Revue scientifique - Les Précurseurs de la guerre de tranchées

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LES PRÉCURSEURS DE LA GUERRE DE TRANCHÉES

Nil novi sub sole… omnia tamen semper novissima. Cette réflexion mélancolique de l’Ecclésiaste que La Bruyère n’a pas améliorée, lorsque, la paraphrasant, il assignait un peu légèrement 3 000 ans d’âge seulement à la pensée humaine ; cette réflexion, dis-je, s’applique peut-être encore plus à la guerre qu’aux autres objets communs de notre activité.

Lorsque, faisant allusion à la lutte de retranchemens présente, les stratèges en chambre, — ou plutôt, pour m’exprimer correctement, les stratégistes en chambre, — parlent d’une forme nouvelle de guerre ils font un peu trop table rase du passé. Sans remonter à Jules César et au siège d’Alésia, et à d’autres exemples fameux dont l’histoire fourmille, on voit que beaucoup plus près de nous la guerre de positions a tenu maintes fois la place principale, notamment sous Louis XIV. C’est alors que Vauban, avec son coup d’œil génial, aperçut, mieux peut-être qu’on n’avait jamais fait, l’importance des retranchemens non seulement dans la guerre de siège où il demeure le maître incontesté, mais aussi dans la guerre en rase campagne. Son volume, malheureusement inédit, « Traité de la fortification de campagne, » dont les parties essentielles ont été signalées aux spécialistes par cet esprit curieux et érudit que fut le colonel de Rochas, contient là-dessus des vérités primordiales qui sont de tous les temps. Elles sont écrites dans une langue dont Vauban lui-même disait avec la modestie sans apprêts et sincère qui était un des ornemens de son beau caractère : « Le style en est simple et grossier, mais il est d’un homme de guerre qui ne cherche qu’à se faire entendre. » En vérité, ce style est non pas simple et grossier, mais clair, concis, dessiné nettement sans vains ornemens avec tout ce qui est utile, comme les bastions mêmes du grand ingénieur ; pour tout dire d’un mot ; déjà « napoléonien. »

Voici quelques-unes de ces précieuses maximes :

« Le premier moyen d’empêcher l’effet du canon est de lui opposer du canon, parce que l’on amuse l’autre et que le canon tire toujours à ce qui l’incommode. » Il y a là, d’un trait, toute la théorie de la contrebatterie, naguère mésestimée par beaucoup de théoriciens militaires et qui a pris depuis d’éclatantes revanches, notamment à l’armée de Verdun où, lors des dernières affaires, elle a, entre les mains expertes du général Nivelle, donné des résultats étonnans.

Si de deux troupes l’une est retranchée et l’autre non, l’avantage sera pour la retranchée, bien que plus faible en nombre d’hommes.

Si la troupe non retranchée veut passer sur la retranchée, l’avantage de celle-ci sera encore plus grand. Mais si la retranchée voulait passer sur la non retranchée, elle perdrait ses avantages.

J’ai déjà cité ici même d’autres maximes inédites de Vauban sur les raisons pour lesquelles une armée doit se retrancher, sur la nécessité des canonnades capables de nettoyer le derrière des parapets et des épaulemens, car elles seules peuvent favoriser l’attaque ; je n’y reviendrai pas.

Par ces quelques exemples on voit suffisamment que plus d’un principe, qui a eu dans la présente guerre une application non prévue, se trouvait déjà dans Vauban. Cet « esprit ferme et solide, » comme l’appelle l’abbé de Saint-Pierre qui le connut, tout à la fin du XVIIe siècle, avait médité sur presque tous les problèmes militaires. C’est ainsi que, par une coïncidence curieuse et dont on eût pu utilement faire état lors des discussions d’il y a quelques années sur la loi militaire, le maréchal de Vauban fixait à trois ans le temps de service nécessaire. Et, puisque je m’abandonne aux réminiscences, me permettra-t-on de citer, bien qu’étranger à mon sujet, ce curieux passage de Montaigne où l’on voit que de tout temps déjà on se faisait tuer bravement pour la solde de cinq sols par jour, exactement au même prix que nos héroïques poilus de 1916 :

« Celuy qui se tient ferme dans une tranchée descouverte, que fait-il en cela que ne facent devant lui cinquante pauvres pionniers qui luy ouvrent le pas et le couvrent de leurs corps pour cinq sols de paye par jour. »

Avec Frédéric II, puis Napoléon, les retranchemens de campagne perdent de leur importance. Mais bientôt survient un de ces nouveaux reflux qui font perpétuellement osciller, d’un va-et-vient continu, les choses humaines entre les mêmes limites : c’est Plewna où les principes de Vauban trouvèrent peut-être leur application et leur justification les plus éclatantes du siècle passé.

Enfin et tous près de nous, c’est le Transvaal, Moukden, Tcha-taldja, qui prolongent la courbe dans le sens indiqué par Vauban. Nous reviendrons tout à l’heure sur les leçons que certains esprits éminens, comme le général de Négrier, tirèrent de ces dernières guerres, et qui n’attirèrent peut-être pas l’attention comme elles le méritaient. Mais auparavant, je voudrais examiner certaines prévisions antérieures à ces guerres récentes, passées complètement inaperçues ou un peu dédaignées lorsqu’elles furent émises, et qui se raccordent d’une façon singulière aux réalités actuelles.

En tout cas, de ce que nous venons de voir, il résulte avec évidence que la guerre de retranchemens en rase campagne est loin d’être une nouveauté dans l’histoire, et que c’est un peu trop oublier celle-ci que de parler, au sujet de cette sorte de guerre, d’une forme absolument nouvelle de la bataille.


Avant que les guerres du Transvaal, de Mandchourie et des Balkans n’eussent fourni quelques points de repère récens favorables à une extrapolation, il était vraiment difficile d’imaginer avec précision quel serait le caractère de la conflagration qui inévitablement devait, un jour prochain, mettre le feu à l’Europe.

En matière militaire, comme en matière historique et sociale, il est extrêmement malaisé de vaticiner. De là vient précisément la difficulté de gouverner, puisque gouverner, c’est prévoir, et qu’en particulier se préparer à la guerre suppose qu’on connaît les modalités qu’elle offrira. Dans l’incertitude où l’on est pour prophétiser des affaires humaines, l’esprit a du moins cette sécurité relative que la plupart de ces affaires ne peuvent en général évoluer que dans deux sens distincts. C’est un peu comme dans la prévision du temps : le temps demain sera-t-il beau ou vilain ? Quelle que soit la réponse, on n’a en moyenne qu’une chance sur deux de se tromper, car, même si le temps n’est ni beau ni laid, on ne se sera trompé qu’à moitié. Ceux qui ont la hardiesse de vouloir prophétiser se trouvent donc, en général, un peu dans la situation d’Hercule, qui n’avait à choisir qu’entre deux chemins, et dont l’embarras eût été beaucoup plus grand sans doute, si, entre ceux du vice et de la vertu, il avait perçu encore d’autres sentiers offerts à son caprice.

C’est ainsi qu’on pouvait se demander, vers la fin du siècle passé, si la guerre prochaine aurait le caractère mobile et rapide des guerres napoléoniennes et-de la plupart des guerres postérieures, ou si, au contraire, elle serait modelée sur les précédens plus rares, analogues à Plewna. Il faut reconnaître que la plupart des théoriciens, comme il était naturel, penchaient vers la première opinion. Quelques auteurs pourtant, contrairement à ceux-là, entrevoyaient une forme de guerre où le retranchement reprendrait un rôle prépondérant, et leurs prévisions étaient fondées, non pas sur les dernières guerres, dont le caractère était, au contraire, dans la plupart des cas, défavorable à leur thèse, mais sur des raisonnemens où entraient en ligne de compte certaines modifications récentes de l’armement (poudre sans fumée, etc.), et aussi la masse d’hommes sans précédent que la guerre éventuelle devait mettre en ligne. Il convient d’ailleurs de remarquer que les théoriciens qui ne croyaient point à une guerre de mouvemens, n’étaient point pour cela en contradiction avec la doctrine napoléonienne, qui reste l’évangile de tous les hommes de guerre, car Napoléon a dit : « La tactique change tous les dix ans, » et c’est peut-être, en quelque sorte, être infidèle à ses principes que de vouloir que la tactique, qui fut bonne en son temps, reste intangible et invariable.

Parmi les prophètes de la guerre actuelle de tranchées on a coutume de citer l’écrivain russe Jean de Bloch et l’illustre romancier anglais Wells. Certes, comme nous le verrons, ces deux écrivains ont fait preuve dans leurs prévisions d’une perspicacité remarquable. Mais ce qu’on ignore généralement, c’est que leurs travaux ont eu un précurseur dont ils sont visiblement inspirés, un précurseur français, le lieutenant-colonel d’artillerie Emile Mayer qui, sous le pseudonyme d’E. Manceau, a publié des prévisions dont certaines remontent à une trentaine d’années. Elles n’ont malheureusement pas attiré l’attention comme elles l’eussent mérité, par leur rigoureuse logique qui fait table rase de tout apriorisme, par leur lucide originalité, par leur intelligente et profonde interprétation des faits à laquelle les événemens actuels ont apporté une éclatante confirmation.

C’est de ces prévisions du colonel Mayer que je voudrais d’abord entretenir brièvement mes lecteurs pour fixer à leurs yeux un point mal connu de l’histoire des doctrines militaires.


Les quelques indications suivantes sur des études publiées par le colonel Mayer de 1888 à 1891 dans diverses revues techniques suffiront à donner une idée de l’acuité de ses vues et se passent de commentaires. Il convient cependant, pour les situer exactement, de rappeler qu’elles ont été écrites à l’époque où la doctrine en service évoluait nettement dans le sens de l’offensive à découvert menée par l’infanterie.

On venait d’inventer la poudre sans fumée. A côté de considérations sur l’influence particulière qu’elle pouvait avoir sur la psychologie et le moral des combattans, influence qu’il s’est, à mon sens, un peu exagérée, l’auteur voit nettement les effets de la nouvelle invention sur la tactique. Il montre qu’au tableau naguère si animé de la bataille, empanachée de fumées qui indiquaient les positions des tireurs et des canons, va succéder le champ de bataille invisible ; que le combat sera une sorte de « colin-maillard » où celui qui tire, abrité, est, tant qu’il n’est pas repéré, presque invulnérable du fait de son invisibilité, ce qui donne un gros avantage à la défensive ; que les armées joueront en quelque sorte à cache-cache, chacun cherchant à voir sans être vu ; de là l’emploi indiqué d’observatoires élevés ou aériens (aérostats) ; « voir et ne pas être vu : c’est ce qui fait la force de la défense. » Tout cela substituerait la guerre d’immobilité à la guerre de mouvemens.

Quelques-unes de ces idées étaient admises en même temps par d’autres officiers, mais nul ne les a conçues avec tant de profondeur, exposées avec tant de netteté. Le colonel Mayer voyait dès lors très diminuée l’importance du combat à l’arme blanche. Napoléon déjà avait dit : « L’arme à feu c’est tout, le reste n’est rien. » M. Mayer se demandait même si « le combat ne se composera pas tout simplement du duel d’artillerie… Les autres armes ne serviraient qu’à assurer la sécurité de celle-ci et à lui procurer les renseignemens dont elle a besoin. »

Au sujet enfin de la conduite générale des opérations, et contrairement à l’opinion émise par M. le général Cherfils d’après laquelle le colonel Mayer aurait condamné en principe toute offensive stratégique, celui-ci a préconisé dès 1889 d’ « allier l’offensive stratégique à la défense tactique, c’est-à-dire se jeter chez l’ennemi, lui prendre par surprise des positions excellentes et qu’il n’aurait jamais dû laisser occuper, s’y établir et attendre ses retours. » — C’est exactement ce que les Allemands ont fait en 1914, ou plutôt ce qu’ils ont été amenés à faire contrairement aux idées de leurs théoriciens, de von der Goltz notamment. — C’est d’ailleurs précisément ce que plusieurs grands capitaines ont réalisé parfois, notamment Napoléon lorsque, ayant amené ses troupes en Moravie (offensive stratégique), il s’arrête devant Austerlitz et attend d’être attaqué (défensive tactique), jusqu’au jour où, sortant de son immobilité, il attaque à son tour (offensive tactique).

Toutes ces idées ont été exposées par le colonel Mayer bien avant la guerre anglo-boer et la guerre russo-japonaise qui devaient en confirmer en plus d’un point l’exactitude. En somme, comme il l’a aperçu, c’est surtout la poudre sans fumée qui par un détour imprévu, a rendu une nouvelle fraîcheur aux conceptions de Vauban ; c’est elle qui, pour une bonne part et parallèlement, a fait vieillir au contraire la guerre de mouvemens, la guerre à découvert… du moins jusqu’ici, car nul ne sait comment finira la présente guerre.

Les publications postérieures du colonel Mayer sont peut-être moins frappantes par leur curieuse divination avant la lettre, puisque dans l’intervalle a eu lieu la guerre anglo-boer, si fertile en enseignemens. Elles n’en sont pas moins intéressantes, à divers égards ; c’est notamment dans un article paru en mai 1902, dans la Revue militaire suisse, que se trouve développée, pour la première fois à notre connaissance, l’idée, si remarquablement réalisée aujourd’hui, que les deux murailles humaines presque en contact et presque immobiles qui constituent les fronts d’armées en présence, vont se développer indéfiniment jusqu’à la mer, jusqu’à la frontière d’une nation neutre. « A partir de ce moment, ajoutait l’auteur, il n’y a, pour ainsi dire, pas de raison pour que la lutte finisse, du moins de ce côté. C’est ailleurs, c’est en dehors de ce champ de bataille (où on ne se bat pas ! ) qu’on cherchera la victoire. » Quelque opinion qu’on professe sur cette dernière assertion, cet article n’en est pas moins remarquable. Il a été attribué par erreur au colonel Feyler qui dirige la Revue militaire suisse : c’est le colonel Mayer qui en est l’auteur.


Ces idées si originales et pourtant si justement déduites et, pour une large part, si exactement vérifiées, ont inspiré manifestement en partie les prophéties, d’ailleurs fort remarquables, de Jean de Bloch et de Wells. Dans son ouvrage paru en 1898, l’écrivain russe fait des anticipations fort curieuses, relativement à ce qui était la future, à ce qui est l’actuelle guerre européenne. Pour ce qui est de ces prévisions militaires, la phrase que voici résume assez bien ces déductions : « La guerre future, quoi qu’on puisse dire, sera une lutte qui se livrera derrière des positions fortifiées et qui, par la même, sera longue. » et ailleurs : « Une des particularités de la guerre future sera sa longue durée… »

Cette longue durée de la guerre, sur laquelle Jean de Bloch revient avec force à plusieurs reprises, est la partie la plus originale, la partie vraiment nouvelle et personnelle de ses prophéties, car le colonel Mayer paraît n’avoir pas abordé le problème de la durée de la lutte. Les idées de Jean de Bloch, sur ce point, se sont malheureusement trouvées conformes à la réalité et on ne peut qu’admirer la sagacité du penseur russe, qui a vu juste, là où tous les états-majors, celui des Allemands en tête, se sont trompés en prévoyant une guerre courte.

Je voudrais citer enfin quelques autres prophéties de Jean de Bloch, qui était (il est mort en 1901) particulièrement versé dans les questions économiques et financières. Mais pour qu’on n’en prenne point à la lettre les conclusions en quelque sorte négatives, il convient de rappeler que l’auteur, qui était conseiller du Tsar et l’un des inspirateurs, dit-on, des conférences de La Haye, poursuivait en écrivant son ouvrage un but pacifiste ; il voulait effrayer, par la perspective seule de la guerre, les belligérans éventuels, les écarter de la pensée de tout conflit, et il est clair qu’il ne pouvait, dans l’intérêt de sa thèse, conclure, dans ces conditions, à la victoire de l’un ou l’autre des adversaires, car c’eût été au contraire l’encourager à faire la guerre. Ces réserves nécessaires étant faites, voici quelques-unes de ses prévisions :

« Si on veut éviter l’anéantissement complet de l’armée, on ne pourra se soustraire aux conséquences de la longue durée des hostilités devant amener la banqueroute économique…

« L’inéluctable nécessité pour les belligérans ou pour l’un d’eux de conclure la paix peut résulter, non du triomphe des armes, mais » de l’épuisement des forces…

« Selon toute vraisemblance, comme les pertes seront énormes, l’intervention des États secondaires dans la collision, surtout au dernier moment, pourra faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.

« Tandis que des milliers d’hommes combattent face à face et à outrance pour l’existence nationale, à l’intérieur des pays en question s’engagera une lutte non moins dangereuse, provoquée par le manque de pain. Lequel de ces pays sera le mieux en état de supporter cette perturbation de ses conditions économiques ? Il est difficile de le préjuger. » La suite du texte prouve néanmoins que, dans la pensée de l’auteur, ce ne sera pas l’Allemagne.

Il va sans dire que je ne souscris point à toutes ces curieuses opinions, étant personnellement convaincu qu’une décision nette ne pourra être obtenue que militairement, et sur notre front.


Bien que postérieures à celles-ci, les anticipations de Wells n’en sont pas moins saisissantes. Elles constituent moins des prophéties synthétiques que des sortes de visions, tant les détails tactiques, l’emploi et la disposition des engins y sont décrits avec une exacte précision et de vivantes images.

Wells commet d’ailleurs quelques petites erreurs : il attribue notamment une grande importance à la portée considérable du fusil de guerre, qui s’est au contraire trouvée tout à fait inutile et sans objet ; il ne conçoit l’action de l’artillerie que dirigée principalement sur les organisations en arrière du front ennemi, et paraît ne pas apercevoir l’action des gros projectiles sur les tranchées de première ligne elles-mêmes. Mais, à côté de cela, il a aperçu avec une admirable clarté le rôle des aéronefs pour le réglage du tir de l’artillerie à longue portée et pour les reconnaissances. Sur beaucoup d’autres points encore, ses inductions sont véritablement prophétiques. Il semble même avoir prévu les Tanks, lorsqu’il écrit à propos des attaques : « Des machines de combat, cuirassées et roulantes, joueront peut-être ici un rôle considérable… » Sur d’autres points, en revanche, il s’est grossièrement trompé, lorsqu’il écrit notamment, en développant cette pensée avec force argumens : « Malgré tous les stimulans, mon imagination, je dois l’avouer, refuse de concevoir des sous-marins qui fassent autre chose qu’étouffer leur équipage ou s’échouer au fond de la mer. »

Enfin, Wells paraît attendre le succès d’une offensive stratégique, en quoi il diffère du colonel Mayer. Je n’essaierai point aujourd’hui de les départager. En somme, et quelques réserves qu’elles comportent, les anticipations de Wells sont d’une remarquable profondeur, d’une intense vérité.


Ce qui surtout empêche qu’on considère la guerre de tranchées actuelle, avec ses diverses modalités, comme une nouveauté étonnante, imprévue et imprévisible, ce sont les enseignemens récens des guerres anglo-boer, russo-japonaise et balkanique.

Les succès des Boers, leurs méthodes particulières auxquelles les Anglais s’adaptèrent rapidement en les adoptant, démontrèrent l’efficacité du défilement et des masques. On comprit que l’ancien axiome : « Le feu attire le feu, » devait faire place à celui-ci : « La visibilité attire le feu. » La cavalerie anglaise se mit à pied pour combattre et s’arma du fusil. L’infanterie ne combattit que presque couchée ; elle mit des costumes couleur khaki qui se confondaient avec le sol, sans aucune pièce métallique brillante ; les officiers s’habillèrent et s’armeront comme leurs hommes, et abandonnèrent leur sabre pour le fusil. Les Anglais comprirent qu’ils devaient, dans leur costume de guerre, abandonner toute esthétique, toute fantaisie, tout panache, pour n’avoir en vue que l’invisibilité, sœur de l’invulnérabilité.

Tous ces enseignemens ne furent pas médités, autant qu’on aurait pu l’espérer, dans certaines armées européennes.

La guerre russo-japonaise cependant, survenant quelque temps après, força l’attention des Etats-majors, et c’est ainsi que, dans toutes les armées d’Europe, on se préoccupa des modifications tactiques et matérielles qu’elle paraissait imposer.

Une des études les plus remarquables publiées alors sur ces questions fut celle du général de Négrier, parue ici même[1], il y a dix ans. Encore aujourd’hui, elle peut être consultée avec fruit, et il n’est point sans intérêt d’examiner, à la lueur des événemens actuels, les enseignemens souvent sagaces et profonds, rarement superficiels, qu’elle contient.

Deux remarques générales se sont imposées d’abord au général de Négrier : la grande extension des fronts de combat rendus, par la puissance des armes et l’emploi des travaux de campagne, à peu près impossibles à percer de vive force, et lai fréquence des combats de nuit. Double et précise confirmation de ce qu’avait enseigné la guerre du Transvaal.

« L’invisibilité, remarque le général, est devenue une condition nécessaire : tel est le fait essentiel. » Les batteries non défilées étaient tout de suite repérées et réduites au silence. Aussi, n’ont-elles plus employé au bout d’un certain temps que le tir indirect. Les officiers japonais observaient du haut d’une crête ou d’un arbre et communiquaient (parfois par téléphone) avec leurs batteries. — Le tir rapide des pièces n’a guère pu être utilisé à cause de l’insuffisance des munitions réglementaires. L’artillerie a souvent empêché les réserves d’approcher en rendant infranchissables des zones de terrain étendues[2]. — Quand leurs pièces étaient bombardées, les servans se terraient et le tir était suspendu, de sorte que la lutte d’artillerie fut rarement simultanée (c’est la même chose qui s’est produite dans la guerre actuelle). — La nécessité d’une artillerie plus puissante que l’artillerie de campagne s’est manifestée dès le début contre les retranchemens. Le général de Négrier écrit à ce sujet : « L’artillerie de gros calibre, comme le mortier sont maintenant indispensables aux armées de campagne. Il faut prendre son parti de cette nécessité. Il en est de même des mitrailleuses. Elles sont d’un emploi constant, car elles permettent de tenir solidement des espaces étendus avec peu de monde. » L’organisation des tranchées précédées de défenses accessoires, surtout de réseaux de fils de fer, l’attaque par vagues d’assaut successives, en profitant des couverts et des abris et cheminemens, l’importance de tout cela a été clairement aperçue et indiquée par l’éminent écrivain. « Dans l’offensive, l’outil de pionnier est devenu indispensable à chaque fantassin. » — Enfin, le général de Négrier signalait l’emploi du bouclier d’infanterie employé pour protéger les hommes chargés de couper les fils de fer.

Comme conclusion, il recommandait instamment : la constitution d’une artillerie lourde de campagne, et de très gros approvisionnemens en munitions ; l’emploi de matériel téléphonique pour permettre le tir indirect des batteries, et de projecteurs en grand nombre ; l’emploi d’usines frigorifiques pour la conservation des denrées, et d’un réseau ferré à voie étroite étendu pour le ravitaillement.

Toutes ces suggestions du remarquable homme de guerre qu’était le général de Négrier, fruit d’une expérience attentive, servie par un jugement clair, n’ont pas rencontré auprès de l’administration l’accueil qu’elles auraient mérité. Elles se sont cependant toutes trouvées exactement vérifiées dans la guerre actuelle, à l’exception d’un détail : le général de Négrier assure que les shrapnells se sont montrés plus efficaces contre les tranchées que l’obus explosif. Le contraire s’est manifestement produit dans la guerre actuelle, ce qui tendrait à prouver que les explosifs employés dans nos obus sont très supérieurs à ceux qu’avaient alors les Russes et les Japonais.

Enfin l’expérience de Tchataldja où les Turcs retranchés d’une mer à l’autre, derrière des fils de fer, avec leurs canons défilés, arrêtèrent net, et neutralisèrent le torrent de l’offensive bulgare, est venue achever la leçon impérieuse que dégageaient les dernières guerres.

A ces vues d’ensemble si remarquables, exposées par les précurseurs que nous venons de citer, il faut ajouter les études concrètes et détaillées que certains officiers frappés par les enseignemens des trois dernières guerres ont publiées, à diverses reprises, sur la transformation de la tactique. Parmi elles il y a lieu de signaler tout particulièrement celles que le capitaine Fliecx, en 1913 et 1914 a publiées dans le Journal des Sciences militaires et qui fourmillent d’aperçus neufs et ingénieux et de prévisions techniques dont la présente guerre a démontré la clairvoyance.

Quelques-unes des inductions du capitaine Fliecx ne se sont pas trouvées vérifiées par les faits, mais un grand nombre en revanche ont subi victorieusement l’épreuve de la réalité. Les quelques citations suivantes le démontreront :

« La pelle-bêche (ou pelle-pioche) est devenue une arme aussi utile que le fusil pour la progression en avant d’une infanterie qui combat… Morale : faisons de bons terrassiers comme nous faisons de bons tireurs. Créons des champs de fortification, de terres, de cultures, de sites variés et travaillons-y autant qu’aux champs de tir… La prochaine guerre aura la forme qu’elle a eue en Mandchourie à cause des énormes effectifs qui alourdissent les armées comme autrefois les cuirasses et les armures alourdissaient les troupes…

«… Il faudrait peut-être convenir que le canon est désormais le roi de la bataille sur terre comme il l’est depuis longtemps sur mer. Avant que les fantassins ne se soient, par l’attaque et l’assaut, rendus maîtres effectivement de la position, il faudra que les artilleurs en soient les maîtres à distance, en ce sens que pas un geste de l’ennemi, pas une menace n’y soient passibles de la rude sanction de leurs obus. Sans canons libres de leur tir, la victoire d’infanterie est impossible ou presque ; sans mouvement en avant, la victoire d’artillerie est illusoire.

«… Y aura-t-il assez de sapeurs pour toutes les compagnies qui attaqueront ? Aide-toi, fantassin, le sapeur t’aidera. » Certaines de ces idées étaient d’ailleurs plus répandues qu’on ne croit dans notre corps d’officiers, et, depuis longtemps, le général Langlois, le général de Torcy, bien d’autres, avaient annoncé que l’attaque d’infanterie devrait être accompagnée de canons « indéfiniment approvisionnés. »


En somme, un grand nombre des caractères de la guerre de tranchées que nous subissons ont été très clairement annoncés par divers auteurs opérant soit par induction, d’après les enseignemens concrets des plus récentes guerres, soit comme le colonel Mayer par la seule déduction. Les auteurs de ces anticipations ont été réellement prophètes en leur pays, et il n’est plus aujourd’hui personne qui ne considère comme remarquablement fondées un grand nombre de leurs prévisions.

Mais, de ce qui précède, je ne me crois pas autorisé à conclure que la présente guerre s’achèvera nécessairement dans la forme de lutte de retranchement où elle s’est cristallisée depuis deux ans. Sur d’autres fronts en ce moment même, sur notre front au début de la guerre, celle-ci sortant de son immobile chrysalide est déjà apparue sous la forme ailée de la guerre de mouvemens. Nous ne pouvons pas affirmer qu’elle ne prendra pas à nouveau sur notre front cette forme, qui nous paraît seule de nature à amener une décision militaire.

En tout cas, qu’il s’agisse de la guerre de tranchées ou de la guerre de mouvemens, un certain nombre de vérités essentielles et applicables à l’une comme à l’autre sont aujourd’hui établies sans conteste et avaient été prévues par les précurseurs que nous avons cités. Parmi ces vérités, il en est deux qui dominent les autres : c’est d’abord la nécessité des abris et celle du défilement et de l’invisibilité de tous les organes du combat ; c’est ensuite l’utilité de l’artillerie lourde tant à cause de sa portée que de la puissance de ses projectiles. C’est enfin que le cœur des soldats et le cerveau des chefs restent les grands ressorts du combat. Quelque forme imprévue que puisse revêtir, avant de finir, cette terrible lutte, elle sera coulée dans le moule de ces vérités-là.


CHARLES NORDMANN.

  1. Quelques enseignemens de la guerre russo-japonaise, par le général de Négrier, Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1906.
  2. C’est en somme le tir de barrage actuel.