Revue scientifique - Les Progrès récens de l’éclairage
« De la lumière ! De la lumière ! » Ce cri de Gœthe expirant pourrait, en quelque sens qu’on l’entende, servir de devise à notre époque. Jamais la curiosité humaine n’a eu plus qu’aujourd’hui soif d’inconnu et de lumière spirituelle ; jamais elle n’a plongé avec autant de passion son scalpel indiscret dans le sein de tous les mystères. Mais jamais non plus on n’a eu besoin autant qu’aujourd’hui de cette lumière matérielle qui caresse nos yeux et par laquelle seule nos âmes communient avec l’univers infini, puisque tous nos autres sens ne nous peuvent faire connaître que l’ambiance immédiate.
Pour éclairer les coins souterrains de nos cités continuellement plongés dans l’ombre ; pour ravir à la nuit quelques-unes des heures qu’elle vole à notre impatience de vivre sans arrêt, et sans souci des normes que le soleil impose à notre fièvre, on a dépensé depuis quelque temps des trésors d’ingéniosité. Les savans et les industriels ont combiné leurs efforts pour chasser la nuit à volonté, et les résultats obtenus dans cette voie sont si beaux, ils touchent à la fois à tant de problèmes pratiques et à tant de questions de science pure, qu’ils méritent assurément de nous arrêter un instant.
Les traces fuligineuses que l’on retrouve dans les cavernes préhistoriques prouvent que le problème de l’éclairage artificiel est presque aussi vieux que les hommes. Mais il faut arriver à l’époque moderne pour trouver un commencement d’organisation de l’éclairage public.
Il est remarquable que ce sont les malfaiteurs, coupeurs de bourses, tire-laine et mauvais garçons à qui Paris est redevable des premiers essais faits dans ce sens, — et ceci pourrait servir d’argument au docteur Pangloss s’il n’était mort depuis longtemps sans laisser de descendance. En 1318, les meurtres étaient si fréquens aux environs du Châtelet que Philippe V ordonna qu’une chandelle fût entretenue, toute la nuit durant, à la porte du palais. Pendant deux siècles, l’éclairage public fut réduit à cette unique chandelle, et les bourgeois qui d’aventure s’en allaient nuitamment en d’autres quartiers durent parfois la trouver insuffisante. Restait la ressource d’avoir des valets portant des torches et flambeaux ; mais ce n’était pas à la portée de toutes les bourses. C’est ce que comprit Louis XIV lorsque, par lettres patentes de 1662, il céda à un concessionnaire le droit d’installer de place en place des porte-lanternes qui, moyennant une menue redevance (cinq sols par quart d’heure), se mettaient à la disposition des passans.
En 1667 paraît un édit du lieutenant de police La Reynie, qui institue en réalité le premier éclairage public, et impose aux bourgeois de chaque quartier la charge d’entretenir aux carrefours des lanternes éclairées par des chandelles. Dès la fin du xviie siècle, il y avait à Paris 6 500 de ces lanternes brûlant par nuit 1 625 livres de chandelles. L’exemple de Paris fut bientôt suivi par les grandes villes d’Europe.
Un siècle plus tard, nouveau progrès avec les réverbères à l’huile, dont M. Sartine écrivait naïvement au Roi : « La lumière qu’ils donnent ne permet pas de penser que l’on puisse jamais trouver mieux ! » Que dirait M. de Sartine s’il pouvait passer de nos jours, sur le coup de minuit, avenue de l’Opéra ? Perfectionnés par Argand dont les découvertes furent d’ailleurs subtilisées par un nommé Quinquet, qu’elles ont rendu célèbre, les réverbères ne furent détrônés que par le gaz, brûlant dans le bec papillon, et qui, jusque vers la fin du xixe siècle, devait assurer, à peu près sans rival, l’éclairage des grandes villes.
Enfin survint l’éclairage électrique sous ses diverses formes, lequel semblait devoir supplanter rapidement le gaz, lorsque celui-ci, grâce à la découverte du manchon à incandescence, reprit vaillamment la lutte, suscitant par cela même de nouveaux perfectionnemens dans les lampes électriques.
C’est l’histoire et la portée de ces récens perfectionnemens des divers modes d’éclairage que nous voudrions passer rapidement en revue.
Dans l’éclairage par le gaz, par le pétrole, ou par les huiles minérales et végétales, la lumière est produite par une réaction chimique : la combustion, c’est-à-dire l’oxydation par l’oxygène aérien de ces corps éclairans, qui tous contiennent des carbures d’hydrogène[1] ou des substances analogues. C’est la chaleur dégagée par cette combinaison chimique qui entretient la flamme. Celle-ci d’ailleurs ne serait pas éclairante si la combinaison était complète, c’est-à-dire si toutes les parties combustibles du corps éclairant étaient combinées à l’oxygène de l’air. Ainsi dans le bec Bunsen, lorsqu’on admet une quantité d’air suffisante pour que la combustion du gaz soit totale, la flamme est bleue et non éclairante. Elle ne le devient que lorsque la combustion est incomplète et que les gaz enflammés contiennent en suspension des particules de carbone non comburé portées à l’incandescence par la haute température de la flamme et qui donnent à celle-ci son éclat visuel. La présence de ces particules de charbon dans toutes les flammes de combustion éclairante est d’ailleurs facile à mettre en évidence en y plongeant une soucoupe de porcelaine : on voit bientôt celle-ci se recouvrir de noir de fumée.
Tandis que la lumière dans ces anciens types d’éclairage était produite chimiquement, c’est au contraire un phénomène purement physique (réchauffement du filament par le courant électrique) qui lui donne naissance dans les lampes électriques à incandescence.
On ignore généralement que ces lampes dont on attribue l’invention à Edison (1878) furent avant lui découvertes deux fois et indépendamment, d’abord, en 1845, par l’Américain Starr, puis, en 1858, par le Français Changy dont les découvertes, suivant une tradition un peu trop répandue, ne rencontrèrent qu’ostracisme et mépris, et tombèrent dans l’oubli. Dans la lampe Edison, le filament de carbone, traversé par le courant électrique, ne résiste pas à une température très élevée. Or l’expérience et la théorie du rayonnement montrent que l’éclat d’un corps incandescent augmente rapidement avec sa température. Par exemple un morceau de métal porté à 2 000° émet plus de cent fois plus de lumière qu’à 1 450°, et à 2 800° il en émet plus de 20 fois plus qu’à 2 500°. Il y avait donc intérêt, si l’on voulait avoir des lampes très lumineuses, à substituer au filament de carbone des filamens pouvant résister à des températures plus élevées que celui-ci, c’est-à-dire pouvant supporter, à section égale, des cour ans électriques plus intenses.
Mais ce n’est pas tout : non seulement la puissance lumineuse d’un corps incandescent augmente beaucoup avec sa température, mais son rendement lumineux fait de même, ce qui est la question essentielle au point de vue industriel et pratique, qui domine tout en ces matières. Quand une lampe à incandescence fonctionne, elle n’émet pas seulement de la lumière mais aussi de la chaleur, comme on peut s’en assurer en la touchant. Une partie du courant électrique est donc employée en pure perte à produire cette chaleur. Or on appelle rendement lumineux de la lampe le rapport de l’énergie lumineuse qu’elle émet à l’énergie totale qu’elle consomme. Si toute l’énergie consommée était transformée en lumière, c’est-à-dire si la lampe n’émettait que des rayons visibles et pas de rayons calorifiques invisibles, le rendement serait de 100 p. 100. Nous verrons ci-dessous que ce cas idéal n’est réalisé dans la nature qu’en une seule circonstance. Pratiquement, on exprime le rendement lumineux d’une lampe en watts par bougies[2], et le rendement est d’autant meilleur que la lampe consomme moins de watts par bougie lumineuse émise.
Or le rapport de la lumière émise à la radiation totale (ou si on préfère à l’énergie consommée) d’un corps incandescent, son rendement lumineux augmente, nous l’avons dit, très rapidement avec sa température. Pour une même énergie utilisée, il émet par exemple environ 6 fois plus de lumière à 3 000° qu’à 12 000°, 2 fois plus à 4 000° qu’à 3 000°.
Pour toutes ces raisons, il y avait intérêt à substituer au carbone des filamens de substances résistant aux hautes températures. On y est parvenu en étirant des filamens de métaux fondant aux températures très élevées, tels que le tantale, qui tond vers : 2 900° seulement, le tungstène, qui fond à plus de 3 000°, l’osmium qui fond au-dessus de 2 200°, etc.
Du coup, ces métaux et leurs divers alliages réciproques, qui n’avaient pas jusque-là d’applications notables, ont pris une grande importance industrielle, et ainsi ont vu le jour les lampes à fîlamens métalliques des divers systèmes (Osram, Tantale, etc.) qui se partagent actuellement la faveur du public.
Tandis qu’on ne pouvait porter les filamens de carbone qu’à environ 1 600° à 1 700°, les nouveaux filamens métalliques sont réduits à un diamètre assez faible pour être portés, dans les lampes usuelles, à des températures très supérieure à 2 000°. Et c’est ainsi que le rendement, qui n’était que d’environ 1/5 de bougie par watt avec les lampes à filament carboné, a presque triplé dans les lampes nouvelles. L’économie réalisée est donc considérable, elle suffit à amortir, au bout d’une soixantaine d’heures, le prix assez élevé des ampoules à filamens métalliques, et on conçoit que celles-ci soient en passe de supplanter complètement leurs rivales.
Chose curieuse d’ailleurs, tandis que les lampes à filamens métalliques à petite ou grande puissance (on en fait de plusieurs milliers de bougies, et leur intensité lumineuse ne dépend que de la longueur du filament qui a toujours une épaisseur uniforme), tandis que ces lampes sont aujourd’hui employées pour l’éclairage d’un grand nombre de villes de la province et de l’étranger (surtout des États-Unis), elles ne sont pas utilisées pour l’éclairage public de Paris. La cause en est sans doute le prix élevé de l’électricité parisienne.
À titre documentaire, ajoutons que l’extrême finesse des filamens métalliques employés et qui dans les lampes courantes d’une vingtaine de bougies ne pèsent que quelques milligrammes, est telle qu’un kilogramme de tantale fournit la matière de plus de 30 000 lampes. Enfin la durée de ces lampes est considérable, certaines sont encore utilisables après plusieurs milliers d’heures de fonctionnement, et n’exigent durant ce temps aucun entretien. Tel n’est pas le cas des lampes à arc dont nous allons dire maintenant les récens progrès.
L’arc électrique éclatant entre deux tiges de charbon que traverse un courant continu ou alternatif constitue assurément l’un des modes d’éclairage les plus économiques à la fois et les plus agréables. Il est très économique, parce que la température de la source lumineuse est encore plus élevée que celle des lampes à filamens métalliques et que, en vertu même des considérations que nous venons d’exposer, le rendement en est meilleur. La température du cratère positif de l’arc électrique est en effet supérieure à 3 700° degrés. Elle est la plus élevée de celles que l’homme a pu réaliser artificiellement. Les lampes ordinaires à arc continu et à air libre, qu’on voit encore dans un grand nombre des rues de Paris où elles semblent avec leurs globes opalins et bleuâtres des milliers de lunes immobiles, ont un rendement considérable, puisqu’elles consomment moins d’un watt par bougie. Leur lumière est des plus agréables à cause également de leur température élevée. Les corps incandescens émettent en effet une lumière dont la composition se modifie beaucoup avec leur température ; lorsque celle-ci est basse, ils émettent une très grande proportion de rayons rouges, et beaucoup moins de rayons bleus et violets ; la lumière résultante est rougeâtre ; à mesure que la température s’élève, la proportion des rayons de faible longueur d’onde augmente. Et c’est pourquoi la lampe à filament carboné paraît rougeâtre à côté du filament métallique qui donne lui-même une lumière moins blanche que l’arc électrique. De toutes les sources lumineuses, et à cause précisément de sa haute température, la lampe à arc est celle qui émet la lumière la plus semblable à la lumière solaire, à laquelle notre œil est naturellement adapté ; aussi notre œil la trouve-t-il la plus agréable de toutes.
Malgré ces avantages, l’arc électrique ordinaire n’est point sans inconvéniens. Les charbons entre lesquels l’arc éclate s’usent très rapidement, ne durent jamais plus de quelques heures, et il faut donc les remplacer fréquemment.
Une des causes de l’usure des charbons est que ceux-ci sont volatilisés ou du moins désagrégés par leur haute température ; une autre cause beaucoup plus importante encore est que le charbon brûle peu à peu dans l’oxygène de l’air. Aussi a-t-on cherché à construire des lampes où l’arc se produit dans un vase hermétiquement clos et à l’abri de l’air. On a réussi ainsi à quintupler au moins la durée des charbons. Malheureusement, et on ne sait trop pourquoi, le rendement lumineux de ces nouvelles lampes s’est trouvé très inférieur à celui des anciennes ; en outre, les gaz engendrés dans la combustion lente des charbons se condensaient sur les parois du vase et l’opacifiaient de telle sorte qu’il fallait au bout de quelques dizaines d’heures procéder à un nettoyage de l’appareil. Pour ces motifs, les lampes à arc en vase clos n’ont pas justifié les espérances qu’on avait fondées sur elles.
En revanche, un progrès tout à fait remarquable se trouve réalisé par les lampes à arc en vase clos et à charbons minéralisés qui, depuis quelques mois, éclairent l’avenue de l’Opéra et dont tous les Parisiens admirent la splendide lumière rose et la forme si particulière. L’idée d’incorporer aux charbons des lampes à arc divers sels minéraux est due à un éminent ingénieur français, M. Blondel, professeur à l’École des Ponts et Chaussées, à qui, bien qu’une cruelle maladie l’immobilise depuis de nombreuses années au lit, la France est redevable de quelques-unes des découvertes industrielles les plus marquantes de ce temps. Mise au point par un ingénieur italien, M. Carbonne et par d’autres techniciens dont notre compatriote, M. Bardon, l’idée des charbons minéralisés a permis de réaliser des lampes d’une puissance et d’un rendement étonnant. On incorpore aux charbons par un traitement spécial divers sels minéraux et notamment du fluorure de calcium. De plus, comme son nom l’indique, la lampe est incluse tout entière dans un globe hermétiquement clos, et dont la forme, que l’on peut remarquer avenue de l’Opéra, est un peu celle d’une fleur évasée vers le haut. La partie inférieure du globe est maintenue grâce à divers artifices à une température relativement basse, de sorte que les produits de la sublimation des charbons vont s’y condenser sans se déposer sur les parois voisines de l’arc et altérer leur translucidité.
Dans ces conditions et à puissance dépensée égale, les lampes à électrodes minéralisées donnent environ trois fois plus de lumière que les anciennes lampes à arc au charbon pur. De fait, celles-ci, qui éclairent encore les grands boulevards, font bien piètre figure à côté des splendides luminaires de l’avenue de l’Opéra. Ces nouvelles lampes ne consomment qu’environ 1/3 de watt par bougie. En outre, et grâce à l’artifice du vase clos, les charbons peuvent durer environ une centaine d’heures sans avoir besoin d’être remplacés. Les beaux résultats fournis par ce nouveau mode d’éclairage sont tels que la Ville de Paris a décidé, d’après nos renseignemens, de le substituer à toutes les lampes à arc qu’elle emploie pour son éclairage[3].
Resterait à expliquer comment l’artifice de la minéralisation a suffi à tripler le rendement de l’arc électrique. Mais les physiciens ne sont pas encore d’accord là-dessus, et nous attendrons qu’ils aient mis sur ce point quelque cohérence dans leurs théories avant de les exposer ici.
L’éclairage au gaz paraissait voué à une disparition prochaine lorsque la découverte de M. Auer von Welsbach est venue lui donner un regain de vigueur qui permit au malade, naguère condamné, des années d’autant plus prospères que presque chaque jour de nouveaux progrès surgissent dans cette voie.
On sait que le manchon Auer est recouvert d’un mélange de deux oxydes de métaux rares, l’oxyde de thorium et l’oxyde de cérium. Le second n’existe qu’à raison de 1 pour 100 environ du premier dans le mélange. Celui-ci est porté à une haute température au moyen de la flamme d’un brûleur à gaz Bunsen, qui est réglée de sorte à avoir la plus haute température possible, c’est-à-dire de façon que sa combustion soit complète, ce qui la rend bleue et très peu lumineuse. La température à laquelle est porté le manchon est d’environ 1 590°. Or il se produit ce fait très remarquable que, si l’on portait à cette température un objet solide quelconque, un morceau de platine par exemple, il rayonnerait à surface égale beaucoup moins de lumière que le mélange Auer. Mais il y a mieux : tandis qu’un manchon Auer alimenté par un bec brûlant 100 litres à l’heure fournit environ 80 bougies, un manchon identique, mais recouvert seulement d’oxyde de thorium, ne fournit que 2 bougies dans les mêmes conditions, tandis qu’un manchon à l’oxyde de cérium n’en fournit que 7 ou 8.
Comment se fait-il que le mélange des deux oxydes multiplie dans de telles proportions leur puissance lumineuse ? Cette question a beaucoup préoccupé et même déconcerté les physiciens, car, comme il arrive souvent, les faits ont été ici plus vite et plus loin que les théories ! Celles-ci d’ailleurs, à l’ordinaire, se sont vite remises de l’alerte qui les avait ébranlées, et elles n’ont pas tardé, — comme on le pouvait prévoir, — à tirer argument, en faveur de leur validité, des faits étranges apportés par Auer et qui les avait d’abord laissées fort déconfites. Il n’entre pas dans les limites de cette chronique d’expliquer d’après les systèmes les plus récens les curieuses particularités du manchon à incandescence. Il nous suffira d’indiquer d’un mot que, d’après ce qu’on admet généralement, la petite quantité de cérium ajouté au thorium change complètement sa coloration aux températures élevées, comme il arrive que de petites additions de nickel, de manganèse ou de chrome modifient du tout au tout la couleur des verres auxquels on les incorpore. Ainsi modifié, l’oxyde de thorium acquiert une sorte d’émission sélective, et il rayonne, comme l’expérience le démontre, beaucoup plus de lumière et moins de chaleur que ne le supposerait sa température.
Si l’on exprime en watts la puissance calorifique consommée par le bec Auer, on trouve qu’il émet environ un huitième de bougie par watt, c’est-à-dire beaucoup moins que les diverses lampes électriques. Mais en réalité cette comparaison ne signifie pas grand’chose au point de vue pratique, parce que le prix de revient d’une même quantité d’énergie est très différent, suivant qu’il s’agit du gaz ou de l’électricité, et selon les circonstances locales.
L’emploi des manchons à incandescence a plus que quintuplé le rendement lumineux du gaz d’éclairage. Aussi se sont-ils à peu près partout substitués aux anciens becs papillons.
Un perfectionnement récent devait encore amplifier ces résultats : l’incandescence par le gaz sous pression dont les magnifiques candélabres du boulevard Raspail, à Paris, nous fournissent un exemple éclatant. Chacun de ces candélabres fournit une intensité lumineuse de 2 000 à 4 000 bougies, c’est-à-dire équivalente à celle des lampes à charbons minéralisés de l’avenue de l’Opéra.
Dans les réverbères à manchons Auer ordinaires de la Ville de Paris, le gaz arrive sous une faible pression d’environ 50 millimètres d’eau et chaque manchon consomme environ 100 litres à l’heure. Dans les appareils à gaz comprimé, celui-ci arrive dans le manchon sous une pression d’environ 1 600 millimètres d’eau et le brûleur consomme naturellement beaucoup plus. La surpression est produite par une petite pompe actionnée par l’électricité ou mieux par un moteur à gaz et qui commande tout le quartier intéressé. Boulevard Raspail, cette pompe est placée sous la chaussée[4].
Les avantages de la surpression sont nombreux : d’abord elle multiplie (environ trois fois) la puissance lumineuse des manchons ; ensuite elle supprime l’allumage qui se fait automatiquement, grâce à la pression elle-même, qui, au moment où on l’établit, ouvre les robinets agencés à cet effet, et grâce à une veilleuse qui ne s’éteint jamais. L’extinction se fait de même automatiquement en supprimant la pression. Cependant, lorsque, comme cela a lieu à Paris, on ne veut éteindre à une certaine heure qu’une partie des manchons de chaque candélabre, on doit opérer à la main. Il faut espérer que bientôt, même à ce point de vue, la main-d’œuvre pourra être supprimée, grâce à des mécanismes d’horlogerie ingénieusement combinés et qui, en Angleterre et en Allemagne, fonctionnent déjà à cet effet.
Il nous reste à dire un mot de l’éclairage par l’acétylène et par les tubes à gaz raréfiés luminescens, bien que ces sources lumineuses n’aient guère été employées jusqu’ici dans l’éclairage public qui fait l’objet principal de cette chronique. Mais rien ne prouve que cette situation ne changera pas dans l’avenir.
L’éclairage à l’acétylène, grâce surtout à la production à bas prix du carbure de calcium dans les usines hydro-électriques, avait paru un moment plein d’avenir, car elle est sans conteste le plus éclairant des combustibles. La découverte des manchons à incandescence est venue leurrer pour un temps cet espoir. Pourtant, dès maintenant, 172 petites communes de France utilisent ce mode d’éclairage public, et il est appelé en tous cas à quelque avenir dans les localités trop peu importantes pour faire les frais d’une installation d’électricité ou de gaz. On cherche d’ailleurs actuellement à réaliser l’incandescence des manchons par l’acétylène, et les essais faits dans cette voie sont assurés, s’ils réussissent, d’un grand avenir, à cause du grand pouvoir calorifique de l’acétylène et de la haute température qu’elle réalise. Tandis, en effet, qu’un mètre cube de gaz d’éclairage fournit environ 5 000 calories, un mètre cube d’acétylène en fournit 7 000.
Les tubes à gaz luminescens, dans lesquels on produit la lumière au moyen du courant électrique qui traverse un gaz raréfié, comme dans les tubes de Geissler, sont très économiques, mais encombrans et fragiles. Les gaz utilisés jusqu’ici sont soit le mercure vaporisé (lampes Cooper-Hewit et Herœus, qui ont l’inconvénient de donner une lumière blafarde dont les rayons rouges et jaunes sont pratiquement absens), soit l’azote ou l’acide carbonique (qui ont l’inconvénient, tout en donnant une lumière assez blanche, de se résorber peu à peu dans les parois du tube), soit le néon, qui n’a pas ces inconvéniens, mais donne une lumière un peu trop rouge. J’ai déjà eu l’occasion, dans ma récente chronique sur les applications du froid, d’indiquer les beaux résultats dus dans cette voie à M. Georges Claude. Il semble qu’en accouplant les tubes à néon et les tubes à vapeur de mercure on obtienne une lumière qui a sensiblement les qualités de la lumière blanche, et c’est là sans doute qu’est l’avenir.
En France, sur 10 000 villes de plus de 1 000 habitans, il n’y en a guère que 4 100 environ qui, à l’heure actuelle, sont pourvues de l’éclairage par distribution, sur lesquelles 1 250 ont le gaz, 2 600 l’électricité et 172 l’éclairage acétylénique. Près de 6 000 de ces villes, dont certaines de plus de 2 000 habitans, sont encore sans éclairage distribué. À l’étranger, les statistiques sont plus encourageantes dans certains pays comme l’Angleterre et l’Allemagne.
Paris lui-même, à ce point de vue, ne le cède en rien aux grandes capitales, auxquelles il a l’honneur historique d’avoir donné l’exemple. Au point de vue de l’éclairage public par l’électricité, Paris tient sans doute la corde (en Europe). Berlin vient en tête pour l’éclairage par le gaz comprimé. Quant à Londres, les deux systèmes s’y répartissent inégalement, à cause de l’autonomie des divers quartiers.
Si l’on veut, à un autre point de vue, comparer Berlin et Paris, on constate que, dans la première ville, l’éclairage est peut-être plus uniformément réparti, c’est-à-dire que les artères peu importantes y sont peut-être mieux éclairées qu’à Paris et les grandes artères moins bien.
En totalisant l’intensité des 2 000 arcs électriques, des 55 000 brûleurs Auer à basse pression et des 1 500 brûleurs à gaz comprimé qui assurent actuellement l’éclairage public de Paris, on trouve que vers minuit, quand tous fonctionnent, ils émettent ensemble environ 6 à 7 millions de bougies, ce qui fait en moyenne un peu moins de trois bougies par habitant. Après tout, il y a donc eu quelques progrès depuis la moyenâgeuse et solitaire chandelle du Châtelet. Et la « Ville Lumière » n’est pas indigne de son nom.
Pourtant il convient d’être modeste, si l’on compare ces chiffres à ceux que nous offrent les sources de lumière réalisées dans la nature : chaque centimètre carré de la surface du Soleil émet autant de lumière que 520 000 bougies décimales ; les superbes arcs électriques de l’avenue de l’Opéra sont donc, au bas mot, cent fois moins lumineux qu’un seul centimètre de la surface solaire. Or celle-ci est au total de plus de 60 000 milliards de milliards de centimètres carrés. Pourtant la puissance lumineuse du Soleil est elle-même médiocre à côté de celles d’autres étoiles plus chaudes. Véga, par exemple, cette jolie étoile bleue que l’on peut voir actuellement au zénith sur le coup des 10 heures du soir, émet, par centimètre carré, au moins douze fois plus de lumière que le Soleil. Il est même des étoiles à hélium telles que λ du Taureau ou τ d’Orion, dont l’éclat intrinsèque, ou, comme disent les physiciens, dans leur argot inélégant mais précis, l’intensité surfacique est des centaines de fois supérieure. Cependant, ces étoiles nous les voyons à peine dans les nuits sombres, et le moindre quinquet au coin d’une rue suffit à nous éblouir au point de les éclipser.
Ainsi les phénomènes qui se déroulent dans l’Univers et le parent ne sont grands ou petits, négligeables ou éclatans pour nous, que selon leur proximité. Et il y a quelque ironie douloureuse à penser que cela n’est pas moins vrai dans le monde moral que dans l’autre.
Une chose pourtant doit nous consoler, c’est que les forces obscures qui attirent et dirigent les êtres vivans sont capables de nous montrer une perfection qui est absente des étoiles. Un exemple, qui se rapporte précisément à notre sujet, nous le prouvera une fois de plus : nous avons vu que le rendement lumineux de toutes les sources physiques de lumière est toujours imparfait et qu’en dehors de leurs rayons visibles nos lampes artificielles, comme les grands luminaires célestes, en émettent d’autres qui sont inutiles pour la vision. Au contraire, la femelle du ver luisant, du pyrophorus noctilocus des naturalistes, émet, lorsque par les douces nuits d’été, elle veut appeler le mâle ailé, un rayonnement dont la totalité est composée de vibrations lumineuses. L’énergie qu’elle dépense ainsi est tout entière utilisée pour ses fins. Son rendement lumineux est parfait, et l’amour a su faire, chez cet insecte misérable, ce que tous nos laboratoires et toutes nos industries n’ont pas encore réalisé.
- ↑ À propos des carbures d’hydrogène, voyez ma chronique du 1er mars 1913 sur les Tendances et les progrès récens de la chimie.
- ↑ Le watt qui est, rappelons-le, l’unité internationale pratique de puissance, est à peu près la 735e partie du cheval-vapeur, c’est-à-dire un peu plus du dixième de l’énergie mise en jeu par un kilogrammètre en une seconde. Le kilogrammètre est lui-même le travail que produit un kilogramme en tombant d’un mètre. Au point de vue purement électrique, le watt est l’énergie mise en jeu en une seconde par un courant électrique d’un ampère traversant une résistance d’un ohm.
Quant à la bougie, elle était jusqu’à ces derniers temps assez mal définie comme unité de lumière et sa valeur changeait d’un pays à l’autre. Depuis le 1er juillet 1909, l’Angleterre, les États-Unis et la France ont unifié leur valeur de la bougie et depuis lors on appelle bougie internationale ou bougie décimale une intensité lumineuse qui est d’environ un quart inférieure à celle de la bougie française de l’Étoile et qui est définie comme étant exactement la 20e partie de l’étalon international appelé le Violle, du nom de l’illustre physicien français qui l’a imaginé. Le Violle est la quantité de lumière émise normalement par un centimètre carré de platine à sa température de fusion.
- ↑ Dès maintenant, on a installé, place de la République, des lampes à arc minéralisé dont l’éclat surpasse même de moitié celles de l’avenue de l’Opéra.
- ↑ On trouvera des détails sur les autres voies éclairées par ce système dans un intéressant rapport de M. Tur, récemment présenté au Congrès de la Route.