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Revue scientifique - Le compas lumineux

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Charles Nordmann
Revue scientifique - Le compas lumineux
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 457-468).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE COMPAS LUMINEUX

Dans beaucoup de romans, lorsqu’on veut représenter un personnage complètement désœuvré, matériellement et moralement, et dont le cerveau oisif ne roule, pour un moment, que des pensées amorphes, on le figure en train de faire des ronds dans l’eau. Faire des ronds dans l’eau est ainsi, littérairement, une des choses du monde les plus adéquates à cette sorte de léthargie de l’intelligence qui, à de certaines heures de « dolce farniente, » berce chacun de nous.

Il n’en devrait pas être ainsi, car, en vérité, il n’est guère de spectacle au monde plus suggestif, plus capable d’électriser une pensée endormie, plus riche d’enseignement, plus étonnant, plus merveilleux et plus évocateur, plus chargé d’idées et d’images que les ronds produits dans l’eau par la chute d’un caillou.

Ces ronds, ils s’épanouissent d’un mouvement lent et continu avec une vitesse uniforme, rides circulaires qui animent un moment le visage calme de l’eau, qui naissent et s’élargissent à partir d’un centre jusqu’au bord où elles viennent mourir et qui évoquent d’abord la destinée éphémère et pourtant éternelle de tout ce qui naît, grandit et s’éteint, de toutes les vies, corolles bientôt épanouies et puis si vite évanescentes.

Mais les ronds qu’on fait dans l’eau ne font pas naître seulement des pensées florales, philosophiques et pleines de mélancolie littéraire ; car, en ce cas, ils ne seraient guère de mon ressort. Ils évoquent aussi, et avec une précision et une exactitude surprenantes, toutes les vibrations ondulatoires qui emplissent le monde, et avant tout celles de la lumière joyeuse, subtil et merveilleux « agent de liaison » de nos cœurs au vaste univers.

Les ondes lumineuses qui émanent d’une flamme ou d’un objet visible quelconque se propagent, comme les ronds dans l’eau, d’un mouvement uniforme, mais pourtant quelque peu plus rapide, puisque sa vitesse est de 300 000 kilomètres par seconde. Simple différence de degré et non de nature. Comme les ronds dans l’eau, les ondes lumineuses sont formées par des sommets suivis de creux, dont l’ensemble a la forme sinusoïdale d’un long serpent en mouvement, avec cette différence que, d’un sommet à la base du creux suivant, la distance qu’on appelle la longueur d’onde est quelque peu plus petite dans le cas des ondes lumineuses. Pour la lumière jaune, par exemple, cette distance n’est que d’environ un demi-millième de millimètre, ou, comme on dit aussi, d’un demi-micron. Simple différence de degré et non de nature.

Si nous projetons en même temps deux cailloux dans l’eau, nous aurons deux séries de ronds, d’ondes circulaires, divergeant chacune à partir d’un des deux points de chute. Ces deux systèmes d’ondes circulaires vont se croiser, s’enchevêtrer, s’enjamber l’un l’autre, mais, si nous suivons attentivement le phénomène, nous constaterons que cet enchevêtrement d’ondes mouvantes a pour résultat une série d’ondes immobiles, ou, pour mieux dire, stationnaires à la surface de l’eau. Examinons ce qui se passe, par exemple, sur la ligne droite qui joint les deux points de chute simultanés de nos cailloux. Exactement au milieu de cette ligne, c’est-à-dire à égale distance des deux points de chute, nous observons par exemple un petit sommet, un petit bourrelet fixe de la surface liquide ; et, s’il y a à cet endroit un sommet de l’onde liquide, ce sommet se déprimera et se changera en creux qui redeviendra un sommet. Mais tout cela sur place sans que cette onde avance dans le liquide. Autrement dit, les ondes résultant de l’entrecroisement de celles qui proviennent des deux points de suite sont stationnaires, et cela, tant que durera l’entrecroisement des ondes mobiles provenant des deux points de chute.

On peut faire l’expérience avec plus de rigueur et de constance en plongeant à la surface d’un bain de mercure deux petites pointes de fer fixées respectivement aux extrémités d’un grand diapason entretenu électriquement. Les vibrations des deux extrémités du diapason sont parfaitement synchrones et égales, et on peut ainsi observer très commodément à la surface du mercure les ondes fixes, les ondes stationnaires résultant du croisement continu des ondes mobiles émanées des deux points de contact du diapason et de la surface mercurielle.

D’où proviennent ces ondes stationnaires ? Cela est facile à comprendre : considérons un point entre les deux extrémités vibrantes du diapason et supposons qu’en ce point l’onde émanée de l’une des extrémités du diapason arrive et soit telle que c’est un des sommets de l’onde qui, à cet instant, passe en ce point ; supposons qu’au même instant, ce soit au contraire le creux de l’onde émanée de l’autre extrémité du diapason qui arrive en ce point. Il est clair que le résultat sera une immobilité complète du liquide à cet endroit, puisqu’il sera en même temps sollicité de s’élever par une des ondes, et de s’abaisser d’une quantité exactement égale par l’autre. En ce même point, à l’onde qui est à son sommet va succéder la dépression qui la suit ; mais en même temps et en ce même point, à l’onde qui est à son creux va succéder un sommet, si bien qu’en cet endroit, le liquide ne cessera pas d’être sollicité vers le haut et vers le bas par des forces opposées et égales et que le résultat sera l’immobilité. En un point voisin de celui-là, les deux ondes qui se croisent seront au contraire à chaque instant dirigées dans le même sens, toutes deux en sommet ou toutes deux en creux simultanément ; en ce point, la vibration du liquide sera deux fois plus ample. Dans ces conditions, il est clair qu’on aura donc un système d’ondes stationnaires, c’est-à-dire des points de la surface liquide où l’immobilité sera constante, séparés par des points où le liquide ondulera constamment.

Or, le phénomène que nous venons de décrire n’est pas autre chose que celui qu’on appelle en optique le phénomène des interférences. Si, au lieu du croisement d’ondes liquides, nous considérons celui d’ondes lumineuses, nous allons voir que les mêmes apparences se produisent, apparences que l’analogie précédente nous aidera maintenant à bien comprendre.


Dès 1665, dans un ouvrage posthume du Père François-Marie Grimaldi, on trouve que les observations de ce savant, dont il ne donne pas d’ailleurs le détail sous une forme convaincante, l’avaient amené à conclure que de la lumière ajoutée à de la lumière peut, dans certains cas, produire l’obscurité.

Mais il faut en réalité attendre les travaux du physicien anglais Thomas Young, qui, un siècle plus tard, donna une forme correcte aux expériences de Grimaldi, pour avoir une première description exacte du phénomène des interférences.

Voici l’expérience de Young : un faisceau de lumière solaire pénètre par une étroite ouverture dans une pièce obscure ; en interposant sur son trajet un carton percé de deux petits trous d’épingles très voisins, on constate sur un écran, disposé à quelque distance plus loin, des phénomènes remarquables : si on bouche l’un des petits trous, l’autre produit sur cet écran une tache brillante, d’autant plus large d’ailleurs que le trou est plus petit (ceci à cause du phénomène de la diffraction que j’ai expliqué récemment ici même). Mais si on laisse la lumière traverser simultanément les deux petits trous, on constate sur l’écran que les deux plaques lumineuses produites par eux, au lieu de se superposer purement et simplement donnent naissance à une série de bandes alternativement sombres et colorées, et formant des cannelures analogues à une grille dont les barreaux sombres seraient séparés par des espaces lumineux.

Young, le premier, expliqua ce phénomène en partant de la théorie des ondulations proposée par Huyghens et qui, à cause de l’autorité de Newton, — l’autorité et le prestige servent parfois à maintenir des erreurs... du moins en physique, — n’avait pas encore supplanté la théorie erronée de l’émission.

Mais il appartenait à des physiciens français, surtout Fresnel, puis Fizeau, de montrer que le phénomène des interférences nous donnait la clef de l’optique entière. Les admirables applications récentes des interférences, que je me propose d’exposer ci-dessous, ne sont que l’utilisation presque littérale des données fournies par Fizeau. C’est une chose qu’il est bon de rappeler à l’heure où trop souvent la science étrangère récolte les fruits semés par le génie français, sans même daigner citer celui-ci.

Il convient d’ailleurs d’ajouter que, dans le riche domaine de l’optique interférentielle, la France ne se contente pas du prestige de son passé, si beau soit-il. Grâce aux travaux de MM. Pérot et Fabry dans le domaine purement physique, grâce à ceux de M. Maurice Hamy dans le domaine astronomique, elle n’a pas cessé, même aujourd’hui, de se tenir à la tête de l’ « interférométrie, » — si j’ose employer ce néologisme, — c’est-à-dire de l’art de mesurer les objets en utilisant, comme on va voir, les interférences. J’ai d’ailleurs emprunté une grande partie des données de cette chronique aux admirables exposés de la question que M. Hamy a faits à diverses reprises récemment.

Mais revenons à l’expérience de Young. On peut donner à cette expérience la forme simplifiée suivante : Dans une lame de métal on perce deux fentes extrêmement fines et rapprochées ; on les éclaire par derrière avec une flamme, et on observe facilement de l’autre côté, soit sur un écran, soit en recevant la lumière dans une lunette, les bandes alternativement obscures et lumineuses qui constituent les franges d’interférence. La cause de ces franges ? Elle est analogue à celle qui, dans le cas de notre mercure vibrant, produisait les ondes stationnaires dont nous avons parlé ci-dessus.

Au centre de l’écran où on observe les franges, les ondes lumineuses provenant des deux fentes ont fait exactement des trajets de même longueur ; ces ondes arrivent en ce point en concordant, c’est-à-dire que l’onde de la fente de droite y a ses creux et ses sommets en même temps que l’onde de la fente de gauche. Donc ces ondes s’ajoutent, et la lumière étant renforcée, on a une bande lumineuse. Au contraire, un peu à droite de ce point central de l’écran l’onde lumineuse provenant de la fente de droite a parcouru un chemin un peu plus court que l’onde lumineuse provenant de la fente de gauche. Si la différence de ces deux chemins est égale à exactement la moitié de la longueur d’onde de la lumière considérée, les creux de l’onde de droite arriveront en ce point de l’écran en même temps que les pleins de l’onde de gauche, les deux ondes s’annuleront, se détruiront, il y aura immobilité de ce point de l’espace. Or, en optique, immobilité et obscurité, c’est synonyme, puisqu’il y a lumière seulement quand il y a ondulation de ce qu’on appelle classiquement l’éther et de ce que plus prudemment j’appellerai seulement l’espace. Donc, en ce point de l’espace, il y aura une frange obscure. Un peu plus loin sur l’écran, la différence des chemins de mes deux rayons lumineux ayant continué à augmenter, cette différence devient égale à une longueur d’onde entière ; les deux ondes concordent et s’ajoutent, il y a de nouveau une frange brillante. Plus loin encore vers la droite sur l’écran, la différence des deux chemins lumineux est égale à une longueur d’onde et demie ; les ondes sont discordantes, il y a de nouveau frange obscure ; plus loin encore cette différence atteint deux longueurs d’onde, il y a de nouveau frange brillante. Ainsi de suite. Il est facile de comprendre d’après cela que la distance sur l’écran de deux franges brillantes successives est d’autant plus grande que la longueur d’onde est plus grande. Effectivement on constate que les franges sont moins rapprochées, moins serrées quand on opère avec de la lumière rouge qu’avec de la lumière bleue ou violette. C’est pour cela que, quand on opère avec de la lumière blanche, qui contient toutes les longueurs d’ondes visibles, les franges arrivent à empiéter les unes sur les autres et le phénomène est moins net.

C’est pourquoi afin d’observer nettement les phénomènes d’interférence on utilise uniquement de la lumière monochromatique.

Il existe d’ailleurs, dans le cas de l’expérience précédente, une relation numérique simple, facile à imaginer d’après ce qui précède entre l’écartement des deux fentes, leur distance à l’écran, l’écartement des franges et la longueur d’onde employée. Cette relation permet de déduire la distance de l’écran aux fentes des autres données, car il est clair que les franges seront d’autant plus écartées que l’écran est plus loin des deux fentes. On voit ainsi comment, même sous sa forme primitive, la plus simple et la plus schématique, le phénomène des interférences pouvait permettre de mesurer des longueurs.

Il me reste à montrer maintenant comment Fizeau a donné une forme utilisable et en quelque sorte définitive à cette admirable application optique qu’est la métrologie interférentielle.

A quoi tout cela peut-il bien servir ? Quels en ont été les résultats ? Je veux tout de suite répondre à ces questions, avant d’aller plus loin : 1° Les interférences ont permis de préciser et de définir, avec une exactitude, une rigueur et une constance non encore obtenues, les valeurs des étalons de mesure et de poids, valeurs qui sont à la base de toutes les sciences exactes et aussi du commerce et de l’industrie, et sans lesquelles le mercantilisme lui-même serait impossible ; 2° Les interférences ont permis depuis peu d’aborder la mesure directe, jusque-là impossible, des dimensions des étoiles ; 3° Les interférences ont permis, grâce aux expériences célèbres de Michelson et Morley, d’avoir une opinion nette sur la question si controversée du mouvement relatif de la terre et de l’éther ; les résultats de ces expériences ont servi de base aux théories récentes par lesquelles le physicien Einstein a bouleversé totalement le fondement de nos notions du monde extérieur.

C’est les deux premières de ces trois grandes conquêtes des interférences que je voudrais succinctement examiner aujourd’hui, me réservant d’étudier ultérieurement la troisième avec toutes ses conséquences.


Lorsqu’on pose, sur une lame de verre parfaitement plane, une surface de verre légèrement convexe (comme une lentille plan-convexe), on détermine ainsi une petite lame d’air dont l’épaisseur, nulle au contre (là où le verre convexe touche le verre plan), va en augmentant vers l’extérieur.

En faisant tomber de la lumière sur ce système, on constate que cette lumière, après réflexion, est visible sous forme d’une série d’anneaux alternativement sombres et brillants. Ce sont les « anneaux de Newton. » Leur formation est aisée à comprendre : une fraction de chaque rayon lumineux est réfléchie par la surface convexe du verre et suit, au retour, le même chemin qu’une autre fraction de ce rayon lumineux laquelle, après avoir traversé cette surface convexe et la petite épaisseur d’air sous-jacente, est réfléchie par le verre plan placé au-dessous. Lorsque ces deux fractions du rayon réfléchi ont entre elles une différence de marche égale à une demi-longueur d’onde de la lumière, elles interfèrent en formant un point obscur. Cette différence de marche correspond à une certaine épaisseur de la lame d’air ; cette épaisseur est la même suivant un cercle autour du point de contact des deux verres. On verra donc une frange circulaire noire, un anneau obscur ; un peu à l’extérieur de cet anneau, la lame d’air un peu plus épaisse produit entre les deux rayons réfléchis une différence de marche égale à une longueur d’onde, d’où renforcement de leur lumière et production d’un anneau lumineux.

Supposons maintenant que, suivant l’idée géniale de Fizeau, on déplace lentement, à l’aide d’une vis à pas très fin, les deux lames de verre, l’une par rapport à l’autre, de façon à augmenter peu à peu leur écartement. On augmentera du même coup en chaque point l’épaisseur de la lame d’air intercalée, c’est-à-dire la différence de marche produite entre les deux rayons réfléchis sur les deux faces de cette lame d’air. Il s’ensuit évidemment que chaque anneau noir et chaque anneau brillant qui correspondent à une différence de marche donnée, c’est-à-dire à une épaisseur donnée de la lame d’air, se rapprocheront du centre, puisque, quand on écarte les deux verres (l’un plan et l’autre convexe, rappelons-le), les points de la lame d’air correspondant à une épaisseur donnée de celle-ci se rapprochent du centre. Par conséquent, on verra un courant continu d’anneaux qui se contracteront, se précipiteront vers le centre pour y disparaître et que suivront indéfiniment d’autres anneaux venus de l’extérieur à mesure qu’on augmentera l’épaisseur de la lame d’air formant ces anneaux. Connaissant la longueur d’onde exacte de la lumière incidente, il suffira de compter le nombre des anneaux qui viennent s’évanouir au centre pour mesurer exactement, à bien moins d’un millième de millimètre près [1], la quantité dont on aura écarté les deux lames de verre.

Cette idée géniale et féconde de notre Fizeau a été admirablement mise en œuvre par le physicien américain Michelson. Celui-ci a tout d’abord découvert des sources de lumière parfaitement monochromatiques, c’est-à-dire constituées par une raie spectrale lumineuse d’une longueur d’onde tout à fait nette et bien délimitée. Ceci est important, car si la source n’est pas parfaitement monochromatique, les franges observées lorsque l’épaisseur d’air augmente finissent par se brouiller. Finalement, Michelson s’est arrêté, comme source lumineuse, à la lumière que fournit dans un tube à vide à faible pression et sous l’influence du courant électrique la vapeur d’un certain métal, le cadmium. Dans ces conditions, à peu près toute la lumière de ce métal incandescent est concentrée dans trois raies spectrales, l’une rouge, l’autre verte, la troisième bleue et qui sont parfaitement monochromatiques.

Je n’insiste pas, car ils n’ont pas d’intérêt ici, sur les dispositifs mécaniques et optiques d’une rare ingéniosité qui ont finalement permis à Michelson de réaliser son objectif : la mesure de longueurs relativement considérables par le moyen des franges d’interférence. Le principe seul de la méthode nous importe ici, et nous venons de l’exposer.

Michelson et M. Benoît, directeur du Bureau international des poids et mesures, ont déterminé de la sorte la longueur exacte du mètre étalon international qui est déposé à ce bureau. Ils ont trouvé ainsi que la valeur du mètre égale 1553164, 02 fois la longueur d’onde de la raie rouge du cadmium. D’où l’on déduit réciproquement que la longueur d’onde de cette raie rouge est égale à 0,64384700 millième de millimètres.

Cette détermination est fondamentale pour le présent et l’avenir de la métrologie et de toutes les sciences de précision. Si le mètre étalon venait à disparaître, ou s’il subissait, — comme c’est fort possible avec le temps, — des altérations physico-chimiques qui modifient sa longueur, cela n’aurait plus maintenant d’inconvénients et cela n’entraînerait aucune incertitude dans la comparaison des résultats numériques de la physique d’aujourd’hui et de demain. On a en effet maintenant le moyen de reproduire exactement la longueur du mètre par le moyen des raies spectrales du cadmium, par le moyen d’un phénomène optique rigoureusement constant.

La détermination de Michelson et Benoit a été reprise postérieurement au moyen d’une méthode interférentielle encore plus précise imaginée par deux éminents physiciens français, MM. Pérot et Fabry. Le point essentiel de cette méthode ingénieuse et précieuse, que je regrette de ne pouvoir décrire ici, consiste dans ce fait que les franges d’interférence sont observées par transmission à travers une lame d’air et non plus par réflexion sur cette lame. Cette lame est délimitée par deux surfaces de verre faiblement argentées, de telle façon que la lumière puisse traverser ces couches minces d’argent, en partie directement, en partie après double réflexion. Ce dispositif a divers avantages sur celui de Michelson.

Finalement, entre les mains de MM. Fabry, Pérot et Benoit, la méthode a établi que la longueur du mètre (toujours à 15° et sous la pression d’une atmosphère) est égale à 1 553 164, treize fois la longueur d’onde de la raie rouge du cadmium. Ce nombre ne diffère même pas d’un millionième de celui obtenu par la méthode de Michelson. Ainsi a été obtenue une des données essentielles de la science moderne, car il n’est de science que du mesurable, et l’exactitude de la science est fonction de celle des mesures. Ἀεὶ θεὸς γεωμετρεῖ, disaient déjà les Grecs.


Que les longueurs d’onde de la lumière dussent un jour, — après que toutes les autres méthodes directes avaient échoué, — servir à mesurer les dimensions des lointaines étoiles ; qu’ainsi l’infiniment petit fût seul à pouvoir nous dévoiler l’infiniment grand, c’est ce que beaucoup eussent malaisément imaginé a priori.

Et pourtant Fizeau longtemps à l’avance avait conçu et préparé cette merveille. Ici encore ce grand Français fut un génial précurseur et il indiqua et inventa la méthode dont son siècle ne devait pas voir la réalisation.

Voici ce qu’écrivait Fizeau en 1868 dans un rapport à l’Académie des sciences : « Il existe pour la plupart des phénomènes d’interférence une relation remarquable et nécessaire entre les dimensions des franges et celle de la source lumineuse, en sorte que des franges d’une ténuité extrême ne peuvent prendre naissance que lorsque la source lumineuse n’a plus que des dimensions angulaires insensibles : d’où, pour le dire en passant, il est peut-être permis d’espérer qu’en. s’appuyant sur ce principe et en formant, par exemple, au moyen de larges fentes très écartées, des franges d’interférence au foyer des grands instruments destinés à observer les étoiles, il deviendra possible d’obtenir des données nouvelles sur les diamètres angulaires de ces astres. »

Cette remarque étonnante, cette divination, ici encore comme dans le cas de la détermination du mètre en longueurs d’ondes lumineuses, il devait appartenir à Michelson d’en être le réalisateur là où Fizeau avait été le cerveau divinateur et le guide.

Mais reprenons la chose pour la rendre, si possible, plus claire. On n’avait jusqu’ici aucun moyen de mesurer directement le diamètre, la grosseur des étoiles. La raison en était leur fantastique éloignement ; la plus rapprochée de nous, si elle avait la même grosseur que le soleil, n’aurait qu’un diamètre apparent égal à celui d’une bille d’un centimètre vue à 500 kilomètres de distance. Dans une lunette, cela donnerait une image plus petite que la tache lumineuse un peu étalée qui constitue l’image d’un point éloigné sans dimensions, tache dont l’étalement provient de la diffraction des rayons lumineux de l’étoile par les bords de l’objectif. Cette diffraction est cause que plus la lunette dont on se sert est puissante, plus son objectif est large, plus l’image d’une étoile donnée y est pelite, nette, concentrée. L’image d’une étoile dans une lunette est en effet constituée par un petit disque brillant qu’entourent des petits cercles alternativement sombres et lumineux qui sont des franges d’interférence.

Ils sont dus à ce que les divers rayons lumineux ayant traversé l’objectif de la lunette convergent au foyer de celle-ci en certains points en se renforçant, et à côté en se détruisant, selon leurs différences de marche, ainsi qu’il a été expliqué ci-dessus, c’est-à-dire suivant que leurs ondes vibrent dans le même sens ou en sens contraire au point de convergence. Quoi qu’il en soit, si, suivant la suggestion de Fizeau, on reçoit les rayons lumineux provenant d’un disque lumineux éloigné, non plus sur tout l’objectif, mais sur un écran placé devant lui et qui ne les laisse passer que par deux fentes, il se produit au foyer de la lunette deux systèmes de franges alternativement brillantes et lumineuses et correspondant chacun à une des fentes.

Or l’expérience, d’accord avec la théorie qui a été établie d’une façon complète et magistrale par Michelson, montre que ces franges disparaissent lorsque l’écartement des deux fentes est dans un certain rapport numérique connu avec le diamètre du disque, parce qu’alors les parties lumineuses d’un des systèmes de frange se superposent exactement aux parties sombres de l’autre. La méthode avait été dès 1891 appliquée par M. Michelson, puis par M. Hamy (qui l’avait ingénieusement perfectionnée à l’Observatoire de Paris) à certains astres d’un diamètre apparent très faible, tels que les satellites de Jupiter.

Pour les disques stellaires, elle paraissait alors inapplicable, faute d’instruments astronomiques assez puissants, car les deux fentes employées doivent être d’autant plus écartées que le disque observé est plus petit. L’Observatoire de Mount Wilson aux États-Unis possède depuis peu un télescope dont le miroir a 2 mètres 50 d’ouverture, ce qui en fait une pièce unique au monde.

Tout récemment, M. Michelson a entrepris d’essayer la méthode interférentielle en l’appliquant à cet instrument colossal et unique pour la détermination des diamètres stellaires. On avait encore augmenté l’écartement des deux faisceaux lumineux provenant de l’étoile observée et pénétrant dans les deux fentes placées devant le télescope, grâce à l’artifice très simple que voici. Chacun sait que dans les jumelles de campagne à prisme, et afin notamment d’augmenter la sensation du relief, les deux objectifs sont beaucoup plus écartés que les oculaires, et que cela est possible grâce à un système de prismes qui réfléchissent et rapprochent ensuite les rayons lumineux reçus par les objectifs. Pareillement on a placé devant le télescope de Mount Wilson un système de miroirs fixés sur un tube perpendiculaire à la lunette et écartés d’une trentaine de mètres, de telle sorte que les deux faisceaux qui formaient des franges au foyer du télescope étaient aussi écartés que s’ils avaient été reçus aux extrémités diamétrales d’un objectif de 30 mètres d’ouverture.

Dans ces conditions, on a constaté que l’on obtenait l’extinction des deux systèmes de franges pour une certaine étoile, Alpha de la constellation d’Orion, qu’on appelle aussi Bételgeuse, ce qui a conduit à attribuer à cette étoile un diamètre apparent égal à 46 millièmes de secondes d’arc. Il n’est pas très grand, cet angle, puisque c’est l’angle sous lequel on verrait une bille de 1 centimètre à 47 kilomètres de distance. Et pourtant, c’est le plus grand des diamètres apparents que nous présentent les étoiles et le seul qui, par cela même, ait pu jusqu’ici être directement mesuré.

Chose remarquable, ce nombre coïncide à très peu près avec celui qui résulte d’une méthode de calcul indirecte indiquée par nous il y a dix ans à l’Académie des Sciences et qui déduit les diamètres apparents des étoiles de leurs températures effectives. Heureuse et suggestive confirmation !

D’ailleurs, Bételgeuse qui, pareille par sa couleur à un rubis, constitue l’agrafe supérieure du scintillant baudrier d’Orion, n’est de loin pas une des étoiles les plus rapprochées de la Terre. Les mesures jusqu’ici effectuées de sa parallaxe conduisent à lui assigner une distance à la Terre telle qu’il faut à la lumière environ cent cinquante ans pour la parcourir, c’est-à-dire environ cinquante fois plus qu’il ne lui en faut pour nous venir de l’étoile la plus rapprochée de nous.

Tout cela permet de calculer le diamètre réel de l’étoile Bételgeuse que l’on trouve ainsi égal à trois cents fois celui de notre soleil, c’est-à-à-dire à plus de 415 millions de kilomètres. Autrement dit, la sphère qui constitue la surface de cette étoile monstrueuse contiendrait dans son intérieur, si le soleil était transporté en son centre, la moitié au moins de notre système planétaire, et l’orbite terrestre tout entière, puisque cent cinquante millions de kilomètres seulement séparent la terre du soleil.

Voilà les choses que nous apprennent ces petites ondulations infra-microscopiques et serpentines que sont les vibrations lumineuses. Pour réussir à mesurer ce qu’il y a de plus vaste parmi les objets de l’Univers, il a fallu recourir finalement à ce qu’il y a de plus minuscule. Singulière confirmation, et combien inattendue, de la profonde vérité incluse par Pascal dans son parallélisme des deux infinis.


CHARLES NORDMANN.

  1. Puisque chaque frange de lumière jaune correspond à un déplacement d’à peine un quart de millième de millimètre.