Revue scientifique - Les univers-îles

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Charles Nordmann
Revue scientifique - Les univers-îles
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 453-464).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES « UNIVERS-ILES »

Il y a une grande question qui tient en ce moment les astronomes divisés, je dirais presque passionnément divisés. Il s’agit de l’étendue de l’Univers sensible, de l’Univers stellaire tel qu’il est accessible aux plus puissants instruments modernes. Les évaluations qu’on fait de part et d’autre de la barricade relativement aux dimensions du Cosmos diffèrent entre elles non pas du simple au double, mais du simple au décuple et même du simple au centuple. La controverse n’est donc pas mince, et, de prime abord, nous sommes induits par elle à approuver une remarque subtile faite par l’astronome américain D.-B. Mac Laughlin [1], dont les récentes discussions au sujet du problème qui nous occupe nous fourniront divers éléments de la présente étude.

Cette remarque, c’est que notre connaissance des corps célestes est inversement proportionnelle à la distance qui les sépare de nous. Les mouvements apparents des astres du système solaire furent familiers aux anciens. Quant à ceux des corps stellaires, ils restèrent enveloppés d’incertitude longtemps même après l’invention des lunettes. C’est Rœmer qui a marqué là le premier progrès, — progrès purement instrumental, — lorsqu’il inventa la lunette méridienne, grâce à laquelle seulement purent être déterminés les mouvements des étoiles. En fait, un temps assez long s’écoula encore après cette invention jusqu’aux observations de Bradley, qui découvrit l’aberration et de qui datent les premières données positives sur les déplacements sidéraux.

Quant aux nébuleuses qui sont, précisément, les astres sur lesquels porte aujourd’hui la controverse qui nous intéresse, on ne s’en occupa guère avant William Herschel. Les plus brillantes avaient été observées longtemps avant l’époque de Messier. Mais cet infatigable observateur qui mérita, avant mon savant collègue Giacobini, le surnom de « furet des comètes, » découvrit une soixantaine de nébuleuses et amas nouveaux, et son catalogue figure dans la Connaissance des Temps de 1783 et 1784.

A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, les deux Herschel, munis de leurs puissants télescopes, portèrent à plus de 4 000 le nombre des nébuleuses observées dans les deux hémisphères célestes, vingt fois plus qu’on n’en connaissait avant. Depuis, le nombre des nébuleuses repérées s’est encore considérablement accru, soit par l’astrophotographie, soit par l’observation purement visuelle, qui entre les mains d’astronomes comme M. Bigourdan, — muni cependant d’un instrument médiocre et opérant dans le ciel, prétendument défavorable et en réalité excellent de Paris, — a récemment encore accru beaucoup la liste déjà longue de ces astres singuliers.

Kant parait avoir été le premier à imaginer que des Voies lactées, semblables à la nôtre, peuvent exister très loin d’elle. Mais si du domaine de la spéculation pure, nous passons à celui de l’observation, — le seul qui intéresse vraiment une science bien faite, — c’est William Herschel, qui a sans doute le mérite d’avoir le premier suggéré la théorie, selon laquelle notre univers lacté n’est qu’une île de l’océan spatial, dans lequel, et très loin, d’autres îles stellaires, — les nébuleuses non résolubles qu’on observe au télescope, — sont des mondes analogues à celui dont fait partie notre soleil. De là le nom de « théorie des Univers-Iles » (Island Universe Theory), qui a été donné à cette conception cosmologique.

Herschel avait en effet remarqué qu’à côté des amas serrés d’étoiles dont ses instruments séparaient, distinguaient, résolvaient les composantes, d’autres nébuleuses n’étaient pas résolubles. Il les considéra comme des amas d’étoiles que seules leurs distances énormes rendaient indiscernables, et que des instruments beaucoup plus puissants devraient résoudre quelque jour. C’étaient pour lui des groupements stellaires qui, vu leur diamètre apparent notable combiné avec leurs distances supposées, devaient être aussi importants, aussi vastes que notre Voie lactée tout entière.

Lord Ross un peu plus tard, avec son télescope de six pieds d’ouverture, examina un grand nombre de nébuleuses et crut observer en beaucoup d’entre elles des signes de résolution.

Mais tout fut remis en question lorsque le spectroscope, entre les mains d’Huggins, eut montré que le spectre de beaucoup de nébuleuses consiste en un certain nombre de raies brillantes prouvant leur constitution purement gazeuse et excluant par conséquent la possibilité qu’elles soient formées d’étoiles. Ces étoiles ont en effet un spectre continu à faibles raies noires.

Toute la confusion qui régnait à dater de ce moment dans le problème ne tarda pas à se dissiper.

On remarqua qu’à côté des nébuleuses à spectre gazeux révélées par Huggins, qui ont souvent des formes circulaires ou irrégulières, et que l’on est à peu près d’accord pour situer dans la Voie lactée, des autres nébuleuses affectant la forme de spirales ont au contraire un spectre continu. La réalité de cette forme spirale soupçonnée par Lord Ross dans beaucoup de nébuleuses faibles a été réellement prouvée et mise hors de doute par les admirables photographies de Roberts en Angleterre puis de Keeler à l’Observatoire Lick (États-Unis). Celui-ci fît, il y a un quart de siècle, des jaugeages photographiques d’où il résultait que 120 000 nébuleuses spirales au moins existaient, qui étaient accessibles à son télescope.

Pourtant le coup porté à la théorie des Univers-Iles par la découverte de Huggins avait été si fort, que les nébuleuses spirales, en dépit de leur spectre continu, continuèrent un temps à être considérées comme des masses gazeuses faisant partie de la Voie lactée. On interpréta leur spectre particulier en supposant que les gaz y étaient seulement beaucoup plus denses que dans les nébuleuses à raies brillantes. On sait, en effet, que, sous une forte pression, les raies spectrales brillantes des gaz s’élargissent et tendent à se réunir en formant un fond continu.

Comme les nébuleuses annulaires (comme celle de la Lyre) sont infiniment plus rares que les spirales, on considéra que la formation cosmogonique d’une étoile à partir d’une nébuleuse telle que l’avait connue Laplace, et telle que semblent la manifester les nébuleuses annulaires, est exceptionnelle. Des théories nouvelles surgirent, élaborées notamment par Moulton, et qui tendaient à faire sortir chaque système solaire d’une nébuleuse spirale.

Dans tout cela, les nébuleuses spirales ne cessaient pas d’être considérées comme des masses gazeuses relativement peu étendues et annexées à la vaste masse de la Voie lactée.


Les travaux réalisés depuis le début du XXe siècle ont beaucoup avancé nos connaissances en astronomie nébulaire. Ils ont peu à peu démontré que, — contrairement à la conception qui vient d’être rappelée, ― les nébuleuses spirales sont, quelle que soit leur nature, des objets colossaux et situés à des distances énormes de nous. Leurs diamètres doivent être exprimés en années de lumière (rappelons que celle-ci emploie à nous venir de la lune, une seconde, du soleil, huit minutes, de l’étoile la plus proche, quatre ans). Rappelons aussi que l’unité de distance sidérale la plus généralement utilisée par les astronomes depuis peu n’est pas l’année de lumière, mais le parsec, distance correspondant à une parallaxe d’une seconde, et qui équivaut à un peu plus de trois années de lumière (exactement 3,26).

Il ne saurait donc, en tout cas, plus être question de considérer chaque nébuleuse spirale comme pouvant être l’origine d’une seule étoile.

Ainsi, par la force des choses, on est revenu à l’hypothèse des Univers-Iles de Herschel. Mais l’accord est loin d’être établi à son sujet. L’objet de la présente étude est précisément de l’examiner, de discuter les faits contradictoires et récents qui tendent à étayer ou à renverser cette hypothèse, de scruter les incompatibilités apparentes qui se dressent, et qui ne sont peut-être que des résultats fallacieux de l’imperfection de nos méthodes.

À l’heure qu’il est, la conception des Univers-Iles peut être résumée ainsi : la Voie lactée, le système galactique dont fait partie notre soleil, et avec lui tous les amas d’étoiles et toutes les nébuleuses gazeuses qu’on a observés, n’est qu’un des centaines de milliers de systèmes semblables à lui que sont les nébuleuses spirales, et qui sont à des distances de nous comptant par centaines de milliers et par millions d’années de lumière.

Voyons maintenant les faits :

On estime, d’après les jaugeages faits surtout dans les grandes observations américaines, qu’au moins un million de nébuleuses spirales accessibles aux puissants réflecteurs modernes sont répandues dans l’Univers. Elles sont surtout nombreuses vers les pôles de la Voie lactée, plus nombreuses vers son pôle boréal que vers son pôle austral, et elles se raréfient à mesure qu’on se rapproche du plan galactique lui-même, où elles sont presque absentes.

Leur forme est généralement celle d’une spirale logarithmique à deux branches qui se développent sensiblement dans le même plan. Ces deux branches émanent diamétralement d’une condensation centrale, d’un noyau de forme lenticulaire. Les spires de la nébuleuse s’élargissent et tendent à se fragmenter à mesure qu’elles s’écartent du noyau, et on y trouve parfois des sortes de nœuds de condensation.

On connaît le principe des « vitesses radiales » que j’ai déjà eu l’occasion d’exposer ici même, et qui consiste dans ce fait que lorsqu’une source sonore ou lumineuse émet des ondes d’une longueur donnée, ces ondes, lorsque la source s’approche de l’observateur, paraissent raccourcies d’autant à l’observateur qui les reçoit ; elles lui paraissent, au contraire, plus longues, lorsque la source s’éloigne de lui. C’est ce qui produit le phénomène qu’ont pu constater tous ceux qui ont fait la guerre : le sifflement d’un obus correspond à une certaine hauteur du son, tandis qu’il s’approche, et ce son devient soudain beaucoup plus grave lorsque l’obus, ayant passé juste au-dessus de l’observateur, continue dans l’air sa course en s’éloignant de lui. La même chose ayant lieu pour la lumière, les raies spectrales d’un métal donné sont déviées vers le violet (ondes plus courtes) lorsque la source s’approche, vers le rouge (ondes plus longues) lorsqu’elle s’éloigne.

Or, cette méthode, appliquée récemment aux nébuleuses spirales, notamment par M. Slipher, a montré qu’un grand nombre de ces astres ont, par rapport à la terre, au soleil, à la Voie lactée, des vitesses radiales considérables. C’est-à-dire qu’elles s’approchent et plus souvent s’éloignent de nous très rapidement. Qu’on en juge : un grand nombre de vitesses radiales mesurées sont de 800 à 1 000 kilomètres par seconde. Ce sont des vitesses radiales bien supérieures à celles, — même les plus élevées, — qu’on avait observées parmi les étoiles de la Voie lactée. La plus grande vitesse observée ainsi est, d’après M. Mac Laughlin, celle de la nébuleuse N. G. C. 584 (c’est-à-dire n° 584 du New General Catalogue), qui a une vitesse radiale de 1 800 kilomètres par seconde. Cela fait du 6 millions et demi de kilomètres à l’heure. C’est beaucoup à côté des pauvres vitesses qu’ont pu réaliser nos constructeurs de véhicules et même nos balisticiens. C’est quinze cents fois plus que la vitesse des gros projectiles de nos plus modernes cuirassés. C’est peu pourtant à côté des vitesses des projectiles cathodiques et surtout à côté des 300 000 kilomètres par seconde de la lumière. Il est vexant pourtant de songer que les onze cents millions de kilomètres à l’heure de celle-ci sont une limite extrême, un mur infranchissable, un record que rien jamais ne pourra battre. Il faut savoir se contenter de peu.

Bref, les nébuleuses spirales ont des vitesses radiales considérables et comme il n’y a aucune raison, — en dehors d’un géocentrisme ridicule et périmé, — de supposer que le mouvement de ces objets célestes est toujours exactement dirigé suivant le rayon qui les joint à nous, il s’ensuit nécessairement que les nébuleuses spirales doivent se déplacer considérablement sur la voûte céleste. Nous verrons tout à l’heure l’importance de cette remarque.

Si le spectroscope permet de mesurer la vitesse radiale d’un objet céleste étendu, il est clair qu’il permet, avec bien plus de sûreté encore, de déterminer son mouvement de rotation. Si on projette les deux bords équatoriaux diamétralement opposés du soleil sur la fente d’un spectroscope, on observe que les raies des métaux provenant du bord qui, dans sa rotation, vient vers nous sont déviées vers le violet ; les raies provenant de l’autre bord qui s’éloigne de nous sont déviées vers le rouge. L’écartement qui sépare les unes et les autres fournit immédiatement la vitesse linéaire de l’équateur solaire, c’est-à-dire sa vitesse de rotation.

La même méthode a été appliquée aux nébuleuses spirales, depuis quelques années, notamment par Pease et Van Maanen. Elle a montré que beaucoup de nébuleuses spirales ont une rotation très notable et qui se fait dans le sens opposé aux spires, ainsi qu’on pouvait s’y attendre. Par exemple, dans la nébuleuse N. G. C. 4 594, qui est une spirale qui se présente à nous par la tranche, on observe une composante radiale de la vitesse de rotation de 330 kilomètres par seconde à une distance angulaire du noyau de la nébuleuse égale à deux minutes d’arc. (Rappelons pour fixer les idées que le diamètre angulaire de la lune ou du soleil est d’environ trente minutes d’arc.)

Le spectre des nébuleuses spirales se présente comme l’accumulation de spectres d’étoiles, ces étoiles devant le plus souvent appartenir aux classes spectrales qui, dans la classification de Harvard College, sont désignées par les lettres F et G, qui correspondent à des étoiles physiquement voisines de notre soleil ou un peu plus chaudes.

Parmi ces faits, il en est un qui a été longtemps considéré comme excluant l’hypothèse des Univers-Iles, et comme prouvant que les nébuleuses spirales ne sont que de modestes annexes de la Voie lactée, c’est-à-dire des objets relativement rapprochés et peu étendus. En effet, disait-on, puisque les nébuleuses spirales sont plus nombreuses aux pôles galactiques et se raréfient à mesure qu’on se rapproche du plan de la Voie, cela prouve que ce plan est pour elle un plan de symétrie ; cela prouve que leur distribution, leur répartition est commandée par ce plan ; cela prouve donc nécessairement qu’elles sont étroitement liées à la concentration stellaire de la Voie lactée, sous sa dépendance, domestiquées par elle, c’est-à-dire nécessairement dans sa proximité.

Ce raisonnement a paru un temps irréfutable. Il a perdu toute sa valeur du jour où on a découvert, en divers points de la Voie lactée, des masses de gaz nébulaires obscurs qui interceptent et absorbent plus ou moins les rayons lumineux provenant des étoiles placées au delà. Il était d’ailleurs naturel de penser, — on aurait pu le concevoir a priori, bien qu’on ne semble pas s’en être avisé, — qu’une partie des molécules légères des atmosphères stellaires, comme aussi les poussières et les particules légères qui en sont chassées par la pression de la lumière, doivent exercer une absorption sur la lumière. Ces poussières et matières diffuses absorbantes doivent nécessairement s’accumuler dans le plan galactique, là où les étoiles sont plus nombreuses. Il suit de tout cela qu’il est tout naturel que les nébuleuses spirales, même si elles sont réparties uniformément dans toutes les directions, soient vues en moins grand nombre dans la direction du plan galactique, car là leur lumière subit une absorption beaucoup plus marquée de la part des poussières diffuses et des matières nébulaires qu’elle rencontre. Il en résulte naturellement qu’on voit dans ce plan moins de spirales que dans les directions perpendiculaires, parce qu’elles y sont beaucoup plus masquées par les matières absorbant la lumière.

D’ailleurs, l’étude attentive des nébuleuses spirales montre qu’elles sont entourées, pour la plupart, d’un anneau de matière diffuse et absorbante situé dans leur plan. Si elles sont assimilables à la Voie lactée, celle-ci doit réciproquement être entourée d’un anneau de matière absorbante semblable au leur, et ceci tend à confirmer nettement l’explication qui vient d’être esquissée et qui est maintenant généralement admise de la raréfaction apparente des nébuleuses spirales, à mesure qu’on s’éloigne des pôles galactiques.

Nous en arrivons maintenant à la grande objection expérimentale, — qui a paru longtemps et paraît encore à beaucoup décisive, — qui a été dressée récemment contre l’hypothèse des Univers-Iles. A l’observatoire de Mount Wilson, M. van Maanen qui est un spécialiste de ces questions, frappé par la grandeur des mouvements de rotation que le spectroscope révélait dans les nébuleuses spirales, s’est demandé si cette rotation rapide n’était pas de nature à modifier de façon sensible, au bout de quelques années, la configuration de certaines d’entre elles. Puisqu’elles tournent relativement vite et puisqu’elles n’ont pas une forme homogène de révolution (comme aurait une sphère ou un ellipsoïde), elles doivent nécessairement, au bout d’un temps écoulé suffisant, présenter une autre face, une figure différente à l’observateur éloigné.

M. van Maanen a examiné de ce point de vue les clichés, pris à plusieurs années d’intervalle, de plusieurs (quatre, si je ne me trompe) nébuleuses spirales. Or, d’après les mesures faites sur ces clichés par cet astronome, ceux-ci auraient décelé un déplacement, un mouvement centrifuge assez net, le long des tranches de ces spirales.

Considérons, par exemple, une des nébuleuses étudiées M 101. On admet, d’après les mesures spectroscopiques faites sur des nébuleuses semblables à celle-ci (mais se présentant par la tranche, tandis que celle-ci nous présente en plan le développement de ses spires), qu’à une distance du centre égale à 5 minutes d’arc, la vitesse linéaire de rotation est de 300 kilomètres, ce qui est d’un ordre de grandeur vraisemblable. D’autre part, selon les mesures faites par van Maanen sur ses clichés, les points situés à cette même distance du centre se seraient déplacés annuellement de quantités égales à 4 millièmes de seconde d’arc en ascension droite, et d’une quantité triple en déclinaison. Étant donné que la vitesse linéaire de rotation est connue (et voisine, nous venons de le dire, de 300 kilomètres par seconde), on en déduit facilement combien de kilomètres représentent les légers déplacements annuels observés sur des clichés. On en conclut facilement qu’une distance angulaire d’une minute d’arc correspond dans cette nébuleuse à un peu moins de 3 ans de lumière, que sa durée de révolution est 85 000 ans et que la distance qui nous en sépare est 10 000 années de lumière environ.

Ce résultat place cette nébuleuse en plein dans la Voie lactée. Il est facile de voir par un raisonnement que, si ce chiffre est exact, il est absolument incompatible en ce qui concerne cette nébuleuse avec la conception des Univers-Iles. Considérons en effet cette nébuleuse comme étant une Voie lactée dont le diamètre apparent de 15 minutes d’arc environ correspond à un diamètre réel de 30 000 années de lumière. On en conclut que sa distance serait égale à 7 millions d’années de lumière et que, pour en faire le tour en 85 000 ans, les particules matérielles situées à la distance considérée de son centre devraient avoir une vitesse linéaire de plus de 200 000 kilomètres à la seconde. Or le spectroscope décèle dans les nébuleuses analogues, que ces particules ont en fait des vitesses d’environ 300 kilomètres par seconde, 700 fois plus faibles que celle à laquelle conduit le calcul précédent. Donc l’hypothèse des Univers-Iles sur laquelle repose ce calcul serait absolument inconciliable avec les faits d’observation.

C’est sur ce résultat annoncé par van Maanen que beaucoup d’astronomes se sont crus fondés à rejeter l’hypothèse des Univers-Iles. Mais si on admet comme incontestable ce résultat de van Maanen, les contradictions se lèvent en foule.

Il existe une formule simple bien connue en mécanique céleste et qui établit une relation entre la durée de la rotation d’une particule décrivant une orbite circulaire et la masse centrale. En utilisant la parallaxe déduite des mesures de van Maanen pour la nébuleuse M 101, on trouve ainsi que la masse centrale sous l’influence de laquelle la particule considérée ci-dessus décrit son orbite en 85 000 ans est égale à 140 millions de fois la masse du soleil.

Cela représente le sixième ou le septième de la masse totale de toute la Voie lactée. Comment est-il possible qu’une masse de matière aussi formidable existe à une aussi faible distance de notre agglomération stellaire sans avoir sur elle une profonde influence ? Or les étoiles galactiques ne montrent aucun indice d’une telle influence.

Ce n’est pas tout. Des données qui viennent, — en partant des résultats numériques de van Maanen, — d’être obtenues relativement aux dimensions et à la masse de la nébuleuse M 101, nous pouvons facilement (en faisant des hypothèses vraisemblables sur l’épaisseur de l’astre, que nous pouvons supposer égale au cinquième ou au sixième de sa largeur) calculer sa densité moyenne. On trouve que celle-ci est si faible qu’elle est tout au plus d’une ténuité cométaire. Cette masse nébulaire incandescente devrait donc donner un spectre de raies brillantes et non pas un spectre continu du type solaire. Admettra-t-on qu’elle n’est pas homogène, mais formée de petits objets séparés où les gaz sont concentrés à très fortes pressions ? Mais toutes les recherches récentes de la dynamique stellaire démontrent qu’il ne peut pas exister de corps beaucoup moins massifs que le soleil et pouvant donner un spectre du type solaire. La nébuleuse, d’autre part, ne peut pas être une masse homogène émettant uniformément un spectre du type solaire, sans quoi son éclat par unité de surface égalerait celui du soleil et elle serait incomparablement plus lumineuse qu’on ne l’observe.

Bref, elle ne peut donc être composée que d’étoiles comparables au soleil par leurs masses et leur éclat. Mais à une distance de 10 000 années de lumière, le soleil nous apparaîtrait comme une étoile de 17e grandeur. Que ces nébuleuses spirales ne sont pas composées d’étoiles de loin aussi brillantes, c’est un fait bien connu ; autrement, elles seraient résolubles aux puissants instruments modernes.

Supposons même que les étoiles de la nébuleuse soient quarante fois moins brillantes que le soleil et soient en conséquence des étoiles de 21e grandeur. Un million de ces étoiles ferait de la nébuleuse un objet dont l’éclat apparent global équivaudrait à celui d’une étoile de 6e grandeur. La nébuleuse d’Andromède mise à part, toutes les nébuleuses spirales sont incomparablement moins brillantes que cela. Or nous avons calculé ci-dessus que la masse de la nébuleuse égale non pas un million, mais 140 millions de soleils.

Bref, le résultat de van Maanen contient une foule de contradictions internes qui le rendent a priori difficile à admettre sans discussion.

Cette discussion, si nous l’abordons, établit premièrement que, ainsi qu’il vient d’être démontré, le spectre des nébuleuses spirales est inconciliable et inexplicable avec toutes les théories jusqu’ici mises en avant, à l’exception de la seule théorie des Univers-Iles.

Ce n’est pas tout. Il y a les Novæ, les « étoiles nouvelles. » Les photographies des nébuleuses spirales prises par intervalles y ont décelé assez souvent la présence d’étoiles nouvelles analogues (quoique beaucoup plus faibles) à celles qu’on a, à diverses reprises, décelées dans la Voie lactée. Chose remarquable, ces faibles Novæ des nébuleuses spirales ont une courbe de lumière dont la décroissance dans le temps est la même que celle des Novæ galactiques. D’autre part, il a été prouvé par l’observation que celles-ci, qu’on observe à des distances variées de la terre, se trouvent toutes, lorsqu’on les ramène par le calcul à la même distance, avoir le même éclat maximum. C’est là un fait bien établi et dont la dynamique stellaire rend maintenant assez bien compte.

Bref, en partant de là, et de l’identité de la décroissance lumineuse des Novæ galactiques et de celles des nébuleuses spirales, on a déduit légitimement que celles-ci devaient avoir un éclat maximum égal à celui de leurs sœurs galactiques.

Ce n’était alors plus qu’un jeu de calculer la distance des nébuleuses où on a trouvé ces Novæ. Par exemple, les Novæ décelées dans la nébuleuse d’Andromède (qui est la plus brillante et la plus proche des nébuleuses spirales), sont à leur maximum d’éclat de 17e grandeur environ. La grandeur absolue des Novæ galactiques dont on connaît les distances est connue et égale à — 3. On en déduit facilement que la distance de la nébuleuse d’Andromède égale 330 000 années de lumière. Les Novæ trouvées dans d’autres nébuleuses spirales ont conduit à assigner à celles-ci des distances allant jusqu’à 2 millions d’années de lumière.

De ceci nous pouvons conclure : les caractéristiques comparées des étoiles nouvelles observées dans la Voie lactée et les nébuleuses spirales ne sont explicables et compatibles avec aucune des théories proposées pour les spirales à l’exception d’une seule : la théorie des Univers-Iles.

Tout cela est bel et bien, mais n’empêche point, en dépit de toutes les contradictions, que si les déplacements prétendument relevés par les observations de M. van Maanen sur les clichés de Mount Wilson sont réels, la théorie des Univers-Iles devra, coûte que coûte, être abandonnée.

Mais ces déplacements sont-ils réels et ne peuvent-ils pas, vu leur petitesse, être attribués à la contraction subie avec les années par l’émulsion des plaques sous l’effet cumulatif des modifications chimiques, de l’humidité ou d’autres facteurs ? Bref, les observations de M. van Maanen sont-elles exactes ?

Précisément, dans les « Publications of the Astronomical Society of the Pacific, » un astronome spécialisé d’une manière éminente dans ces problèmes, Knut Lundmark, vient de discuter d’une manière approfondie les résultats annoncés par van Maanen. Voici les points essentiels soulevés par lui :

Tout d’abord, il est remarquable qu’une des quatre nébuleuses étudiées par van Maanen, M 51, a été observée du même point de vue par l’astronome Schouten dont les observations, qui s’étendent sur un intervalle de 24 ans, montrent, contrairement à celle de van Maanen, que la rotation apparente de cette nébuleuse est pratiquement nulle et inobservable. C’est là un fait important et qui tend à appuyer l’hypothèse émise ci-dessus, d’un déplacement accidentel de l’émulsion sur les plaques de van Maanen. On peut tirer une conclusion analogue du fait que les mouvements annoncés par cet observateur sont d’une nature différente quand on passe d’une des nébuleuses considérées à l’autre. Ainsi, d’après les mesures de van Maanen, la rotation augmenterait avec la distance au centre dans M 51 et M 81 el décroîtrait au contraire dans M 101. Comme il n’y a aucune raison de supposer qu’un tel renversement de valeurs existe dans des nébuleuses semblables, on est en droit de soupçonner l’exactitude des mesures faites, ou plutôt leur signification objective.

Mais il y a mieux encore. Prenons les vitesses radiales (et non plus les vitesses de rotation) telles que van Maanen lui-même les a déterminées pour les quatre nébuleuses en question. Ces nébuleuses sur des clichés pris à six années d’intervalle ne montrent aucune trace, sinon d’une rotation, du moins d’un mouvement propre de translation parmi les étoiles. Or ce mouvement propre doit nécessairement avoir le long de la sphère céleste une vitesse du même ordre de grandeur que la vitesse radiale trouvée dans le sens perpendiculaire. Étant donné alors que le mouvement de translation de ces nébuleuses sur les clichés est indéniable d’une année à l’autre, étant donné donc que cette translation a une valeur maxima inférieure à une faible fraction de seconde d’arc (limite de la précision des mesures micrométriques), on en déduit immédiatement une valeur minima de la distance de ces nébuleuses. Or cette valeur minima est près de dix fois plus grande que celle des distances déduites des déplacements dus à la rotation que van Maanen avait cru pouvoir annoncer.

De tout cela il résulte que les observations sur lesquelles on a cru pouvoir rejeter la théorie des Univers-Iles sont pour le moins fort contestables, et ne peuvent pas, jusqu’à plus ample informé, être tenues pour convaincantes. Sans doute, quelque déplacement accidentel de la gélatine photographique a fait croire fallacieusement à l’existence de déplacements astraux inexistants. C’est toujours l’histoire de l’ « animal dans la lune. «

Bref, la conception grandiose des Univers-Iles sort intacte de cette controverse, sinon définitivement assise. En tout cas, et puisqu’on a le choix, il vaut mieux s’y tenir jusqu’à nouvel ordre.

Quand on peut opter, il faut choisir ce qui est grand.


CHARLES NORDMANN.

  1. Popular Astronomy, 1922, passim.