Revue scientifique - Le relevage des navires torpillés

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REVUE SCIENTIFIQUE

LE RELEVAGE DES NAVIRES TORPILLÉS

L’Océan qui est, disent les physiologistes, la source de toute vie terrestre, — à tel point que nos propres tissus baignent encore dans des humeurs qui réalisent un milieu intérieur physiologiquement semblable à l’eau de mer, — l’Océan, s’il est un grand producteur de richesse et d’activité, est aussi par ailleurs un terrible destructeur de ces choses.


Ah ! combien de marins, combien de capitaines...


et aussi combien de vaisseaux n’a-t-il pas dérobés aux hommes depuis qu’ils osèrent confier un esquif aux hasards mouvants de la houle. Sans remonter aux trirèmes d’Actium, aux frégates chargées de richesses d’Aboukir, aux navires de la Grande Armada, aux célèbres galions de Vigo, on peut dire que c’est par centaines de millions de francs que se comptaient chaque année avant 1914 les trésors enfouis dans les mers par les naufrages, les collisions, les tempêtes, les accidents divers, et, d’une manière générale, parce que les compagnies d’assurances appellent, en leur style peu littéraire, les « risques de mer. »

Longtemps on crut que tous ces produits du labeur humain que la mer arait engloutis resteraient perdus sans espoir ; et que, — si j’ose modifier un vers célèbre :


L’avare Pluton ne lâchait point sa proie


Pourtant, dès le commencement du XXe siècle, des entreprises importantes se fondèrent dans divers pays, et notamment aux États Unis et en Angleterre, afin de récupérer une partie des trésors continuellement enfouis au fond des mers. Le jeu en valait la chandelle puisqu’on estime que, rien que près des côtes d’Angleterre, et dès le temps de paix, la valeur des navires perdus chaque année représentait un capital moyen voisin de 250 millions de francs.

La guerre sous-marine telle que l’ont conduite les Allemands a naturellement donné une acuité nouvelle à ce problème, d’autant que les méthodes tirpitziennes se sont montrées dans ce domaine encore beaucoup plus efficacement néfastes que ne l’avaient été auparavant tous les risques de mer conjurés.

Voici des chiffres qui l’établissent clairement : on peut évaluer à environ 15 millions de tonnes ce qui a été coulé tant par la mine et la torpille que par le canon depuis août 1914. La valeur moyenne des chargements par tonne de navire étant de près de 3 000 francs actuellement, cela représente environ 45 milliards de francs, Il convient d’ailleurs de remarquer que plus de la moitié de ces sinistres datent de l’année 1917 pendant laquelle près de 7 millions de tonnes furent détruites, représentant une perte journalière voisine de 60 millions de francs. Autrement dit, les pertes journalières dues à la guerre sous-marine auraient été à cette époque pas loin de 100 fois plus importantes qu’elles n’étaient avant la guerre dans les mêmes parages. Les méthodes allemandes se sont donc montrées, comme nous le disions ci-dessus, incomparablement plus néfastes aux navigateurs que les risques des mers habituels.

On comprend dans ces conditions que les préoccupations qui, dès avant la guerre, avaient donné naissance à des entreprises destinées à récupérer les navires enfouis aient redoublé et aient rapidement donné naissance à des organisations puissamment outillées en vue de ce travail.

C’est des méthodes curieuses que la technique moderne a mises entre les mains de ces entreprises que je voudrais entretenir brièvement mes lecteurs aujourd’hui.

Diverses circonstances ont aiguillonné particulièrement les efforts accomplis dans ce sens, et surtout le fait que c’est aujourd’hui le sauvetage des navires, — engins peu détériorés par la mer, — et non plus celui des cargaisons, généralement périssables, qui est devenu la chose importante. Par suite en effet de la guerre, le tonnage mondial est devenu tout à fait insuffisant : d’une part parce que le ravitaillement en denrées, soldats et munitions des nations combattantes a nécessité l’affrètement d’une quantité accrue de navires, tandis que, d’autre part et dans le même temps, la piraterie allemande réduisait précisément le nombre des vaisseaux disponibles. Les frets auraient augmenté beaucoup même sans la mine et la torpille ; a fortiori ont-ils dépassé tout ce qu’on avait jamais vu par suite de l’action destructive de celles-ci. La conséquence de cette hausse énorme des frets a été celle des prix des navires à cargaison, — ou, comme on dit dans le patois maritime, des cargo-boats, — sans que la construction très insuffisante des navires nouveaux réussisse à compenser cette hausse. Il en est résulté que le contenant, le navire, s’est trouvé généralement plus précieux que son contenu, que la cargaison elle-même et que le renflouement d’une coque, même très avariée y est devenu une entreprise extrêmement alléchante et à grand rendement. Comme le disait M. Hutter, ingénieur du génie maritime, dans une intéressante étude qui m’a été précieuse, une coque renflouée, même en tenant compte des réparations qu’elle devra subir, représente actuellement une valeur supérieure au prix d’acquisition du navire neuf avant la guerre.

Quant aux marchandises transportées, si généralement elles sont périssables et attaquées par l’eau de mer (grains, coton, sucre, produits chimiques, fers d’aciers), elles sont pourtant dans d’autres cas assez nombreux récupérables, comme le caoutchouc, le bois, le charbon, divers métaux, etc. Il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’un grand nombre des navires coulés depuis la guerre, sans renfermer des trésors monnayés comparables aux richesses d’ailleurs assez hypothétiques des galions de Vigo, transportaient des sommes importantes. Ainsi le Lusitania, qui repose par environ 80 mètres de fond aux abords de l’Irlande, renfermait dans ses soutes plus de 5 millions en or, et des bijoux et valeurs négociables pour de nombreux millions


Le renflouage d’un navire est une opération qui se traduit en tenant compte de ces divers éléments par une opération arithmétique où on met en balance les frais probables d’une part, les profits éventuels, d’autre part, et dont le bilan est en général largement positif. Ce qui précisément le rend en général à la fois possible et fructueux, c’est que le plus grand nombre des navires coulés par la piraterie allemande gisent sur des fonds de moins d’une centaine de mètres, aux abords immédiats des côtes d’Europe et surtout de la Grande-Bretagne et de la France.

Cette circonstance heureuse, — s’il est permis d’employer ici cette expression, — provient d’une part de ce que les mines ne peuvent guère être mouillées qu’aux faibles profondeurs, d’autre part de ce que les sous-marins guettant les cargos n’avaient quelque chance de repérer leur gibier et de ne pas le manquer qu’à condition de se placer là où il devait forcément passer, c’est-à-dire aux abords des côtes et plus précisément des grands ports.

Or, si on tire une ligne de Faslnet-Rock aux Scilly et, de là, à l’extrême pointe Ouest de la France (et c’est aux abords de cette ligne que les torpillages furent les plus denses), on n’y trouve pas de fonds supérieurs à 100 mètres. D’autre part, et sauf quelques fossés qui se trouvent surtout au voisinage de la côte Sud-Ouest de Norvège, la mer du Nord est relativement peu profonde et n’a guère plus de 30 mètres dans la partie Sud et 50 mètres vers son centre. C’est même ce qui a permis vers la fin de la guerre à l’Amirauté anglaise de mouiller entre l’Ecosse et la Norvège un énorme champ de mines, qui dut à la fin de la campagne rendre fort pénible le passage des sous-marins allemands.

Si te gisement des épaves à faible profondeur est une condition nécessaire de leur renflouement possible, ce n’est pas seulement parce que la puissance nécessaire pour soulever une masse donnée est évidemment proportionnée à la distance dont il faut la soulever, c’est surtout à cause de la pression de l’eau qui croît rapidement avec la profondeur et qui est la grande pierre d’achoppement du travail des scaphandriers. Or, dans toutes les méthodes de renflouage que nous allons décrire, le scaphandrier a toujours à jouer un rôle plus ou moins important suivant les cas, mais qui n’est jamais négligeable, ne serait-ce qu’en reconnaissant la situation et l’état de l’épave à sauver. Il est donc rationnel que nous commencions l’exposé de ces méthodes par celui des perfectionnements récents qui ont permis aux scaphandriers d’obtenir les résultats étonnants qui leur sont dus depuis quelque temps.

Jusqu’en 1914, les scaphandriers n’avaient pas pu descendre au delà d’une profondeur maxima de 64 mètres, ce qui était un record établi par deux officiers anglais en 1907.

Toute la difficulté provient de la pression croissante à laquelle est soumise le plongeur à mesure qu’il s’enfonce. On sait que la pression atmosphérique est équivalente à la pression d’une colonne d’eau d’environ 10 mètres (exactement 10 m. 33), c’est-à-dire à la pression d’un kilog par centimètre carré. A. 50 mètres sous l’eau, le plongeur est donc soumis à une pression de près de 30 kilogs par centimètre carré de la surface de son corps, et à 100 mètres à une pression double. L’air sous pression qu’on envoie par un tuyautage dans le casque du scaphandrier et dans le vêtement étanche qui lui est relié sert non seulement à fournir à sa respiration un aliment nécessaire, il sert surtout à équilibrer par une contre-pression la pression énorme à laquelle le scaphandrier est soumis de la part de la mer et qui tendrait à l’écraser. Mais le scaphandrier ne s’en trouve pas moins de la sorte dans une atmosphère à très haute pression, et cela a des conséquences physiologiques curieuses. On sait que la quantité de gaz que peut dissoudre un liquide donné est d’autant plus considérable que la pression de ce gaz est plus grande. Il s’ensuit que la quantité du gaz dissous dans le sang et les humeurs du scaphandrier est beaucoup plus grande qu’à l’air libre et augmente avec la profondeur. Si on ramenait trop brusquement le sujet à la pression atmosphérique, ces gaz occlus n’étant plus maintenus en dissolution dans le sang par la pression extérieure, se dégageraient brusquement et produiraient dans les vaisseaux, et surtout dans les vaisseaux capillaires, de véritables embolies gazeuses qui arrêteraient la circulation du sang et seraient rapidement mortelles.

En fait, ces phénomènes se produisent toujours, mais avec une intensité et une vitesse plus ou moins grandes, lorsqu’on ramène les scaphandriers à la surface ; c’est alors surtout qu’ils ont ces malaises qu’on appelle le « mal des caissons, » et c’est pourquoi le passage progressif et rationnel de la haute pression des profondeurs à la pression normale est peut-être l’opération la plus importante et la plus délicate dans l’emploi des scaphandriers. L’un des progrès les plus remarquables dans cette voie a été réalisé par la marine américaine, qui produit la remontée ou plus exactement la décompression des scaphandriers, en la prolongeant parfois en plusieurs heures, dans des cuves étanches spéciales où la pression varie à volonté et où l’on peut observer ce qui se passe par des hublots.

Le « mal des caissons » a, ainsi qu’on en peut juger par ce qui précède, des causes très analogues à celles des ravages physiologiques que causent, — ou plutôt que causaient, car voilà un imparfait qui est parfait, — les obus tuant on mettant hors de combat sans blessures apparentes, les soldats voisins des points de chute.

En dehors des effets qu’elle produit sur la quantité de gaz occlus dans le sang, la pression dans les scaphandres agit aussi directement sur les parois des organes divers du sujet et surtout sur ses viscères et ses vaisseaux.

Et c’est pourquoi, — en vertu de ce que les médecins appellent vilainement les idiosyncrasies, — la pression qui, à une profondeur donnée, convient à un plongeur n’est pas nécessairement celle qui convient à un autre. Chacun, dans les appareils récents, peut régler lui-même celle pour laquelle il se trouve le mieux à son aise au moyen d’une soupape d’évacuation d’air, placée généralement au côté du casque et sur laquelle le plongeur agit lui-même. Cette soupape réglable est d’autant plus nécessaire que les hommes qui pompent l’air à la surface de l’eau ne le font pas toujours avec toute la régularité voulue, et qu’elle permet d’éviter les à-coups de la pression.

Divers perfectionnements ingénieux ont fourni des variantes précieuses du dispositif habituel. Une des plus sérieuses difficultés de la plongée des scaphandriers à grande profondeur provient de ce que la longueur du tuyau d’adduction et son poids finissent par devenir prohibitifs et par empêcher ou du moins par gêner beaucoup l’autonomie des mouvements du sujet. Deux dangers nouveaux surviennent aussi : c’est que les chances de rupture du tube sont ainsi augmentées, d’autant que les arêtes vives d’une épave peuvent l’accrocher facilement ; c’est aussi que les courants sous marins agissent d’autant plus sur ce tube qu’il est plus long et peuvent rendre impossible tout travail.

Pour remédier à ces inconvénients, on a construit des cloches spéciales, qui sont immergées, reliées à la pompe d’air extérieure et qui servent, si j’ose dire, de station centrale pour les scaphandriers ; c’est d’elles et non plus de l’extérieur que part leur tube d’air comprimé, qui est par conséquent bien plus court ; en outre, ils y trouvent tous les outils qui leur sont nécessaires et qui en font de véritables ateliers sous-marins, et aussi un téléphone pour parler avec l’extérieur. Il arrive aussi que les plongeurs ne soient même pas reliés par un tube d’air avec ces caissons d’air comprimé, mais soient complètement autonomes et portent sur leur dos leur propre air comprimé dans un réservoir. Ils en règlent eux-mêmes le débit, et à l’ensemble est adjoint un petit appareil de purification à soude ou à potasse, où passe l’air expiré, qui est ainsi rendu propre à nouveau à la respiration.

J’ajouterai que, grâce à un ingénieux dispositif acoustique, les scaphandriers ont maintenant le moyen de converser entre eux au fond de l’eau. Au surplus, leur outillage s’est perfectionné énormément. C’est ainsi qu’ils sont maintenant munis de chalumeaux découpeurs ou soudeurs à acétylène qui permettent de travailler les tôles au fond de l’eau, étant constitués par deux tubes concentriques dont l’un, le tube central, amène l’acétylène, tandis que dans l’espace annulaire qui l’entoure on envoie un violent courant d’air comprimé qui chasse l’eau loin de la surface à découper et de la flamme. On voit que dans toute cette technique l’air comprimé joue un rôle fondamental.

Grâce à quelques-uns des perfectionnements décrits ci-dessus, (et surtout grâce à la chambre de compression), on a réussi à augmenter notablement depuis la guerre la profondeur utile à laquelle peuvent travailler les scaphandriers. C’est ainsi que lors du relèvement du sous-marin américain F.4 dont il sera question tout à l’heure, le scaphandrier opéra jusqu’à 91 mètres et resta, — par suite d’un accident d’ailleurs, — pendant plus de trois heures entre 75 ri 90 mètres, sans que le malaise qu’il eut ensuite, ait eu des suites graves, grâce à la décompression très lente à laquelle il fut soumis.


J’arrive maintenant aux procédés de renflouement eux-mêmes. Ils sont infiniment variés, car il n’y a pas une méthode, mais plusieurs qu’on peut même employer simultanément, l’une aidant l’autre, pour le relevage d’une même épave. Pourtant comme il faut toujours classer les choses, on peut je crois distinguer ainsi ces procédés : 1° ceux où l’on relève le navire au moyen de docks flottants ou d’allèges auxquelles on le suspend ; 2° ceux où l’on crée autour du navire un bassin de radoub artificiel ; 3° ceux où l’on utilise le navire lui-même comme allège.

Le premier procédé qui est classique comporte plusieurs variantes : dans la plus simple, on amène au-dessus de l’épave des chalands vides qu’on relie à la coque submergée au moyen de fortes chaînes ou de câbles ; à marée basse, on raidit ces chaînes. Lorsque la mer monte, l’épave est soulevée et on peut l’amener ensuite, en remorquant les chalands, sur un fond plus élevé ; sur celui-ci, on raidira de nouveau les chaînes à marée basse et ainsi de proche en proche on pourra amener l’épave jusqu’au port et à sec. C’est par ce procédé que le sous-marin Pluviôse a été renfloué naguère.

Une variante de ce procédé consiste à utiliser comme allèges, non plus de simples chalands, mais un dock flottant muni de caissons, à eau. Une fois les câbles raidis sur l’épave, on vide les caissons, ce qui soulève l’ensemble et permet de l’amener sur un fond plus haut et ainsi de suite, le remplissage et le vidage successifs des caissons remplacent ici l’action de la marée. Mais il est clair que l’un et l’autre peuvent se combiner et qu’on aura le maximum d’efficacité en vidant les caissons à marée haute et en les remplissant à marée basse dans le même temps qu’on raidit les chaînes.

Un procédé du même genre (sauf qu’il s’agit maintenant d’allèges immergées et non plus flottantes) a été employé pour le relevage du sous-marin américain F.4 coulé accidentellement en 1915 à Honolulu. On avait d’abord vainement essayé de relever le navire en le hissant au moyen de treuils puissants, mais on n’avait réussi ainsi qu’à faire céder sa coque brisée par les chaînes de relevage. On renonça alors à l’emploi de caissons de surface et on immergea eu les remplissant d’eau six caissons cylindriques que l’on vint disposer et fixer solidement et symétriquement de part et d’autre du sous-marin ; puis, au moyen d’air comprimé amené par des tuyaux à ces caissons qui étaient munis d’une soupape de vidange à leur partie supérieure, on les vida de l’eau incluse. Ayant retrouvé alors, en vertu du principe d’Archimède, toute leur force ascensionnelle, ils revinrent flotter à la surface entraînant avec eux le sous-marin qui put être ainsi ramené au port.

Au cours de l’opération (j’emprunte ces détails au capitaine Poidlouë) on utilisa le concours des plongeurs à corps nu de Tahiti, qui sont renommés pour leur habileté, et qui, à l’occasion, peuvent très bien remplacer les scaphandriers. On peut même citer à ce propos un cas de plongée à corps nu à 77 mètres de profondeur, cas scientifiquement presque inexplicable, et qui pourtant a été naguère constaté officiellement à bord du navire de guerre italien Regina-Margherita. Ce bâtiment avait perdu, au moment de mouiller dans une baie de la mer Egée, une ancre et sa chaîne. Un pêcheur d’épongés grec, nommé Aadgi Statti Giorgios, se proposa pour les retrouver. Le premier jour il plongea six fois, le second cinq fois. Le quatrième jour, il parvint à attacher des aussières en fil d’acier à la chaîne qui put être remontée à bord avec son ancre. Le médecin du bord examina le plongeur et ne constata rien d’anormal dans sa conformation. Et pourtant il était resté sous l’eau jusqu’à près de 4 minutes dans ses plongées et il avait subi des pressions atteignant près de 8 atmosphères. Voilà qui peut laisser rêveurs les physiologistes avec leurs savantes explications.

Une autre méthode, très différente des précédentes, est celle qui fut employée par les Américains pour mettre à sec et examiner l’épave du « Maine » coulé comme on sait dans la rade de la Havane et qui fut une des causes de la guerre hispano-américaine. Cette méthode, — qui n’est nécessairement applicable que sur des fends peu bas, — consiste à construire tout autour du navire et dans l’eau, un véritable mur, une cloison formant enceinte étanche, un batardeau comme disent les gens du métier ; cette enceinte étant suffisamment étanche et solide, on la vide de l’eau qu’elle contient, en l’asséchant ; l’épave étant mise à découvert dans cette sorte de bassin de radoub improvisé, on peut l’examiner et la réparer à loisir… C’est ainsi qu’on constata que la cause déterminante de la guerre hispano-américaine était une erreur manifeste. C’est que l’humanité n’avait pas encore le bonheur de posséder cette panacée universelle, qui elle aussi vient d’Amérique, et qui s’appelle la Société des Nations.

Enfin, une dernière catégorie de procédés sont employés pour le relevage des navires coulés. Ce sont eux surtout qui, entre les mains de nos amis anglais, ont donné les brillants résultats dont je parlerai tout à l’heure. Ils consistent à utiliser comme allèges pour soulever le navire submergé, non plus des chalands ou des caissons immergés ou non, non plus des docks de relevage (tous procédés qui ne sont applicables pratiquement qu’à des épaves de faibles tonnages) mais le navire coulé lui-même. Pour cela il faut que celui-ci soit, au fond même de la mer, vidé de l’eau qui le remplit.

Comme exemple d’un des modes d’application de cette méthode il faut citer le cas du vapeur allemand Walkure qui, pris par nous, fut, lors de l’attaque de Tahiti par le Scharnhorst et le Gneisenau coulé par 24 mètres de fond. Un entrepreneur de San Francisco à qui l’épave avait été vendue, fit réparer par des plongeurs les voies d’eau avec des moyens de fortune (toiles, planches, ciment à prise rapide, etc.), il fit construire sur le navire et autour des orifices du pont supérieur des batardeaux qui venaient dépasser le niveau de l’eau. On vida alors, par ces batardeaux, la coque au moyen de pompes d’épuisement et l’épave vint tranquillement flotter à la surface. Elle avait coûté à l’entrepreneur, réparation comprise, 1 425 000 francs ; le navire à son premier voyage apporta 1 800 000 francs et fut ensuite vendu 4 125 000 francs. On voit que ce genre d’entreprises peut être très fructueux. (J’emprunte ces derniers détails à une intéressante étude du capitaine de vaisseau Poidlouë.)

Mais les pompes d’épuisement pour vider l’épave, préalablement réparée, ne peuvent être utilisées que si on construit un batardeau qui émerge, ce qui n’est possible qu’avec des épaves coulées à faible profondeur. Dans le procédé couramment employé maintenant par les Anglais, on vide la coque au moyen de l’air comprimé, — encore lui ! — ce qui permet d’opérer à grande profondeur. Ce procédé est d’une puissance et d’une efficacité presque illimitées.

Dès 1905, le sous-marin anglais A-8 avait été ainsi sauvé par le Neptune Salvage C° au moyen d’injection d’air comprimé. On avait relevé de même postérieurement certains navires de commerce comme le Bavarian de 12 000 tonnes, coulé dans le fleuve Saint-Laurent, et le Yankee de 6 000, tonnes coulé dans la baie du Buzzard. Aujourd’hui le procédé s’est développé et systématisé d’une manière grandiose entre les mains des marins anglais, grâce surtout à l’invention d’admirables et puissantes pompes submersibles renfermées dans des caissons complètement étanches et qui sont mues par l’électricité fournie par le bateau sauveteur. L’air puissamment comprimé par ces pompes et injecté dans l’épave, en chasse l’eau progressivement comme il fait dans la cloche à plongeur ou dans les caissons métalliques qui ont servi à faire le tunnel du métropolitain sous la Seine. Ces pompes submersibles peuvent travailler à des profondeurs où les pompes ordinaires sont complètement inutilisables, et elles peuvent pomper efficacement à une profondeur triple du rayon d’action de la pompe ordinaire.


Et maintenant quelques faits et quelques résultats. Dans presque tous les ports britanniques il existait avant la guerre des organismes destinés au sauvetage des naufragés ; depuis la guerre et surtout depuis le furieux déchaînement de la piraterie allemande, l’Amirauté a réuni et militarisé toutes ces organisations et les a centralisées sous le nom de Salvage Section entre les mains d’un marin éminent depuis longtemps spécialisé dans ces questions, le capitaine Young de la Liverpool Salvage Association.

La Salvage Section a fonctionné dès longtemps avant la fin des hostilités ; son rôle n’est pas terminé avec celles-ci ; bien loin de là, mais il est devenu moins dangereux, sinon moins pénible et moins digne d’admiration. Il y a quelques mois encore, c’était sous le feu des canons et sous la menace des torpilles des Allemands que les frêles bateaux de la Salvage Section, portant son personnel réduit et l’arsenal de ses pompes, accourait à toute vapeur dès que la T. S. F. avait annoncé le torpillage ou le coulage par mine d’un navire, dès que cette annonce parvenue à la direction avait été. aussitôt par elle transmise aux sauveteurs les plus voisins.

L’histoire de la Salvage Section est pleine de beaux traits héroïques qu’il serait trop long de raconter ici et où ce mélange de flegme patient et de froide énergie qui caractérise la bravoure anglaise se manifeste magnifiquement.

Telle est l’histoire de ce navire qui, renfloué une première fois, fut coulé une seconde fois par un sous-marin, tandis que les sauveteurs le remorquaient au port, puis une troisième après que ceux-ci, ayant de nouveau mis en action leurs pompes, l’avaient encore arraché aux flots, jusqu’à ce qu’enfin, dédaigneux des projectiles allemands, ils réussissent à le remorquer triomphalement, mais dans quel état ! au port le plus voisin.

L’idée qu’il peut être nécessaire de couler un navire pour le sauver peut paraître a priori bien étrange. C’est pourtant ce qui est arrivé quelquefois aux marins de la Salvage Section. Une fois notamment, un bateau réservoir chargé de pétrole avait eu une collision nocturne avec un autre navire. L’incendie aussitôt envahit le pétrolier et l’autre navire se mit également à brûler. Les sauveteurs qui à toute vapeur survinrent au petit jour se convainquirent rapidement qu’il n’y avait qu’un seul espoir de sauver le pétrolier, c’était d’y éteindre l’incendie, et qu’un seul moyen de le faire : couler le navire. Une torpille lancée du navire sauveteur eut vite fait l’affaire, et le navire fut ensuite renfloué par les procédés habituels et on en sauva 8 000 tonnes de pétrole. Quant au second navire qu’on avait pris à la remorque, comme l’incendie n’y cessait pas, quelque moyen qu’on employât, et qu’on le remorquait, on devine à travers quels dangers au milieu d’un champ de mines, on se décida à le couler également au moyen de quelques obus. Peu de temps après, également renfloué, il reprenait son service. ‘

L’esprit d’initiative des officiers et des marins de la Salvage Section a les occasions parfois les plus imprévues de se manifester. Une des circonstances les plus pittoresques où cette initiative s’est utilement montrée est celle où, un bateau chargé de grain et qui venait d’être torpillé étant en train de couler, l’officier, ne voulant pas laisser perdre la précieuse cargaison alimentaire que le contact de la mer eût aussitôt avariée, décida d’employer d’une nouvelle manière les pompes de son bateau. Au moyen des paillasses de son équipage cousues bout à bout et préalablement vidées, il fit un long tuyau d’aspiration ; puis, changeant la marche des pompes et de pompes de compression faisant des pompes aspirantes, il pompa rapidement du navire sinistré dans le sien tout le grain précieux. Puis ayant ainsi et d’abord sauvé le contenu, et changeant de nouveau le sens de marche de ses pompes, il se disposa ensuite à sauver le contenant, le navire qui s’était abîmé dans la mer.

Toutes ces choses sont authentiques. Elles montrent ce qu’il y a de passionnant, d’ingénieux, d’héroïque dans l’œuvre de guerre, — qui va se continuer dans la paix, — de la Salvage Section britannique. Qu’est-ce qui empêche notre bureaucratie maritime de développer chez nous une organisation et des méthodes analogues ?

Pour terminer ce bref, — et combien incomplet, — exposé par des chiffres qui, dans leur concision, ont une certaine éloquence, j’ajouterai seulement que jusqu’à l’époque de l’armistice, la Salvage Section avait déjà récupéré environ 410 navires représentant une valeur de plus de 500 millions de francs. Bien qu’une bonne partie des cargaisons correspondantes, composées de matières périssables, ait été détériorée par la mer, on a pu en retirer encore une somme d’environ 250 millions de francs. C’est ainsi que 750 millions de francs ont été de la sorte, par l’Angleterre et pour l’Angleterre, « sauvés des eaux » ainsi qu’on dit » mosaïquement. »

Et ceci n’est qu’un commencement.


CHARLES NORDMANN.