Revue scientifique - Le bruit de la bataille/01

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE BRUIT DE LA BATAILLE
LE SON DE LA CANONNADE

C’est un caractère curieux de cette guerre qu’on l’entend beaucoup plus qu’on ne la voit. Contrairement à ce qui a lieu dans la vie pacifique, les sensations auditives y sont bien plus nombreuses et intenses que les visuelles. Et c’est pourquoi, malgré les images des journaux illustrés, malgré les reportages et les récits, malgré même les films impressionnans qui défilent sur la toile blanche des cinémas, ceux qui n’auront pas en personne mis la main à la pâte n’auront qu’une idée incomplète, qu’une représentation imparfaite, qu’une image amputée de la guerre moderne, car il leur manquera, en dépit du coup de grosse caisse formidable et anodin dont s’accompagne au cinéma la gerbe des obus éclatans, la sensation qui domine tout et qui enveloppe tous les objets et tous les gestes dans son frisson tumultueux : le bruit impérieux de la bataille.

Dans les guerres anciennes, il n’en était pas ainsi. Les troupes luttant à ciel ouvert avec leurs beaux uniformes polychromes, leurs chevaux bondissans, leurs armes étincelantes offraient sans doute des impressions plus Vives encore à l’œil qu’à l’oreille. Cela fut vrai surtout avant l’invention de l’artillerie, et il est trop évident que le cliquetis des épées antiques contre les bouchers ne devait pas s’entendre, en le doublant même des plus homériques cris de guerre, à une très grande distance. Jusqu’à la présente guerre, et en dépit du bruit des canons dont le rôle et l’emploi furent naguère assez limités, la bataille continua à être surtout pour l’observateur un beau spectacle. Ce fut le temps béni des peintres de batailles, des magnifiques chevaux andalous caracolant, Je leur petit galop trop court, dans les tableaux de Van der Meulen.

Tout cela n’est plus : aujourd’hui on entend la bataille beaucoup plus qu’on ne la voit. Et je ne parle pas seulement de ceux qui, loin en arrière, ne la connaissent que par un grondement derrière lequel il se passe quelque chose. Non, le chef même d’un secteur, celui-là même qui dirige et commande à quelques centaines de mètres de la mêlée, ne connaît guère celle-ci que par son oreille. Dans la demi-obscurité de son poste de commandement, penché sur ses cartes, il ne voit pas les canons et les fusils qui tirent, les hommes qui rampent dans les boyaux et avancent en se tapissant dans les trous d’obus ; mais, en revanche, le vacarme des départs et des éclatemens, le tumulte formidable des mines qui sautent, le sifflement des balles et la crécelle terrible des mitrailleuses, tout cela jusqu’au fond de son réduit l’inonde d’un bain sonore. C’est par ces sons que son âme communie vraiment avec l’action ; mieux encore, c’est le son qui lui permet de suivre et de diriger tout, grâce au téléphone qui, à chaque instant, rend compte, apporte des renseignemens et remporte des ordres.

Et c’est ainsi qu’un aveugle aurait sans doute une notion plus intense et plus vive de la bataille qu’un sourd. Il est au contraire bien probable que, dans le train-train ordinaire de la paix, l’aveugle est plus isolé des choses que le sourd, car il n’est guère de bruits ou de sons intéressans dans la vie ordinaire qui portent à plus de quelques dizaines, quelques centaines de mètres, tandis que par l’œil nous communiquons avec tout l’univers infini, et nous possédons sur notre rétine jusqu’aux lointaines étoiles qui palpitent tout au fond de la Voie lactée et dont la lumière à l’allure de 300 000 kilomètres à la seconde a besoin de plusieurs siècles pour nous parvenir.

A quoi tient que les phénomènes qui caractérisent la guerre moderne frappent notre oreille beaucoup plus que notre œil ? A deux choses que je vais expliquer et qu’on peut résumer d’un mot : d’abord à ce qu’on sait cacher les objets à la vue, tandis qu’on n’a pas encore trouvé le moyen de défiler les bruits, ensuite à ce que les phénomènes explosifs, qui sont aussi essentiels et fréquens dans la guerre qu’ils sont rares dans la vie courante, sont les plus puissans des générateurs de son connus.


Le son, la vibration qui impressionne notre oreille, est formé par des ondes assez analogues (quoique non tout à fait semblables) à celles qu’on produit en jetant un caillou dans l’eau et aussi à celles qui constituent les rayons lumineux. Mais tandis que ceux-ci ont une très petite « longueur d’onde, » comme disent les physiciens, si bien que les ondes de la lumière n’ont que quelques dix-millièmes de millimètre de longueur, les ondes de son sont beaucoup plus longues et elles varient entre une dizaine de mètres de longueur pour les sons les plus bas qui soient sensibles à l’oreille, et environ un centimètre pour les sons les plus aigus [1]. C’est-à-dire que les ondes des sons les plus aigus sont des millions de fois plus longues que les ondes lumineuses.

Il s’ensuit immédiatement que les ondes sonores seront capables de tourner des obstacles qui arrêteront les ondes lumineuses. C’est en effet une propriété bien connue des physiciens que les ondes sont capables de se diffracter, comme ils disent, c’est-à-dire de contourner les obstacles rencontrés d’autant plus facilement qu’elles sont plus longues. C’est un peu, si j’ose employer cette comparaison simpliste, comme les animaux qui franchiront, toutes choses égales d’ailleurs, d’autant plus facilement qu’ils seront eux-mêmes plus grands les obstacles rencontrés. Un caillou qui sera comme un mur sur le chemin de la fourmi sera franchi sans même qu’il s’en aperçoive par un cheval.

Il s’ensuit que le son tournera autour d’obstacles des millions de fois plus grands que ceux qui arrêtent la lumière, et c’est pourquoi l’éventail permet à Célimène de cacher son visage sans empêcher qu’on l’entende. De là résulte aussi que la plupart des sons remplissent tout l’espace ambiant, pénétrant dans les endroits les plus clos, et tournent tous les obstacles dont le moindre suffit à arrêter la vision Ce phénomène est d’autant plus marqué que la plupart des substances opaques à la lumière, le bois, le métal, etc., se laissent traverser par le son.

Or j’ai expliqué déjà à plusieurs reprises à mes lecteurs que, à cause surtout de la dissémination et de l’étendue de cette guerre dans le temps et dans l’espace, celle-ci est devenue une sorte de partie de cache-cache où le problème essentiel et primordial est de ne pas être repéré par l’adversaire, et de le découvrir au contraire. C’est pourquoi surtout on se cache dans des tranchées dont la protection matérielle est moins sûre que l’invisibilité qu’elle procure, c’est pourquoi on défile et on masque batteries, hommes et chevaux derrière des écrans quelconques. Mais si on peut ne pas être vu, il résulte des propriétés des ondes acoustiques que nous venons d’exposer, qu’il est impossible d’empêcher le bruit qu’on fait d’être entendu, car les obstacles qui arrêtent la vue n’arrêtent pas l’audition. Et c’est pourquoi on entend les coups des canons et des fusils qu’on ne voit pas. C’est pourquoi on entend éclater les obus et les mines dont on ne voit pas les éclatemens.

Le même phénomène qui rend sensible le son malgré les obstacles qui suffisent à arrêter la lumière, fait que la télégraphie sans fil est possible. Les ondes hertziennes employées dans celle-ci ont en effet une longueur d’onde encore bien plus considérable que le son (plusieurs kilomètres souvent) et c’est leur diffraction autour des plus gros obstacles du relief terrestre, de la courbure du globe elle-même, qui rend possible leur perception aux grandes distances.

Et c’est pourquoi tout le monde sur le champ de bataille, si abrité qu’il soit, si caché qu’il se trouve dans les postes souterrains, est enveloppé dans la symphonie épique que font dans l’air vibrant l’allegro joyeux et clair des pièces de campagne, le largo pathétique des canons lourds, auxquels dans le bruit de cymbales des mines et des torpilles, sous le vol bourdonnant des avions, vient se mêler le scherzo des tambourinantes mitrailleuses.

Tous ces instrumens martiaux, qui font frémir et Ambrer mélodiquement l’âme sonore de la bataille, toutes les bouches à feu, sont, dans une certaine mesure, analogues aux instrumens de musique à vent. Le son y est produit, grâce à la déflagration des poudres et des explosifs, par un phénomène très analogue à celui qui fait vibrer les tuyaux d’orgue.

Mais le déplacement d’air produit par la déflagration des charges de poudre et l’éclatement des obus et des autres engins explosifs est infiniment plus intense que celui qui est réalisé dans les instrumens de musique les plus puissans. De là provient la grande intensité et partant la portée considérable, que nous allons examiner maintenant, du son du canon.


La voix des orateurs, si remarquables soient-ils, ne porte guère qu’à quelques décamètres, à moins qu’elle ne soit amplifiée par la trompette de la Renommée qui est, comme on sait, une trompette métaphorique d’où sortent plutôt des papiers imprimés que des sons. Le sifflet des chemins de fer ou des sirènes ne dépasse guère quelques kilomètres. Qu’est cela à côté des portées atteintes par le son du canon ? D’une intéressante enquête faite récemment par M. Bigourdan et communiquée par lui à l’Académie des Sciences, il résulte que le bruit des dernières canonnades a été entendu très nettement dans un rayon d’environ 250 kilomètres. On a bien entendu parfois, notamment au Japon, le bruit produit par certaines éruptions volcaniques jusqu’à des distances du même ordre de grandeur. Mais, en ce qui concerne les bruits produits artificiellement, il faut convenir qu’il n’en est point de comparables en intensité et que, de toutes les formes de langage imaginées par l’homme pour exprimer sa pensée... et l’imposer, la poudre est certes celle qui parle le plus haut.

Les résultats systématiquement recueillis par M. Bigourdan n’ont d’ailleurs rien de surprenant, si on considère les précédens, car déjà dans l’histoire on avait vu... ou plutôt entendu l’artillerie porter l’écho de la bataille jusqu’à de pareilles distances. En 1792, le canon de Mayence fut entendu à environ 245 kilomètres ; en 1809, les coups de canon tirés à Heligoland le furent à 260 kilomètres. Certains historiens assurent même que des témoins dignes de foi entendirent en 1832 le canon du siège d’Anvers jusque dans la Saxe, à près de 600 kilomètres. Je n’irai point comme Renan jusqu’à mettre en doute la documentation de ces historiens et à les considérer comme de pauvres petits savans conjectureux. Mais on peut se méfier de la véracité des témoins invoqués par eux dans cette affaire ; car ils appartenaient à un peuple qui a pris depuis d’étranges libertés avec la vérité... Ce sont même les seules libertés qu’il ait jamais su prendre. En 1870, en tout cas, les canons de siège allemands en batterie devant Belfort étaient entendus nettement jusqu’au Salève, à 175 kilomètres.

Dès le début de la guerre actuelle, on entendit fort bien le canon à des distances très grandes. Des observations communiquées à l’Académie des Sciences d’Amsterdam par le docteur van Everdingen, professeur à l’Université d’Utrecht, qui est un spécialiste de ces questions, ii résulte en effet que le canon du siège d’Anvers, en octobre 1914, fut perçu jusqu’à Groningue, à 270 kilomètres de là. Ce savant a même recueilli des observations faites le 28 octobre 1914, pendant un bombardement de la côte flamande par les gros canons de la flotte anglaise, et d’où résulte avec certitude que ce bombardement fut noté à 290 kilomètres de là.

Une chose en vérité pourrait étonner dans tout cela, c’est qu’on n’ait pas observé des portées sonores encore beaucoup plus considérables, et en se plaçant dans des circonstances favorables, peut-être entendrait-on parfois actuellement la canonnade à des distances encore bien supérieures à celles que nous venons d’indiquer. Il y a à cela deux raisons : les canons de Mayence étaient perçus à une distance presque égale à celles-ci ; or, il est évident que la déflagration de la poudre dans les grosses pièces modernes est beaucoup plus puissante qu’elle ne l’était naguère dans les canons de la Révolution ou de l’Empire. Or, c’est cette déflagration qui, en ébranlant l’air, produit le martial fracas célébré par la Carmagnole. Il est vrai pourtant que, d’après les recherches récentes des pyrotechniciens, le rayon dans lequel une substance explosive exerce un effet mécanique déterminé est proportionnel seulement à la racine carrée de la charge, c’est-à-dire que, pour une charge quadruple, ce rayon est seulement double. Si on admet pour l’intensité du son produit une loi analogue, — et c’est ici une hypothèse personnelle que j’émets, mais elle est fort vraisemblable, — il en faut conclure qu’on ne doit pas s’attendre à voir dépasser beaucoup actuellement les portées obtenues lors des guerres précédentes dans l’audition du canon. Dans tout ceci nous parlons surtout du coup de canon lui-même ; mais toutes ces remarques s’appliquent également au bruit de l’éclatement des projectiles. Celui-ci d’ailleurs m’a toujours paru, personnellement et toutes choses égales d’ailleurs, bien moins intense que le bruit du coup de canon lui-même, du moins pour les grandes vitesses initiales.


D’autres circonstances doivent, en revanche, faire varier énormément la portée ordinaire des sons, ce sont les conditions météorologiques qui la multiplient parfois d’étonnante façon. C’est ainsi que le célèbre physicien anglais Tyndall, au cours d’une série d’expériences systématiques dont il fut chargé naguère par l’Administration anglaise, constata que la portée maxima de certains signaux (coup de canon, sirène, etc.), émis d’un point de la côte, variait en mer, suivant les jours, entre 3 et 21 kilomètres. Les mêmes sons étaient donc certaines fois perceptibles sept fois plus loin que d’autres ! Si l’intensité du son variait exactement comme le carré de la distance, il en faudrait déduire que l’état de l’atmosphère peut rendre un son donné près de cinquante fois (plus exactement quarante-neuf fois) plus puissant ou plus faible. En réalité, dès qu’il s’agit d’une distance un peu grande, l’atmosphère ne doit pas être considérée comme un milieu indéfini où la loi du carré s’applique, mais comme une lame assez mince où le son décroît seulement proportionnellement à la simple distance. En tout état de cause, les expériences de Tyndall démontrent que l’état de l’air peut faire varier l’intensité apparente d’un son dans un rapport qui est bien plus grand que celui de sept à un, c’est-à-dire qui est considérable.

D’où peuvent provenir ces variations que chacun de nous a maintes fois remarquées, ne fût-ce qu’en écoutant les coups plus ou moins sonores, suivant les jours, de quelque horloge prochaine ?

Avant tout, le vent paraît avoir dans tout cela un rôle prépondérant. C’est un fait généralement observé, au moins aux petites distances, qu’un vent contraire diminue l’intensité du son, tandis qu’un vent, venant de la même direction que celui-ci, paraît l’intensifier. Cela s’explique facilement. Le son se propage, comme on sait, dans l’air calme avec une vitesse de 331 mètres par seconde (environ 1 200 kilomètres à l’heure) à 0°. Le vent emporte le son lorsqu’il chemine dans le même sens et augmente sa vitesse, et cela d’une fraction qui peut être très notable, car les vents de dix ou vingt mètres à la seconde ne sont pas rares. Mais le vent généralement augmente avec la hauteur, parce que les couches les plus basses sont ralenties dans leur mouvement par leur frottement contre le sol, de même que le courant sur les bords d’un fleuve est moins rapide qu’au milieu. Il s’ensuit que, si j’ose ainsi dire, les rayons sonores, marchant dans le vent, et émis par exemple par un coup de canon, vont plus vite dans leur partie supérieure que près du sol. Et alors, de même qu’un attelage, tiré par deux chevaux de vitesses inégales, tourne dans le sens du moins rapide, de même le son est ramené vers le sol par le vent, lorsque celui-ci est de même sens. L’oreille reçoit ainsi plus d’ondes sonores qu’elle n’en recevrait sans cela. Avec un vent contraire, les ondes sont au contraire rejetées vers le ciel, envoyées en l’air dès leur départ, et il n’en parvient guère à l’oreille d’un observateur rapproché.

Il convient d’ailleurs de remarquer que la vitesse du vent s’ajoute exactement à celle du son ou s’en retranche, selon qu’elles sont de même sens ou de sens opposé. Ainsi le son qui se propagerait à quinze degrés (qu’on est convenu de considérer comme étant la température normale de l’air) avec une vitesse d’environ 340 mètres à la seconde, se propagera à la même température à la vitesse de 350 mètres dans un vent de même sens de 10 mètres à la seconde, et n’aura plus au contraire que 330 mètres, si ce vent est contraire. Lorsque le vent a une direction non plus parallèle à celle du son, mais inclinée sur elle, c’est une composante seulement de la vitesse du vent qui agit.

La vitesse du son du canon (et parallèlement de tous les sons) varie d’ailleurs beaucoup d’un milieu à l’autre. Elle est quatre fois plus grande dans l’hydrogène que dans l’air. Dans l’eau également, le son se propage environ quatre fois plus vite que dans l’air. Dans le sol aussi il a une vitesse très supérieure à sa vitesse aérienne et d’ailleurs variable avec la nature des terrains. Ceci fait qu’en collant son oreille au sol lorsqu’on tire un coup de canon éloigné, on entend plus tôt le bruit du coup que si on l’écoute dans l’air.

La température de l’air, qui diminue, comme on sait, à mesure qu’on s’éloigne du sol, a des effets analogues à ceux du vent : la vitesse du son qui est, comme nous l’avons dit, de 331 mètres à zéro degré, augmente ou diminue d’environ 60 centimètres pour chaque degré de température en plus ou en moins. Un écart de température de dix degrés, dans l’atmosphère, correspondra donc normalement à un vent contraire de 6 mètres par seconde. Il s’ensuit que plus les couches d’air voisines du sol sont chaudes par rapport aux couches élevées, plus le son sera dispersé vers le haut, moins un observateur relativement rapproché l’entendra. Ceci nous permet de concevoir l’explication d’un certain nombre de faits assez souvent observés et dont on aperçoit très bien la cause, grâce à ce que nous venons de dire. D’abord, on sait depuis longtemps qu’on entend mieux le canon la nuit que le jour. On avait tenté d’expliquer ce fait, en disant que le silence de la nuit nous permet d’entendre des bruits qui sont noyés dans les mille bruits confus du jour. On a invoqué aussi une sorte de suppléance des sens qui ferait que notre ouïe est d’autant mieux développée que nous voyons moins. Ces explications sont faciles à réfuter. Mais les météorologistes savent que, la nuit, la différence de température existant entre le sol qui n’est plus chauffé par le soleil, et l’atmosphère, le « gradient, » pour parler le langage hermétique des spécialistes, est plus petit que le jour. Cela suffit à expliquer la portée nocturne plus grande des sons du canon. C’est sans doute pour le même motif que le canon s’entend mieux par temps couvert que par un ciel ensoleillé, car, dans le premier cas, le « gradient » est, les observations thermométriques le prouvent, moindre que dans le premier.

Tout cela nous aide à comprendre, au moins en partie, pourquoi, ainsi que les physiciens l’ont constaté, l’air paraît d’autant plus transparent au son qu’il est plus homogène.


Les canonnades de la présente guerre ont permis d’obtenir des données intéressantes et nouvelles sur un phénomène qui avait déjà été observé antérieurement, mais beaucoup plus imparfaitement, et qu’on appelle les zones de silence.

A diverses reprises, lors notamment d’éruptions volcaniques au Japon ou de déflagrations accidentelles de grosses quantités d’explosifs (par exemple lors de l’explosion de 25 000 kilogrammes de dynamite du chemin de fer de la Yungfrau en 1908, et lors de l’explosion de poudre de Wiener-Neustadt en 1912), on avait constaté que l’explosion avait été entendue partout dans un certain rayon autour du centre sonore, puis également en un assez grand nombre de points situés beaucoup plus loin. Mais entre ces deux séries de stations d’audition s’étendait une large bande de territoire à peu près concentrique au centre d’explosion, large de plusieurs dizaines de kilomètres au moins, et dans laquelle on n’avait entendu le bruit que très faiblement ou pas du tout. On avait pu délimiter sur les cartes la forme, d’ailleurs assez irrégulière et variable d’un cas à l’autre, de ces zones de silence, et des sa vans, en particulier des japonais, avaient publié sur ces curieux phénomènes des recherches fort intéressantes.

Le docteur van Everdingen d’Utrecht a repris l’étude systématique de ce phénomène, notamment à l’occasion du bombardement d’Anvers par les Allemands, et les observations qu’il a réunies mettent à nouveau nettement en évidence l’existence d’une zone de silence au delà de laquelle on recommençait à entendre très nettement le canon et qui s’étend environ entre 100 et 150 kilomètres de distance autour- d’Anvers. Au delà du 160e kilomètre, l’audition du canon (je devrais, dire l’ « audibilité, » s’il n’était pas admis qu’une expression mal nuancée vaut mieux qu’un néologisme) s’est trouvée nettement augmentée.

Ce phénomène bizarre est d’autant plus digne d’intérêt qu’il a sans doute joué un grand rôle dans l’histoire et que les stratèges de l’avenir auront avantage à le connaître, s’ils veulent éviter de funestes erreurs. « Grouchy ?... C’était Blucher ! » — Qui sait si Grouchy, qui avait l’ordre de marcher au canon, ne s’est pas arrêté parce qu’il s’est trouvé soudain dans une de ces zones de silence ? Les exemples analogues sont plus fréquens qu’on ne croit. Le capitaine Moch en a cité plusieurs dans la brochure pleine d’idées ingénieuses qu’il a consacrée jadis à la Poudre sans fumée et la tactique. C’est notamment la division Castagny qui, à Forbach, mise en mouvement au bruit de la canonnade, cessa de l’entendre après avoir marché quelque temps, crut l’engagement terminé et revint à son point de départ où elle l’entendit de nouveau, mais cette fois trop tard.

Quelle peut être la cause des zones de silence ? Il est probable qu’elle doit être cherchée dans une incurvation des rayons sonores qui les dévie vers la haute atmosphère, puis les ramène en un point éloigné vers le sol, de même que le jet d’un arroseur retombe à une certaine distance sans mouiller les gens qui passent sous son arceau fluide. Mais à quoi peut être due une pareille incurvation des rayons sonores, qui est tout à fait analogue à la réfraction particulière des rayons lumineux qui produit le mirage ?

Deux explications apparaissent tout d’abord, qui d’ailleurs ne s’excluent nullement. Nous avons vu qu’un vent contraire dévie le son vers l’atmosphère, parce que le vent est moins rapide en général près du sol qu’au-dessus ; mais si on admet, ce qui doit arriver au moins quelquefois, que cette augmentation de la vitesse du vent avec l’altitude a une limite, et cesse à un certain niveau, il est clair que l’effet sera de renvoyer plus loin vers le sol les rayons primitivement éloignés de lui. Le même résultat sera obtenu si, à une certaine altitude, lèvent change de direction, ce qui arrive fréquemment comme le montrent les observations météorologiques faites notamment en ballon. La météorologie nous fournit ainsi une explication fort simple des zones de silence. Une inversion de température, avec la hauteur telle qu’on la constate souvent, aura la même conséquence. — Le caractère variable de ces facteurs météorologiques du phénomène explique que l’étendue et la forme des zones de silence observées dans les diverses circonstances que nous avons relatées, aient été elles-mêmes variables et irrégulières.

Ceci nous aide d’ailleurs à comprendre une série de faits en apparence paradoxaux : tandis qu’en général la perception du son du canon est meilleure par un vent de même sens, on a observé d’autre part un certain nombre de cas non douteux, et parfaitement établis où cette perception était, surtout aux grandes distances, nettement favorisée par le vent contraire. C’est ainsi, pour ne pas citer d’exemples plus anciens, qu’il m’a été signalé de diverses parts que la canonnade de Verdun est entendue beaucoup plus nettement dans certaines régions de la Bourgogne par vent contraire du Sud-Ouest que par vent favorable du Nord ou du Nord-Est. — Il est fort vraisemblable qu’entre ces régions et le front se trouve par vent contraire une zone de silence et que, si le vent du Nord correspond à une audition très inférieure, c’est que ce vent ramène toutes les ondes sonores vers le sol bien avant qu’elles aient pu parvenir dans les régions en question.

Il sera d’ailleurs nécessaire de multiplier encore beaucoup les observations, les expériences, avant de pouvoir se faire sur ces choses une opinion nette et définitive. L’incertitude qui les caractérise encore fait précisément que les explications théoriques pullulent à ce sujet, comme dans les champs mal défrichés pullulent les mauvaises herbes. Parmi les théories proposées, il en est même qui invoquent des causes géologiques et assurent que la recrudescence d’intensité du son qu’on remarque au delà des zones silencieuses provient seulement de ce qu’on est à l’extrémité d’une couche géologique aboutissant d’autre part au siège de la canonnade, le long de laquelle le son se propage par le sol, et qui, sous la zone du silence, s’enfonce profondément sous terre. — Se non e vero...

Il est pourtant une théorie du phénomène qui mérite d’être indiquée ici : elle fait appel au changement de composition de l’atmosphère avec l’altitude. Il est en effet tout à fait certain, notamment par suite des prélèvemens faits par les ballons-sondes, que l’atmosphère supérieure est plus riche en gaz légers, notamment en hydrogène, que l’air des couches basses. Or, comme la vitesse du son est beaucoup plus grande dans l’hydrogène que dans l’oxygène et l’azote, la vitesse du son à grande hauteur doit augmenter assez pour qu’il soit incurvé et recourbé vers le sol où il se concentre à nouveau, comme le démontre la théorie. Celle-ci est ingénieuse vraiment. Elle laisse entrevoir le jour où, sachant déterminer le temps qui s’écoule entre le départ des coups de canon et leur audition à la limite des zones de silence, on connaîtra la longueur exacte de son trajet dans l’atmosphère d’où l’on déduira mille conséquences subtiles. — C’est ainsi que, par une répercussion singulière, le fracas meurtrier de l’artillerie touche aux plus délicats problèmes de la science pure et permettra peut-être d’améliorer nos notions sur la composition chimique des gaz qui, à quelque 130 kilomètres au-dessus du sol, entre-choquent leurs légères molécules.

A bien d’autres égards encore, le son du canon, le bruit de la bataille intéresse les physiciens ; grâce à lui, l’Acoustique, cette branche naguère un peu négligée de la philosophie naturelle, se trouve avoir repris un rang important. C’est qu’elle n’aborde pas seulement aujourd’hui des questions de pure science, mais aussi et surtout des problèmes de tactique scientifique où nous avons eu quelques résultats heureux dont je ne manquerai pas d’entretenir mes lecteurs quelque jour, quand on pourra le faire sans indiscrétion.


En écrivant au début de cette chronique que la bataille moderne est plus un concert qu’un spectacle, qu’elle produit une musique plus intense que sa vision, n’ai-je point outrepassé légèrement les bornes de la scientifique prudence ? Qu’est-ce qui nous autorise en effet à comparer entre elles l’intensité d’un son et celle d’une lumière ? Rien assurément, car il s’agit là de sensations disparates et qui n’ont point de commune mesure. — Pourtant, il est une base qui, jusqu’à un certain point, doit nous permettre de comparer les intensités fugitives et fallacieuses de nos sensations, c’est ce que les physiologistes appellent un seuil. Le seuil d’une sensation, c’est l’intensité minima qu’elle doit avoir pour être perçue. Par exemple, la sensation produite par le son d’un violon à trois kilomètres a une intensité inférieure au seuil. Celui-ci sera atteint lorsque, me rapprochant du violon, je commencerai à l’entendre. Et alors, en disant que l’intensité sonore de la bataille est supérieure à son intensité visuelle, j’ai voulu dire ceci : presque toujours dans cette guerre le seuil des sensations auditives produites par chacun des divers engins et des divers phénomènes du combat est atteint bien avant le seuil des sensations visuelles correspondantes. Ainsi, pour en prendre un exemple que tout le monde a déjà remarqué, le bruit de l’hélice d’un avion, en vol très haut dans le ciel est perçu bien avant que l’avion ne soit visible ou remarqué, et son intensité parait d’une puissance hors de toute proportion avec l’importance de ce petit insecte glorieux perdu là-haut comme une poussière dans son bourdonnement énorme. Tout donne cette impression très particulière dans la bataille actuelle, et même hors de la bataille puisque, à 250 kilomètres, on en entend encore l’écho rugissant sans en soupçonner le moindre reflet.


CHARLES NORDMANN.

  1. Lorsque nous parlons des sons les plus bas ou les plus aigus qui soient sensibles à l’oreille, cela ne veut pas dire qu’il n’en existe pas de plus bas et de plus aigus encore, mais qui sont hors des limites de notre sensibilité. Il faut distinguer le son sensation et le son phénomène physique objectif. En ce dernier sens, il y a des vibrations imperceptibles, identiques comme nature à celles que perçoit notre oreille et n’en différant que par leur longueur d’onde, de même qu’il y a de la lumière infra-rouge et ultra-violette qui n’impressionne pas notre rétine. A ce point de vue, on a produit des ondes sonores très courtes qui sont sensibles à certains instrumens de mesure, sinon à l’oreille, et qui ont une longueur d’à peine un millimètre, c’est-à-dire sont encore dix. fois plus aigus que ceux qui sont à la limite des sons élevés perceptibles. Au contraire, à l’autre bout de l’échelle, on sait que le canon émet certaines ondes très longues et que nous n’entendons pas, parce qu’ils sont en deçà des sons graves sensibles.