Revue scientifique - Le rythme des océans

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Charles Nordmann
Revue scientifique - Le rythme des océans
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 459-469).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE RYTHME DES OCÉANS

M. Fichot, membre du Bureau des Longitudes, est à présent notre meilleur spécialiste de la science des marées. Il vient de leur consacrer un petit ouvrage excellent [1] et d’autant plus heureusement venu que le problème de l’utilisation industrielle des marées est plus que jamais à l’ordre du jour.

Ce petit volume est éloigné autant qu’il est possible, — c’est-à-dire non complètement, — de l’ésotérisme mathématique qui interdit aux non initiés l’accès des grands traités relatifs à la question, et notamment de l’ouvrage classique d’Henri Poincaré. Il fournit un aperçu vraiment suggestif du problème des marées tel qu’il se pose aujourd’hui.

Et puis l’ouvrage est fort bien écrit. M. Fichot n’est pas de ces techniciens froncés qui se croiraient déshonorés d’exprimer des pensées ardues sous une forme qui ne fût pas rébarbative. Qu’il en soit remercié. Ce n’est point d’ailleurs que cet élégant penchant pour une forme littéraire ne lui inspire parfois des images dont on pourrait disputer. Lorsqu’il cite tel auteur qui affirme sérieusement que la gravitation newtonienne embrasse tous les êtres, et que la loi qui régit les cœurs et les consciences n’est qu’un corollaire de la formule du carré de la distance, on est tenté de penser que « comparaison n’est pas raison. » Lorsqu’il assimile et identifie presque la sympathie qui unit et attire certains êtres à la résonnance ondulatoire qui contribue à créer et à délimiter les bassins océaniques, on est plus charmé que convaincu. Ce sont là les bleuets nécessaires à tout champ de blé, les fleurettes qui rendent plus léger un exposé difficile. De cet exposé M. Fichot s’est tiré admirablement, et je serai le dernier à les lui reprocher.

Le rythme murmurant du flux et du jusant qui soulève vers les cieux la mer étincelante, puis la laisse retomber, comme épuisée de son effort éternel, a longtemps paru un mystère insondable. Un ancien appelait les marées le tombeau de la curiosité humaine. Pourtant on trouve déjà dans de très vieux livres des explications dont la poésie ou l’imprévu fait presque pardonner l’absurdité. Pour les anciens Chinois, la mer étant le sang de la Terre, les marées n’étaient que le battement de son pouls. Rien de plus simple comme on voit. Un des premiers qui aient eu l’intuition de l’origine astrale des marées est peut-être certain auteur oriental du XVIIIe siècle. Il s’appelait, si je me souviens bien, Zakariyya Ibn Muhammad Ibn Mahmud Al Qazvini. Pour lui, l’élévation périodique des mers est due au soleil dont la chaleur dilate les eaux et les oblige à occuper un volume plus grand qu’en son absence. C’était faux, mais fort ingénieux, et cela contenait plus d’esprit scientifique qu’on n’en eût pu trouver alors dans toute l’Europe.

Il a fallu attendre Newton puis Laplace et Poincaré, pour comprendre que la cause principale des marées réside dans la lune et pour rendre compte des singularités du phénomène.

Dans sa lumineuse introduction synthétique, M. Fichot nous rappelle cependant que, dès le premier siècle avant Jésus-Christ, le philosophe stoïcien Posidonius, dont Cicéron suivit les leçons à Rhodes, nous a laissé un tableau exact des concordances qu’il avait observées sur la côte d’Espagne entre les variations diverses, mensuelles et même annuelles, des marées et les mouvements de la lune et du soleil. Le fil conducteur était trouvé.

En fait, le problème n’a pas beaucoup préoccupé les anciens Grecs, curieux de tout pourtant. C’est que,— nous verrons pourquoi tout à l’heure, — la Méditerranée n’a guère de marées notables. Aussi l’Odyssée ne parle pas des marées, bien qu’elle nous initie sans omettre un détail à tout ce qui concerne la navigation dans les mers helléniques.

Galilée lui-même s’est trompé au sujet des marées. Pour lui la lune n’y est pour rien. Cette négation dans la bouche du grand Italien provenait évidemment de sa répugnance à l’égard de toutes les idées scolastiques, répugnance poussée jusqu’à l’excès,.., qui en tout est un défaut.

C’était un grand adversaire des « qualités occultes. » La périodicité, le synchronisme signalé par Posidonius ayant été confirmé, la question s’était posée de savoir comment cette action extérieure des astres sur les océans pouvait s’exercer.

Par une « espèce d’attraction » analogue au magnétisme, répondait Scaliger. Par une « tendance » des eaux de la mer à suivre les corps célestes dans leur révolution vers l’Ouest, disait Bacon. Et Képler attribuait à la « vertu attractive » de la lune la course des eaux vers la barrière occidentale.

On a beaucoup plaisanté et dénigré le mysticisme qui gît dans ces explications par des qualités occultes. M. Fichot lui-même trouve que « entre la vertu attractive de Képler et la gravitation newtonienne, il y a tout l’abîme qui sépare une pure rêverie d’une véritable théorie scientifique. » Il me semble qu’il y a dans tout cela un malentendu. Newton a trouvé que la « vertu attractive » de Képler a un caractère universel ; il en a donné une expression mathématique simple, exacte qui rend compte des phénomènes passés et prévoit les futurs. Mais en tant qu’explication qualitative (et non plus seulement d’expression quantitative) des choses, nous ne savons rien de plus avec Newton qu’avec Képler. Non, on ne peut pas dire que « Newton a mis à nu le ressort même de la Nature. »

Le pourquoi, le primum movens de l’attraction nous reste caché avec l’un comme avec l’autre. On a raison certes de dénigrer et de repousser du pied les qualités occultes. Newton lui-même savait très bien, — et il l’a dit expressément, bien que ses commentateurs s’y soient parfois trompés, — qu’il n’expliquait pas l’attraction. En vérité, je crois que toutes les qualités sont occultes. Ce qui est qualité pure dans le monde extérieur est dénué de toute signification objective. La science ne peut et ne doit connaître que les relations, les rapports des objets, le comment et non le pourquoi.

Avec Newton, l’ « attraction » des corps n’est pas moins occulte et mystérieuse qu’avec Képler et les scolastiques, quelque nom qu’on lui donne.

Le seul physicien qui ait peut-être arraché à la gravitation quelque chose de son caractère occulte est Einstein, selon qui elle cesse d’être une force attirante, pour devenir une conséquence naturelle de la courbure spatiale du monde extérieur. Ici vraiment l’occulte a été délogé jusqu’aux confins du connaissable.

Et c’est pourquoi j’ose n’être pas d’accord avec M. Fichot lorsqu’il reproche à la conception einsteinienne d’être « si complètement vide de tout contenu physique. » Je dirais plutôt, au contraire, la comparant aux doctrines antérieures, et singulièrement à la newtonienne, que de toutes elle est la plus complètement vide de tout contenu métaphysique, occulte. Par son contenu physique, — dont elle a élagué tout ce qui ne l’était point, — elle ne le cède à nulle autre, bien au contraire, puisque nous lui devons des faits physiques nouveaux insoupçonnés de ses devancières.

Ces querelles de détail, sur des points que l’on peut discuter et que l’on discutera toujours, n’enlèvent rien à la haute valeur de l’exposé si clair et si compréhensif que M. Fichot a fait d’une des questions scientifiques les plus difficiles de l’heure présente.

Il cite quelque part la remarque de Laplace, qu’il ne faut pas mesurer la simplicité des lois de la nature par notre facilité à les concevoir. Cette pensée est à rapprocher de : « La nature ne se soucie pas des difficultés analytiques. » M. Fichot attribue cet aphorisme célèbre à Fourier. On a coutume d’en laisser la paternité à Fresnel. Qui a raison ?

J’aime assez, parmi d’autres non moins imagées, cette définition que notre auteur donne de l’éther : monstre physique dont on sait tout lorsqu’on a compris qu’il est incompréhensible. Tel est en effet à peu près le dernier mot de la science là-dessus.

La place me manque pour suivre notre guide à travers le savant dédale de son exposé. Je dois me borner à quelques points essentiels et caractéristiques.

La partie de la surface terrestre qui est tournée vers la lune (et qui a celle-ci à son zénith) est attirée par elle plus que le centre de la terre qui est plus loin. Cette différence d’attraction n’a pas d’effets considérables, en première analyse, sur la croûte terrestre solide, à cause de sa rigidité qui l’empêche à peu près de se déformer. Au contraire, les liquides des océans subissent docilement cette action et forment une intumescence dirigée vers la lune. Pour la même raison, à l’antipode du point terrestre qui a la lune à son zénith, les liquides océaniques étant plus loin d’elle que le centre de la terre, sont moins attirés que lui et forment une intumescence symétrique de la première et dirigée en sens contraire. La terre tourne en vingt-quatre heures (en vingt-cinq heures par rapport à la lune.) Un lieu donné aux bords des océans rencontre donc successivement dans ce temps les deux intumescences en question. De là les deux marées diurnes qu’on observe généralement.

Telle est l’explication classique et élémentaire qui est le plus souvent donnée du phénomène des marées.

Elle est spécieuse pour ne pas dire fausse. Un calcul simple le montrera. En un lieu donné de la surface terrestre sur lequel la lune se lève puis se couche, la force perturbatrice exercée par l’attraction lunaire a des valeurs successives variables. Entre la plus grande et la plus petite, le calcul montre que la différence représente moins de la cinq-millionième partie de la valeur de la pesanteur à la surface terrestre. Supposons un poids d’un gramme à la surface du sol. Il suffirait de le soulever d’un demi-mètre environ, pour que, par l’effet de son éloignement accru par rapport au centre de la terre, il éprouvât une diminution de poids équivalente à celle que l’attraction lunaire produit sur lui dans les conditions les plus favorables.

Par où l’on voit que les forces mises en jeu dans les marées sont insignifiantes. On les trouverait encore bien plus faibles, si on refaisait ce calcul pour le soleil.

Comment donc ces forces minimes peuvent-elles engendrer les effets grandioses que nous manifestent les marées ?

Est-ce par le mécanisme simpliste relaté ci-dessus ? Il est facile de voir que non. Dans ce mécanisme l’intumescence tidale se produit au point qui a la lune à son zénith. C’est donc la perturbation apportée par la lune dans la direction verticale, c’est la composante verticale de cette perturbation, qui agirait efficacement. Admettons un océan d’une profondeur uniforme égale à 5 000 mètres (ce qui est plus que la profondeur moyenne de tous les océans terrestres) couvrant tout le globe supposé sphérique. Si on calcule quelle serait la forme d’équilibre d’un tel océan sous l’action de la seule composante verticale de l’attraction lunaire, on trouve que la surface serait un ellipsoïde de révolution dont le grand axe serait bien dirigé vers la lune, mais tellement peu allongé vers elle qu’il n’y aurait qu’une différence de neuf dixièmes de millimètre entre les longueurs de ce grand axe et du petit. C’est à cette dénivellation extrême que se réduirait la marée.

Il en résulte péremptoirement que celle-ci ne peut être causée, que pour une part infime, par la composante verticale de l’action lunaire.

L’agent essentiel des marées est la composante horizontale de cette action, qui est précisément nulle, là où la composante verticale est maxima, là où la lune est au zénith. Qu’est-ce à dire ? Voici. La moitié de la terre qui est éclairée par la lune est séparée de l’hémisphère non éclairé par un grand cercle. Partant de ce grand cercle, déplaçons-nous à la surface du globe en nous dirigeant vers la lune. Autrement dit, ayant d’abord la lune à notre horizon (et abstraction faite, un instant, de la rotation terrestre), déplaçons-nous de façon à voir monter la lune au-dessus de l’horizon. Les molécules liquides des lieux où nous arrivons successivement, dans ce mouvement, sont attirées par la lune, attirées plus que le centre de la terre. Cette attraction les déplace vers la lune, mais comme elles sont pesantes, le résultat est finalement qu’elles sont mues horizontalement dans la direction du point qui a la lune à son zénith. La force qui les meut dans cette direction est la composante horizontale de l’action lunaire. Elle tend à produire dans les océans des déplacements horizontaux, des courants d’eaux dirigés de toutes parts vers le lieu où la lune est zénithale.

Ce sont ces courants d’eau horizontaux qui sont les agents essentiels des marées. C’est qu’ils agissent en accumulant leurs effets sur les 10 000 kilomètres qui mesurent le quart du tour de la terre, tandis que la composante verticale de l’action lunaire n’agit que sur la profondeur relativement très faible des océans.

En fait, si, reprenant notre hypothèse ci-dessus d’un océan de 5 000 mètres de profondeur uniforme entourant le globe, on calcule la marée produite sur lui par la composante horizontale de l’action lunaire, on trouve qu’elle est 600 fois plus ample que la marée due à la composante verticale.

L’intumescence produite au lieu où la terre est zénithale, — abstraction faite de la rotation terrestre, — y est causée, non par l’action verticale de la lune, mais par la rencontre, par le conflit des courants de marée venus de toutes parts en ce point, et qui s’y heurtent en produisant un immense bourrelet liquide. On comprend facilement maintenant pourquoi les mers relativement étroites et sans communication suffisante avec les grands océans, — comme la Méditerranée, — sont presque dépourvues de marées. Supposons un instant la lune au zénith du centre de la Méditerranée. La différence des actions lunaires en ce point, et à l’extrémité de cette mer, est trop faible pour produire des courants horizontaux capables de créer, par leur conflit au point central, une intumescence importante.

Mais le phénomène n’est pas encore aussi simple que cela. D’abord, il y a l’action perturbatrice du soleil qui, pour être un peu plus faible que l’action lunaire, n’en est pas moins importante. Or ces deux actions ne sont que rarement synchrones, ou du moins synergétiques en un même lieu. Tantôt elles se contrarient, tantôt elles se renforcent plus ou moins, D’autre part, la déclinaison de la lune est continuellement changeante. Elle est tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de l’équateur, et, lorsqu’elle passe au méridien d’un lieu donné, elle est plus ou moins haut sur l’horizon, les différences pouvant être énormes à quelques jours d’intervalle. Il en est de même du soleil, quoique à un degré moindre.

Tout cela fait que l’intensité et la direction du champ perturbateur produisant les marées, varient continuellement et d’une maniéré fort compliquée. De là, dans les caractéristiques des marées en chaque lieu, des périodicités multiples et qui, plus ou moins superposées, concordantes ou discordantes, amènent dans les phénomènes la grande diversité qu’on observe.

La plus connue, populairement, de ces périodicités est celle qui, deux fois par mois, — à la pleine et à la nouvelle lune, — renforce la marée, la direction du soleil et celle de la lune étant alors sensiblement les mêmes et leurs actions concourant. Toutes ces périodicités sont aujourd’hui assujetties au calcul et en particulier aux méthodes de l’analyse harmonique. On possède d’ailleurs des appareils ingénieux, des Tide Predictors (ici comme dans le sport, la terminologie anglaise triomphe), qui, aussi bien que le calcul, permettent de tracer longtemps à l’avance pour quelque lieu que ce soit, et en partant des données observées, le tableau des marées, heures et amplitudes.

Mais tout cela ne suffît point encore à donner au « phénomène marée » ses caractéristiques singulières. Car enfin, pourquoi toutes les différences qu’on constate d’un point à l’autre du globe, et si surprenantes qu’on pourrait douter qu’il s’agit partout d’un seul et même phénomène ? Pourquoi, tandis que les fervents du bain sur nos plages françaises ont leurs deux pleines mers quotidiennes, pourquoi ceux qui se baignent à Doson, la grande station estivale du Tonkin, ne voient-ils qu’une seule pleine mer en vingt-quatre heures. A Tahiti, au lieu de retarder chaque jour d’une heure comme partout ailleurs, et comme la lune elle-même retarde sur le soleil, pourquoi les pleines et basses mers ont-elles toujours lieu vers les mêmes heures, « comme si la mer, rebelle au joug de la lune, se faisait ici la suivante docile du soleil ? »

Pourquoi dans le canal de Saint-Georges, près du petit port irlandais de Courtown, le niveau de la mer reste-t-il sensiblement invariable, alors que règnent de forts courante alternatifs ? Pourquoi au contraire, à 150 kilomètres seulement plus au Nord, dans cette même mer d’Irlande, à l’Ouest de l’île de Man, y a-t-il une aire assez vaste où le courant est constamment nul, tandis que l’amplitude verticale delà marée est considérable ? Bref, pourquoi dans les amplitudes, les heures, les rythmes, les périodicités des marées, observe-t-on tant de différences énormes, non pas seulement d’une époque à l’autre, mais le même jour d’un lieu à l’autre ?

C’est ici qu’interviennent les facteurs locaux, la configuration particulière et variable des fonds et des bords océaniques. La lune et le soleil causent les marées, mais c’est la surface terrestre qui les forme, qui les modèle.

Il est facile de comprendre pourquoi. Considérons un pendule auquel on imprime un choc, une impulsion. Quelle que soit cette impulsion, le pendule ne tardera pas à prendre une oscillation toujours la même par sa durée, uniforme, dont la période dépend exclusivement de la matière du pendule et de ses dimensions. Le pendule a adapté, a « naturalisé, » si j’ose dire, le choc reçu. Ce même choc se fût traduit sur un pendule différent par une oscillation uniforme différente.

Pareillement, donnons un choc à un diapason ou à la corde d’un instrument. Ce diapason et la corde répondront par leur son propre, toujours le même, s’ils sont dans des conditions constantes ; ils vibreront, mais suivant le rythme de la vibration qui leur est particulière ou de ses harmoniques.

Bref, les corps matériels qui subissent des déplacements périodiques, des mouvements vibratoires, ne sont susceptibles que de certains rythmes qui leur sont propres à l’exclusion des autres, et qui seuls sont compatibles avec leurs natures et leurs dimensions. Essayez de faire battre la seconde à un balancier simple de dix mètres de longueur. Vous n’y arriverez pas plus qu’à changer d’une octave le la d’un piano bien accordé, quelle que soit la façon dont vous attaquez cette note.

Secouez une cuvette ou une carafe, à moitié pleine d’eau. Vous remarquerez que, quelle que soit la nature du choc, l’eau se mettra à y osciller toujours du même rythme.

Il existe une sorte de sympathie, d’accord, d’harmonie préétablie entre tel objet et tel rythme, qui fait que l’un ne peut vibrer que suivant la norme de l’autre. N’est-ce pas un peu aussi ce que nous voyons dans le domaine des sentiments, et singulièrement de l’amour ?

Cette sympathie, les physiciens l’appellent prosaïquement la résonnance.

Eh bien ! la résonnance paraît jouer, dans la formation des marées et dans leurs caractéristiques locales, un rôle essentiel.

On a depuis longtemps observé dans les lacs des vibrations, ― causées par des ébranlements atmosphériques ou autres, ― des oscillations d’ensemble de leurs masses aqueuses qu’on appelle des seiches. Les physiciens suisses, américains et japonais en particulier ont fait là-dessus de fort beaux travaux.

Il est maintenant prouvé que les seiches sont des oscillations propres des lacs, conditionnées par la configuration et les dimensions de ceux-ci, de même que les oscillations sonores des cordes instrumentales sont fonction de leur longueur, de leur épaisseur, de leur matière.

On possède des formules qui permettent, connaissant les dimensions d’un lac de forme à peu près régulière, de calculer les périodes des seiches qui doivent s’y produire. Les résultats du calcul sont en bon accord avec les faits observés.

Quand le lac a une forme irrégulière, le calcul devient compliqué. Les physiciens japonais ont tourné la difficulté par une ingénieuse méthode expérimentale. Des modèles réduits des baies à étudier sont immergés dans un bassin rectangulaire où des ondulations sont produites par un pendule oscillant de longueur variable. Lorsque la période d’oscillation du pendule coïncide avec celle de l’oscillation propre du modèle, il se produit dans ce dernier une oscillation de très grande amplitude qui persiste longtemps après qu’on a arrêté le pendule lui-même. De même, lorsque vous heurtez successivement les diverses notes d’un piano en présence d’un diapason, celui-ci se met à vibrer lorsqu’arrive la note avec laquelle il est en résonnance. De la période ainsi observée les Japonais déduisent celle de la baie au moyen du principe de similitude. Cette recherche est d’ailleurs pour eux d’un grand intérêt pratique, car les seiches de très grande amplitude, les tsumanis des baies japonaises ont souvent causé de véritables désastres.

C’est ce même phénomène de résonnance qui semble précisément la cause efficiente des singularités des marées, et qui en fournit l’explication la plus rationnelle. Il s’attache donc un intérêt puissant à la détermination précise des périodes d’oscillation propre des grands bassins océaniques, comme aussi, en seconde analyse, des détroits, baies, plages, estuaires divers.

Ce problème eut malheureusement très difficile à résoudre par la théorie Henri Poincaré a bien donné les formules complètes de la théorie des marées ; mais elles sont d’une application malaisée et conduisent à des calculs numériques pratiquement inextricables.

Un hydrographe américain, M. Rollin A. Harris, a pensé qu’on aurait une solution suffisamment approchée en faisant abstraction des complications locales et en traitant par le calcul les bassins océaniques comme des volumes géométriques définis, sous réserve de corriger ensuite les résultats par certaines données empruntées à l’expérience et confirmées par la théorie dans les cas les plus simples. En procédant ainsi, Harris a découpé l’ensemble des océans en un certain nombre de zones partiellement fermées qu’il appelle des systèmes, et dont il a pu calculer facilement les périodes d’oscillation propre.

Il trouve de la sorte que certains de ces systèmes ont des périodes fondamentales voisines d’un demi-jour. D’autres ont des périodes voisines d’un jour.

Les premiers, les systèmes demi-diurnes, sont au nombre de sept : Nord-Atlantique, Sud-Atlantique, Nord-Pacifique, Sud-Pacifique, Nord-Indien, Sud-Indien, et Sud-Australien. L’espace me manque pour indiquer les limites géographiques de chacun de ces systèmes qui ont une période voisine pour les uns d’un demi-jour solaire, pour les autres d’un demi-jour lunaire (12 heures 25 minutes de temps moyen).

Les systèmes diurnes d’Harris ont des périodes d’oscillation propre voisines d’un jour lunaire (24 heures 50 minutes de temps moyen). Les deux principaux sont le Nord-Pacifique et l’Indien.

La mer de Chine constitue un bassin à peu près fermé, dont la longueur est sensiblement égale au quart de la longueur d’onde diurne, et qui débouche sur le système diurne Nord-Pacifique. Les ondes de la mer de Chine sont donc des harmoniques des ondes du Nord-Pacifique. Elle se comporte comme un résonnateur par rapport à lui. Le mouvement des marées pourra de ce fait y acquérir une grande amplitude. Ce qu’on constate.

Cette remarquable conception, dont je ne puis qu’esquisser ici l’idée maîtresse, a naturellement été beaucoup critiquée, comme tout ce qui est hardi, nouveau, vaste, suggestif. Henri Poincaré en a noté avec pénétration les points faibles. Mais il l’admirait cependant et pensait qu’une synthèse définitive, que seul l’avenir peut nous donner, empruntera à celle d’Harris une part notable de ses grandes lignes.

M. Fichot de son côté est justement séduit par la puissance explicative et la haute envergure philosophique de cette théorie, et aussi par les remarquables vérifications qui la sanctionnent. L’océan est conçu dans son ensemble comme un assemblage de divers bassins qui se comportent individuellement comme des résonnateurs vis à vis de l’action luni-solaire perturbatrice, ou du moins vis à vis de certaines périodes composantes de cette action. Des lors, chacun de ces bassins devient le siège d’une marée dominante qui tend à se propager en dehors des limites du système et y interfère avec les marées prépondérantes distinctes des bassins voisins.

Sans qu’il me soit possible d’entrer ici dans le détail, il faut constater que les caractéristiques les plus importantes de toutes les mers du globe se trouvent fort bien expliquées, lorsqu’on les calcule en partant de la conception de Harris.

Pour ne prendre qu’un exemple, — entre cent, — de ces vérifications saisissantes, nous avons vu que la mer de Chine se comporte comme un résonnateur vis à vis du système diurne Nord-Pacifique sur lequel elle débouche. D’autre part, l’onde semi-diurne, — qui est partout ailleurs prépondérante, étant l’onde fondamentale de la marée lunaire, — n’arrive dans le golfe du Tonkin qu’après avoir contourné par le Nord et le Sud l’île d’Haïnan, de telle sorte que les deux branches de cette onde interfèrent et s’annulent ensuite. D’où le caractère exclusivement diurne de la marée dans cette région, que nous avons signalé plus haut et qui a été longtemps considéré comme une anomalie.

Telles sont quelques-unes des clartés que le calcul projette aujourd’hui sur les rythmes marins. Si Neptune ne sillonne plus les vagues dans sa conque d’or, parmi les tritons bondissants et les souples sirènes, nous pouvons nous en consoler. Le trident en carton doré de la mythologie n’égale pas le compas glorieux d’un Newton ou d*un Poincaré. En allant chercher jusqu’aux astres les causes du mouvement des eaux, nous avons agrandi, vivifié la poésie de la mer. Sa plaintive musique n’a pas moins de charme qu’au temps du vieil Homère et ses tempêtes mêmes demeurent apaisantes, qui évoquent l’universelle fluidité des choses et le néant des fracas les plus superbes.


CHARLES NORDMANN.

  1. Les marées et leur Utilisation industrielle, par E. Fichot, ingénieur hydrographe en chef de la marine, Gauthier-Villars, 1923.