Revue scientifique - Les explosifs brisans

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Revue scientifique - Les explosifs brisans
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 686-696).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES EXPLOSIFS BRISANS

Après avoir examiné celles des substances explosives qui servent à la propulsion des projectiles, autrement dit les poudres, il nous reste, pour achever cette brève incursion dans la chimie guerrière, à étudier l’autre grande catégorie d’explosifs : les explosifs brisans.

Lorsque le chimiste anglais Reid prétendait naguère que le coton n’entre pas dans la fabrication des obus explosifs, il n’avait en vue que la charge d’explosif que le projectile emporte avec lui ; il oubliait en revanche, — singulière distraction chez un technicien aussi averti, — que l’obus est attaché à une cartouche contenant la poudre qui le propulsera et qui, elle, nous l’avons vu, a comme constituant essentiel le coton. Aujourd’hui, il n’y a plus lieu de signaler que pour mémoire cet oubli étrange, puisque la campagne de lord Ramsay a porté ses fruits, et que le coton est maintenant contrebande de guerre.

Les explosifs brisans ne servent pas seulement au chargement des obus percutans lancés par les canons. Dans la guerre navale, ils gonflent les flancs des sournoises torpilles. En outre ce sont eux qui donnent tant d’efficacité à tous les projectiles étranges lancés à la main ou par de bizarres engins renouvelés de l’antique : bombes, grenades, pétards, torpilles aériennes, que la présente guerre a multipliés et dont le rôle actuel n’est guère moins important que celui des balles et des obus. Ce sont les explosifs brisans, enfin, qui jouent le rôle essentiel dans la destruction des travaux d’art, — ponts, chemins de fer, etc., — et dans la fantastique lutte de sape et de mine qu’on se livre sous terre de tranchée à tranchée, et où quelques secondes d’avance ou de retard, un bruit entendue propos, un cordeau détonant audacieusement allumé résolvent dans un sens ou dans l’autre le dilemme doublement shakspearien qui sert aujourd’hui de devise à tous les sapeurs : sauter ou faire sauter, that is the question.

Quels sont les principaux explosifs brisans employés des deux côtés de la barricade à ces différens effets : c’est ce que je voudrais examiner brièvement, — en me gardant soigneusement d’effleurer tous les perfectionnemens encore inconnus de nos ennemis… sinon par leurs effets, que nous avons apportés depuis quelques mois dans ce domaine.


Au début de l’artillerie, aux temps idylliques et bucoliques où les batailles n’alignaient que quelques quarterons de soldats, et où le sort des empires ne se décidait que par la mort de quelques milliers d’hommes, — ce qui nous paraît bien ridicule aujourd’hui, — les boulets lancés par les canons étaient de grosses masses pleines ou creuses, mais qui n’agissaient que sur les objets situés exactement sur leur parcours. L’idée de faire éclater ces boulets en les remplissant de poudre, ne vint que bien après. Ce fut le temps des boîtes à mitraille, lesquelles faisaient déjà d’assez joli travail, puisqu’on rapporte qu’à la bataille de Kesseldorf, en 1742, chaque coup d’une batterie autrichienne mit hors de combat 70 hommes.

Pendant une grande partie du siècle passé, on a cherché à charger les projectiles creux lancés par les bouches à feu avec des explosifs brisans tels que la nitroglycérine, la dynamite (nous rappellerons dans un instant leur composition), et surtout le fulmicoton sec. Tous ces corps étaient des explosifs très brisans, parcourus dans un temps très court par l’onde explosive et fournissant instantanément toute leur puissance. Malheureusement tous ces corps donnèrent lieu à de nombreux déboires à cause de leur sensibilité au choc, qui produisait des éclatemens prématurés. Le choc produit au moment du départ du projectile suffisait souvent à amorcer la charge portée par lui, et à le faire éclater dans l’âme du canon, détruisant celui-ci et tuant les servans. Pendant longtemps, la poudre noire seule présenta des garanties suffisantes pour le chargement des projectiles. Mais elle est, comme nous l’avons vu, un explosif fusant et non percutant : elle brûle et ne détone pas.

Pour augmenter l’efficacité des projectiles, il fallait trouver le moyen de les charger d’un explosif brisant assez peu sensible pour que le choc du départ ne le fasse pas exploser et qui pourtant détone à son arrivée au but. On croyait alors, (et on le crut jusqu’aux travaux de M. Turpin), que le pouvoir brisant d’un explosif est essentiellement lié à sa sensibilité au choc. On tenta donc de diverses manières de tourner la difficulté, et sans grand succès d’ailleurs : On essaya par exemple de mettre dans l’intérieur de l’obus des petites fioles de verre renfermant l’une de l’acide nitrique fumant, l’autre un combustible liquide. Le choc produit au départ du projectile brisait ces fioles, les liquides se mélangeaient alors par suite de la rotation de celui-ci (produite comme on sait par les rainures du canon) en formant l’explosif qui éclatait au moment du choc contre le but. On a essayé aussi d’ajouter du camphre à la dynamite pour diminuer sa sensibilité, et diverses substances au fulmicoton. D’autre part, pour amortir le choc au départ, on diminua la vitesse initiale, on essaya aussi toutes sortes d’amortisseurs spéciaux ; on divisa la charge de poudre propulsive dans des boîtes formant une multitude de compartimens, etc.

En fait, tous ces essais ne donnèrent pas de résultats satisfaisans et ils furent d’ailleurs complètement éclipsés par la découverte de la mélinite.


Nous avons vu déjà pour quelles raisons, à la fois théoriques et pratiques, on est conduit à former la plupart des corps explosifs par la combinaison de l’acide nitrique avec les carbures d’hydrogène.

Parmi ceux-ci, il en est de particulièrement intéressans qui dérivent de la distillation du goudron de houille. Le goudron de houille, qui est lui-même un sous-produit des usines à gaz et des fabriques de coke métallurgique, donne lorsqu’on le distille systématiquement une série d’huiles légères dont on extrait finalement divers hydrocarbures et notamment le phénol. En traitant le phénol par l’acide nitrique on obtient le trinitrophénol ou acide picrique. Celui-ci est un solide qui se présente en cristaux jaunes, amers, solubles dans l’eau, fondant à environ 125°. La solution aqueuse de ce corps est employée couramment comme remède contre les brûlures, ce qui ne l’empêche pas, comme nous allons voir, d’être terriblement homicide lorsqu’on le verse sous forme de mélinite dans le ventre de nos obus. Il en est de cette substance comme du collodion, qui tantôt lorsqu’il entre dans la composition des poudres sert à blesser les hommes, et tantôt en chirurgie sert à guérir et fermer leurs blessures. Étrange dualité, qui illustrait déjà le sabre de M. Prudhomme et prouve une fois de plus que les choses ne valent point par elles-mêmes, mais seulement par l’usage qu’on en fait… Mais j’allais oublier que ce n’est point l’heure de philosopher.

Donc l’acide picrique est fabriqué ainsi que nous venons de voir. Ce corps était dès longtemps connu. Les traités techniques ne le rangeaient même point d’une manière générale parmi les explosifs, sous prétexte qu’il ne contenait point assez d’oxygène. C’est lui pourtant qui devait nous donner la fulminante, la terrible, la triomphante mélinite.

Mais il me faut d’abord ouvrir à ce propos une parenthèse : dans la combustion d’un hydrocarbure, qui caractérise généralement une explosion, l’hydrogène et le carbone qui constituent ce corps sont tous deux plus ou moins brûlés par l’oxygène en formant, le premier de l’eau, H2O, le second du gaz carbonique CO2, ou de l’oxyde de carbone CO, ou même seulement du noir de fumée C, selon que la combustion en est complète, incomplète ou nulle. Or on a cru longtemps que, pour donner toute sa puissance, un explosif devait être à combustion complète, c’est-à-dire renfermer assez d’oxygène pour que tout son hydrogène soit transformé en eau et tout son carbone en gaz carbonique.

Cette opinion était erronée et voici pourquoi : Il faut un poids deux fois plus grand d’oxygène pour brûler complètement un gramme de carbone (en formant du gaz carbonique CO2) que pour le brûler incomplètement (en formant de l’oxyde de carbone CO). Or les volumes de gaz CO2 ou CO ainsi formés sont égaux. Donc à ce point de vue la puissance explosive dégagée par un poids donné d’oxygène est plus grande, dans le cas de la combustion incomplète, que de la combustion complète. D’autre part, et en revanche, la chaleur dégagée par la formation de gaz carbonique est plus grande que celle d’un même volume d’oxyde de carbone, et cette chaleur plus grande dilate davantage les gaz produits. Donc, à ce second point de vue la combustion incomplète dégage moins de puissance explosive que la combustion complète. De ces deux points de vue antagonistes il résulte que les choses doivent varier suivant les circonstances, et qu’en tout cas, a priori, tous les facteurs de la puissance explosive ne sont pas augmentés par une combustion complète.

C’est ainsi qu’il s’est trouvé que l’on avait tort de considérer l’acide picrique comme un mauvais explosif sous prétexte que son défaut d’oxygène ne pouvait lui assurer qu’une combustion incomplète, et un des mérites de M. Turpin est d’avoir attiré l’attention là-dessus.

Je m’excuse auprès de mes lecteurs de ces développemens un peu techniques. Mais il me semble qu’on doit mieux goûter l’élégance d’une construction nouvelle, — celle-ci fût-elle une découverte chimique, — lorsqu’on a aperçu d’abord l’agencement délicat des échafaudages par quoi elle fut édifiée.

Les chimistes pour pallier le défaut, soi-disant préjudiciable, d’oxygène de l’acide picrique recommandaient de le mélanger avec des oxydans (chlorate ou nitrate de potasse, oxydes divers), ou d’en former des sels, ou picrates, par combinaison avec les alcalis. Malheureusement, ces mélanges étaient extrêmement dangereux, très instables, très sensibles au choc.

Quant à l’acide picrique on n’avait jamais songé à l’employer comme explosif d’abord, nous l’avons vu, pour la raison théorique de son défaut d’oxygène, ensuite parce qu’il était extrêmement peu sensible aux actions physiques et absolument indifférent au choc. On peut, par exemple, écraser sans aucun danger une caisse d’acide picrique sous un marteau pilon.

Cette insensibilité avait fait considérer l’acide picrique comme un corps non explosif. C’est elle précisément qui attira sur cette substance l’attention de M. Turpin, et le grand mérite, la grande découverte de cet inventeur est d’avoir trouvé le moyen d’amorcer convenablement et à coup sûr l’explosion de ce corps.

M. Turpin reconnut d’abord que l’acide picrique pouvait être fondu sans danger et en grande masse, puisque sous cette forme il devenait tellement insensible au choc qu’une capsule de fulminate de mercure de 3 grammes en brisait les blocs sans les jamais faire détoner. Il constata au contraire que l’on pouvait faire détoner au moyen d’une capsule de fuminate de l’acide picrique en poudre et que celui-ci amorçait alors l’explosion de l’acide fondu. Il fut amené à construire ainsi le détonateur à acide picrique pulvérulent qui est aujourd’hui l’organe essentiel de l’explosion des obus à mélinite, — car la mélinite est essentiellement formée d’acide picrique. Son nom lui vient de sa couleur jaune et de son apparence lorsqu’il est fondu et qui rappelle celle du miel.

Avec la mélinite nous nous trouvions munis d’un explosif brisant d’une telle valeur que la puissance de nos projectiles s’en est trouvée du coup décuplée. Ce progrès immense provenait d’une part de la stabilité énorme du nouvel explosif et de son insensibilité au choc nécessitant un amorçage spécial de toute sécurité ; cette insensibilité permet de manipuler les obus explosifs sans aucun danger. En outre la faculté de fondre la mélinite par grandes quantités et sans danger[1] permettait de la couler dans les obus à pleine densité déchargement, ce qui produisait un maximum de puissance. D’autre part, la grande vitesse de propagation de l’onde explosive dans la mélinite qui est de plus de 6 000 mètres par seconde et sa constitution chimique lui assurent une explosion extrêmement brisante dont les effets sont foudroyans.

Sous l’action de la mélinite qu’il contient, notre petit obus explosif de 75 est brisé en plusieurs milliers de fragmens aigus dont chacun possède encore à plusieurs dizaines de mètres un pouvoir de pénétration suffisant pour causer des hémorragies foudroyantes dans les organes qu’il traverse.

Il va sans dire que l’on a perfectionné par divers mélanges le chargement de [nos obus à la mélinite. Mes lecteurs me pardonneront… ils me sauront gré, de ne leur donner sur ce sujet aucune indication. — C’est ainsi que l’on est arrivé avec nos petits obus de campagne à produire ces effets de destruction formidables qui ont maintes fois terrifié nos ennemis. Ainsi que je l’ai déjà expliqué récemment au cours de mes notes sur le 75, ces effets sur les organismes humains sont dus non pas seulement aux éclats d’obus projetés par l’explosion, mais aussi, sans qu’aucune blessure apparente soit produite, par les variations prodigieusement brusques de la pression de l’air causée au voisinage du point de chute et qui font éclater les vaisseaux des individus situés dans le voisinage et les tuent sans les blesser.


Avec l’invention de la poudre B, avec celle presque simultanée de la mélinite, la France s’est trouvée pendant plusieurs années dans un état de supériorité absolue au point de vue balistique. Rien ne prouve mieux la sincérité et la loyauté de ses intentions pacifiques, que le fait de n’avoir pas profité alors de cette incontestable supériorité.

Comme il arrive toujours tôt ou tard dans le domaine des inventions militaires, comme il est arrivé pour la poudre B, les nations étrangères n’ont pas tardé à fabriquer des explosifs brisans analogues à la mélinite et amorcés par des procédés analogues à ceux qu’avait créés Turpin. C’est ainsi que l’Angleterre emploie aujourd’hui la lyddite, qui est très analogue à notre mélinite.

Quant à l’Allemagne, elle charge, ainsi que plusieurs autres pays, ses obus explosifs au moyen du trinitrotoluène ou trinitrotoluol, qui est, comme nous allons voir, un très proche parent de la mélinite.

Le trinitrotoluol (ou trinol comme l’appellent par abréviation nos ennemis) est au toluol ce que le trinitrophénol ou acide picrique est au phénol, c’est-à-dire qu’il est dérivé par nitrification du toluol, qui est lui-même, comme le phénol, un dérivé par distillation des huiles légères du goudron de houille.

Le trinitrotoluol est un corps cristallisé, incolore, fondant à 82° environ. Il est fabriqué actuellement en Allemagne surtout à l’usine Carbonit à Schlebusch, près de Cologne et aux usines Allendorff à Schœnbeck-sur-Elbe. Lorsque nos escadrilles de bombardement étendront un peu leur rayon d’action, elles ne devront pas oublier ces objectifs de choix.

Les propriétés du trinol sont analogues à celles de l’acide picrique ; pourtant il est d’un amorçage beaucoup plus difficile. C’est à cela sans doute qu’il faut attribuer en partie les nombreux ratés des obus explosifs allemands. En outre, il est absolument certains, — mes lecteurs n’attendent point de moi que je leur en donne les raisons, — qu’à charge égale, les obus explosifs allemands sont beaucoup moins efficaces que les nôtres.

Il est très probable que les matières premières nécessaires à l’intense fabrication actuelle de trinol en Allemagne, et qui sont l’acide nitrique et le goudron de houille, ne doivent pas être en quantités très rassurantes pour nos ennemis. En ce qui concerne l’acide nitrique, nous avons déjà examiné la question. Pour le goudron de houille, une information récente parue dans la presse nous a ouvert des horizons bien suggestifs : elle nous annonce qu’une note officielle du gouvernement allemand recommande dans un but patriotique à ses sujets de brûler le moins possible de houille et de faire leur cuisine sur les réchauds à gaz.

A priori, cette intervention de la sentimentalité patriotique dans l’élucubration du pot-au-feu pouvait paraître étrange, même en un pays où pour trouver des « délicatesses » on en est réduit à fréquenter l’étal des charcutiers. Mais, à la réflexion, tout s’explique : en leur recommandant la cuisine au gaz, le gouvernement allemand entend faire participer les petites nièces de Marguerite et de Dorothée au chargement des obus explosifs. En effet, en brûlant du gaz au lieu de houille, la germanique cuisinière fournit à son pays, grâce à la distillation de l’usine à gaz, du toluol. Elle lui fournit en même temps de l’acide nitrique, puisqu’on sait fabriquer aujourd’hui celui-ci au moyen des sels ammoniacaux qui sont un autre produit des usines à gaz. Heureuse Gretchen ! tandis qu’elle fait mijoter la maigre pitance à laquelle les méchans Anglais l’ont condamnée, elle doit songer que si elle ne s’en engraisse guère, un juste orgueil gonflera du moins son cœur sentimental. Qu’importe si sa cuisine laisse son ventre creux, puisqu’elle remplira le ventre insatiable des lourds obus. Pauvre, pauvre gouvernement qui en est réduit déjà à de telles ressources !


Il n’y a pas aujourd’hui que nos canonniers pour déverser sur l’ennemi des projectiles explosifs. A cet égard les fantassins ne leur cèdent pas et on a vu reparaître parmi eux, munis d’engins terribles et bruyans, ces preux surannés aux noms galans et fiers qui sonnent comme le clair métal : les grenadiers, les bombardiers.

Ce n’est point l’heure ni l’endroit de dire comment sont agences les fruits meurtriers à l’écorce d’acier, bombes, pétards, grenades, mines aériennes, dont tous ces braves arrosent les Teutons d’en face. Ce qu’on peut dire parce que tout le monde le sait, c’est que, parmi les explosifs dès longtemps connus dont sont chargés ces engins, il faut citer comme les plus employés la poudre noire, la mélinite et la cheddite.

Des deux premières, nous avons donné déjà quelques notions. Quant à la cheddite, elle était depuis longtemps utilisée dans l’industrie. Son nom lui vient du village de Cheddes, dans les Alpes, où elle a été d’abord fabriquée en grand.

Dans les considérations générales par lesquelles nous avons inauguré ces chroniques sur les substances explosives, nous avons remarqué que les supports les plus communs et du meilleur rendement de l’oxygène, étaient le chlore et l’azote, et que par conséquent les composés nitriques ou chlorés devaient être parmi les constituans des explosifs en général. Les poudres et explosifs que nous avons examinés jusqu’ici étaient tous à comburant nitrique. La cheddite au contraire est à comburant chlorate.

Dès la découverte du chlorate de potasse (qui entre parenthèses et comme tant d’ingrédiens homicides est aussi un agent médicinal), la facilité d’explosion et la puissance des mélanges formés par ce corps et les corps combustibles amena des tentatives multiples pour fabriquer des poudres où le chlorate était substitué au nitrate. Toutes ces tentatives aboutirent sans exception à des explosions désastreuses qui jetèrent un discrédit complet sur l’emploi du chlorate. Parmi ces accidens, l’un des plus fameux faillit coûter la vie à Berthollet et à Lavoisier. Cependant, lorsque la fabrication par électrolyse des alcalis (soude et potasse) permit d’envisager la production, à très bas prix, des chlorates, on reprit ces essais de divers côtés avec d’autant plus d’ardeur que les poudres chloratées sont extrêmement puissantes. On avait établi d’ailleurs que l’instabilité des poudres chloratées dépendait surtout du choix des combustibles de ces poudres et le soufre de la poudre noire était spécialement à incriminer. En fin de compte, un chimiste anglais, M. Street, trouva moyen de domestiquer le chlorate si redouté en le mélangeant à un corps gras (en principe l’huile de ricin) et en lui adjoignant des corps combustibles appropriés. C’est ainsi qu’on est arrivé à constituer les cheddites qui sont des explosifs puissans et moins sensibles au choc que les dynamites par exemple. Je dis les cheddites, car il en existe de différentes compositions correspondant à des proportions variables de leurs constituans et à des usages variés.

La fabrication à bon marché des chlorates étant aujourd’hui réalisée très facilement par l’électrolyse, on conçoit que notre Dauphiné constitue une région très favorable pour cette fabrication, grâce à ses chutes d’eau qui fournissent l’électricité à très bas prix.


Parmi les substances qui sont aujourd’hui employées concurremment avec les précédentes pour les besoins de la guerre, après avoir eu déjà maint emploi dans les industries de la paix, nous citerons pour terminer la dynamite et ses succédanés, qui servent particulièrement pour faire sauter les galeries de mines et les ponts.

La dynamite a d’ailleurs eu un emploi en quelque sorte intermédiaire entre ses usages militaires et ses usages industriels, à l’époque pas très éloignée où Ravachol et ses naïfs imitateurs anarchistes prétendaient imposer leurs conceptions sociales à la France à l’aide de bombes chargées de l’ingénieux produit de Nobel. On ne saurait s’étonner de leur insuccès, lorsqu’on voit aujourd’hui l’Empereur teuton, malgré des moyens infiniment plus puissans, et qui procèdent d’ailleurs d’une mentalité analogue, ne point réussir pourtant à persuader le peuple français de la justesse de ses désirs.

L’élément, agissant de la dynamite est la nitroglycérine, qui dérive par l’acide nitrique de la glycérine, comme l’acide picrique dérive du phénol, et comme le trinitrotoluol dérive du toluol. La glycérine est d’ailleurs, comme chacun sait, un résidu des fabriques de savons et de bougies.

C’est une bien curieuse histoire que celle de la dynamite. La nitroglycérine, découverte en 1847, par l’Italien Sobrero, était un liquide tellement irritable qu’elle explosait au moindre choc ; presque au moindre contact. Elle approchait presque à cet égard du fulminate de mercure, que le frottement d’une barbe de plume suffit à faire détoner, et qui, si les poètes se préoccupaient autant d’exactitude que de sentiment, remplacerait certes, dans leurs métaphores, la timide sensitive qui n’a, à côté de lui, qu’une sensibilité bien grossière.

Pour en revenir à la nitroglycérine, le Suédois Alfred Nobel, à la suite de son père, entreprit de la rendre, malgré son instabilité, applicable aux mines et aux travaux publics. Mais les catastrophes qui se produisirent lors de son emploi, et dans les endroits où on la fabriquait et où on l’entreposait, coûtèrent la vie à tant de personnes, que les gouvernemens finirent par en interdire l’emploi et le transport. Malgré cela, Alfred Nobel ne se décourageait pas. Un jour, un peu de nitroglycérine ayant coulé d’une tourie fêtée, se répandit dans la sorte de terre siliceuse dont on se servait pour préserver les touries contre les chocs et qu’on nommait « Kieselguhr. » Nobel remarqua que la nitroglycérine s’était complètement incorporée au « Kieselguhr » en formant une sorte de mortier, qui pouvait être manipulé sans danger, tout en laissant à la nitroglycérine toute sa puissance. La dynamite était trouvée.

Ce qui est très curieux, c’est que le Kieselguhr, qu’un hasard singulier avait ainsi signalé au regard ingénieux de Nobel, est une terre siliceuse et poreuse, formée en réalité par les carapaces fossiles de myriades de petites algue », précisément de diatomées dont le microscope montre les formes élégantes et florales. En devenant fossiles, ces petits animaux ont perdu leur substance organique ; seule leur carapace siliceuse a subsisté, et leur agglomération a fourni une substance extrêmement poreuse et capable d’absorber de grandes quantités de liquides pouvant aller jusqu’à 80 pour 100 de son poids. On trouve en beaucoup d’endroits, et notamment en Auvergne, des gisemens importans de cette terre d’infusoires. Étrange destinée que celle de ces petits êtres morts il y a des milliers de siècles, et dont la cuirasse minuscule a servi aujourd’hui à creuser des tunnels monstrueux sous les Alpes, et à séparer, par des chocs plus puissans que ceux des tremblemens de terre, les deux Amériques ou l’Asie de l’Afrique.

Singulière destinée aussi, celle de cet Alfred Nobel qui, ayant créé un outil formidable et capable de bouleverser la surface terrestre, vrai levier d’Archimède, a voulu que du moins sa fortune fût consacrée aux arts de la paix, et a institué ce prix, tombé on ne sait comment dans la cassette du chimiste Ostwald, — chimiste, ou plutôt alchimiste, qui veut tenter l’impossible transmutation des âmes libres en esclaves, — ce prix qui a servi à payer peut-être les pastilles incendiaires de Senlis et de tant d’innocentes et douces cités.

A vrai dire, ce n’est pas seulement des engins de paix qu’a créés Nobel. Les dynamites-gommes, découvertes par lui en incorporant à la nitroglycérine un fulmicoton spécial, sont plus puissantes encore que l’ancienne dynamite. La cordite anglaise, qui est la poudre propulsive de nos alliés, est une dynamite-gomme. Les Allemands ont employé aussi des dynamites-gommes.

En créant ces substances terrifiantes, — mais moins terrifiantes, heureusement, que notre mélinite et nos poudres, — Nobel était de ceux qui espéraient que de l’excès même des moyens de destruction sortirait l’impossibilité de s’en servir. On sait ce qu’il est advenu de cet espoir :


… Belle Philis, on désespère
Alors qu’on espère toujours…


En somme, c’est bien la chimie qui est la vraie déesse, la moderne Bellone, de cette guerre. C’est elle qui propulse dans les airs l’acier coupant et le cuivre lourd. C’est elle qui, tout le long de cet étroit ruban déterre où du Jura à la mer s’arc-boutent nos espoirs, fait chanter dans le ciel l’essaim bruissant et mortel des projectiles aux ailes métalliques.

La chimie étend aujourd’hui d’une façon sinistre, en plantant parmi ses cornues la sombre faux de Thanatos, sa mission qui est, disent les manuels, de décomposer les corps : les corps bruts de la nature minérale comme aussi les beaux corps si souples des jeunes guerriers.


CHARLES NORDMANN.

  1. Il faut naturellement éviter d’élever la température très au-dessus de celle qui correspond à ta fusion de la mélinite et qui est d’environ 125°. Vers 300° en effet la mélinite explose spontanément, et c’est parce que la décomposition des poudres B avariées avait amené les soutes aux munitions du Liberté à cette température que le cuirassé a sauté.