Revue scientifique - Les télescopes en rumeur
ministre de l’Instruction publique
Monsieur le Ministre,
Au bon vieux temps, il existait une coutume charmante et juste. Le plus humble sujet avait le pouvoir de présenter requête au Roi ou à ses ministres par le moyen d’un placet qu’il leur remettait au passage, genou en terre. Cette mode est, hélas ! tombée en désuétude. C’est peut-être que la culotte courte de jadis se prêtait mieux à ce geste charmant du genou que le pantalon actuel dont le pli réglementaire risque de voir son ordonnance perturbée par l’inflexion trop prononcée de la jambe.
Combien je regrette, monsieur le ministre, que cet usage ait péri. On m’eût vu me précipiter à votre passage et vous remettre aujourd’hui même mon placet.
Hélas ! cela n’est pas possible. Le protocole s’y oppose. C’est la Revue des Deux Mondes qui vous présentera mon placet. Aussi bien la presse, — et surtout lorsqu’elle a cette qualité, — est-elle aujourd’hui le seul moyen que nous ayons de porter parfois une requête à ceux qui gouvernent la France.
C’est de l’Observatoire de Paris que je voudrais vous parler aujourd’hui, monsieur le ministre.
Donc, l’Observatoire de Paris est en émoi et je viens respectueusement vous dire ici, en mon nom et au nom de beaucoup de mes collègues astronomes, les causes de cet émoi. Vous en avez eu déjà je pense, quelques échos lorsque, il y a peu, la presse, à des millions d’exemplaires, publia des déclarations aussi catégoriques que contradictoires de deux des plus hautes autorités administratives ou scientifiques de l’Observatoire de Paris : M. Baillaud, directeur de l’Observatoire, M. Bigourdan, astronome audit établissement et directeur du Bureau international de l’heure, tous deux membres de l’Académie des Sciences et du Bureau des Longitudes, tous deux universellement renommés pour leurs hautes fonctions ou leurs travaux scientifiques.
De quoi s’agit-il donc, qui puisse créer une polémique aussi vive entre astronomes, c’est-à-dire entre personnages qui doivent nécessairement participer un peu de la sérénité des espaces célestes ?
Il s’agit de la question de savoir s’il est ou non opportun et utile à la science de transférer ailleurs notre Observatoire national.
Je vous demande respectueusement de bien vouloir, monsieur le ministre, jeter un coup d’œil sur l’exposé succinct que je voudrais faire ici de ce problème. Je ne relaterai que des faits, dont certains peut-être n’ont pas encore été mis sous vos yeux, et qui apporteront peut-être quelques éléments d’appréciation non inutiles dans un problème important pour la science française dont vous êtes le lumineux et sage protecteur.
Elle ne date pas d’hier la question du transfert de l’Observatoire de Paris. Lorsqu’on se reporte à l’histoire, on voit qu’on en peut dire comme de la plupart des problèmes qui, hélas ! nous agitent : il n’y a pas de questions neuves, il n’y a que des gens neufs.
Pour ne pas remonter au Déluge, — je veux dire à la fondation même de l’Observatoire, qui n’est pas un des moindres titres de gloire de Louis XIV, — et pour nous borner aux événements postérieurs au milieu du siècle dernier, nous voyons qu’après la mort d’Arago (1853), Leverrier fut nommé directeur de l’Observatoire. C’était un terrible homme, mais un homme de génie que Leverrier. L’ostracisme dont il avait été l’objet, lorsqu’il découvrit Neptune par la seule puissance du calcul, de la part de certains des astronomes officiels, — dont il n’était pas à ce moment, — et les petites misères qu’on lui fit alors avaient irrité son caractère. Il y avait un peu de quoi : qu’on en juge. Lorsque Leverrier eut trouvé théoriquement la position de Neptune, ses rapports avec les autorités officielles de l’Observatoire étaient tels qu’il dut s’adresser à un astronome berlinois. Galle, pour vérifier la chose à la lunette. Et c’est ainsi que la planète Neptune fut d’abord découverte à Berlin !
Quoi qu’il en puisse être de ces souvenirs heureusement périmés, — chacun sait qu’aujourd’hui il n’y a plus jamais d’entraves aux initiatives et aux découvertes, — Leverrier avait un caractère autoritaire et sa gestion un peu tyrannique de l’Observatoire lui valut de nouveaux ennemis. Soyons-lui indulgents : il avait du génie, ce qui est une circonstance atténuante malheureusement rare.
Il arriva que, de fil en aiguille, le ministre de l’Instruction publique de l’époque, votre illustre prédécesseur Duruy, invita l’Académie des Sciences, le 17 avril 1868, à examiner :
« 1o Si l’Observatoire impérial peut rester où il se trouve sans détriment pour les observations astronomiques ; 2o si dans l’intérêt de la science il vaudrait mieux le transporter hors de la capitale… » Après une enquête publique et large, après une très longue discussion qui dura de nombreuses séances[1], l’Académie des Sciences, conformément à l’avis de Leverrier, à l’unanimité des 53 votes exprimés contre un bulletin blanc, adopta la résolution suivante : « Il importe que l’Observatoire de Paris soit conservé sans aucun amoindrissement. »
L’Académie demandait en outre « qu’un autre observatoire de premier ordre fût fondé en dehors et à proximité de Paris. » On sait comment ce vœu a été réalisé peu après par la création de l’observatoire de Meudon, qui sous l’éminente direction d’un astrophysicien célèbre, M. Deslandres, contribue hautement aujourd’hui par ses travaux au renom astronomique de la France.
On n’a pas oublié d’ailleurs comment les menées des ennemis de Leverrier, — les lions ont toujours dans leur crinière quelques bestioles qui les irritent, — amenèrent celui-ci, qui avait le malheur d’être sénateur en même temps que fonctionnaire, à interpeller le ministre sur son propre cas. Le résultat de l’interpellation fut… la révocation de Leverrier.
On n’a pas oublié non plus comment cette offense à la science et au génie fut réparée par la République qui rendit en 1872 la direction de l’Observatoire au grand Leverrier.
En 1884, l’amiral Mouchez, étant directeur de l’Observatoire, souleva de nouveau la question du transfert dans un rapport qui fut soumis à l’Académie des Sciences. Celle-ci, après une nouvelle discussion approfondie, se prononça pour le statu quo. (On verra tout à l’heure pourquoi je souligne cela.)
Après la mort de l’amiral Mouchez, l’Observatoire eut, avant la direction actuelle, deux autres directeurs éminents, M. Tisserand et M. Maurice Lœwy, ce dernier mort à la fin de 1907. C’est sous leur direction qu’ont été construits les instruments admirables (équatoriaux coudés et autres, lunette photographique, etc.) qui ont fait de l’Observatoire de Paris un établissement de premier rang. C’est sous leur direction qu’ont été, avec ces instruments nouveaux, réalisées les entreprises qui ont porté la renommée et l’influence de notre Observatoire national à un niveau qu’il n’avait jamais atteint auparavant. Ces travaux récents, carte photographique du ciel, catalogue photographique fondamental, atlas photographique de la lune, catalogue des nébuleuses (contenant des centaines d’astres nouveaux découverts à l’Observatoire), ont prouvé que l’Observatoire de Paris, sous une impulsion convenable, ne le cède à aucun observatoire du monde par l’importance, la répercussion et la beauté de ses découvertes et de ses travaux. Ils ont prouvé définitivement et par les faits que les craintes élevées par les ennemis de Leverrier et par l’amiral Mouchez relativement à la difficulté présumée de faire des découvertes astronomiques dans l’atmosphère de Paris n’étaient nullement fondées. Leverrier avait déjà répondu aux partisans du transfert que « l’on n’invoquait que des causes vagues sans apporter de démonstration pratique. » Pourtant, si vagues qu’elles fussent, ces craintes étaient encore compréhensibles avant que l’Observatoire, doté d’un outillage moderne, eût réalisé les travaux essentiels que je viens de rappeler, — entre beaucoup d’autres que la place me manque pour citer. Mais une fois ceux-ci réalisés, « la démonstration pratique » s’est évidemment retournée contre ceux qui avaient émis ces craintes autrefois.
Aussi, pendant longtemps, — pendant près de trente ans, — personne ne reparla plus de déplacer l’Observatoire,
C’est sur ces entrefaites qu’en 1911, la question a été de nouveau posée, mais d’une manière si discrète que les intéressés (les astronomes de l’Observatoire, l’Académie des Sciences) n’en ont rien su que par des indiscrétions dont je ne puis — bien qu’elles prêtent à de savoureux commentaires — faire état ici.
Vous n’étiez pas alors, monsieur le ministre, notre grand maître de l’Université. Avec le haut souci de clarté et de bonne foi dont vous venez de donner des marques si nobles, vous n’eussiez pas manqué alors, en voyant traiter dans des rapports administratifs mystérieux, et décider dans l’ombre et le secret de choses si importantes pour la science française, sans qu’un seul astronome, sans qu’un seul homme compétent eût été consulté ; vous n’eussiez pas manqué de renvoyer les dossiers qu’on vous eût apportés, à vos services en demandant, comme l’avait fait Duruy, qu’une enquête large fût d’abord ouverte auprès des astronomes, et que l’Académie des Sciences, gardienne vigilante et avertie de notre renommée scientifique, fût consultée. On n’en a rien fait : cela a causé une émotion douloureuse chez les astronomes de l’Observatoire dont plusieurs sont des savants illustres arrivés au faîte de tous les honneurs académiques, et chargés de plus de découvertes encore que d’honneurs, de plus d’honneur que d’honneurs. C’est de cette émotion si légitime et si profonde que je vous demande d’abord la permission de vous faire part ici.
Donc, depuis 1911, la question du transfert de l’Observatoire a été l’objet de rapports et de tractations administratives sans qu’un seul astronome, sans que l’Académie des Sciences ou le Bureau des Longitudes, non seulement aient été appelés à donner leur avis, mais aient même connu (autrement que par des indiscrétions) qu’il en était question.
Lorsque vous le saurez, monsieur le ministre, par ces lignes que j’écris ici avec le sentiment de mon devoir, je suis sûr que votre étonnement en sera plus grand encore que votre tristesse.
Donc, pendant dix ans, nous n’avons rien su de ce qu’on voulait faire de notre Observatoire ni des raisons pour lesquelles on voulait le faire. Il y a un an (dix ans après que l’administration avait commencé à s’occuper de la question), chacun des astronomes a reçu un exemplaire d’un « Rapport adressé au Conseil de l’Observatoire dans sa séance du 3 mars 1921 sur la nécessité de la création d’une succursale de l’Observatoire en dehors de la Ville, par M. B. Baillaud, directeur de l’Observatoire. »
C’est ce document, — le premier et seul document officiel communiqué sur ce projet aux astronomes, sans d’ailleurs que leur avis ait été sollicité, — qui servira de base à la très brève discussion technique que je me risquerai à faire tout à l’heure. Mais n’anticipons pas…
Comment donc la presse a-t-elle été amenée à s’occuper de la question ? Qu’est-ce qui a pu agiter les télescopes et en tirer tant de bruit que le public s’est demandé s’ils ne s’étaient pas mués en canons ? Qu’est-ce qui a amené la discussion, très vive dans sa courtoisie, à laquelle je faisais allusion au début de ces pages et qui a vivement opposé les unes aux autres les conceptions de M. Baillaud et celles de M. Bigourdan ?
Ce n’est ni plus ni moins qu’une déclaration de M. Baillaud parue il y a quelques semaines dans un grand journal du soir, et qui disait : « La salle des pendules de l’Observatoire est soumise à des trépidations et vibrations incompatibles avec la marche régulière des pendules… Pour cela, de même que pour les observations astronomiques, il importe de transférer l’Observatoire à 20 ou 30 kilomètres de Paris. »
Ces déclarations inopinées portaient soudain sur l’agora la question du transfert de l’Observatoire. Était-ce un bien ou un mal ? Je n’en discuterai pas, quoique j’incline à penser qu’en presque toute matière, mais assurément en matière de science, trop de lumière et trop de discussion valent mieux que pas de lumière du tout ni de discussion. Quoi qu’il en puisse être, un grand journal du soir avait attaché le grelot. Vous savez, monsieur le ministre, que lorsqu’un grand journal du soir a soulevé un problème, les grands journaux du matin n’ont rien de plus pressé que de le vouloir résoudre. C’est leur faiblesse… et leur force. Donc, l’un de ceux-ci ayant lu la déclaration de M. Baillaud, et sachant d’autre pari qu’il y a à l’Observatoire un « maître de l’heure, » M. Bigourdan, directeur du Bureau international de l’heure, et savant d’une compétence sans égal dans la question soulevée, dépêcha un rédacteur à M. Bigourdan. Bien que généralement rebelle à l’interview, celui-ci ne crut pas pouvoir se refuser à donner son avis technique sur une question technique de son ressort soulevée dans la presse. Il donna son avis et je vous demande la permission de le résumer :
« J’hésite, a dit M. Bigourdan au reporter ravi de l’aubaine, à croire à l’authenticité des déclarations dont vous me parlez.
« L’heure, telle qu’on la détermine au moyen des observations astronomiques, est conservée grâce à quatre pendules de haute précision (dont une sert de pendule directrice) et qui sont à l’Observatoire dans une cave placée à vingt-sept mètres de profondeur. Tout le monde sait que ces pendules sont ainsi complètement à l’abri des trépidations et vibrations du sol parisien, qui n’ont absolument aucune influence sur elles. Quant à la transmission même de cette heure, elle se fait au moyen d’appareils placés plus près du sol et reliés directement à l’antenne de la tour Eiffel. Il est évident qu’ici non plus les vibrations et trépidations n’ont aucune influence, car jamais de tels ébranlements mécaniques n’ont eu d’action sur la transmission électrique d’une dépêche.
« On commet donc une erreur lorsqu’on croit que la conservation et la transmission de l’heure à l’Observatoire de Paris peuvent être perturbées par les trépidations.
« En un mot, j’affirme que la marche des horloges est au moins aussi parfaite à l’Observatoire de Paris qu’en n’importe quel observatoire du monde. Il n’y a donc à cet égard, et quoi qu’on en ait dit, pas de raison sérieuse de transférer ailleurs l’Observatoire de Paris, qui représente non seulement dans la science un illustre passé, mais aussi, j’en suis sûr, un magnifique avenir. »
Voilà n’est-ce pas ? une opinion technique qui est nettement en contradiction avec celle qui avait provoqué la discussion. Les choses allaient-elles en rester là Que non pas ! Un autre reporter, aussitôt dépêché auprès de M. Baillaud, lui soumettait l’interview de M. Bigourdan et en remportait à son tour une nouvelle et non moins précieuse.
M. Baillaud y déclare d’abord qu’« il lui coûte de porter sur la place publique une controverse dont les échos n’auraient jamais dû dépasser l’enceinte des Sociétés savantes. » Sans doute. Mais qui a porté d’abord cette controverse sur la place publique ? Qui, d’autre part, a négligé de la porter devant les Sociétés savantes ? Je pose ces questions sans les résoudre, mais je ne pense pas que ce soit M. Bigourdan.
De la réponse faite par M. Bigourdan à ses déclarations initiales sur les pendules de l’Observatoire, M. Baillaud ne dit rien. Ce point particulier de la discussion doit donc être considéré comme réglé. Mais ce qui est particulièrement digne d’examen dans cette interview, ce sont les arguments nouveaux invoqués par M. Baillaud en faveur du transfert de l’Observatoire et qui se retrouvent dans son rapport au Conseil de l’Observatoire en date du 3 mars 1921, rapport officiel dont j’ai déjà parlé ci-dessus. C’est au texte même de ce document officiel que je me reporterai donc pour examiner ces arguments, reproduits d’ailleurs sous une forme presque identique dans l’interview.
En première ligne, M. Baillaud invoque le rapport fait par l’amiral Mouchez en faveur du transfert. L’argumentation de l’amiral Mouchez est d’ailleurs citée tout au long dans le « Rapport adressé au Conseil de l’Observatoire dans sa séance du 3 mars 1921. » Mais comment se peut-il faire que ce rapport du 3 mars 1921 ne fasse aucune allusion au fait que l’Académie des Sciences a rejeté les conclusions de l’amiral Mouchez ? Un exposé historique d’une question ne devrait-il pas contenir, pour être pertinent, à la fois le pour et le contre impartialement juxtaposés ?
M’eût-il pas été souhaitable qu’on rappelât dans ce rapport, que les deux successeurs de l’amiral Mouchez, Tisserand, puis Maurice Lœwy, n’ont jamais songé, — pour les fortes raisons sus-indiquées, — à reprendre son projet.
Bref, le principal argument de fait, — le seul incontestable, — invoqué dans le Rapport du 3 mars 1921 en faveur du transfert de l’Obervatoire, est (pages 13 et 14) que le Conseil de l’Observatoire approuva le 24 mai 1912 un précédent rapport que lui avait soumis M. Baillaud et qui concluait en faveur du projet de transfert.
Qu’est-ce donc que le Conseil de l’Observatoire ? C’est vous le savez, monsieur le ministre, un conseil mi-administratif mi-scientifique composé de représentants de divers ministères et aussi de quelques hommes de science éminents et auxquels le directeur de l’Observatoire rend chaque année compte de sa gestion. Parmi eux on a compté naguère, — pour ne parler que des morts et ne pas blesser la modestie des vivants, — Henri Poincaré, Darboux, Lippmann. Mais chose étonnante, il n’y a pas, — et il n’y avait pas à l’époque considérée, — un seul astronome parmi les membres de ce Conseil.
Donc, le Conseil de l’Observatoire a approuvé les termes d’un rapport concluant à la nécessité du transfert de l’Observatoire et. qui lui fut présenté le 24 mai 1912. Comment les membres de ce Conseil n’auraient-ils pas admis la conclusion nécessaire des prémisses qu’on leur présentait ? Comment eussent-ils pu supposer a priori que ces prémisses consistant en certaines affirmations d’ordre exclusivement technique et astronomique, non seulement n’étaient pas incontestables, mais devaient être fortement contestées par beaucoup d’astronomes dès qu’elles seraient connues d’eux. Je ne veux pas faire état ici de ces affirmations, de ces prémisses, puisqu’elles faisaient partie d’un document dont la teneur n’a jamais été divulguée officiellement aux astronomes et n’a été connue d’eux que postérieurement et par des indiscrétions.
Mais un certain nombre de ces affirmations se retrouvent dans le « Rapport adressé au Conseil dans sa séance du 3 mars 1921 » (donc neuf ans plus tard), qui, lui, est un document public. C’est sous la forme qui leur a été donnée dans ce document qu’il convient donc de les examiner. La plus importante de ces affirmations, et celle qui synthétise en quelque sorte toute l’argumentation, est résumée à la page 22 de ce rapport sous le titre « Travaux d’astronomie moderne. »
Voici ce que l’on y lit : « Les recherches photométriques à travers l’atmosphère brumeuse et d’un pouvoir absorbant essentiellement variable de la grande ville sont souvent entachées d’erreurs prohibitives ; les observations photographiques avec des lunettes à grand champ sont impossibles à cause de la luminosité du fond du ciel produite par les lumières de Paris. Il semble vraiment qu’aucune des observations que comportera l’astronomie de l’avenir ne sera possible sur l’emplacement actuel de l’Observatoire. »
En un mot, le transfert serait justifié d’une part par la brume et l’absorption variable, d’autre part, par la luminosité de l’atmosphère parisienne.
Qu’en faut-il penser ? Nous avons soumis la question à M. Bigourdan. Son opinion était d’autant plus importante à connaître qu’il n’est pas seulement le directeur du Bureau international de l’heure. Auteur d’observations innombrables de tous les astres et d’un catalogue célèbre de nébuleuses où sont classés ceux de ces astres singuliers qu’il a découverts à l’Observatoire de Paris, M. Bigourdan est tout le contraire d’un astronome de cabinet. Il est certainement l’astronome français qui, depuis Lalande (lequel vivait au XVIIIe siècle), a passé le plus grand nombre de nuits à scruter le ciel à la lunette.
— Franchement, nous a répondu l’illustre astronome, je ne comprends pas bien ce qui justifie ce coûteux et mystérieux projet. Je dis mystérieux, parce qu’aucun des astronomes de l’Observatoire, ni l’Académie des Sciences, ni le Bureau des Longitudes, n’ont été consultés à son sujet.
« Aujourd’hui, ce projet revient sur l’eau. Mon avis sincère est que rien ne légitime ce projet, pas même les raisons d’ordre atmosphérique invoquées. Si l’atmosphère est un peu moins transparente à Paris qu’ailleurs (ce qui ne m’a pas empêché d’y découvrir récemment un grand nombre de ces astres presque invisibles que sont les nébuleuses), c’est-à-dire si les images des astres y sont un peu moins brillantes qu’ailleurs, en revanche, elles y sont d’une qualité merveilleuse et exceptionnelle. Des observations comparatives faites notamment par M. Jarry-Desloges et M. Fournier à Paris et aux environs, en Algérie, en Provence, et communiquées à l’Académie des Sciences, ont montré que la netteté et le calme des images astrales sont de beaucoup supérieures, à Paris, à ce qu’ils sont presque partout ailleurs. Cela peut paraître étrange, mais c’est un fait. Nous en avons eu, d’ailleurs, la preuve multipliée dans les travaux récents qu’on a faits à l’Observatoire de Paris et, notamment, dans les photographies de la lune, uniques au monde, — étant donné les moyens instrumentaux employés, — qu’on y a obtenues.
« S’il est vrai que, depuis peu de temps, la production scientifique de l’Observatoire se soit un peu ralentie, ce n’est pas dans l’atmosphère parisienne qu’il faut en rechercher la cause.
« Je sais qu’on a demandé des millions, 24 millions je crois, au budget pour transférer l’Observatoire ailleurs. Eh bien ! il y a là une belle occasion de faire des économies, car j’estime, avec beaucoup de mes collègues, que l’intérêt de la science ne nécessite nullement cette dépense somptuaire. Si on veut dépenser de l’argent pour l’astronomie française, ce n’est pas en bâtiments ou en installations dispendieuses qu’il faut l’employer. Elle ne manque ni de bâtiments bien situés, ni de bons instruments inutilisés. »
Telle est l’opinion de M. Bigourdan. Après elle, on pourrait, comme on dit, tirer l’échelle. Mais la vérité est parfois si empêtrée, lorsqu’elle sort de son puits, que le nombre n’est jamais trop grand de ceux qui viennent lui prêter main forte pour franchir la dangereuse margelle, sans dégâts pour son précieux miroir.
J’ai donc demandé à un autre astronome de l’Observatoire, M. Giacobini, afin de le mettre ici sous vos yeux, son sentiment sur la question soulevée.
Vous connaissez certainement, monsieur le ministre, M. Giacobini, qui est un des plus renommés parmi vos subordonnés, les astronomes de l’Observatoire de Paris. Vous savez qu’il est célèbre dans le monde entier par ses travaux et surtout par la découverte de douze comètes qui portent son nom.
Il était d’autant plus intéressant de connaître là-dessus l’avis de M. Giacobini que celui-ci a observé des myriades d’astres, d’abord pendant dix-huit ans à l’Observatoire de Nice, sous le beau ciel de la Provence, puis depuis quatorze ans à l’Observatoire de Paris, ce qui lui permet de comparer les conditions d’observation en ces divers endroits. Voici ce que nous a dit le savant qu’on a appelé à cause de ses découvertes le « furet des comètes : »
— Je suis désolé d’avoir à me mettre en contradiction avec mon directeur, M. Baillaud, pour qui j’ai la plus profonde déférence, mais je dois à la vérité de déclarer que je suis entièrement de l’opinion de M. Bigourdan dans la question soulevée. Mon expérience, hélas ! déjà longue, m’a nettement prouvé que le ciel de l’Observatoire de Paris est bien supérieur pour les observations astronomiques au ciel de l’Observatoire de Nice, au beau ciel de la Provence. C’est que ce qui importe à l’astronome, c’est avant tout non pas l’éclat des astres, mais le calme de leurs images. À l’Observatoire de Paris, par suite de circonstances topographiques heureuses, dues peut-être au choix judicieux des architectes de Louis XIV, ces images ont un calme, une fixité et, partant, une netteté remarquables et qu’on ne trouve guère ailleurs. À l’Observatoire de Nice, comme à celui de Marseille et en beaucoup d’autres endroits, les images sont beaucoup plus agitées. Mes propres constatations concordent à cet égard avec celles que MM. Jarry-Desloges et Fournier ont communiquées à l’Académie des Sciences.
« Voici d’ailleurs des faits. Mon collègue l’astronome Javelle, qui a observé des milliers de nébuleuses à la grande lunette (de 0 m. 76 d’ouverture) de l’Observatoire de Nice, a constaté que, neuf fois sur dix, les nébuleuses qui se trouvaient à la limite de visibilité de cet instrument figuraient dans le catalogue des nébuleuses découvertes à l’Observatoire de Paris par M. Bigourdan avec une lunette six fois moins puissante que celle de Nice au point de vue luminosité. Pareillement, dans ma recherche des comètes, les nébuleuses que je rencontrais à Nice à la limite de visibilité de mon instrument avaient toutes été vues par M. Bigourdan à Paris, bien que son instrument fût environ deux fois moins puissant que le mien,
« Tout cela prouve d’une manière incontestable que la luminosité du fond du ciel à l’Observatoire de Paris n’est nullement gênante pour les observations les plus délicates. En tout cas, je puis vous affirmer que cette luminosité y est moins grande qu’à l’Observatoire de Nice.
« En ce qui concerne les observations photométriques différentielles, que je fais lorsque j’observe les astéroïdes, j’ai constaté qu’elles sont non seulement aussi bonnes, mais meilleures à Paris qu’à Nice.
« Il est certain d’ailleurs que certaines observations méridiennes de haute précision sont peut-être gênées par les trépidations du sol parisien, encore que le bain de mercure de M. Hamy supprime, vous le savez, la plupart des inconvénients de ces observations. Mais l’astronomie méridienne n’est qu’un tout petit coin de l’astronomie moderne et il n’est pas un observatoire au monde où l’on étudie à la fois toutes les branches de l’astronomie.
« En un mot, j’estime que toutes les observations équatoriales qui constituent les neuf dixièmes de l’astronomie moderne, et auxquelles l’Amérique, en particulier, a consacré ses plus puissants instruments, trouvent à l’Observatoire de Paris des conditions particulièrement favorables à leur réalisation et à leur continuation. Le souci seul de la vérité m’a poussé à répondre à votre question par ces faits facilement vérifiables. J’ajoute que j’ai la plus profonde vénération pour M. Baillaud, mais il est, j’en suis sûr, trop homme de science, pour ne pas comprendre que je puisse être en désaccord avec lui dans cette question purement technique. »
J’ai posé à M. Giacobini cette dernière question :
— Trouvez-vous que les conditions des observations équatoriales sont aujourd’hui moins bonnes à Paris qu’il y a quinze ans ?
— Nullement, a répondu le savant astronome.
Or, répétons-le, il y a quinze ans, l’Observatoire était dirigé par Maurice Lœwy, dont le prédécesseur immédiat fut Tisserand. Ni l’un ni l’autre de ces illustres savants n’envisagèrent jamais la nécessité du transfert du grand établissement, dont les travaux, sous leur impulsion, eurent un retentissement glorieux pour la France.
Peut-être, monsieur le ministre, voudrez-vous bien qu’à mon tour, après avoir donné ici l’opinion d’astronomes qui sont la gloire de la science française, je vous exprime la mienne propre. Que je le veuille ou non, c’est pour moi un devoir de conscience de le faire, car les principaux arguments invoqués en faveur du transfert projeté sont d’ordre photométrique, et, — si indigne qu’il soit, — c’est précisément votre serviteur qui a l’honneur de dirigera l’Observatoire le seul service qui soit exclusivement consacré à la photométrie.
Voici donc -ce que m’autorise à affirmer une expérience qui dure depuis une quantité d’années qu’il commence à être peu agréable de dénombrer :
« On ne peut que se ranger entièrement aux opinions exprimées par M. Bigourdan et par M. Giacobini. Ces opinions sont d’ailleurs fondées sur des faits irréfutables. Il est certain que l’absorption générale de la lumière stellaire par l’atmosphère est en moyenne un peu plus grande à l’Observatoire de Paris qu’à la campagne ; il est non moins certain que la légère diminution d’éclat des images qui en résulte est largement compensée, au point de vue de leur visibilité, par l’immobilité et la netteté exceptionnelle de ces images. On peut réalisera l’Observatoire de Paris dans des conditions très satisfaisantes toutes les observations photométriques différentielles qui constituent à peu près toute la photométrie astronomique. Non seulement le calme exceptionnel et la sérénité des images stellaires s’y prêtent à des mesures qui ne le cèdent en rien à celles obtenues ailleurs, mais l’absorption atmosphérique y présente une constance telle que des observations faites à des heures d’intervalle y sont en général parfaitement comparables. L’examen de nombreux carnets d’observations obtenues dans mon service le prouve nettement et le prouvera à tout examen qu’on voudra bien en faire. »
Il n’y a sans doute pas lieu d’en dire davantage sur ce point.
Voici d’ailleurs, pour parler maintenant d’autre chose, une situation bien singulière qui s’est présentée il y a deux ans. Au cours de l’année 1920, un de vos prédécesseurs, monsieur le ministre, a demandé à l’Académie des Sciences de constituer une commission chargée de tracer le programme des réformes à tenter pour le développement de l’astronomie en France. Cette Commission a élaboré divers vœux qui, après approbation de l’Académie tout entière, ont été transmis à l’Administration. Mais, chose surprenante, « cette Commission n’avait pas pour mission de s’occuper spécialement du déplacement des services de l’Observatoire, question déjà pendante devant la Chambre des Députés, » (page 23 du Rapport adressé au Conseil dans sa séance du 3 mars 1921).
Ainsi une occasion unique se présente de rentrer dans la clarté et de donner au transfert projeté de l’Observatoire l’appui éventuel d’une Commission hautement compétente et de l’Académie des Sciences tout entière ! Ainsi l’Académie des Sciences est chargée de rechercher toutes les mesures utiles au développement de l’astronomie en France ! Et quelle mesure serait plus importante, dans un sens ou dans l’autre, pour ce développement que le déplacement de notre Observatoire national ? Eh bien ! pas du tout, cette question est soigneusement écartée d’avance des débats de l’Académie par ceux-là mêmes qui préconisent le plus ardemment le transfert. Sous quel prétexte ? Parce que la question serait « déjà pendante devant la Chambre des Députés. » Si on veut dire par là qu’un projet de loi est déposé devant la Chambre à ce sujet, on a dit une chose inexacte. Si on veut dire par là que des fonctionnaires partisans du transfert se sont longuement expliqués devant des Commissions parlementaires sur un sujet scientifique qu’ils se gardent bien d’évoquer devant les Commissions scientifiques, on a dit vrai.
Mais ici se place un incident savoureux que le « Rapport adressé au Conseil dans sa séance du 3 mars 1921 » relate en ces termes et qui s’est produit au sein de la commission nommée par l’Académie : « Un des membres le plus qualifiés par sa situation officielle a demandé avec insistance une diminution considérable du personnel de l’observatoire de Paris. » Ce membre, c’est un savant qui s’est en la circonstance montré logicien partait, c’est l’éminent directeur de l’Observatoire de Meudon, M. Deslandres. « S’il est vrai, a pensé et dit celui-ci, qu’on ne puisse plus rien faire à l’Observatoire de Paris, pourquoi y garder tant d’astronomes forcément inoccupés et ne pas m’en céder quelques-uns pour mon observatoire de Meudon on les instruments inutilisés ne manquent pas ? »
C’était fort justement raisonner sur des prémisses, dont M. Deslandres n’était pas responsable, car ce n’était pas lui qui avait partout répété qu’on ne pouvait plus travaillera l’Observatoire de Paris. Nous venons de voir qu’il n’en est rien, heureusement.
Mais rien de plus curieux que de lire ce qu’écrit sur ces entrefaites le « Rapport adressé au Conseil dans sa séance du 3 mars 1921. »
Sous le coup de l’émotion produite par la demande de M. Deslandres, nous voyons ce rapport (pages 24 et 25), adorant ce qu’il avait brûlé aux pages précédentes, se lancer dans un éloge très vif et justifié de l’Observatoire de Paris et de ses conditions de travail et conclure en ces termes énergiques (page 25) : « Il semblerait criminel de diminuer l’importance du centre astronomique qui possède en France le plus de vitalité et de ressources, et qui peut le plus facilement rester le centre d’organisation des études astronomiques françaises. »
M. Bigourdan, M. Giacobini, moi-même et les astronomes qui pensent comme nous n’avons jamais dit autre chose.
Dans une autre partie de son rapport, M. le directeur de l’Observatoire a légitimement protesté contre les imputations personnelles soulevées, paraît-il, dans cette controverse qui doit rester purement technique et scientifique et ne pas sortir du domaine élevé des idées Le désintéressement des partisans du transfert de l’Observatoire ne doit pas être mis plus en cause que celui des partisans du maintien.
Ce qu’il importe de discuter, et il importe de le faire hautement, clairement, publiquement, c’est si, oui ou non, l’intérêt de la science française justifié exige ou légitime le projet de transfert de l’Observatoire de Paris. Là est la question, la seule question.
Malheureusement, dès que quelqu’un s’avise de faire à ce projet quelque objection purement technique et fondée sur des faits techniques, les intéressés… ah ! pardon, je veux dire les désintéressés s’indignent qu’on ose différer de leur manière de voir. C’est un peu comme dans le spiritisme, où ceux qui doutent des phénomènes parce qu’on n’a jamais pu les leur montrer, sont l’objet de l’animadversion des orthodoxes.
Eh bien ! il convient que, dans un problème qui intéresse hautement la science française, les hommes compétents puissent faire entendre leur opinion de savants.
Jadis, à Venise, on opérait nuitamment et en catimini le transfert de certains gêneurs au fond du grand canal. Ce n’est pas un transfert de cette sorte que doit subir l’Observatoire.
S’il est tout à fait légitime et naturel d’examiner cette question dont dépend l’avenir du grand Observatoire qu’ont illustré les Laplace, les Arago, les Leverrier, il sied que la discussion ait lieu en pleine lumière, après enquête contradictoire auprès des astronomes, du Bureau des Longitudes, de l’Académie des Sciences. De la lumière, de la lumière, comme disait Goethe !
Ce que les astronomes de l’Observatoire dont je suis ici l’humble interprète demandent, c’est que les bureaux, s’ils soulèvent à nouveau ce problème, imitent la méthode de tolérante clarté, de libre et lumineuse discussion, dont le plus bel exemple a été récemment donné par vous-même, monsieur le ministre, dans une controverse qui ne touchait pas moins le cœur et le cerveau de tous les Français.
Je vous prie, monsieur le ministre, de croire à mon très respectueux dévouement.
CHARLES NORDMANN.
- ↑ Cette discussion remplit un grand nombre de brochures qui ont été publiées à l’institut et qui devaient former la seconde partie du tome LXVIII des Comptes rendus des séances de l’Académie des Sciences (1er semestre 1869).