et de calculateurs (de ceux que j’appellerais, si on veut me le permettre, les « riz-pain-sel » du corps d’armée astronomique) a travaillé sur les documens ainsi obtenus, s’ingéniant contre mille difficultés sans cesse renaissantes et toujours vaincues, pour gagner ce laurier des métrologistes : une décimale nouvelle. Tout récemment M. Hinks, directeur du bureau des mesures de l’Observatoire de Cambridge, a pu donner à notre Académie des Sciences le résultat final de ce travail mémorable. Il en résulte que la valeur définitive de la parallaxe solaire est 8" 8067, ce nombre ne comportant qu’une erreur possible de 2 millièmes de seconde. Ce n’est là qu’un chiffre, mais ce chiffre est le piédestal et le soubassement de tout l’ensemble architectural de l’astronomie.

Après la parallaxe, la seconde cause qui paraît déplacer légèrement les étoiles les unes par rapport aux autres est le mouvement du Soleil lui-même. Celui-ci n’est pas immobile dans l’univers stellaire ; accompagné de tout son cortège de planètes et de comètes il file rapidement dans une certaine direction. De même qu’en auto ou en chemin de fer les arbres et les maisons dont on se rapproche paraissent s’écarter les uns des autres, et ceux dont on s’éloigne se rapprocher au contraire jusqu’à se confondre, pareillement les constellations vers lesquelles se dirige le mouvement du Soleil paraissent se dilater et s’élargir, celles dont il s’éloigne se contractent. D’où une seconde cause de déplacemens apparens des étoiles. On peut en séparer facilement les effets de ceux de la parallaxe, car ils s’accumulent d’année en année et arrivent à être très notables tandis que ceux-ci se répètent périodiquement chaque année et sont donc toujours très petits. C’est ainsi qu’on est arrivé à cette conclusion, confirmée d’ailleurs indépendamment par l’étude statistique des vitesses radiales des étoiles, que le système solaire se déplace par rapport à l’ensemble des étoiles vers un point mystérieux appelé l’apex et qui, d’après les plus récentes mesures, est voisin de la belle étoile bleue Véga ou  de la Lyre que l’on peut admirer au zénith vers le milieu de ces belles nuits d’été. La vitesse de ce mouvement est d’environ 20 kilomètres par seconde, 72 000 kilomètres à l’heure, environ 600 millions de kilomètres par an. Le seul fait que, malgré ces déplacemens prodigieux et continus du train solaire, l’aspect des constellations n’ait guère changé depuis des milliers d’années, suffit à prouver la distance énorme des étoiles et l’immensité de l’univers visible[1].

Les deux phénomènes que nous venons d’examiner font que même si toutes les étoiles étaient parfaitement et réellement immobiles les unes par rapport aux autres, elles paraîtraient se déplacer. Mais en vérité les étoiles ont des mouvemens propres et ceci est la troisième cause qui, sur les clichés de la carte du ciel pris à des intervalles assez éloignés, déplacera les images stellaires. En moyenne ces mouvemens propres ne sont pas très supérieurs à la vitesse de la Terre autour du Soleil ; mais comme ils sont rectilignes ou à peu près, leurs effets s’accumulent avec les années et ils arrivent à être pour beaucoup d’étoiles parfaitement sensibles lorsqu’on compare des clichés pris à des intervalles suffisans. Plus les étoiles sont éloignées, plus leurs mouvemens propres apparens seront faibles en moyenne, cela va sans dire, de même qu’en chemin de fer les arbres les plus rapprochés du train nous paraissent courir le long de la voie beaucoup plus vite que ceux de l’horizon.

Ainsi les clichés répétés au bout de dix ans nous révéleront moins de mouvemens propres que ceux qu’on aura refaits au bout de vingt ans et ainsi de suite. La carte du ciel tout entière n’étant pas encore terminée n’a pas pu a fortiori être encore refaite. Mais dès maintenant certaines régions du ciel ont été rephotographiées à certains intervalles et c’est ainsi qu’on a obtenu par exemple, à l’Observatoire d’Oxford, les résultats suivans. Sur les clichés refaits on a trouvé que :

Au bout de 10 ans, 1 pour 100 des étoiles s’était déplacé d’une façon appréciable.

Au bout de 12 ans, 1 et demi pour 100 ;

Au bout de 14 ans, 2 pour 100 ;

Au bout de 16 ans, 2 et demi pour 100.

Mais à vrai dire ces nombres n’ont pas une signification nette, cela résulte de la façon même dont on les a obtenus. Parmi les plaques examinées, certaines concernent des régions de la Voie lactée et contiennent de 500 à 600 étoiles par plaque. D’autres n’en contiennent que 50 à 60 (ce sont toutes des plaques à courte pose). On aurait pu s’attendre à découvrir beaucoup plus de mouvemens propres sur les plaques riches en étoiles que sur les autres : or il n’en a rien été et on en a trouvé à peu près le même nombre sur les plaques pauvres que sur les plaques riches.

Qu’est-ce à dire ? Une comparaison nous le fera comprendre : supposons qu’à la terrasse d’un café des boulevards, j’observe les Parisiens qui passent et qui marchent en général très vite, et vont, qui vers l’Opéra, qui vers la Porte Saint-Denis. Je trouverai que leur nombre et leur vitesse, dans les deux sens, sont à peu près les mêmes. Mais supposons que survienne une nombreuse caravane Cook, qui, d’un pas tranquille de promenade, va vers l’Opéra et se mêle aux passans, j’en déduis, au premier abord, que la proportion des Parisiens pressés est beaucoup plus grande dans l’autre sens. J’aurais tort, car rien n’a changé de ce qui concerne les Parisiens, seulement un élément étranger s’est superposé à une catégorie d’entre eux, sans s’y mêler. Il en est de même pour les étoiles : les étoiles à mouvemens rapides forment, d’une certaine manière, un groupe distinct des autres. Leur rapidité prouve qu’elles sont probablement près de nous et on en peut conclure que les étoiles les plus rapprochées du Soleil sont à peu près uniformément réparties dans l’espace et forment une sorte d’amas globulaire, dont il fait partie, et qui n’a rien à voir avec la structure des régions plus éloignées du ciel. Ceci est un fait important et suggère, d’un point de vue nouveau, l’idée d’un groupe particulier d’étoiles, près du centre[duquel serait le Soleil, — idée qui, comme nous l’avons vu, nous avait été déjà suggérée par le simple dénombrement des étoiles de différentes grandeurs. On voit aussi que s’il y a un amas solaire d’étoiles, il n’occupe qu’une petite partie de l’espace, et que le plus grand nombre des étoiles en est indépendant. Ceci apporte quelque tempérament à ce qu’il pourrait y avoir d’un peu trop immodestement héliocentrique, dans la constatation précédente. La modestie est en effet de mise ici, car héliocentrisme et anthropocentrisme sont à peu près synonymes, bien que Galilée ait souffert, parce qu’on croyait à son époque le contraire. Si en effet le Soleil était vraiment le centre du monde, étant donné alors que la Terre est à son encontre, le siège de cette merveille, la pensée, et que rien n’autorise à supposer qu’une de nos autres sœurs planétaires soit dans le même cas[2], on serait vraiment fondé à considérer notre sphérule terraquée comme le nombril de l’Univers. Et du coup les hommes cesseraient d’être modestes, ce qui serait un spectacle bien imprévu !

Dans cet ordre d’idées, une découverte des plus importantes a été faite il y a peu d’années : celle de deux grands courans d’étoiles qui se pénètrent étroitement sans se confondre. On croyait, jusque vers l’année 1904, que les mouvemens propres des étoiles se faisaient en moyenne indifféremment dans tous les sens. Cette année-là le professeur Kapteyn, de Groningue, à la suite de mesures minutieuses de nombreux clichés célestes, montra que ce n’était pas le cas, mais que les étoiles se subdivisent en deux groupes qui se traversent et se dirigent vers des points de la sphère céleste séparés d’environ 100°, c’est-à-dire pas tout à fait diamétralement opposés. Dans l’intérieur de chacun des deux courans stellaires, les étoiles ont d’ailleurs des mouvemens individuels dans toutes les directions, mais un mouvement général entraîne leur ensemble dans les directions déterminées par Kapteyn. On peut comparer ces courans à deux jets de gaz qui se croisent, et dans chacun desquels les particules gazeuses ont conservé leurs déplacemens moléculaires dans tous les sens. La découverte de Kapteyn a été confirmée par divers astronomes, Eddington, le professeur Dyson, astronome royal de Grande-Bretagne, d’autres encore. Elle constitue un des faits les plus importans et les plus curieux qui aient été établis en astronomie stellaire ces dernières années.

Schiaparelli a adjoint d’ailleurs aux deux courans de Kapteyn un troisième essaim stellaire, dont le Soleil ferait partie. Lorsqu’une étoile ne présente pas de mouvement propre sensible, on déduit généralement qu’elle est très éloignée ; pour Schiaparelli, cela prouverait seulement qu’elle fait partie du même essaim que le Soleil, dont la translation diffère peu de la sienne.

Deux faits fort curieux ont enfin été récemment ajoutés aux précédens qu’ils complètent… je devrais dire qu’ils compliquent encore, sans, hélas ! les élucider. D’une part, en comparant les mouvemens propres des étoiles à leurs spectres et à leurs températures (on sait qu’il y a des étoiles plus ou moins chaudes, plus ou moins jeunes)[3], on a constaté, d’indubitable manière, que les étoiles vieilles ont en moyenne des mouvemens propres beaucoup plus considérables que les étoiles jeunes. D’autre part, l’un des deux courans stellaires de Kaptey n’est beaucoup plus riche en étoiles jeunes et très chaudes, en étoiles à hélium, que l’autre courant qui n’en contient à peu près point.

L’interprétation de tous ces faits est à peine ébauchée. Ce n’est point que de nombreuses hypothèses, d’ailleurs irréductibles les unes aux autres, contradictoires et indémontrables, n’aient déjà été faites pour les expliquer. Dans ce domaine, elles naissent avec une rapidité et une vigueur étonnantes, mais nous estimons que ce n’est point encore le moment d’en parler ici. Qu’on enrichisse d’abord le domaine des faits, qu’on refasse les clichés célestes à intervalles plus grands, de façon à ne laisser dans l’ombre aucune des particularités qui relèvent de l’expérience. Il sera temps après de lâcher bride aux fougues de la théorie. Ce sera le plaisir de nos successeurs. Dès maintenant, en tout cas, nous voyons que l’univers stellaire n’est point un chaos ; il y règne une organisation, une discipline à la vérité fort étranges, mais incompréhensibles, et ce sera l’honneur des astronomes de l’avenir, de découvrir le plan de cette majestueuse et interminable mobilisation des étoiles.

Mais si nous ne voulons pas nous plonger aujourd’hui dans la doctrinale cuisine des hypothèses galactiques, si nous n’avons pas le moyen de décider si la Voie lactée est ou non une nébuleuse spirale ou une sorte d’anneau plat, ou une série d’amas globulaires, qui se promènent et s’entre-croisent en tout sens, comme poissons rouges dans un bocal ; en revanche, nous ne saurions passer sous silence des considérations bien curieuses et proprement géniales, par lesquelles Henri Poincaré assimila naguère l’univers stellaire à un petit globe de gaz, et les étoiles à des molécules gazeuses.

C’est à la Sorbonne, dans un des derniers cours qui précédèrent sa mort, que Poincaré développa ces idées marquées à la fois de son originale et puissante imagination et de son amour de la précision mathématique.

On sait que dans la théorie cinétique des gaz, qui est une des conquêtes les mieux établies de la physique, une masse gazeuse est considérée comme formée d’un grand nombre de corpuscules très petits (les molécules) qui s’entre-croisent dans tous les sens. Ces corpuscules agissent à distance les uns sur les autres, mais cette action n’est sensible qu’à des distances extrêmement faibles et s’évanouit très vite. Ils se déplacent en tous sens et se heurtent en rebondissant sur les parois du vase qui les contient et lorsqu’ils se rencontrent, les uns sur les autres. Lorsque l’on diminue le volume du vase qui les enferme, le nombre de leurs chocs sur les parois devient forcément plus grand, ainsi que leur pression qui est la résultante de ces chocs (loi de Mariotte). Pareillement lorsqu’on chauffe la masse gazeuse (loi de Gay-Lussac).

Quoi qu’il en soit, si nous envisageons l’ensemble de la Voie lactée nous trouvons qu’elle est constituée de même par un grand nombre de points matériels (les étoiles), qui s’attirent les unes les autres suivant la loi de Newton et qui sont animées de vitesses de translation, à première vue dirigées dans tous les sens. (Nous venons de voir que ce n’est vrai que dans l’intérieur de chacun des deux courans stellaires de Kapteyn, mais non pour l’ensemble des deux.) L’attraction newtonienne est très faible aux distances qui séparent les étoiles, aussi peut-on considérer leurs trajectoires comme généralement rectilignes et incurvées seulement lorsque deux étoiles passent très près l’une de l’autre. On peut donc à un certain point de vue comparer la Voie lactée à une masse de gaz (à l’échelle des dimensions près) et poussant plus loin l’assimilation, essayer de lui appliquer les théorèmes de la théorie cinétique des gaz.

Sans entrer dans les développemens mathématiques que fait Henri Poincaré en partant de là, nous dirons seulement que la valeur moyenne des mouvemens propres des étoiles voisines de nous, lui permet de calculer que le rayon de la Voie lactée doit être d’environ 1 000 fois la distance qui nous sépare des étoiles les plus voisines (ce qui concorde bien avec les résultats obtenus par d’autres méthodes) et que le nombre total des étoiles de la Voie lactée doit être d’environ 1 milliard.

Il est remarquable que ce nombre concorde à peu près avec ce qu’on a pu déduire des observations astrophotographiques qui conduit à admettre environ 400 millions d’étoiles, 400 millions et 1 milliard sont en effet des nombres du même ordre de grandeur.

Certains astronomes ont prétendu que si nos télescopes avaient une portée plus grande, ils découvriraient beaucoup plus d’étoiles que nous n’en voyons. Mais alors les mouvemens propres moyens devraient être beaucoup plus forts au centre de la masse, et c’est ainsi que les calculs de Poincaré sont contraires à l’hypothèse d’une extension indéfinie de l’univers stellaire, puisque le nombre des étoiles « comptées » concorde à peu près avec le nombre qui a été « calculé. »

Pour le même motif il est probable que l’hypothèse faite quelquefois et d’après laquelle il y aurait dans le ciel beaucoup plus d’étoiles éteintes et obscures que d’étoiles brillantes est inexacte.

Par les mêmes procédés Poincaré s’est proposé de calculer quelle était la probabilité pour qu’il y ait rencontre et choc entre deux étoiles éloignées. Il a trouvé qu’on ne devait pas s’attendre à constater une telle rencontre en un milliard d’années. Or, tout le monde sait qu’on a observé souvent dans le ciel des Novæ, étoiles nouvelles qui brillent soudain et pendant quelque temps d’un vif éclat, à un point du firmament où il n’y avait auparavant que des astres faibles. Une des théories les plus en vogue des Novæ est qu’elles seraient dues au choc de deux étoiles et à l’augmentation formidable de température qui en résulte. Le calcul de Poincaré constitue pour cette hypothèse une sérieuse pierre d’achoppement.

Enfin, considérant la forme aplatie de la Voie lactée, Poincaré s’est demandé si elle n’était pas due à la rotation de l’ensemble, de même que le renflement équatorial de la terre, des planètes, ou de toute masse fluide en rotation. Nous n’aurions d’ailleurs aucun moyen de constater directement si la Voie lactée tourne ou non. Il a trouvé ainsi que sa vitesse de rotation maximum ne peut être que de 1 cinquième de seconde d’arc par siècle, ce qui correspondrait environ à un tour complet en 500 millions d’années.

Toutes ces considérations de l’illustre mathématicien sont du plus haut intérêt. Elles nous enseignent comment l’infiniment petit peut nous éclairer sur l’infiniment grand, et elles illustrent de la façon la plus moderne et la plus saisissante la profonde pensée de Pascal. Elles reposent d’ailleurs sur des hypothèses dont certaines ne sont qu’approximativement exactes, comme celle de l’indifférence des mouvemens propres galactiques qui n’existe pas, comme l’a démontré Kapteyn. Mais cela n’enlève pas grand’chose, en ce qui concerne l’ordre de grandeur, aux résultats qu’elles indiquent.

Il est d’ailleurs un des points particuliers de cette assimilation poincariste de la Voie lactée à un gaz qui éclaire d’un jour singulier l’une des constatations expérimentales que nous avons signalées ci-dessus. Poincaré lui-même ne l’avait point remarqué, ni aucun de ses commentateurs, et c’est pourquoi je crois devoir l’indiquer ici sans y attacher la moindre vanité d’auteur. La théorie des gaz montre que les molécules les plus grosses doivent avoir les plus faibles vitesses et les molécules les plus petites les vitesses les plus grandes. Cela est assez naturel et évident a priori. Pareillement les étoiles les plus petites devraient donc offrir les plus forts mouvemens propres. Or, nous avons vu que les étoiles à plus forts mouvemens sont les étoiles les plus vieilles d’après leurs caractères spectraux, les étoiles refroidies. Et alors une explication fort simple apparaît : de même que la Lune est plus vieille[4] que la Terre, plus avancée dans son évolution, parce que sa masse plus faible s’est refroidie plus vite malgré sa naissance postérieure à celle de la Terre, de même les étoiles les plus vieilles sont simplement en moyenne les étoiles les plus petites qui à cause de leur faible masse se sont refroidies plus vite. Et c’est parce qu’elles sont plus petites, qu’elles sont à la fois plus froides et douées de mouvemens propres plus rapides, deux caractères dont on n’apercevait pas d’abord la coordination. C. Q. F. D.

Tous ces résultats ne sont rien à côté de ceux que découvriront nos petits-neveux, lorsque, refaisant de siècle en siècle les clichés du firmament, ils pourront voir d’un coup d’œil tous les changemens survenus dans l’univers. En projetant sur un écran les clichés d’aujourd’hui, ceux qu’on aura fait dans l’intervalle, ceux qu’on fera alors, on verra se dérouler le plus admirable des films, celui qui en quelques instans nous fera revivre l’histoire séculaire du monde tout entier avec ses vicissitudes, ses soleils qui s’éteignent ou qui naissent soudain, et le long cortège que font les muettes étoiles derrière le cercueil du temps.

Et ce film fera vraiment très bien si on l’intercale entre les mirifiques aventures de Rigadin et les spirituels exploits de Bout-de-Zan.


CHARLES NORDMANN.

  1. Le fait qu’actuellement l’apex est voisin de Véga ne prouve nullement qu’il en sera toujours ainsi ; le mouvement apparemment rectiligne du Soleil fait peut-être en réalité partie d’une orbite circulaire à très grand rayon, comme cela serait par exemple à peu près le cas si le Soleil tournait autour du centre de gravité de la Voie lactée dont il fait partie. En ce cas la position de l’apex changerait lentement mais constamment.
  2. Nous reviendrons quelque jour là-dessus à propos des trop fameux « canaux » de Mars.
  3. Voyez à ce sujet : Les métamorphoses des étoiles et leurs températures, Ch. Nordmann, Revue des Deux Mondes, 1er juin 1910.
  4. J’entends ici le mot » vieux » dans le sens de « décrépit, près de la mort, » et non pas dans le sens de « Agé. » Un cheval de quinze ans est plus vieux, mais moins âgé qu’un homme de vingt ans.