Revue scientifique - Le salut de notre agriculture est dans la mécanique

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Revue scientifique - Le salut de notre agriculture est dans la mécanique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 697-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE SALUT DE NOTRE AGRICULTURE EST DANS LA MÉGANIQUE

A la suite du tableau un peu attristant que j’ai donné dans ma dernière chronique des rendemens moyens en blé de la France comparés à ceux de quelques autres pays, j’ai indiqué qu’à mon avis la cause essentielle en était dans le caractère suranné de nos méthodes de culture. Cette cause d’infériorité, si elle est, semble-t-il, essentielle, n’est pas la seule. Il y faut ajouter d’autres raisons d’ordre plus ou moins social et qui touchent à nos mœurs et notamment les coutumes du métayage et des baux à court terme, et surtout la pénurie de main-d’œuvre. Celle-ci était déjà avant la guerre devenue un danger pressant. Elle est aujourd’hui angoissante.

Nous avions bien changé depuis le temps où Voltaire, qui se piquait d’être, dans le royaume des lettres, un gentilhomme-fermier, s’écriait, après avoir vanté tout ce qui dans l’agriculture produit à la fois l’agréable et l’utile : « Le goût de ces occupations augmente chaque jour ; le temps affaiblit presque toutes les autres. » Ce n’était, hélas ! plus vrai dans la longue période qu’on a appelée l’Avant-Guerre. Les villes tentaculaires avec leurs joies faciles et leurs larges salaires aspiraient lentement et sans arrêt, de toute la force de leurs ventouses fallacieuses, la sève virile des champs dédaignés. Et c’est pourquoi, depuis un assez grand nombre d’années, la question du labourage mécanique se posait et s’imposait impérieusement. Comme dans l’industrie et pour des raisons analogues on sentait la nécessité de remplacer les travailleurs humains exigeans, volages et chers par des machines, qui, elles, ne désertent jamais leur poste, obéissent toujours et ne discutent pas. Un peu d’huile dans leurs rouages, un peu d’essence dans leur réservoir suffisent à apaiser leur appétit toujours égal et leurs rares velléités d’insoumission.

Car, si j’ose risquer ici cette réflexion, l’introduction du machinisme dans la société n’a pas été toujours causée uniquement par le désir de substituer le travail des mécanismes aux muscles des hommes, pour fournir à ceux-ci les loisirs et les moyens de mieux mettre en valeur cette chose unique et fragile qu’aucune machine n’a laminée jusqu’ici dans ses rouages : la pensée. Il n’importe ; à travers toutes les vicissitudes, toutes les douleurs, tous les drames et les recommencemens sanglans du progrès, tel sera pourtant, tel doit être un jour, — quel jour ? — le résultat de la meilleure utilisation des énergies inanimées que réalise la science dans ses applications. Aujourd’hui, celles-ci, par un effroyable contresens systématiquement voulu par nos ennemis et qui fait d’eux à jamais les parricides de la science, servent surtout à annihiler et à tuer de la pensée et de la joie. Malgré tout, il faut vouloir croire qu’on approchera de la cime tant désirée à travers les siècles, et quels que soient les ravins rencontrés où l’on doit redescendre un instant pour franchir des ruisseaux de sang.

Parce que pendant la guerre un grand nombre d’hommes ont dû lâcher le soc pour le fusil, parce qu’après celle-ci beaucoup ne reverront plus leurs sillons, et resteront couchés là-bas dans un autre coin du sol nourricier, il faut sans tarder trouver et appliquer les moyens de travailler quand même la terre, toute la terre de France. C’est, après les nécessités militaires immédiates de l’heure, un des plus angoissans problèmes que nous posent ces journées où se jouent le sort et l’avenir du pays. Il ne s’agit pas seulement, en effet, de savoir dans quel sens la guerre modifiera nos âmes, et quelle influence elle aura sur la littérature, l’art et la science. Il s’agit de savoir si la France arrachée aux griffes des oiseaux de proie par l’héroïsme de ses fils ne s’affaissera point ensuite sur son char de triomphe et ne périra pas de l’anémie causée par ses glorieuses blessures. L’art, la science, la poésie ne peuvent s’épanouir, ne se sont jamais épanouis que dans les sociétés où règne l’aisance et avec elle la liberté qu’elle apporte ; pour que ces fleurs de la pensée s’élèvent avec vigueur, il faut que leurs racines plongent solidement dans une terre grasse et bien arrosée. Faute de quoi, elles s’étiolent déplorablement. Et c’est pourquoi il importe que le pays se préoccupe de reconstituer et de garder sa prospérité matérielle et la source principale de celle-ci, la culture du sol. Comme disait Voltaire, « on n’a besoin que d’une plume pour deux ou trois cents bras [1]. »

Après avoir d’abord et brièvement indiqué comment se posait, avant la guerre, la question de la motoculture, je voudrais à ce propos essayer de montrer comment les événemens actuels l’ont modifiée tout en la rendant plus aiguë, et comment aussi il faudra l’envisager après la victoire.


Dès 1833, comme l’a rappelé M. le professeur Ringelmann, qui est en France la principale autorité en la matière, on a commencé à utiliser en Angleterre des engins agricoles mus par la vapeur. Si donc le mot « motoculture » est nouveau, la chose ne l’est pas. C’est même le contraire de ce qui a lieu pour certaines choses dont les noms inscrits sur certains frontons monumentaux... au Monomotapa, ont précédé de bien loin et attendent peut-être encore, à ce qu’on dit, les réalités correspondantes. Quoi qu’il en soit de cette remarque qui prouve surtout que la culture des céréales est une chose et la culture des passions populaires une autre chose très différente, il est certain que le mot « motoculture » lui-même n’a reçu que depuis peu ses lettres de grande naturalisation. On l’a chicané sur ses origines, encore que bien latines. « Motoculture », disait-on, veut dire culture par moteurs ; or les animaux ne sont-ils pas des moteurs ? Cela voudra donc dire, répondait-on, culture par moteurs inanimés. Mais ici encore on pourrait discuter et appeler à la rescousse Descartes contre La Fontaine. Mais laissons là le « bonhomme » que ne manqueraient pas de mettre en fuite certaines moissonneuses-lieuses et charrues mécaniques à l’aspect terrifiant, campées aujourd’hui sur les coteaux qu’il anima bucoliquement. Nous définirons tout simplement sous le nom de motoculture les procédés de culture où le travail des animaux est totalement ou partiellement remplacé par des mécanismes.

Les premières tentatives de mécanique agricole, faites en Angleterre il y a environ quatre-vingts ans, l’ont été à la suite de l’élévation des salaires des ouvriers ruraux. Celle-ci était, comme elle l’a été un peu partout dans la suite, une conséquence naturelle de l’exode des ouvriers ruraux vers les cités. C’est une conséquence fatale de la loi de l’offre et de la demande ; les causes de l’exode rural ont été d’ailleurs si souvent et si longuement examinées sous toutes leurs faces que je demande la permission de ne pas ajouter mes réflexions à toutes celles qu’on a déjà entassées sur ce problème si limpide, sans réussir d’ailleurs à l’obscurcir.

Initialement ces tentatives n’avaient donc pour effet que de remplacer purement et simplement le travail des ouvriers. Mais on ne tarda pas à constater que la culture mécanique avait de nombreux autres avantages, avec d’ailleurs quelques inconvéniens.

Tout d’abord, les machines ne remplacent pas seulement les ouvriers, mais aussi les animaux de trait, bœufs et chevaux. Quelques- uns des premiers partisans de ce mode de travail poussaient même si loin leur enthousiasme à cet égard qu’ils se félicitaient par avance de la disparition totale du bétail de la ferme, oubliant que la viande joue un rôle aussi important que le pain dans l’alimentation des peuples dits civilisés. C’était d’autant moins pardonnable que M. Berthelot n’avait pas encore annoncé les fameuses pilules alimentaires dont il a d’ailleurs emporté le secret avec lui.

Or les animaux travaillent lentement ; les instrumens mécaniques permettent d’exécuter les opérations culturales bien plus rapidement. On peut donc pour celles-ci choisir alors son temps. Dans la pratique, si on pouvait accomplir chaque opération au moment le plus favorable, on améliorerait sans aucun doute les rendemens habituels, et on économiserait les façons faites à contretemps. Avec les attelages animés, ce n’était pas possible, parce qu’il faut nourrir les animaux toute l’année, même lorsqu’ils ne servent pas, et qu’alors cela conduit à en réduire le nombre le plus possible, de telle sorte qu’ils ne peuvent exécuter chaque jour qu’une petite partie du travail total d’une saison agricole.

Le moteur mécanique, au contraire, ne coûte rien lorsqu’il chôme ; on peut donc le choisir d’emblée assez puissant pour faire presque en une fois et à point nommé le travail nécessaire. En outre, dans les exploitations anciennes, une grande partie des produits est utilisée pour la nourriture des animaux, ce qui diminue le rendement utile.

Il est d’ailleurs évident qu’on ne peut songer à supprimer complètement la main-d’œuvre et les animaux. Il faudra toujours des hommes pour conduire les machines ; là où il en fallait vingt, un seul suffira d’ailleurs. Il faudra encore des animaux pour certains travaux qui ne peuvent, en l’état actuel, être faits facilement par machines, tels que certains charrois, enlèvement des récoltes, etc. En outre, il ne faut pas oublier que les animaux produisent du fumier auquel il faut substituer en leur absence d’autres engrais, ou la fixation d’azote atmosphérique par les légumineuses. Nous en avons parlé récemment.

Il faut donc trouver dans chaque cas particulier un modus vivendi, une sorte d’équilibre optimum (pardon de tout ce latin), entre les moteurs inanimés et les animaux de trait, de façon à avoir le meilleur rendement. La meilleure solution serait peut-être, comme le propose M. Tony-Ballu, l’emploi uniquement des bœufs, à l’exclusion des chevaux. Les premiers pouvant seuls chômer sans inconvéniens pour leur santé, faisant alors de la viande, et se nourrissant de divers résidus encombrans des fermes industrielles (pulpes, drêches, etc.).

Une chose est certaine en tout cas, c’est que la motoculture a augmenté notablement les rendemens. Dès l’introduction de la culture à la vapeur, on l’a constaté, cette augmentation étant alors, dans certains cas, de l’ordre de 50 pour 100.


Il n’entre point dans notre programme d’examiner ici les prix de revient comparés, d’entretien, d’amortissement et d’intérêt du travail respectif des moteurs inanimés et animés. Qu’il nous suffise de dire que ces considérations militent fortement en faveur de la motoculture. Nous ne voulons point non plus nommer ici aucun des types divers d’appareils par lesquels on a, en France et ailleurs, réalisé la culture mécanique. Il nous suffira d’indiquer qu’on peut classer ces instrumens de la façon suivante.

Nous mettrons à part les appareils destinés à labourer la terre par un mode de travail essentiellement différent de celui de la charrue. Le type le plus caractéristique en est l’effriteuse de M. Xavier Charmes, dont nous avons parlé déjà, et qui se distingue par la nature de son travail, et non par sa qualité d’appareil automoteur : la meilleure preuve en est que, dans le modèle primitif et déjà ancien de cet appareil, son auteur avait prévu pour lui la traction animale.

Les autres instrumens de motoculture utilisent comme instrument de labour la charrue des différens types anciens ou de certains types nouveaux, mais analogues, et mieux adaptés à leur nouveau mode de traction. Les principaux de ces motoculteurs peuvent se ranger en trois grandes catégories :

l° Les appareils dont la partie motrice est fixe pendant le travail, la charrue étant seule mobile ;

2° Les appareils dans lesquels la partie motrice se déplace avec la charrue qu’elle entraîne ;

3° Les appareils mixtes dérivés à la fois des deux types précédens.

Les appareils du premier type sont ceux dans lesquels la charrue est halée par un câble s’enroulant sur un treuil fixe actionné par la machine. Les premiers appareils de motoculture étaient de ce type. Il y a un demi-siècle déjà, on labourait certains domaines au moyen d’une charrue qui était halée alternativement de la sorte par deux locomobiles à vapeur placées aux deux extrémités du champ. On a de diverses manières modifié et amélioré ce système, soit en substituant à l’une des locomobiles une poulie qui permet de ramener la charrue à l’autre bout du champ, ou même de la faire travailler pendant ce trajet de retour, soit en remplaçant comme force motrice la vapeur par le moteur à explosion, la force hydraulique, l’électricité ou même le vent. Il convient d’ailleurs de ne pas oublier que la traction des charrues par treuil est parfois accomplie dans les treuils à manège, par des animaux de trait.

L’emploi des appareils mécaniques à treuil s’est beaucoup répandu dans certaines régions où des coopératives agricoles les acquièrent et les utilisent avec bonheur. Les avantages de ce type d’appareils sont de pouvoir réaliser des labours profonds et pénibles, impossibles par d’autres procédés, de ne pas écraser les sillons des champs labourés sous le poids des tracteurs animés ou non des autres systèmes. Les principaux inconvéniens sont de ne pas se prêter aux charrois et a divers autres emplois des tracteurs, d’être dispendieux et accessibles seulement aux grandes exploitations ou aux collectivités.

Les appareils du deuxième type sont les tracteurs automobiles remorquant directement la charrue, comme faisaient les attelages animés. Pour obtenir une traction suffisante, il faut que l’appareil remorqueur ne patine et ne dérape pas sur le sol ; on y arrive, soit en lui donnant un très grand poids (certains tracteurs employés dans les exploitations américaines pèsent jusqu’à 23 tonnes), soit en adoptant des machines légères auxquelles des dispositifs particuliers donnent de l’adhérence. Parmi ces dispositifs, il faut citer les chenilles dites « caterpillars » d’origine américaine, faites d’une enveloppe articulée entourant les roues motrices, qui avance sur les terrains les plus bouleversés et qui a trouvé dans la guerre actuelle de curieuses applications. La plupart des tracteurs agricoles ont des moteurs à explosion. Il en existe une variété presque infinie de types qui répondent à des exigences diverses, et dont chacun a ses qualités et ses défauts.

L’inconvénient de ce type d’appareils est son manque d’adhérence auquel on ne supplée guère que par un poids qui cause des dommages au sol labouré. Il s’ensuit un rendement assez médiocre, dans certains cas, de la puissance dépensée.

Ses avantages sont sa grande mobilité, sa faculté de pouvoir remplacer les attelages pour d’autres besognes que le labour, puisqu’il emporte comme eux sa propre force motrice. Dans certains pays comme les États-Unis, ces appareils se sont répandus en quantités considérables. Une des raisons qui chez nous en a un peu limité l’emploi est le prix élevé de l’essence, due pour une bonne part (environ la moitié) aux droits qui pèsent sur elle.

Enfin il existe un troisième type d’appareils, les tracteurs-treuils, qui fonctionnent alternativement comme les deux précédens. L’appareil fonctionne d’abord comme tracteur et avance d’une certaine quantité, puis se fixe dans le sol au moyen d’un dispositif ingénieux et haie jusqu’à lui, au moyen d’un treuil dont il est porteur, la charrue, puis avance de nouveau, et ainsi de suite. D’autres appareils analogues sont fondés sur le principe du touage.

M. Fernand David a eu l’heureuse idée d’instituer, entre ces différens types de motoculteurs, des concours destinés à permettre de comparer leurs avantages respectifs ; ces concours sont commencés depuis quelque temps déjà et sont loin d’être terminés ; ils présentent d’ailleurs des difficultés exigeant de longues expériences systématiques et répétées.

Nous ne pouvons entrer ici dans aucun détail technique relativement aux résultats de ces concours, résultats encore à l’étude et qui seront discutés et discutables tant qu’ils ne seront pas généralisés sur une grande échelle et dans les terrains et les conditions atmosphériques les plus variées. Mais, à titre documentaire et pour fixer les idées, j’emprunte à un document du Ministère de l’Agriculture les renseignemens suivans sur un des types de tracteurs qui ont fonctionné récemment, lors des essais de motoculture effectués en novembre et décembre 1915. Ces renseignemens donneront une idée de la puissance mécanique mise en jeu et de la rapidité du travail accompli : la puissance de la machine en question est de quinze chevaux-vapeurs, 45 H. P. comme on écrit maintenant dans la terminologie abréviative que cette guerre a généralisée au point de faire de certains documens militaires des hiéroglyphes dignes de tenter un Champollion. Le poids de l’appareil est de 2 300 kilos ; la vitesse moyenne de la charrue remorquée, de 4 à 5 kilomètres à l’heure ; le temps d’un virage inférieur à une minute ; la surface pratiquement labourée par heure près de 1 500 mètres carrés, correspondant à une consommation d’environ 6 kilos d’essence par heure ou d’environ 45 kilos par hectare.

Ces essais prouvent en tout cas que le labourage est devenu un problème presque plus industriel qu’agricole. Voltaire en avait comme une prescience, lorsqu’il écrivait : « La culture de la terre est une vraie manufacture. »


Il faut que les raisons cessent qui ont empêché, ces dernières années, la motoculture de se généraliser chez nous. Il faut que des mesures soient prises à cet effet. Il le faut, parce que la situation agricole qui, avant la guerre, n’était qu’inquiétante, est sur le point de devenir tragique. Il ne s’agit plus maintenant d’obtenir, comme hier, que les rendemens agricoles soient améliorés, et que les ouvriers des champs daignent ne pas se laisser tenter trop par la ville : il s’agit d’obtenir que ces rendemens ne tendent pas à devenir nuls, et de remplacer les ouvriers qui n’iront pas à la ville, mais qui ne reviendront pas non plus aux champs, car ils sont morts ou mourront demain pour la France.

Déjà, je l’ai dit, nous avons dû, dans la première année de guerre, importer pour environ 300 millions de blés étrangers, et pour des dizaines et des dizaines de millions d’autres produits agricoles. Que sera-ce pour la seconde année de guerre ? Nos campagnes, en effet, sont vides des travailleurs valides, hommes et bêtes qui les peuplaient. Les jeunes sont mobilisés ; les appels des classes anciennes, les visites médicales des auxiliaires, sont de plus en plus nombreux et stricts. Ceux qui restent aux champs sont trop débiles pour suffire a la besogne avec la femme et les vieux.

L’agriculture ne manque plus seulement de bras ; elle manque de jambes ; car les animaux de trait, s’ils avaient quelque valeur, ont été presque tous réquisitionnés par l’armée. Beaucoup non entraînés à la guerre sont morts et ne reviendront pas au village, dans l’écurie fumante où les moineaux perchent tristement sur la mangeoire vide. Les cultivateurs n’ont plus à leur disposition que de très jeunes ou très vieux chevaux ou des éclopés. De plus, le fumier manque, les engrais se font rares à cause de la difficulté des transports, de la réquisition des nitrates, de la fermeture de nos frontières aux engrais potassiques. Le bétail national a diminué dans des proportions inquiétantes et ne peut plus guère contribuer aux travaux des champs. Doit-on laisser la France en friche, et permettre que sa terre s’engourdisse et s’endorme, tandis qu’on la sauve ? Et demain, quand les gars des champs rentreront avec la victoire fichée à la pointe de leurs baïonnettes, ces gars qui n’étaient déjà pas assez nombreux avant la guerre, et qui léseront, hélas ! encore beaucoup moins, les laissera-t-on seuls face à face avec une besogne disproportionnée à leurs forces et à leur nombre ? Non, cela n’est pas possible.

Tout cela, le gouvernement l’a compris lorsqu’il a envoyé naguère aux États-Unis une mission économique dont le chef était M. Damour, député des Landes. Le ministre de l’Agriculture, M. Fernand David, avait désigné pour s’occuper dans cette mission des questions agricoles un jeune ingénieur, M. Lesueur, dont les conclusions pleines d’intérêt sont sur le point d’être remises aux pouvoirs publics et leur fourniront certainement des élémens importans de solution pour les questions actuellement soulevées, et qui seront résolues, il faut l’espérer. Car, comme le disait récemment M. Méline, à la séance annuelle de l’Académie d’agriculture, « ce qui pourra être tout de suite remis en marche, c’est ce merveilleux instrument qu’est la terre, l’admirable terre de France, source de toute richesse parce qu’elle est véritablement créatrice. »


Il est évident tout d’abord que l’introduction des appareils mécaniques dans notre agriculture, quel que soit leur type, est devenue tout à fait indispensable. Il faut se préoccuper sans tarder de la récolte de cette année, de celle de l’année prochaine, de toutes celles d’après-guerre. Avons-nous sous la main, chez nous, les appareils nécessaires ? Pouvons-nous les faire immédiatement en ce moment ? A ces questions nous devons répondre catégoriquement : non. Les constructeurs français de machines agricoles sont en face de difficultés prohibitives de toute production importante. Ils manquent de matière première, d’ouvriers, de techniciens ; les transports sont pour eux très difficiles. Il n’y a donc pour les besoins immédiats que deux solutions possibles et dont le gouvernement sera juge. — Ou bien mobiliser, créer en quelque sorte chez nous une industrie des machines agricoles à qui on fournira le personnel et les matières premières nécessaires : nos constructeurs d’automobiles fourniraient une trame toute tissée, une base toute faite, admirablement préparée et parfaitement outillée à cet effet, pour cette fabrication intense des munitions agricoles. Ou bien importer des machines de l’extérieur. Et alors, le seul pays auquel nous puissions nous adresser, ce sont les États-Unis dont la production est intense dans ce domaine ainsi qu’il résulte des constatations de la mission Damour. Mais alors il ne faudra pas adopter au hasard la plupart des types de tracteurs américains faits pour les cultures extensives des États-Unis, mais qui ne conviendraient nullement aux cultures intensives de chez nous. Je ne sais ce qu’il en est des Pyrénées, mais en fait d’agriculture on peut dire parfois sans ironie : « Vérité en deçà de l’Atlantique, erreur au delà. »

Voilà pour aujourd’hui. Pour demain le problème est analogue quoiqu’un peu différent : on a suggéré d’employer comme tracteurs agricoles, après les avoir modifiés comme il convient, tous les camions automobiles de l’armée que la paix rendra disponibles. Ce projet a soulevé des enthousiasmes et aussi des objections. Dans tout cela je ne me prononce pas, ayant uniquement en vue de poser les problèmes, non de les résoudre dans un sens ou dans l’autre. Mais un problème bien posé n’est-il pas aux trois quarts résolu ? — Que cette solution soit adoptée demain, elle ne sera jamais qu’un expédient momentané, car il faudra renouveler et améliorer ces tracteurs improvisés, et les remplacer. Ici alors, la question ne se pose plus de savoir si l’on importera ou si l’on fabriquera chez nous. Notre industrie automobile a fait assez brillamment ses preuves dans le monde pour que nous ne doutions point que, reconstituée et travaillant librement, elle n’impose par sa seule activité intelligemment dirigée cette seconde solution. Est-ce à dire qu’il n’y aura rien d’autre à faire ? Non assurément : afin de rendre la motoculture française assez économique pour être très rémunératrice, il faudra se préoccuper avant tout, soit de produire industriellement chez nous un carburant d’un prix inférieur à l’essence de pétrole, soit de dégrever celle-ci, pour les besoins particuliers de l’agriculture et sous des formes à étudier, des droits énormes qui la frappent. Des mesures gouvernementales et législatives y pourront pourvoir, qu’il n’est point dans mon rôle d’exposer et de suggérer.

En tout cas, et pour nous résumer, il semble évident que le salut pour notre agriculture est dans l’emploi des procédés mécaniques et l’application des conquêtes les plus récentes de la chimie agricole ; Pour la sauver, il faut donc, avant tout, d’une part remplacer les hommes et les bêtes par des moteurs, d’autre part perfectionner la nature même du travail de la terre, notamment dans le sens que nous avons indiqué au cours de notre dernière chronique.

Dans cet ordre d’idées, les pouvoirs publics pourront avoir une heureuse et décisive influence. Car, comme disait Voltaire, que je ne me lasse point de citer : « Il faut de grandes avances pour améliorer de vastes champs ;... le gouvernement seul est assez puissant pour de telles entreprises ; il y a plus à gagner que dans une guerre. » Et ailleurs : « Nous fournissons les cours d’Europe de danseurs et de perruquiers ; il vaudrait mieux les fournir de froment ; mais c’est à la prudence du gouvernement d’étendre ou de resserrer ce grand objet de commerce. »

En tout cas, le jour qu’il faut espérer prochain où nos industriels auront entrepris la construction, sur une vaste échelle, des appareils motoculteurs, et qui pourra leur fournir non seulement le marché de la France, mais les débouchés sans limites de l’immense Russie et des autres pays d’Europe, qui par la force des choses entreront tous dans la voie de cette agriculture nouvelle, ce jour-là ils feront bien de s’inspirer des méthodes systématiques qui président aujourd’hui, dans les usines américaines spécialisées, à la construction des machines agricoles. Au sujet de ces méthodes la mission Damour nous a apporté des précisions intensément pittoresques, suggestives, et qui montrent d’une manière frappante avec quelle minutie ces méthodes sont calculées pour produire au plus haut degré ce que les Américains appellent l’efficiency.

Nos amis là-bas admirent profondément « la merveilleuse France, » comme l’appelait dans une conversation récente M. Houston, ministre de l’Agriculture des États-Unis. A notre tour, nous n’avons qu’à gagner à étudier de près la prodigieuse systématisation du travail et de l’industrie qui règne là-bas. Nous y trouverons peut-être le moyen de perfectionner un peu certains rouages de la France, qui est, comme la terre française elle-même, une machine admirablement puissante, mais dont le rendement peut et doit être amélioré.

Regardons un peu plus ce qui se fait chez le voisin et ne craignons pas d’en profiter. Nous avons malheureusement, dans tous les domaines, une tendance à ne tout vouloir tirer que de notre propre fonds, et, si quelqu’un a découvert ailleurs une planète, à n’avoir point de cesse que nous ne l’ayons redécouverte nous-mêmes par nos propres moyens, alors qu’il serait si simple de la viser à l’endroit indiqué. Et quand je parle de planète, je pense à bien d’autres choses plus proches de nous.

Je ne sais qui racontait, il y a quelque vingt ans, l’attitude que prennent respectivement un Français, un Anglais, un Allemand chargés de décrire un chameau : le Français, disait-il, va au Jardin des Plantes ; l’Anglais prend le train pour Marseille et là, le bateau pour l’Egypte ; quant à l’Allemand, il s’enferme dans sa chambre et écrit sur un papier ce titre : Vom Metaphysischen Kameel. L’Allemand a bien changé depuis ; sa métaphysique l’a conduit à la métamorale, si j’ose me permettre ce néologisme, et aujourd’hui, en pareille occurrence, il commencerait par voler un chameau, puis lui ouvrirait le ventre pour l’étudier, quitte à le rendre ensuite à son propriétaire, en réclamant à celui-ci une légitime indemnité pour prix de son dérangement. A notre tour et sans aller aussi loin, nous pourrons regarder parfois pour notre profit les progrès accomplis dans certains domaines de l’autre côté de nos frontières. Nous aurons d’ailleurs la joyeuse surprise d’y retrouver une foule d’idées exportées de chez nous.

Le jour où nous agirons ainsi, le mot de Virgile sera redevenu vrai de nos paysans : Fortunatos nimium... Je crois d’ailleurs que dans ce vers, Virgile n’entendait pas désigner par bona seulement le bonheur des paysans, mais aussi leurs « biens » au sens concret du mot, et que, déjà, il était préoccupé de la question des rendemens agricoles.


CHARLES NORDMANN.

  1. On me pardonnera de citer au cours de cette chronique quelques réflexions de Voltaire sur les questions agricoles. Mais je ne puis résister au plaisir de le faire, car d’abord ces remarques sont généralement peu connues et puis elles prouvent que le prince de l’esprit français avait quelquefois d’autres préoccupations que de polémique. La façon dont il a défriché et cultivé son domaine de la région de Ferney, en Candide à qui ne manquait que la candeur, mérite d’être admirée, et on ferait à ce sujet, en y joignant toutes ses pensées subtiles et justes sur les choses agricoles, un volume qui ne serait pas sans intérêt, — s’il n’existe déjà, — sur « Voltaire cultivateur. »