Revue scientifique - Les tendances et les progrès récens de la chimie

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Revue scientifique - Les tendances et les progrès récens de la chimie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES TENDANCES ET LES PROGRÈS RECENS
DE LA CHIMIE

Le prix Nobel pour la chimie, qui vient d’être décerné à deux de nos compatriotes, M. Sabattier et M. Grignard, a ramené l’attention du public vers cette science, fondée par un des plus grands Français qui furent jamais, Lavoisier. Le développement sans égal, et qu’il faut admirer, de l’industrie chimique allemande, jointe à cette déplorable manie que nous avons sans cesse de nous dénigrer nous-mêmes, — et qui n’est pas autant qu’on le pourrait imaginer une forme de la modestie, — avaient répandu dans tous les milieux cette opinion que la chimie est aujourd’hui une science exclusivement allemande. La haute récompense internationale décernée à MM. Sabattier et Grignard, et qui naguère alla à Moissan, est de nature à détromper sur ce point les gens peu avertis de par ailleurs.

Aussi bien ces réflexions ne sont point dictées par le désir mesquin de délimiter dans la science de ces zones d’influence, séparées par des murailles ethniques, et qui, dans d’autres domaines, créent tant de haines et de folies entre les hommes, La science est une et indivisible parce que les forces qu’elle étudie sont les mêmes en tous les points du vaste univers, et a fortiori de ce globule terraqué. Mais ce noble internationalisme qu’elle crée dans l’humanité ne doit pas nous empêcher d’observer que les apports scientifiques des peuples reflètent à leur manière les qualités et les défauts de chacun d’eux. Si impersonnelles que soient les découvertes des sciences exactes, on peut toujours, en refaisant avec eux le laborieux chemin, retrouver l’âme de ceux qui en furent les artisans. A cet égard, l’histoire de la chimie est caractéristique ; elle nous montre apportant sans cesse des idées nouvelles, et laissant à d’autres le soin et l’honneur de les appliquer et d’en tirer les lointaines conséquences. Le développement de cette science, en ces dernières années, enseigne que notre attitude dans le monde offre, — au moins à cet égard, — une remarquable continuité. Et c’est pourquoi, dans l’industrie chimique, nous sommes à un rang qui n’est même pas le second, bien que la France ait produit ces dernières décades la plus riche moisson de découvertes chimiques qu’on puisse imaginer.

Tracer, même en traits brefs, un tableau complet de la récente révolution de la chimie exigerait des volumes. Il nous suffira ici de choisir et de grouper quelques-uns des faits les plus caractéristiques de cette évolution. Aussi bien une simple gerbe de fleurs ne suffit-elle pas à donner au citadin l’image de la prairie et à lui en faire respirer l’âme tout entière ?

On a beaucoup discuté pour savoir si les sciences sont nées de nécessités pratiques ou de ce besoin désintéressé de savoir qui tourmente les hommes. Pour les sciences mathématiques, la question pouvait se poser ; et il est encore des esprits ingénieux que n’a point convaincus la démonstration que fit Henri Poincaré de leur origine utilitaire. Pour la chimie, il n’y a point de doute possible : non seulement elle est née des besoins matériels de l’humanité, mais elle puise encore en eux sa principale raison d’être.

C’est le besoin d’armes et d’ustensiles qui, de Tubalcaïn, le huitième homme après Adam, le fondeur et le forgeron de l’Écriture, malleator et faber in cuncta genera œris et ferri, fit le premier des chimistes. Les alchimistes médiévaux étaient, eux aussi, malgré l’auréole magique dont les entourait l’opinion populaire, les serviteurs de la nécessité : est-il rien de plus pratique que les deux objets de leurs recherches, le grand œuvre et la prolongation de la vie humaine ; et ne pourrait-on pas voir, dans ces deux pôles des efforts alchimiques, comme une première idée des deux grandes subdivisions qui aujourd’hui contiennent toute la chimie : le second donnant naissance à la chimie organique, et le premier à la chimie minérale ? Si d’un bond nous franchissons la Renaissance et le siècle suivant, ne voyons-nous pas que Lavoisier lui-même n’a fait ses admirables découvertes qu’à la suite de préoccupations industrielles, tantôt à l’occasion d’un concours pour l’éclairage des rues de Paris (1764), qui l’amène à découvrir les lois de la combustion, tantôt à l’occasion d’une étude sur la valeur marchande des cendres salpêtrées, et d’où sortent ses mémoires sur les sels. De nos jours, c’est tout de même, et nous allons voir que le mouvement chimique est gouverné par des préoccupations pratiques, et qu’on y utilise sur une vaste échelle une foule de phénomènes dont l’explication n’est même pas entrevue, comme cette étrange catalyse dont nous parlerons dans un instant.

« Si l’arbre de la science s’élève à des hauteurs inconnues dans le domaine de la pure spéculation, il eut toujours et il continue d’avoir ses racines dans le terrain concret des nécessités humaines. » Il n’est, comme on va voir, rien à quoi cette pensée d’Ostwald s’applique avec autant de force qu’à la chimie.

Si d’ailleurs les prédécesseurs de Lavoisier n’arrivèrent pas à faire de la chimie une science réellement utile, c’est qu’ils s’embarrassaient de spéculations théoriques et d’à priorisme. La gloire du grand martyr de la Terreur fut de voir le premier qu’en ce domaine, les faits priment les systèmes, et qu’il ne convient point de repousser ceux-là quand ils ne cadrent pas avec nos préjugés.

Étrange destinée de la science ! Celle-ci n’existe que lorsqu’elle groupe, ordonne et explique les faits par un corps de doctrine, car, comme l’a dit Henri Poincaré, « une collection de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison ; » et pourtant, par une sorte de contradiction, dès que la doctrine est devenue trop forte et veut tyranniser les faits, elle tue la science. Pour que celle-ci puisse vivre et s’épanouir, il faut que la théorie soit la serve toujours obéissante du fait. C’est une de ces vérités qu’il est bon de redire, dans ce temps où l’on veut remplacer le dogmatisme religieux par d’autres qui seraient beaucoup moins logiques ; la chimie nous oblige fort à propos à nous en souvenir.


Le premier objet de la chimie est de réduire toutes les matières sensibles à un petit nombre d’autres substances élémentaires, indécomposables elles-mêmes, nettement caractérisées, et d’où découlent toutes les autres. Le second est précisément de construire par synthèse et artificiellement les corps complexes que nous offre la nature. Le troisième est de construire des substances nouvelles et qui ne sont pas naturellement réalisées. Qu’on me pardonne cette classification, peut-être un peu arbitraire, de la chimie ; elle aura du moins l’avantage de nous fournir un triple fil conducteur, assez commode dans cet exposé.

Aristote croyait pouvoir réduire tous les corps à quatre élémens et ses idées régnèrent, ou peu s’en faut, jusqu’au XVIIIe siècle, mais on sait aujourd’hui que le nombre des corps élémentaires est en réalité beaucoup plus grand. Mais c’est surtout depuis quelques années que la liste des élémens s’est allongée, sans qu’on aperçoive pour cela le moment où on pourra y mettre le trait final. Actuellement, on connaît près de 90 élémens différons. Les élémens le plus récemment découverts Font été, d’une part, dans l’atmosphère, où Ramsay notamment trouva en quantité infinitésimale les « gaz rares » dont je parlais dans une récente chronique (argon, hélium, néon, xénon, krypton, métargon), d’autre part dans le royaume nouveau que nous a ouvert le radium et où l’on connaît maintenant un nombre important d’élémens caractérisés (radium, polonium, actinium, émanation du radium, radiums A, B, C, etc.), et enfin dans les terres rares grâce à la spectroscopie.

On sait que les élémens radioactifs ont été découverts par des physiciens, au moyen de procédés complètement étrangers à la chimie classique, et cette irruption en chimie des méthodes physiques, qui a donné naissance à la captivante physico-chimie, est une des singularités les plus notables de l’évolution récente de la chimie. Pareillement, les métaux trouvés dans les terres rares l’ont été par des méthodes optiques et ainsi s’est développée et fortifiée la spectro-chimie, dont nous allons dire d’un mot le principe et qui est, elle aussi, une méthode physico-chimique :

Lorsqu’on porte un corps à l’incandescence et qu’on observe à travers une fente sa lumière dans une lunette convenable devant laquelle on a placé un prisme de verre, on voit que la lumière se trouve étalée suivant un spectre qui contient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, dégradées suivant une bande continue, si le corps incandescent est solide ou liquide. Si au contraire il est gazeux, le spectre est discontinu et il ne contient plus que de fines raies brillantes qui sont toujours placées identiquement pour un même élément gazeux, et dont les positions diffèrent au contraire pour d’autres élémens, si on produit leurs spectres dans des conditions identiques. Tel est le principe de l’analyse spectrale inventée au milieu du siècle passé par Kirchoff et Bunsen, et qui a permis presque aussitôt de découvrir, en portant certains minéraux à l’incandescence dans une flamme, deux métaux nouveaux, le rubidium et le cæsium. Peu après, Reich et Richter découvraient par cette méthode l’indium ; Crookes le thallium, Lecoq de Boisbaudran le gallium, puis le samarium, puis tout récemment l’europium. Enfin, c’est grâce à elle qu’un de nos plus jeunes et plus éminens chimistes. M. Urbain, a découvert récemment le néoytterbium, le lutecium et le celtium, dans les terres rares où ils existent en quantités si minimes qu’aucune des méthodes chimiques habituelles ne les y pourrait déceler.

Cette prodigieuse sensibilité de la méthode spectrale ne s’applique pas seulement à des masses infinitésimales ; elle s’exerce aussi bien sur des objets prodigieusement éloignés. Par elle, Norman Lockyer a découvert dans le soleil l’hélium trente ans avant que les chimistes ne le décèlent dans l’air même que nous respirons. Par elle, un simple frisson de l’éther, vient à travers le diamètre des cieux, nous apprendre que les mêmes élémens que les nôtres vibrent dans les lointaines étoiles aux frontières de l’Univers, et nous faire admirer l’unité chimique du monde.

Par elle enfin, nous avons pu déceler dans les astres des corps encore inconnus de nos chimistes, le nébulum au fond des froides nébuleuses où germent les soleils, le coronium dans l’atmosphère extérieure du soleil. Et c’est pourquoi nous sommes en droit de dire que la liste des corps simples existant sur la terre n’est sans doute pas encore close.

A vrai dire, l’expression corps simple est peut-être impropre pour désigner les derniers termes auxquels parvient l’analyse chimique ; le mot « élément » vaut mieux, car il ne préjuge rien sur la nature intime de ce qu’on veut désigner ; le radium, dont les mystérieuses transformations aboutissent à la production d’hélium, comme aussi les étranges recherches en cours de Ramsay sur la transmutation tendent à prouver que les prétendus « corps simples, » que les élémens chimiques sont en réalité des êtres fort complexes. J’en reparlerai prochainement dans une étude que je compte consacrer à cette énigme merveilleuse de la transmutation radioactive.

La découverte et la préparation des « élémens chimiques « n’a pas seulement l’intérêt spéculatif qui s’attache à toute connaissance nouvelle. Elle est d’un intérêt puissant pour la société. Toute la métallurgie n’est qu’une préparation d’élémens chimiques à partir des minéraux. Or rien ne prouve que les métaux nouvellement découverts n’auront pas d’ici peu leur métallurgie. Il suffit de se rappeler à cet égard l’histoire de l’aluminium dont le premier kilogramme, préparé il y a un demi-siècle, revint à un prix fabuleux et qui est devenu un des métaux les plus usuels.

Les métaux de la famille du manganèse nous offrent un exemple analogue, grâce au débouché énorme que leur ont donné les progrès récens des lampes à incandescence. Le rendement lumineux remarquable de ces lampes provient de ce que leurs filamens sont portés à une température très haute ; on sait en effet que le rapport qui existe entre les quantités de lumière et de chaleur émises par un corps incandescent croît avec la température. Or ces métaux peuvent, grâce à leurs points de fusion très élevés, résister à des températures énormes. A titre d’exemple, on a indiqué, dans le tableau suivant, ces points de fusion pour deux de ces corps, le tantale et le tungstène, en regard de ceux de quelques autres métaux.


Température de fusion.
Étain 233°
Argent 954°
Or 1 064°
Cuivre 1 084°
Fer 1 500°
Platine 1 775°
Tantale 2 910°
Tungstène 3 080°

Qu’il nous suffise, sans entrer dans le détail, de dire aujourd’hui à titre d’exemple qu’un seul kilogramme de tantale suffit à fournir des filamens pour environ 45 000 lampes à incandescence.


La synthèse chimique, c’est-à-dire la préparation artificielle des corps composés d’élémens différens, a fait également des progrès remarquables. Cela ne veut point dire que nous soyons beaucoup mieux renseignés que n’étaient les anciens sur cette force mystérieuse qui combine entre eux certains corps avec plus ou moins de violence lorsqu’on les met en présence.

Pourquoi, lorsqu’on projette un morceau d’or dans l’acide azotique, — l’eau-forte des graveurs, — ne se produit-il aucun phénomène, alors qu’on observe, s’il s’agit d’un morceau de cuivre, une vive effervescence, avec dégagement de chaleur et destruction du cuivre ? On dit que c’est parce que le cuivre et l’acide azotique ont de l’affinité l’un pour l’autre. Mais, quand on a lâché ce mot magique on n’a rien expliqué du tout, car on ne sait pas ce qu’est au fond l’affinité.

Quand, — si on veut me permettre une image familière à Sainte-Claire Deville, — quand on met en présence un chien et un os, que se Passe-t-il au point de vue expérimental : l’os et le chien se rapprochent progressivement, puis finissent par ne plus faire qu’une seule masse ; c’est l’exemple frappant de la combinaison chimique. Or lorsque nous parlons de l’affinité de l’acide azotique pour le cuivre, voulons-nous dire que cet acide éprouve des sensations analogues à celles du chien en présence de l’os ? Ce serait absurde, et pourtant, si nous voulons aller au fond, nous ne trouverons pas de meilleure image. D’ailleurs, est-ce le cuivre qui a de l’affinité pour l’acide, ou réciproquement, ou chacun d’eux a-t-il pour l’autre une affinité égale ? On voit tout de suite pourquoi ces questions sont insolubles : c’est qu’elles n’ont pas sens. Pour le chimiste, comme pour tout autre ouvrier des sciences, c’est le « comment » et non le « pourquoi » des choses qui seul importe parce qu’il est seul accessible.

En voulant expliquer ces choses, les alchimistes s’étaient fourvoyés, et notre sagesse est, non de les ignorer, mais de ne pas nous laisser arrêter par elles et de les contourner pour aller de l’avant. Pour Boërhave, l’affinité du cuivre pour l’eau-forte était plutôt de l’amour que de la haine, magis ex amore quam odio. La combinaison de deux corps résulte à ses yeux d’une sorte d’aptitude sympathique à s’unir, nécessitant d’ailleurs une dissemblance de nature, et il comparait cette union à un mariage. Aux yeux de Barkhuisen, au contraire, les corps qui ont de l’affinité se ressemblent, sont cousins, ce qui ne veut pas dire qu’ils s’aiment. Ne dénigrons pas trop ceux qui énoncèrent jadis ces étranges systèmes ; nous n’avons qu’une supériorité sur eux, c’est le sentiment de notre impuissance à découvrir les qualités occultes des choses. Ils étaient plus ambitieux que nous, et c’est pourquoi ils n’aperçurent point qu’il y a quelque ridicule à célébrer, même poétiquement, les noces violentes de la potasse avec le vitriol.

À vrai dire, on s’est aperçu récemment que l’affinité chimique est une chose beaucoup plus capricieuse qu’on ne pensait, et dépend parfois de circonstances fort bizarres. Tel est le cas, des actions catalytiques qui tendent de plus en plus à jouer un rôle prépondérant en chimie.

Je m’explique : si on met en présence de l’acide sulfureux, — chacun connaît ce gaz irrespirable que dégagent en brûlant les allumettes soufrées, — et de l’oxygène, il ne se produit rien du tout, et chacun des deux gaz garde vis-à-vis de l’autre une hautaine et parfaite indifférence. Que si on y introduit un morceau de platine pulvérulent, de mousse de platine, instantanément les deux gaz se combinent entre eux avec une violente frénésie en formant de l’acide sulfurique. Et pourtant le platine, lui, n’a pas bougé ; il est resté intact, et il peut indéfiniment servir à faire combiner des quantités illimitées d’acide sulfureux et d’oxygène, sans être altéré le moins du monde. Il a donc agi uniquement par sa présence ; c’est ce genre d’actions qu’ont certains corps, de favoriser, par leur seule présence, des réactions chimiques qui les laissent d’ailleurs parfaitement indemnes, c’est cela qu’on appelle les actions catalytiques, et les corps doués de ce pouvoir mystérieux sont les catalyseurs.

On a donné un si grand nombre d’explications théoriques contradictoires de la catalyse qu’il y a beaucoup de chances pour qu’aucune ne soit bonne, et il est inutile de les exposer ici. Mais la chose subsiste ; et elle prend dans la pratique une importance de plus en plus grande. C’est ainsi, et pour citer un exemple, que, dans la préparation industrielle de l’acide sulfurique, le procédé catalytique que nous venons de décrire tend de plus en plus à se substituer partout à l’ancienne et compliquée méthode des « chambres de plomb. » De même on fabrique aujourd’hui le chlore en décomposant l’acide chlorhydrique gazeux par l’oxygène de l’air en présence de l’oxyde de cuivre agissant comme catalyseur. On pourrait multiplier les exemples.

C’est également par des procédés physiques que l’on a réussi depuis peu à résoudre une des questions les plus angoissantes qui soient pour l’avenir de l’humanité : la fabrication des engrais azotés. On sait que les nitrates, qui sont des composés oxygénés de l’azote, sont chargés de restituer au sol une partie de l’azote qui lui est enlevé par les récoltes. Or les mines de nitrate de soude du Chih et du Pérou, non seulement ne peuvent plus suffire à la consommation de l’agriculture mondiale, mais elles sont menacées d’être épuisées à bref délai. Tandis que le Chili fournissait annuellement 15 000 tonnes de nitrate en 1840 » il en exporte aujourd’hui un million et demi de tonnes, soit cent fois plus. La France en reçoit annuellement 250 000 tonnes à elle seule. Sir William Crookes estime que l’épuisement sera atteint d’ici une vingtaine d’années. Il fallait trouver des ressources nouvelles et suffisamment économiques. C’est l’air qui les a fournies.

J’ai exposé, ici même, le procédé qui consiste à extraire de l’air liquide l’azote chimiquement pur, et à le transformer en cyanamide ou chaux-azote que les fermens du sol transforment directement en produits nitriques. Un autre procédé, qui a dès maintenant un vaste développement, consiste à combiner directement entre eux l’azote et l’oxygène de l’air par l’étincelle électrique. Réalisée dès 1781 par Cavendish, cette réaction fournissait des quantités tellement faibles d’acide azotique qu’elle tomba dans l’oubli, pour n’être reprise que depuis quelque dix ans. On remarqua d’abord que le rendement en était d’autant plus fort que la température était plus élevée : c’est ainsi qu’à 3 300° la proportion d’oxyde azotique produit est cinquante fois plus forte qu’à 1 500°. Mais la réaction est réversible, c’est-à-dire que la proportion diminue et très vite avec la température. Il s’agissait donc de produire dans l’air des* étincelles d’une part très chaudes, d’autre part intermittentes et assez brusquement interrompues pour que le produit instantanément refroidi n’ait pas le temps de se décomposer. C’est ce qu’on a réalisé de diverses manières, notamment par l’ingénieux procédé de Birkeland-Eyde, fort développé en Norvège et qui consiste à interrompre fréquemment un arc électrique au moyen d’un champ magnétique perpendiculaire.

Bien que le rendement de cette méthode soit loin d’être parfait, — puisque environ 3 pour 100 seulement de l’énergie fournie est trans- formée en énergie chimique, — elle permet d’obtenir l’azotate de chaux à un prix (1 fr. 55 environ le kilogr.) qui permet de concurrencer avec avantage les azotates du Pérou. Comme il est naturel, les usines qui fabriquent les engrais artificiels se sont surtout établies dans les régions qui, comme la Norvège ou les Alpes, fournissent à peu de frais, grâce à leurs chutes d’eau, l’énergie électrique.

L’emploi de plus en plus développé du four électrique n’est pas moins caractéristique de l’évolution actuelle de la chimie vers les méthodes physiques. Il montre que la réalisation des hautes températures n’a pas été moins fructueuse pour la science et l’industrie que celle des grands froids dont j’entretenais naguère mes lecteurs.

Le four électrique est formé par un arc électrique éclatant entre deux charbons dans une cavité creusée au sein d’une matière très réfractaire comme la chaux. On obtient de la sorte des températures dépassant 3 000° et qui produisent des réactions chimiques irréalisables au-dessous. C’est ainsi que, sous l’impulsion de Moissan, qui fut ici un initiateur de génie, s’est fondée la chimie du four électrique. Celui-ci a permis d’abord de préparer, par réduction de leurs oxydes, certains métaux comme le chrome et le molybdène qu’on n’avait pas encore obtenus à l’état libre, et qui Jouent un rôle de plus en plus grand en métallurgie. Puis vinrent les carbures métalliques, que l’on obtient en traitant au four électrique les métaux ou leurs oxydes dans des creusets de charbon. Le plus anciennement connu des carbures métalliques est le carbure de fer qui constitue pour la plus grande part la fonte ; on sait en effet qu’on obtient celle-ci en incorporant du charbon au fer doux. Moissan réalisa un grand nombre de carbures d’autres métaux. L’un des plus connus est le carbure de calcium, qui a donné naissance à une vaste industrie, d’abord parce qu’il produit de l’acétylène par simple contact avec l’eau, ensuite parce qu’en fixant l’azote pur, il fournit la cyanamide dont nous avons déjà parlé et dont plus de 100 000 tonnes par an sont aujourd’hui fabriquées.

Si nous citons encore le carborandum ou carbure de silicium, qui résulte de la combinaison au four électrique du sable (ou silice) et du charbon, et dont la dureté supérieure à celle de l’émeri a généralisé l’emploi comme abrasif, nous aurons, je pense, donné une idée des progrès importans réalisés dans cette voie nouvelle.


Des carbures métalliques aux carbures d’hydrogène, qui sont les corps fondamentaux de la chimie organique, il n’y a qu’un pas. La chimie organique a eu dans les premiers temps de son existence, — lorsque Wœhler synthétisa l’urée, puis Berthelot les carbures benzéniques, — l’avantage très important de nous montrer que les substances qui forment les êtres vivans, ou du moins celles qui sont émises par eux, ne diffèrent pas essentiellement, — au moins au point de vue chimique, — des substances du monde minéral. D’aucuns ont cru qu’on avait trouvé ainsi la clef de ce mystère émouvant qu’on appelle « la vie ; » d’autres plus modestes se contentent d’espérer qu’on la trouvera plus tard dans cette voie. C’est une grande ambition.

En attendant de pouvoir la satisfaire, bornons-nous à remarquer que, dans un ordre d’idées un peu plus terre à terre, sinon moins utile, la chimie organique a bouleversé les conditions économiques de la société en fournissant à l’homme le moyen de créer un grand nombre des substances qu’il emploie et que seule auparavant la Nature lui fournissait.

Le nombre des composés organiques réalisés par la chimie dépasse aujourd’hui 100 000, et il n’y a aucune raison pour que leur nombre cesse de s’accroître indéfiniment, car il est théoriquement infini. Les substances organiques contiennent toutes du carbone et de l’hydrogène auxquels viennent s’ajouter chez beaucoup d’entre elles, et généralement en moindres proportions, l’oxygène, l’azote, d’autres élémens encore. Pour prendre le cas le plus simple, celui des carbures d’hydrogène qui ne renferment que celui-ci et le carbone, on peut, semble-t-il, de la façon suivante expliquer pourquoi leur nombre est indéfini :

Si on veut nous permettre une comparaison un peu simpliste, nous pouvons assimiler chaque atome chimique à un individu muni d’un certain nombre de bras et de mains ; lorsqu’un atome saisit un atome d’un autre corps par la main, ils ne forment plus qu’un seul individu insécable, ils sont combinés entre eux. Or le nombre des mains ainsi disponibles et capables de saisir celles d’autres atomes est caractéristique de chaque élément chimique ; ce nombre est ce qu’on appelle sa valence. Ainsi l’atome de carbone a quatre valences, l’atome d’hydrogène n’en a qu’une. Supposons qu’un atome de carbone fixe quatre atomes d’hydrogène, toutes les mains, toutes les valences de l’un et des autres seront occupées. On aura le plus simple des carbures d’hydrogène saturés, le méthane ; mais supposons que je supprime par un procédé quelconque l’un des atomes d’hydrogène, le groupement formé par le carbone et les trois autres atomes d’hydrogène et qu’on appelle un « radical » aura une main disponible, une valence libre, et pourra se substituer à un hydrogène dans une autre molécule de méthane. Le tout formera un carbure d’hydrogène contenant deux carbones et six hydrogènes ; si je supprime un de ceux-ci, le groupement, le radical restant pourra de nouveau se substituer à un hydrogène dans un autre carbure et former avec lui un nouveau composé plus complexe. Et c’est ainsi que l’on peut indéfiniment former non seulement des carbures d’hydrogène, mais d’autres corps de la série organique de plus en plus riches et complexes et en nombre aussi grand qu’on veut.

La seule difficulté est de réaliser ces substitutions et combinaisons ; on y arrive par divers procédés dont l’un des plus remarquables, des plus ingénieux, des plus fructueux dans la pratique, a été imaginé par M. Sabattier en collaboration avec M. Senderens et a valu au premier le prix Nobel. Il procède de la découverte faite par ces sa vans que certains métaux à l’état pulvérulent, et particulièrement le nickel, ont une action catalytique curieuse qui permet de fixer l’hydrogène sur les corps, ou de l’y substituer à d’autres élémens. Le nombre des substances organiques utiles, qu’on a réussi à préparer simplement ! par ce procédé, alors qu’auparavant on n’arrivait que difficilement à les extraire des substances naturelles, est considérable.

C’est par des moyens variés, mais dont l’un est directement emprunté à la méthode de Sabattier et Senderens que l’on vient de réaliser la synthèse artificielle du caoutchouc. Le caoutchouc est un carbure d’hydrogène dont la molécule renferme dix atomes de carbone et seize d’hydrogène, et dont la formule est donc, d’après le symbolisme usité, C10H16. Ce produit dont le développement des industries électrique et automobile a augmenté la consommation dans des proportions formidables n’était plus fourni en quantités suffisantes par les plantations. La fabrication industrielle, qu’on peut considérer depuis quelques semaines comme assurée, répondra donc à une nécessité vraiment urgente.

Cet apport nouveau et magistral de la chimie organique à l’industrie ne doit pas nous faire oublier tous ceux dont l’humanité lui fut déjà redevable dans ces dernières décades : faut-il rappeler entre mille la synthèse des matières colorantes au moyen des résidus inutilisables de la distillation du coke des usines à gaz ; celle de l’indigo qu’une série de réactions savantes et compliquées extrait de la naphtaline et qui supplante partout l’indigo naturel ; celle du camphre que les transformations magiques imposées par nous à l’essence de térébenthine nous laissent tirer de notre pin maritime au lieu du lointain camphrier de Formose ; celle de la vanilline ; celle de tous les parfums floraux, que nous ne prenons pas la peine d’aller chercher dans les jardins, car nos laboratoires les font jaillir des matières les plus viles ; celle du glucose ; celle des alcaloïdes si utiles pour soulager la souffrance et guérir ?


Le tableau de ce qu’a fait la chimie, la perspective de ce qu’elle peut faire encore, est bien fait pour plaire à ceux qui ont le noble orgueil de la science. En réalisant dans ses fourneaux aux formes apocalyptiques les corps qu’il fallait demander jadis à la plante ou à l’animal, le chimiste a le droit, vraiment, de penser qu’il remplace la nature, qu’il la domine même... de cette domination qui n’est qu’une obéissance intelligente à ses lois.

Mais son triomphe est assurément le plus beau, lorsque du ventre gonflé de ses cornues, lourdes de tous ses espoirs et de tous ses labeurs, il peut faire jaillir quelque substance nouvelle, que la nature elle-même n’avait point réalisée dans le monde, et qui apporte aux hommes quelque chose de nouveau et d’utile.

Il y a une sorte de poésie grandiose et mystique dans le laboratoire du chimiste, où l’on torture et domestique les énergies mystérieuses de l’atome, naguère indomptées, aujourd’hui obéissantes et dociles aux désirs humains. Et on comprend qu’un rêveur et un passionné comme Swedenborg se soit, jadis, donné corps et âme à cet art.


CHARLES NORDMANN.