Revue scientifique - Les conquêtes récentes du système métrique

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REVUE SCIENTIFIQUE

LES CONQUÊTES RÉCENTES DU SYSTÈME MÉTRIQUE

La cinquième Conférence Internationale des Poids et Mesures s’est réunie le mois dernier au Pavillon de Breteuil à Sèvres. Des envoyés de tous les points de la Terre y ont enregistré les progrès merveilleux récemment accomplis par une des plus belles inventions du génie français : le système métrique. Le lumineux rapport d’ensemble présenté à la Conférence par M. Charles-Edmond Guillaume, directeur adjoint du Bureau international des Poids et Mesures, nous offre un magistral tableau de ces progrès. Il inflige aussi un démenti sans réplique aux esprits chagrins qui sans cesse et sans raison geignent sur l’amoindrissement de notre influence dans le monde. Nous lui ferons dans cette étude de nombreux emprunts.

De toutes les idées jaillies de la Révolution, le système métrique est sans conteste celle qui a fait sur cette planète le plus beau et le plus vaste chemin. Pendant que nos sans-culottes semaient dans tous les sillons de l’Europe leurs balles comme des graines de liberté, le système métrique se préparait, lui aussi, à conquérir les peuples. Telle est la force des œuvres de l’esprit lorsqu’elles sont simples et grandes, que celle-ci est allée plus loin même que nos baïonnettes et que les annexions faites par elle durent encore et ne font que s’accroître. Les progrès récens du système métrique sont de plusieurs sortes. Il y a d’abord à considérer ses progrès géographiques, son extension de plus en plus grande dans l’univers. Il y a les perfectionnemens divers apportés récemment dans la détermination précise et la conservation des étalons fondamentaux et des unités. Il y a enfin l’élargissement du système dans les pays où il était déjà utilisé, son emploi pour mesurer des formes nouvelles d’énergie, et en outre sa substitution progressive, — et nulle part encore complète, — à d’anciens modes de mesure que la pratique a conservés. Nous voudrions aujourd’hui tracer un bref tableau de ces progrès divers.


UN PEU D’HISTOIRE

Les écoliers et même la plupart des grandes personnes qui emploient continuellement le système métrique (il n’y a presque point d’heure dans la vie où nous n’utilisions son lucide langage pour désigner les objets) ne songent guère à s’émerveiller de tout ce qu’il y a de génial et de beau dans cet élégant monument de clarté française. C’est que l’accoutumance et aussi l’atavisme empêchent la plupart des gens de s’étonner des choses auxquelles un long frottement les a habitués. Seul le philosophe possède cette naïveté, cette sensibilité sans cesse avivée que procure une longue méditation et qui permet de respirer dans la chose la plus infime et la plus usuelle l’arôme subtil du merveilleux. Mais les philosophes sont rares ici-bas, même parmi les professeurs de philosophie. Pourtant lorsqu’on se souvient des circonstances dans lesquelles est né le système métrique et qu’on le compare à ce qu’il a remplacé, on ne saurait se défendre d’une grande admiration.

Les divers systèmes de mesure sont des élémens essentiels des langages humains. On a dit souvent que l’inaptitude de la Chine et d’autres pays orientaux à se perfectionner et à changer, était due à la complication de leur écriture. Ce qui tendrait à confirmer cette opinion, c’est que le Japon prend actuellement des mesures pour substituer dans l’écriture les caractères romains à ses vieux caractères indigènes. C’est que le langage, s’il est l’expression des idées, réagit à son tour sur elles. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ; mais aussi ce qui s’énonce clairement se conçoit mieux. Les peuples qui emploieront un système de mesures simple et cohérent auront donc un élément supplémentaire de perfectionnement intellectuel, et leurs sciences d’abord, où le langage est si important, s’en ressentiront heureusement. Mais ce n’est pas tout. La perfection de l’outillage industriel est due à la précision des diverses mesures employées, et le commerce enfin a un intérêt primordial à ce que celles-ci soient d’une part simples, claires, et cohérentes, d’autre part uniques. C’est précisément et surtout de ces besoins du commerce qu’est né le système métrique. Il est issu des vœux contenus dans les cahiers des États généraux et des difficultés qu’entraînaient dans les transactions commerciales la complication des anciennes mesures françaises et leur diversité d’une province à l’autre, qui rendait par exemple extrêmement difficile le transport des blés. Il heurtait d’ailleurs, comme tout progrès quel qu’il soit, tant d’habitudes et d’intérêts respectables, mais opposés à l’intérêt général tant de routines aussi, qu’il ne pouvait jaillir que d’une grande secousse sociale comme ces gemmes éclatantes et ces pierres précieuses enfouies au fond du sol et qu’un tremblement de terre met soudain à nu.

On ignore en général ce détail que c’est un projet d’unification des mesures françaises présenté à l’Assemblée constituante par Talleyrand qui déclancha tout le mouvement dont est sorti le système métrique. Talleyrand avait proposé d’abord de prendre pour unité de longueur celle du pendule battant la seconde. Mais, outre que cette unité reposait sur l’adoption d’une autre tout à fait arbitraire, la seconde de temps, elle avait l’inconvénient de faire intervenir aussi l’intensité de la pesanteur qui n’est pas la même au pôle et à l’équateur et modifie suivant la latitude la longueur du pendule à seconde. La Commission nommée par l’Académie des Sciences, soucieuse de mettre à la base du système une unité de mesure qui n’eût rien de local, de national même, ni de contingent, fit adopter comme unité de longueur et sous le nom de mètre la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre.

De cette unité toutes les autres dérivaient immédiatement, comme on sait, et notamment l’unité de capacité (décimètre cube ou litre) et l’unité de masse ou, comme on dit couramment et incorrectement, de poids (poids d’un décimètre cube d’eau à son maximum de densité). La première détermination à faire consistait donc à mesurer aussi exactement que possible et par les procédés astronomiques et géodésiques la longueur d’un arc de méridien terrestre. La seconde à peser exactement un litre d’eau. Malgré la hâte dans laquelle on fit ces opérations, malgré l’atmosphère orageuse et sanglante qui les enfiévrait, on est saisi d’étonnement devant la précision avec laquelle les Lavoisier, les Laplace, les Delambre, les Haüy, les Coulomb, les Lagrange et tant d’autres, ont déterminé les étalons prototypes du mètre et du kilogramme. Les mesures les plus récentes ont montré en effet que leur étalon du mètre, — conservé aujourd’hui aux Archives Nationales et dont les divers pays ont aujourd’hui des copies en platine iridié faites d’après la copie fondamentale déposée au Pavillon de Breteuil, — diffère à peine d’un cinquième de millimètre de la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre. Quant au kilogramme de la Révolution, il ne diffère que d’un cinquante-millième de sa valeur théorique[1].

Pourtant les vicissitudes tragiques n’avaient pas manqué à cette œuvre et M. Bigourdan nous en a conté naguère l’émouvante histoire. Cette histoire n’est que le reflet, sous un angle bien particulier et fort étrange, de celle de la Révolution tout entière. C’est Condorcet[2], le premier rapporteur du projet, qui meurt tragiquement. C’est Lavoisier, un des plus nobles ouvriers du système, dont l’arrestation bouleversa les travaux entrepris au point que la Commission demanda, d’ailleurs vainement, qu’il fût permis au prisonnier de l’assister sous la surveillance d’un gendarme ; c’est Lavoisier dont la tête géniale s’abat, pour le deuil éternel de la pensée, dans le panier du bourreau. Ce sont Laplace, Borda, d’autres encore, exclus du travail comme suspects d’incivisme. C’est l’Académie des Sciences elle-même qui menait toute l’entreprise et qu’on supprime, attendu que « comme il ne doit exister dans un gouvernement sage aucune institution parasite, le fauteuil académique doit être renversé. » Les ci-devant académiciens continuent le travail quand même, d’accord avec la Convention, et le mènent à bien. Uno avulso non déficit alter. Comme l’écrivait Haüy, dans la préface des instructions aujourd’hui fort rares qui furent publiées relativement au nouveau système, « occupés tranquillement, au milieu du bruit des combats et des agitations de la liberté naissante à interroger la nature, ils ont prouvé que, quand il s’agit des intérêts et de la gloire de la patrie, il y a, pour le génie comme pour le courage, un sang-froid qui sont l’un supérieur à toutes les distractions[3], comme l’autre à la crainte ; ou si quelque chose a été capable de les distraire, ce ne pouvait être que les cris de la victoire, plus favorables encore aux recherches heureuses que le silence du cabinet. » On a beau professer, pour cette éloquence révolutionnaire, les sentimens que Taine a mis à la mode, on ne peut, en la lisant et en présence des résultats qui la soulignent si fortement, se défendre d’une émotion. C’étaient là des accens inconnus. Pour la première fois, les savans prenaient conscience de cette vérité si bien exprimée par Pasteur que « si la science n’a pas de patrie, le savant doit en avoir une. »

Il ne faut point croire, — bien que ce fût une époque où on acceptait tout, — que le public ait accepté sans se plaindre le nouveau système de mesures. Les noms mêmes, si suggestifs, si simples et si logiques, des nouvelles unités, et que tous les écoliers du monde apprennent si vite, avaient soulevé des protestations. Le 14 thermidor an III, la Convention entendit les doléances du délégué de la section de Bonne-Nouvelle : « Ces noms, proclama-t-il, nouveaux et inintelligibles au plus grand nombre de citoyens, ne sont pas nécessaires au maintien de la République. » Déjà la hideuse politique déformait tout et déjà ce délégué pensait naïvement que le maintien de la République est une fin, et non un moyen.


L’EXTENSION RÉCENTE OU PROCHAINE DU SYSTÈME MÉTRIQUE

Il y a une dizaine d’années, le système métrique était déjà obligatoire dans le plus grand nombre des nations civilisées comprenant au total une population d’environ 300 millions d’habitans. Il était en outre facultatif et utilisé parallèlement avec d’autres systèmes dans un assez grand nombre d’autres pays (notamment les États-Unis, le Royaume-Uni, la Russie, etc.) ayant ensemble un nombre à peu près égal d’habitans. Depuis, et surtout ces dernières années, son extension n’a fait que s’accroître. Les principaux pays qui, depuis la dernière décade, ont adhéré à la convention internationale du mètre sont : 1a Bulgarie (1911), le Canada (1907), le Chili (1908), le Siam (1912), l’Uruguay (1908). En outre, le système est devenu obligatoire depuis 1912 dans les républiques du Centre-Amérique, Costa-Rica, Guatemala, Honduras, Nicaragua, Salvador, qui se sont liées à ce sujet l’an passé par la Convention de Tegulcipa, dans les colonies portugaises depuis 1905, au Congo depuis 1910. Au Danemark, où le système était naguère seulement facultatif, il est devenu obligatoire depuis 1912, ce qui s’est fait sans grande perturbation et à la satisfaction générale du peuple danois. Aux États-Unis et en Russie, le système est maintenant obligatoire dans la médecine et la pharmacie d’État ; une nouvelle loi étendant son emploi est en préparation. Au Japon, on lui accorde officiellement une préférence marquée et il est employé dans les services de l’armée, la médecine et la pharmacie, dans l’industrie électrique. La nouvelle loi douanière japonaise de 1910 fonde la plupart des tarifs sur les unités métriques.

Des nations qui naissent à peine à la vie moderne ont pour premier souci de nous emprunter notre système métrique, comme le Siam par exemple, qui, depuis l’an passé exclut tout autre système de mesure. Mais l’adhésion la plus retentissante est celle de l’immense Chine, dont le gouvernement vient de déposer devant le parlement un projet de loi dont voici l’article premier : « La République chinoise adopte comme seul système de poids et mesures le système métrique décimal. »


LES PAYS ANGLO-SAXONS ET LE SYSTÈME MÉTRIQUE

La situation, à cet égard, de l’Empire Britannique présente une importance et un intérêt de premier ordre et mérite qu’on l’examine à part. Un premier fait caractéristique doit être d’abord rappelé : en Grande-Bretagne, comme aux États-Unis, comme en Russie et dans tous les pays où le système métrique n’est cependant pas obligatoire, les hommes de science, dans leurs mémoires et leurs publications, n’emploient jamais d’autre système de mesure que le système métrique et rien ne prouve mieux la force intelligente que celui-ci porte en lui. Malgré tout, les pays anglo-saxons se sont refusés jusqu’ici à rendre obligatoire l’usage du système. Les États-Unis et l’Angleterre représentent dans le monde un groupement industriel et commercial formidable, et c’est précisément dans la nécessité de conserver à cet égard leur puissance que les adversaires du système métrique ont cru pouvoir puiser leurs principaux argumens. Nous allons voir ce qu’il en faut penser, en laissant de côté tout ce qui, dans cette résistance, est pur traditionalisme et conservatisme théorique.

Dans la dernière discussion qui a eu lieu à la Chambre des Communes sur ce sujet, un membre du Parlement a formulé un des principaux argumens antimétriques en soutenant que l’adoption des unités métriques coûterait aux seuls ingénieurs et industriels anglais une somme de cent millions de livres, c’est-à-dire 2 milliards et demi de francs. Or il est évident qu’une pareille évaluation ne pourrait être exacte que si l’emploi du système métrique obligeait du jour au lendemain à remplacer toutes les machines dont les dimensions ne seraient pas exprimées par des nombres simples en fonction de ses unités. Tel n’est nullement le cas, comme le prouve l’expérience faite par les autres pays industriels, lorsqu’ils ont introduit obligatoirement le nouveau système. En fait, pendant une première étape de la réforme, on se contente, sans rien changer aux machines, d’en exprimer simplement en unités métriques et avec l’approximation voulue les cotes exprimées jusque-là dans les anciennes unités, — ce qui nécessite seulement le remplacement des tables et des instrumens de mesure. Puis, lors de la construction des machines nouvelles, on arrondit autant que possible les anciennes cotes de manière à les exprimer par des nombres simples. Comme l’a remarqué M. Ch.-Ed. Guillaume, c’est ce qui arrive par exemple pour les canons : les pièces de 12 inches de la Marine britannique sont pratiquement identiques aux canons de 305 des autres marines. L’expérience a d’ailleurs prouvé que les quelques dépenses et pertes de temps occasionnées par cette réforme sont rapidement compensées par les simplifications qu’apporte avec elle la structure décimale du système métrique.

Le second et principal argument antimétrique des hommes d’affaires anglo-saxons est plus important et mérite d’autant mieux qu’on s’y arrête que nous allons le voir se retourner contre, ceux-là mêmes qui l’emploient. Cet argument, que des idéalistes considéreraient peut- être comme un peu cynique, s’il pouvait y avoir des idéalistes en affaires, a été très bien mis en valeur récemment par sir Frederick Bramwell, qui est un des ennemis les plus irréductibles de la réforme. On peut le résumer de la façon suivante : nous, industriels britanniques, avons un avantage sur les étrangers, parce que (nous arrivons aisément à comprendre leurs mesures, tandis qu’ils n’arrivent jamais à comprendre les nôtres. En outre, les industriels des pays métriques rencontrent sur les marchés d’Extrême-Orient des obstacles dus au fait que les poids et mesures britanniques sont répandus dans ces régions ; cette circonstance donne à nos commerçans et à nos industriels un avantage sur ceux des pays métriques qui cherchent à conquérir ces marchés.

Cet argument qui place le problème sur son véritable terrain, celui de l’intérêt britannique, était certainement soutenable, il y a quelques années encore. Mais nous venons de voir que les pays d’Extrême-Orient, le Siam, le Japon, la Chine, en procédant à la réforme de leurs mesures, n’ont pas fait la moindre place aux unités britanniques. C’est d’autant plus caractéristique que, en Chine notamment, de nombreux commerçans anglais avaient engagé à Pékin une campagne énergique en faveur du système britannique. Cela n’a pas empêché le projet de loi dont nous avons parlé et qui y rend obligatoire le système métrique. Ainsi, et à bref délai, et par la force des choses, les nations métriques verront leur commerce en Extrême-Orient avantagé par rapport à l’Angleterre, du fait même que celle-ci n’aura pas renoncé à ses mesures surannées. La concurrence si redoutable que lui font dans ces pays d’autres nations, et surtout l’Allemagne, trouvera là une cause nouvelle de développement victorieux.

Les commerçans britanniques sont des gens trop avisés et trop doués de sens pratique pour ne pas sentir ce danger imminent qui ne manquera pas d’emporter leurs dernières hésitations, et comme conséquence nous serions fort surpris si, avant une dizaine d’années, le parlement britannique n’adoptait pas comme une mesure de salut national le système métrique obligatoire. Ainsi on aura vu ce paradoxe déconcertant de la nation la plus industrieuse du monde, de celle qui a plus tôt, sinon aussi loin qu’aucune autre, lancé dans l’univers les bouleversemens et les réformes les plus hardies, qui a créé dans le monde moderne la liberté de pensée, la liberté individuelle et le droit des peuples à se gouverner, qui a produit Cromwell, Newton, Darwin, entraînée bon gré mal gré dans le sillage révolutionnaire du système métrique par la vieille Chine stagnante et le Siam indolent ! O bizarreries de l’histoire !

Si même l’Extrême-Orient ne suffisait pas à convaincre à cet égard la vieille Angleterre, c’est l’Empire Britannique lui-même, ce sont les colonies anglaises qui se chargeraient d’y pourvoir. Plusieurs d’entre elles et non des moindres se disposent à prendre une série de mesures qui ne tendront à rien moins qu’à favoriser le commerce d’importation des nations concurrentes de l’Angleterre au détriment de celle-ci, si elle n’adopte bientôt le système métrique. Depuis longtemps, parmi les colonies britanniques, l’île Maurice et les Seychelles possèdent le système métrique. Il vient d’être déclaré obligatoire à Malte à partir du 1er juillet 1914. En Egypte, il est obligatoire depuis 1892 dans les transactions avec les administrations de l’État. Mais ce n’est pas tout : l’union Sud-Africaine, dont sir Frederick Bramwell écrivait récemment : «... Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher l’introduction du système métrique dans l’Afrique du Sud, car les mesures britanniques y créent une obstruction à la vente des machines continentales et, aussi longtemps qu’elle conservera les mesures britanniques, nous aurons un avantage marqué sur nos concurrens... » l’union Sud-Africaine s’apprête à adopter une loi qui admet, en première ligne et avant le système britannique, le système métrique, et qui est une préface nécessaire à l’adoption prochaine de celui-ci. En outre le Parlement du Commonwealth australien a voté récemment une résolution impérative, qui a pour but de faire adopter par tout l’Empire Britannique le système métrique. Enfin, une loi votée en Nouvelle-Zélande autorise le gouverneur à proclamer quand il voudra le système métrique obligatoire.

Si elle ne veut pas compromettre le marché déjà si menacé de ses propres colonies, la Grande-Bretagne devra donc, à bref délai et par la force des choses, adopter notre système métrique décimal. La France ne sera pas la dernière à se féliciter de ce fleuron ultime et si laborieusement éclos de l’Entente Cordiale.


MESURES DE LA VALEUR ET DE LA PERMANENCE DES ÉTALONS

Le mètre étalon de la Convention qui est actuellement déposé aux Archives nationales et qui est à la fois la relique la plus vénérable et l’élément primitif essentiel de tout le système métrique est en platine pur. On a reconnu depuis que ce métal, à cause de son manque de dureté et d’élasticité, présentait certains risques d’altérabilité, et on a décidé alors de ne plus toucher à l’étalon de la Convention et de le remplacer par une copie aussi exacte que possible fabriquée en platine iridié (alliage beaucoup plus dur et moins altérable que le platine pur). C’est cette copie déposée au Bureau des Poids et Mesures à Sèvres qui sert aujourd’hui de prototype international. Elle ne diffère pas seulement du mètre de la Convention par la nature de son métal : elle est de plus ce qu’on appelle un mètre à traits (c’est-à-dire sur lequel la longueur du mètre est définie par la distance séparant deux traits gravés sur le métal et que l’on observe avec des microscopes très grossissans) tandis que le mètre de la Révolution était un mètre à bouts. La substitution des étalons à traits aux étalons à bouts a l’avantage de supprimer les contacts et l’usure des étalons. En outre, tandis qu’une règle à bouts constitue un étalon d’une seule longueur, la règle à traits est immédiatement comparable avec sa subdivision et fournit ainsi autant d’étalons qu’elle comporte de traits. Où construit cependant toujours des d’étalons à bouts pour certains besoins de l’industrie de haute précision, et en particulier de l’artillerie, et on est arrivé récemment dans cette voie à fournir des étalons admirables dont la longueur est exacte au millième de millimètre et même au cinq-millième de millimètre près, ce qui semble vraiment extraordinaire.

Tandis que les fondateurs du système métrique ne s’étaient pas préoccupés de déterminer l’unité de longueur avec une précision dépassant le centième de millimètre, ce qui était déjà étonnant avec les moyens dont on disposait alors, les métrologistes veulent aujourd’hui une précision beaucoup plus grande. Ce n’est pas seulement une sorte de coquetterie supérieure qui les pousse à vouloir raffiner ainsi sur les infiniment petits. Nous venons de voir que les progrès de l’industrie mécanique sont étroitement liés à la précision des étalons métriques. En outre, les plus hauts problèmes scientifiques se rattachent parfois à un petit perfectionnement dans l’exactitude des mesures, à une décimale gagnée péniblement. On en pourrait citer mille exemples. L’un des plus curieux est la découverte de l’argon, ce gaz remarquable par son inertie chimique et qui se trouve mêlé en proportions assez notables à l’air atmosphérique. C’est en mesurant, avec une précision dont on s’était peu soucié avant lui, la densité de l’azote atmosphérique et celle de l’azote préparé chimiquement, que le grand chimiste anglais Ramsay fut amené à constater entre ces deux nombres une légère différence qui le conduisit à la découverte dans l’azote atmosphérique d’un gaz résiduel et nouveau qu’il appela l’argon.

On a naturellement songé à appliquer les nouvelles méthodes précises de la métrologie à la question suivante : les étalons prototypes restent-ils invariables ? Ces méthodes permettent actuellement de déterminer la longueur d’une règle à θμ, 1, c’est-à-dire à un dix-millième de millimètre près. Or les expériences faites récemment ont montré que les divers étalons prototypes du mètre en platine iridié n’ont pas subi, depuis leur construction, de variation supérieure à cette longueur, c’est-à-dire à un dix-millionième de mètre. Afin de pouvoir contrôler indirectement chaque fois qu’il sera nécessaire la permanence des étalons, on en construit aussi maintenant en quartz (substance extrêmement peu dilatable, comme nous l’avons expliqué dans une récente chronique).

Le fait que tout le système de mesures du monde est fondé sur la longueur d’une ou de deux règles qui peuvent disparaître, être détruites ou se modifier, a fait chercher depuis longtemps un moyen de reconstituer en toutes circonstances la longueur du mètre primitif par un phénomène naturel et sans avoir à refaire chaque fois la mesure du méridien terrestre, qui peut lui-même varie » dans le cours des âges. Les physiciens ont pensé finalement que le mieux serait d’exprimer la longueur du mètre au moyen des longueurs d’onde de la lumière des atomes, qui sont sans doute, parmi les phénomènes physiques, un de ceux dont la permanence est le plus probable. Nous avons déjà expliqué ici même que chaque gaz luminescent émet un certain nombre de rayons monochromatiques dont chacun est caractérisé par une longueur d’onde donnée, de l’ordre du dix-millième de millimètre. Il convenait donc, d’une part, de mesurer exactement la longueur d’onde choisie (on s’est arrêté, après beaucoup de discussions, à la longueur d’une certaine raie rouge du cadmium qui est remarquable par sa constance et sa finesse), puis de compter exactement le nombre des longueurs d’onde et de fractions de longueur d’onde de cette raie qui sont contenues dans la longueur du mètre étalon. Ces opérations ont été menées à bien, au moyen d’une méthode interférentielle imaginée par le physicien américain Michelson, complétée depuis par d’autres, et grâce surtout aux beaux travaux de M. Benoit, directeur du Bureau International des Poids et Mesures. Ces mesures ont permis de fixer à moins d’un dix-millionième près la valeur en longueurs d’onde lumineuses du mètre. Elles permettront à nos descendans de reconstituer toujours et facilement celui-ci,(quoi qu’il arrive, et de vérifier la permanence des étalons métalliques[4]. Enfin, depuis les beaux travaux de M. Ch.-Ed. Guillaume sur les aciers au nickel sans dilatation (aciers invar), on construit spécialement pour les opérations géodésiques des étalons de longueur faits de ce métal et qui ont une remarquable constance.

On a également étudié tout récemment et par des méthodes très précises la permanence des divers étalons nationaux du kilogramme. Sur seize kilogrammes comparés, douze n’avaient éprouvé aucune variation susceptible d’être mise en évidence par les meilleures pesées. La plus forte diminution constatée par l’usure a été de cinq centièmes de milligramme, ce qui n’est guère. Un seul kilogramme a présenté une anomalie. Il avait augmenté légèrement de poids pour une raison inconnue (d’environ 2 centièmes de milligramme). Mais le résultat essentiel et tout à-fait remarquable de ces mesures est qu’aucun des kilogrammes étudiés n’a subi de variations supérieures au cent-millionième de sa masse, ce qui démontre une permanence tout à fait remarquable de ces étalons.

Telles sont les données obtenues récemment par le Bureau International des Poids et Mesures, dans ce département de son activité qui n’est pas le moins utile et qui consiste à perfectionner sans cesse la connaissance précise des unités fondamentales, à assurer et à vérifier la permanence et la conservation des étalons.


PROGRÈS RÉCENS DANS LES LÉGISLATIONS

Les fondateurs du système métrique ne s’étaient proposé de définir légalement que les quantités qui servent à mesurer les qualités spatiales des objets (longueur, superficie, volume) et leurs masses. Mais le développement industriel du monde a introduit dans le langage courant et dans la pratique commerciale des notions qu’il n’y a pas un intérêt moins grand à voir définir rigoureusement par la loi. Tels sont la puissance des machines, le travail fourni par elles, la force, la température, les diverses modalités du courant électrique (voltage, ampérage, résistivité), la puissance lumineuse des lampes. Jusqu’ici, une certaine incohérence régnait à ce sujet dans les opérations commerciales, provenant de ce qu’on employait des unités diverses ou mal définies, et qu’il importait absolument de faire disparaître pour la loyauté et la sûreté des opérations commerciales. Pour n’en donner qu’un exemple, citons seulement ce qui se passait jusqu’ici et ce qui se passe encore pour la puissance éclairante des lampes. Qu’est-ce qu’une lampe électrique d’un certain nombre de bougies ? En Allemagne, on emploie comme unité lumineuse la bougie Hefner, qui est égale à 93 millièmes de carcel et, en Angleterre, la bougie Vernon-Harcourt qui égale 103 millièmes de carcel (soit une différence de 10 pour 100), et en France enfin, la bougie décimale, qui égale 104 millièmes de carcel. On emploie aussi et parallèlement, comme unités pratiques, l’intensité des bougies brûlantes : or la bougie brûlante française vaut 0,134 carcel, la bougie anglaise 0,105 carcels la bougie allemande 0,111 carcels (de 20 pour 100 moins lumineuse que la bougie française). Les lampes électriques allemandes dont l’intensité est indiquée en bougies semblent au consommateur de 10 à 20 p. 100 plus lumineuses que des lampes, en réalité identiques, fournies par l’industrie française. Il y avait là des anomalies intolérables.

Pouf les faire cesser, M. Fernand David, dont le trop court passage au Ministère du Commerce a été marqué par tant d’initiatives heureuses, a élaboré, d’accord avec une commission instituée par lui et composée de techniciens et de savans éminens, un projet de loi repris par son successeur, qui a été signé, il y a quelques jours à peine, au conseil des Ministres et sera sans doute adopté à bref délai par le Parlement. Ce projet, dont l’adoption rendra un véritable service au commerce, à l’industrie, définit d’une façon précise et rend obligatoires sur toute l’étendue du territoire français les unités légales de force, de travail, de courant électrique, de puissance lumineuse, etc. Il mettra fin à une situation qui tendait à devenir insupportable. Dorénavant, et pour nous borner à un ou deux exemples, la puissance des machines ne sera plus exprimée en chevaux-vapeur ou en d’autres unités plus ou moins capricieuses, mais en watts, le watt étant défini comme la puissance engendrée par le déplacement, à la vitesse de 1 mètre par seconde, du point d’application de la force susceptible de communiquer à 1 kilogramme une accélération de 1 mètre par seconde par seconde (sic). Cette définition n’est peut-être pas d’un français très élégant, et Voltaire ne l’eût pas signée, mais elle est précise, complète, scientifique et sans ambiguïté. La nouvelle unité de force sera le newton qui en une seconde communique à 1 kilogramme un’ accroissement de vitesse de 1 mètre par seconde. La bougie légale sera obligatoirement la bougie décimale égale à la vingtième partie du violle. Le violle, qui porte le nom du grand physicien français qui l’a imaginé, est la quantité de lumière émise normalement par 1 centimètre carré de surface de platine fondu à la température de solidification. La place limitée dont je dispose m’empêche de m’étendre, comme il conviendrait, sur les autres points de ce projet de loi. Mais c’en est assez pour se convaincre de son éminente utilité et de tout ce qu’il introduira de clarté, partant de loyauté, dans les transactions commerciales. Le jour ne saurait tarder où les divers pays adhérens au système métrique se mettront d’accord pour prendre législativement des mesures identiques. La sécurité et la facilité du commerce mondial ne pourra qu’y gagner.

Dès maintenant, et tout récemment, sur l’initiative de la France, mandataire du Comité international des Poids et Mesures, un grand nombre de nations ont réalisé dans un domaine voisin une petite réforme qui intéresse tous ceux, — et ils sont nombreux, si l’on en juge par l’intérêt que le public apporte aux affaires de perles maquillées ou volées, — qui s’occupent des pierres précieuses et des joyaux. Jusqu’ici, les négocians en pierres précieuses employaient partout et même en France comme unité de masse le carat dont la valeur mal définie variait beaucoup d’un pays à l’autre pour la plus grande joie des négocians malhonnêtes. Pour mettre fin à cette situation et rattacher en même temps le carat au système métrique, sans aller trop à l’encontre de certaines habitudes commerciales, la France a rendu obligatoire, à l’exclusion de toute autre valeur du carat, le « carat métrique » défini comme étant égal à deux décigrammes. Cette mesure est appliquée en France depuis le 1er janvier 1911. A la suite de notre pays, la plupart des autres ont adopté la même mesure, notamment certains comme les États-Unis, le Japon où le système métrique n’est, pourtant, pas obligatoire.

Il serait exagéré de croire que le système métrique décimal, tel que la Convention l’avait imaginé, est aujourd’hui appliqué intégralement en France. Deux exceptions, et non des moindres, le démontrent, qui concernent l’une la subdivision de la circonférence, l’autre la mesure du temps. La Convention avait décidé, sur l’avis de la commission de savans éminens qui préparèrent son projet, que le quart de la circonférence serait dorénavant subdivisé en 100 grades, comprenant chacun 100 minutes décimales de 100 secondes décimales. Cela constituait un progrès évident sur la division encore usitée et pourtant bien baroque et compliquée de l’angle droit en 90 degrés de 60 minutes dont chacune comprend 60 secondes. Il n’y a aucun rapport simple entre ces dernières quantités, et aucun rapport avec le bel ensemble du système métrique. Dans le projet conventionnel au contraire, outre la subdivision décimale on avait l’immense avantage que chaque grade du méridien valait exactement 100 kilomètres, chaque minute 1 000 mètres, chaque seconde 10 mètres. Ces avantages sont si évidens que l’État-Major de notre armée n’a pas hésité à établir récemment sa célèbre carte au 1/80 000 en subdivisant le quart de cercle conformément au projet de la Convention. Il est malheureusement à craindre que cette adhésion éclatante, mais isolée, n’entraîne pas de sitôt une réforme qui heurterait bien des routines. Enfin nous continuons à subdiviser le jour en 24 heures de 60 minutes de 60 secondes, au lieu de 100 heures de 100 minutes de 100 secondes qu’avait décidé la Convention. C’est regrettable à divers égards.

Mais il ne se faut point plaindre trop de ce qu’une œuvre humaine soit incomplète. Celle qu’a réalisée le système métrique est une des plus belles et des plus utiles que l’esprit humain ait accomplies. Elle prouve, n’en déplaise aux dénigreurs systématiques, que la France n’exporte pas seulement dans le monde des chansonnettes, des comédies et des robes. Si jamais le monde pensant devait avoir cette douleur devoir la France rayée du nombre des nations comme une nouvelle Pologne, le système métrique, clair reflet du génie français, la ressusciterait sans fin dans les pensées et le langage quotidien des hommes.


CHARLES NORDMANN.

  1. Actuellement et pour faire concorder rigoureusement avec leurs étalons la valeur des unités, on ne définit plus celles-ci d’après leur valeur théorique, mais de la façon suivante : 1° le mètre est la longueur à la température de 0° du prototype international en platine iridié déposé au Pavillon de Breteuil ; 2° le kilogramme est la masse du prototype international en platine iridié déposé au même endroit.
  2. Le 19 juin 1791, la veille de la fuite de Varennes, Louis XVI s’entretint longuement du projet dans son cabinet avec les commissaires Borda, Condorcet, Lagrange et Lavoisier. C’est d’une belle tranquillité, à quelques heures d’un dessein aussi hasardeux.
  3. Voilà un euphémisme hardi et noblement dédaigneux pour désigner diverses choses parmi lesquelles il faut ranger la guillotine.
  4. Voici, à titre documentaire, le résultat définitif des mesures de MM. Benoît et Michelson, qui exprime à 15° et à la pression normale le nombre des longueurs d’onde de la raie rouge du cadmium contenue dans la longueur du Mètre international, et qui assure l’indestructibilité théorique de celui-ci. Ce nombre est 1 mètre = 1553 163,5.